Camille de Toledo - Vies potentielles

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Camille de Toledo - Vies potentielles
Le Magazine des Livres – La Presse Littéraire, n ° 30 – Mai 2011
Vies potentielles, Camille de Toledo
Le Seuil
Tracer la mémoire
Par Marc Villemain
Lorsque
Camille de Toledo atterrit sur le continent
littéraire, il le fit avec cette énergie abrupte, provocatrice,
contaminante de l’adolescent : ce fut, bien sûr,
Archimondain joli punk, livre presque culte aujourd’hui,
dans le sens au moins où une certaine effervescence pouvait
éclore dans son sillage, où le lecteur pouvait en tourner les
pages comme on claque une porte derrière soi. Entre ce
premier tir, riposte à l’ancien monde autant que
manifestation de hantise à ce qui s’effilochait en lui, et ces
Vies potentielles, Toledo semble avoir déplacé l’angle ;
quelque chose en lui semble s’être étiré à l’infini ; le monde qu’alors il empoignait, il le
soupèse désormais, l’observe avec un sentiment d’ébahissement douteux, le retourne comme
on glisserait une main sous un objet délicat, afin de s’en approprier les fondements, d’en
interroger les soubassements, l’autre côté. La vie est passée par là. La vie, c’est-à-dire la mort,
la naissance – et toutes les conséquences afférentes : l’être-enfant, l’être-parent, le deuil, les
apories de la transmission, la sensation d’être fait, l’intuition de ne plus avoir qu’à négocier la
trajectoire, qu’à se tirer de ce faux pas sans trop d’indignité, les mille et un arrachements
auxquels nous devons nous abandonner afin qu’il n’y ait point trop de casse.
Autant dire qu’il est malaisé de parler de ce livre, d’autant plus singulier que l’auteur luimême le soumet à ses propres « exégèses. » Entre les chroniques d’une vie matérielle devenue
en tous points opaque, la nécessité où se trouve l’auteur de leur donner un écho dans son
histoire et sa complexion propres, et leur sorte de résolution en des « chants » épiques et
fracturés, le lecteur aura le sentiment d’évoluer en terrain très mouvant, celui d’une âme dont
on ne saurait dire si l’écrivain la met à nu ou s’il tente d’en sauvegarder, d’en restaurer les
réseaux, les connexions, l’épicentre. S’il y a bien quelque chose de l’ordre d’une confession,
il est absolument remarquable que Toledo ne faillisse jamais dans le péché d’impudeur. On se
demande par moments si sa grande élégance n’est pas aussi le fruit d’une espèce
d’inadéquation à la vie, et pas seulement à la vie moderne. Toledo donne toujours cette
impression d’un certain ahurissement devant ce que les hommes font de la vie et du monde ;
c’est cet ahurissement, peut-être, qui le conduisit aux colères d’Archimondain jolipunk : c’est
ce même ahurissement qui nourrirait désormais cette langueur introspective dont chaque mot
nous fait toucher du doigt la part de douleur, de culpabilité, d’amputation, la souffrance de se
sentir « en morceaux. »
Ce travail, qui n’est d’ailleurs pas tant d’introspection que de compréhension ou d’excavation
de soi dans l’univers des hommes et de la culture, n’est sans doute possible que parce que
l’écrivain dote l’écriture d’une fonction heuristique presque exclusive : ici, il s’agit de «
dénicher le savoir du livre, ce qu’il permet de saisir de ce que nous sommes » ; là, d’explorer
la « galerie de notre orphelinat : une généalogie sans racines » ; là, encore, d’« affleurer mon
temps, les qualités étranges de ma présence, ici, dans ce livre et sur cette Terre. » C’est aussi
ce qui fait de ce livre, nonobstant la modernité ou l’extrême liberté de sa forme, une sorte de
livre à l’ancienne, où affleure sans cesse la « nostalgie de la vieille Europe » et de sa
« culture taillée autour des livres », cette Europe dont il pleure aujourd’hui la « bibliothèque
d’assassins et nous, au milieu, en solde : dix centimes d’euros pour un giga de mémoire. »
L’on perçoit, ici et là, quelques réminiscences mitteleuropéennes, sous la forme d’une hantise
identitaire, d’une attention viscérale aux fractures, aux réconciliations, aux milles exils de
l’homme dans sa propre existence, et à l’histoire bien sûr, à cette « césure, là, juste sur la
lèvre des siècles. »
Reste la part intime. Celle dont on ne saurait dire ici plus qu’il ne convient. Le père. La mère.
Le frère. Et lui, le fils, donc, qui, devenu père, progresse pied à pied vers la « contre-fiction du
fils qui creuse à l’intérieur de la fiction du père. » Porté par une écriture vive, précise,
perforante, une écriture qui sait aussi être bellement classique, Toledo a écrit là un livre
inclassable, nécessaire, en vérité assez inouï si l’on songe seulement à son jeune âge encore –
si tant est qu’il est un âge plus propice qu’un autre pour s’acharner à inventer une « écriture
par laquelle nous tentons de relier, repriser, repiquer les morceaux de ce qui fut une vie. »
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