Les représentations : médiations de l`action stratégique
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Les représentations : médiations de l`action stratégique
CHAPITRE 4 Les représentations : médiations de l'action stratégique Régine TEULIER-BOURGINE »... ce qui nous intéresse ici ce sont les représentations telles qu'elles interagissent avec l'action dans ce double mouvement de schémas pour l'action et de modèles intérieurs modifiés par l'action. Il ne s'agit donc pas d'une vision du monde développée en abstraction de contextes ou en abstraction de cette impérieuse nécessité d'agir. » D Dubois,Représentations pour l'action, 1993, p 17 Le travail de conception collective d'actions à entreprendre, de comportements à développer en adéquation avec l'environnement, est omniprésent dans l'action stratégique, c'est pourquoi les représentations nous intéressent dans ce cadre. Elles précèdent, accompagnent et suivent l'action. Elles semblent être une sorte de médiation entre l'agent cognitif, acteur ou groupe, et son environnement, par la perception et l'interprétation de celui-ci. Ce rôle de médiation, on pourrait dire d'objets intermédiaires, est joué dans les deux sens : dans la perception active et constructive de l'environnement (M.J. Avenier chap. 2) et dans l'élaboration de la réponse et de l'action. À chaque fois, les représentations sont conjointement partie prenante des processus et objet de ces activités cognitives. Cela n'implique pas pour autant que tout passe par des représentations. Gardons-nous d'une conception de l'intelligence au contrôle unique et centralisé, le chemin est parfois fort court entre la perception de l'environnement et l'action. L'apport des sciences cognitives peut nous permettre de mieux cerner ce terme flou de représentations et les différents concepts ainsi évoqués. En nous tîttéfiifafiFaux^îifférents processus de construction et d'évolution des représentations, nous souhaitons éclairer notre compréhension des différents processus cognitifs dans.lesquels 96 Bourgine Régine Teulier- les représentations sont engagées et qui composent le management et"Tâctîvîïe stratégiques. Ce « détour •• nous a semblé utile pour dépasser ce qui est habituellement mis sous ce terme et pour s'enrichir véritablement du travail pluridisciplinaire, fût-ce en complexi-fiant nos représentations. Il nous semble que construire des représentations partagées constitue un enjeu majeur aûjôûTdTïuT dans les organisations. Elles sont un médium de coordination et de co-conception entre les différents acteurs. Construites à partir des formulations individuelles, elles supposent une élaboration coopérative entre les acteurs qui participent à cette reformulation permanente. Nous avons choisi d'aborder dans l'action stratégique trois composantes qui nous semblent particulièrement importantes : la pertinence, la conception et la coopération. Les boucles de rétroaction entre co-conception et action, entre projet et action (M.J. Avenier, chap. 1) mettent en œuvre des raisonnements individuels et collectifs sur des représentations partagées ou à Vlpartager. Processus cognitifs individuels et collectifs, sont sans cesse ■i l'imbriqués, se~cô-construisent en permanence et le passage dej'indi^ :jjviduel au collectif se fait par les évolutions et les partages de repré-'' sentations. Les représentations s'échangent, se construisent, ou plutôt se co-construisent, elles imprègnent l'environnement cognitif dos acteurs et sont le cadre des nouvelles conceptions, créations, propositions, décisions. Il nous a semblé intéressant de tenter de situer les différents niveaux d'imbrication de ces processus qui révèlent tour à tour et de façon complémentaire, des activités cognitives individuelles et collectives, comme le fait par exemple la négociation. De l'individuel au collectif, les représentations des acteurs de l'organisation semblent être un continuum qui se recompose en permanence, permettant, entre autres, de mettre en place des procédures dans l'organisation. Ce qui s'avère être un processus d'institutionnalisation des tâches cognitives et des procédures d'échanges. Les capacités cognitives limitées des acteurs, les gains de temps et d'attention à réaliser dans les échanges, incitent fortement à la mise en place de ce savoir-faire organisationnel codé et partagé par tous. Ceci est en quelque sorte l'évolution naturelle des représentations et ce n'est pas le moindre des paradoxes de ces objets mentaux insaisissables. 1. Qu'entend-on par représentations ? Le terme de représentation est largement utilisé par plusieurs disciplines scientifiques et par le langage courant. Nous allons tenter d'éclairer ses différentes acceptions, consciente que la généricité du terme donne au concept, le « jeu » nécessaire à son utilisation dans différents contextes. Il n'y a pas la même exigence de précision sur ce concept en management et en sciences des organisations qu'en psy- Les représentations : médiations de l'action stratégique 97 chologie cognitive, par exemple. Ce n'est pas un hasard si ce concept de représentation apparaît inopérant à des neuro-biologistes, délicat à utiliser à des psychologues, utilisable pour des.ergonomes et des gestionnaires, et imprécis aux informaticiens de l'intelligence artificielle. L'intérêt de ce concept est d'aider l'observateur à s!expliquer Je comportement d'àgents~engagés dans l'action et dans des rapports sociaux. A ce titre, ce concepTpéut nous intéresser comme rendant compte des « moyens ou instruments » dont disposent les acteurs pour assurer leur adaptation (Piaget, 1987, p. XXII), et ses différents éclairages disciplinaires peuvent enrichir notre compréhension de cette adaptation. Pour les sciences de gestion, concernées avant tout par l'action dans les organisations, il peut être utile de reprendre ce concept de représentation, tout en le reconnaissant flou et mal défini. En effet, il est facile de dire qu'un acteur propose tel plan d'action dans son organisation parce qu'il a telle représentation du problème. On suppose alors intuitivement, parce qu'on en ressent la nécessité, qu'une « représentation interne du monde » prélude à l'action même en l'absence du réel, et qu'elle semble assurer le lien entre le monde et son appréhension par le sujet. Penser devient alors l'évocation, la construction de ces représentations et toutes les opérations mentales qu'on peut opérer sur elles, bref» la manipulation de représentations internes du monde » Craik cité par P. Johnson-Laird (1983, p. X). 1.1. Nature des représentations Du point de vue de \aL_ps^çhologie_jcsgnitive, on peut considérer que la notion de représentation a deux sens [Richard, 1987 ; Bresson, 1987). Un premier sens qui correspond à des structures de connaissances stabilisées, qui sont donc stockées en mémoire à long tërhuTe't qui ô~nï*besôln d'être rechercfieësTâctivées pour être utilisées. Utiliser le terme de représentations dans ce premier sens plutôt que celui de connaissances, revient à vouloir différencier les représentations des connaissances partagées et admises dans un domaine. Ainsi nommées « représentations », ces connaissances sont en quelque sorte teintées de la vision du monde d'un sujet. Le terme de représentation est utilisé également dans un deuxième sens, comme « constructions circonstancielles faites dans un contexte particulier et à des fins spécifiques] étaBbrées dans une situation donnée et pour faire face aux exigences de la tâche en cours » (Richard, 1990 b, p. 36). C'est à ce second sens que se réfèrent P. Falzon (1989, p. 11) quand il dit que cette notion de représentation « renvoie à l'idée d'un modèle interne élaboré par le sujet pour traiter les situations. Ce modèle interne résulte d'une construction, qui repose sur une analyse des données de la situation et sur l'évocation des connaissances en mémoire », ou D. Dubois (1993, p. 14) quand elle l'oppose au concept de connaissance : « La connaissance est conçue souvent connaissance scientifique, générale et décontextualisée alors 98 ________________________________Régine Teulier-Bourgine que les représentations sont liées à l'action du sujet, aux spécificités des situations locales et à leur variabilité. » Les représentations suivant ce deuxième sens sont par nature contextuelles, elles sont temporaires et changent dès que la situation évolue. Elles sont par contre rapidement disponibles et constituent la mémoire opérationnelle. Ces deux sens de « représentation • ne peuvent s'envisager que dans la globalité de la cognition mettant en œuvre tout un ensemble de processus cognitifs. À ces représentations internes du monde vont s'ajouter tous les processus et traitements composant avec elles : « Les processus cognitifs sont faits de représentations et de traitements. Pour ce qui concerne l'information symbolique, les représentations sont des connaissances et des interprétations, les traitements sont des inférences et des jugements orientés vers des activités de compréhension ou vers des décisions d'action. » (Richard, 1990a, p. XI). La fonction de la représentation consiste à introduire un objet mental produisant une médiation entre le sujet et le monde. Le sens est alors donné pour le sujet non par l'objet lui-même mais par un substitut de cet objet qui est son représentant. La substitution n'est pas « gratuite », le représentant remplissant le rôle de « moyen de "calculer" des relations, des règles d'action, et des prévisions » (Vergnaud, 1987, p. 822). La représentation est donc fonctionnelle. En reflétant certaines propriétés du réel (celles que le sujet perçoit de son expérience du réel), elle permet au sujet d'opérer sur ses objets mentaux et de déterminer ainsi ses règles d'action. Ceci même en l'absence de spécification perceptive assurant ainsi « la permanence subjective des éléments pertinents du réel » (Vîviani, 1987, p. 1668). La relation représentant/représenté est complexe, elle ne peut pas se faire simplement en mettant deux éléments en correspondance. On peut penser ici à la notion de relation triadique (Peirce, 1960) dont le troisième élément (souvent appelé interprétant) est celui qui donne du sens à la correspondance des deux autres. La relation représentant/représenté implique des liens nécessaires entre l'ensemble des relations portant sur le représenté et l'ensemble de celles portant sur le représentant, il s'agit en fait d'un système et non d'un simple couple représentant/représenté. Et ce système, qui lie à la fois les représentant/représenté, est la condition même pour que la représentation puisse avoir lieu, de même que les systèmes associés de comportements, actions et opérations, qui portent sur eux. F. Bresson (1987, p. 935) le souligne avec force « il ne peut y avoir de représentation que par les conduites qui les établissent et les font fonctionner ». Le fait que cette correspondance strictel représentant/représenté prenne place à chaque fois au sein d'un système de représentations particulier et que, par conséquent, cette relation entre les deux systèmes représentant et représenté soit subjective, pose la question de la 1. Il faudrait parler ici d'homomorphisme Les représentations : médiations de l'action stratégique 99 communicabilité et de la correspondance possible entre nos systèmes de représentations. Nous devons en effet admettre qu'ils doivent avoir suffisamment de points communs pour que nous puissions partager des connaissances et échanger entre nous. La plupart des débats, notamment en sciences cognitives, sur la question des représentations reposent sur la question de la représentativité de la représentation par rapport au réel, et sur le fait de la prépondérance de cette représentativité pour l'action. Pour certains, ce point apparaît fondamental. Ainsi, P. Johnson-Laird considère comme une « question essentielle » : « ce qui fait d'une entité mentale une représentation DE quelque chose. » et il souligne que « les théories psychologiques du sens échouent presque toujours à fournir de façon satisfaisante un lien avec le phénomène référencé ». Cependant on peut mettre en doute le fait que cette question soit essentielle. Le lien de la représentation avec la réalité n'a d'intérêt que pour s'affranchir d'une subjectivité totale et pouvoir communiquer. La subjectivité et l'interprétation par le sujet est soulignée par de nombreux auteurs de disciplines différentes (Jodelet, 1989 p. 43, Le Moigne 1994, p. 192) et n'est pas niée par nombre de psychologues : ■ « comprendre c'est construire une représentation, c'est-à-dire élaborer une interprétation » (Denhière, 1990, p. 70). Cet auteur situe la limite de la subjectivité en termes de compatibilité de la représentation avec les connaissances du domaine en mémoire, les nécessités de l'action et ce qui est perçu de la situation. Ces trois composantes nous ramènent au cadre conceptuel d'une situation de résolution de problème. 1.2. Les hypothèses proposées par l'intelligence artificielle L'intelligence artificielle (que nous appellerons IA) dont l'un des objectifs est de simuler l'intelligence humaine sur machine s'est beaucoup intéressée à ce concept de représentation et à sa possible modélisation sur machine, posant par là tout le problème des mécanismes de l'intelligence et de la pensée. Il est donc assez naturel de trouver dans cette discipline plusieurs modèles de représentation de connaissances, d'événements et de mécanismes d'inférences. Chacune de ces investigations nous apprend quelque chose sur la pensée et ses modes de fonctionnement, même si aucune ne fournit de réponse • globale à la question encore largement inexplorée de la cognition humaine. Ainsi peut-on citer les frames, ou schémas (Minsky, 1975) ou mieux encore les scripts, sorte de spécialisation des schémas (Schank, 1977) qui reposent sur l'hypothèse que des événements de la vie quotidienne se répètent suivant une certaine structure qui est en quelque sorte le « scénario » de ce type d'histoire. Par exemple, le script •< aller au restaurant » implique un certain nombre d'actions comme s'asseoir, consulter la carte, passer la commande. Le script introduit de la connectivité entre des représentations d'objets et de situations 100 _________________________________ Régine Teulier-Bourgine parce qu'il « décrit des séquences appropriées d'événements dans un contexte particulier » (Schank, 1977, p. 41). Il introduit implicitement les objets dans un usage particulier, justement lié au script. Il s'agit d'une description orientée vers l'action. Les scripts peuvent être reliés entre eux par des plans pour décrire des situations plus générales (Schank, 1977, p. 97). On peut faire l'hypothèse que les activités complexes comme celles de management sont représentées et organisées en mémoire comme des schémas de façon similaire à des activités moins complexes (RifMn, 1985 dans Richard, 1987, p. 45). Il n'est pas encore démontré qu'il existe pour ces activités complexes, des représentations mentales comme celles qui existent dans la perception d'objets naturels ou manufacturés, qui sont organisées de façon prototypique l (Rosch, 1978), cependant les scripts de Schank, par exemple, reposent en partie sur cette hypothèse et on peut la considérer comme fondée. Le cognitivisme fait l'hypothèse suivante : pour résoudre un problème, l'homme construit des modèles intuitifs, pragmatiques, mettant en œuvre des invariants fonctionnels. Cette activité cognitive est appelée l'activité de résolution de problème. Il s'agit d'une activité de raisonnement, de construction mentale, consciente et délibérée qui permet de résoudre un « problème » ou une question que l'on pose et dont, a priori, on ne connaît pas la réponse au départ. Tout problème est défini par quatre composantes principales : son état-initial, un état-but qui est recherché, des opérateurs qui permettent le passage d'un état à un autre et les contraintes qui bornent les actions possibles (Newell & Simon, 1972). Dans cette problématique, Fespace-problème englobe ces composantes et le cheminement vers le but final en progressant d'états intermédiaires en états intermédiaires. Ceux-ci correspondent à des sous-buts, et la progression vers le but, à travers les sous-buts, peut donner lieu à un plan d'action. La solution n'est pas seulement le but assigné, mais l'ensemble d'opérateurs qui permet d'y parvenir. Et les méthodes de résolution consistent en des procédures de sélection de séquences d'opérateurs. Cette conception de l'activité de résolution de problème est largement majoritaire dans la conception cognitiviste de la décision. P. Johnson-Laird pour sa part, propose une théorie des représentations qu'il appelle « modèles mentaux », théorie qu'il souhaite unifi1- E. Rosch a proposé la théorie de la typicalité ou de la catégorisation pour rendre compte de l'organisation de la perception d'objets par l'être humain. Elle a montré expérimentalement que cette perception est organisée autour des représentants typiques d'une classe et non par référence à la définition de la classe et de ses propriétés. La classe des oiseaux est évoquée de façon spontanée par rapport au moineau, représentant typique et non comme une catégorie d'animaux capables de voler (sauf exception), qui ont des plumes, des pattes et un bec. Ces raccourcis cognitifs, totalement inconscients, sont mis en évidence par les temps de réponse en situation expérimentale. Les représentations : médiations de l'action stratégique 101 catrice '. Ces « modèles mentaux », plus complexes que des prototypes ou des schémas, «jouent un rôle central et unificateur en représentant les objets, les états des affaires, les séquences d'événements, la façon d'être du monde et les actions sociales et psychologiques de la vie quotidienne » (1983, p. 397). Ils nous rendent capables « de faire des prévisions et des inférences, de comprendre des phénomènes, de décider des actions et de contrôler leur exécution et par dessus tout d'expérimenter des événements par procuration. » Les représentations ne sont pas figées et il serait naïf de croire qu'elles sont conservées telles quelles dans notre mémoire, comme s'il s'agissait d'un simple stockage et comme s'il suffisait de les rappeler pour qu'elles surgissent. Ces caractéristiques de mémorisation et d'évocation sont cruciales. Elles sont de celles qui peuvent remettre en cause l'intérêt du concept de représentation. Une des implications pour l'IA pourrait être que la connaissance n'est pas stockable en machine parce qu'elle dépend essentiellement de son contexte d'utilisation. Ceci peut constituer une critique recevable, du point de vue des ambitions générales et originelles de l'IA, mais elle est absolument irrecevable du point de vue de l'IA comme technologie utilisée dans les entreprises. On peut considérer que l'évocation des représentations stockées en mémoire se fait instantanément et en fonction des besoins, ce qui fait dire à G. Vergnaud (1987, p. 829) « La représentation n'est pas exhaustive. Il suffit qu'elle reflète adéquatement les aspects pertinents de la situation présentée ». Les représentations sont recomposées et enrichies à chaque fois que nous en avons besoin, mais à chaque fois, elles se recomposent différemment en fonction du contexte et des interlocuteurs que nous avons, en fonction de la situation vécue. Cette pertinence et cette adéquation à la situation dépendent à leur tour en partie de représentations et de modèles : « la compétence en communication est en grande partie fondée sur l'utilisation d'un modèle pertinent de l'interlocuteur et de ses connaissances » (Falzon, p. 157) Autrement dit, la représentation devient opérante par des ancrages extérieurs à elle-même. Il ne faut pas voir l'évocation de représentations comme des images stockées sur pellicule qui envahiraient tout d'un coup l'écran d'un cerveau disponible. Comme le souligne F. Bresson (1987), pour que la représentation soit communicable il est nécessaire qu'elle repose sur des pré-supposés (régis par la logique) ou sur des pré-construits (régis par des connaissances communes) et qu'elle devienne opérationnelle par l'application de règles extérieures à elle-même. L'évolution des connaissances dans les sciences cognitives incite à accorder une attention de plus en plus grande à cet aspect de recom1 I! faut signaler parmi les propositions allant vers une unification des sciences de la cognition, (et sans doute, la plus notable d'entre elles) celles d'A. Newell :Unified Théories of Cognition. 102 ________________________________ Régine Teulier-Bourgine position de la représentation au moment de son évocation, en fonction de la situation vécue plutôt qu'à un aspect de stockage. 2.3. Les critiques du concept de représentation Plusieurs théories s'opposent à l'utilisation de ce concept de représentation comme déterminant dans la cognition. Elles arguent par exemple de ce que ce concept n'est pas opérationnel pour un organisme (Varela1, 1989. p. 170) et proposent de considérer que ce n'est pas l'organisme agissant qui a une représentation, mais l'observateur qui introduit cette notion de représentation pour s'expliquer le comportement de l'organisme en couplage structurel avec son environnement (Maturana, 1987). En effet notre système nerveux ne peut distinguer si ses états sont d'origine extérieure ou intérieure. Dans ces conditions, on peut se demander « quelle est la nature du phénomène de représentation dans le système nerveux et quel est son rôle dans le comportement ? » (Maturana, 1987, p. 1460). Dans cette perspective, on considère alors que l'adéquation du comportement de l'organisme à l'environnement est opérée par un couplage structurel entre les deux unités autopeïtiques, c'est-à-dire organisées comme un réseau de processus de production de composants dépendant récursivement les uns des autres et constituant l'unité comme reconnaissable dans son domaine. Ainsi que le souligne H. Maturana : « le comportement adéquat d'un organisme dans un environnement donné (qu'un observateur peut voir) ne peut alors être le résultat d'interactions instructives entre l'organisme et l'environnement. Il doit provenir de la sélection de la structure adéquate dans l'organisme, par la confrontation opérationnelle de l'organisme avec l'environnement, en autopoiésis ininterrompue. » (1987, p. 1453). Dans cette perspective le problème du tracé de frontières cité par M.J. Avenier (chap. 2, § 1.2.3) reprenant l'hypothèse de A.C. Martinet (1993, p. 10) consisterait à concevoir les frontières des unités d'organisation ou des organisations citées, comme définies par leurs clôtures opérationnelles. En d'autres termes, ces frontières sont identifiables par l'ensemble des interactions et des échanges entre processus qui composent ces unités entrepreneuriales et qui se régénèrent en permanence. Pour d'autres, les représentations ne sont pas déterminantes pour l'action, elles sont simplement une ressource pour l'acteur engagé dans une action qui est toujours « située » au sens où « chaque déroulement d'action dépend pour l'essentiel de ses conditions matérielles et sociales » (Suchman, 1987, p. 50). Les plans, conçus dans l'analyse de l'activité de résolution de problème, comme représentations élaborées prévoyant une suite d'actions ou de décisions et permettant de passer d'un état initial du problème à des solutions, sont vus, dans le 1. H. Maturana et F- Varela sont des biologistes, chercheurs en sciences cognitives dans lesquelles ils ont créé un courant important Les représentations : médiations de l'action stratégique 103 courant de la cognition située, comme des ressources pour l'action ne déterminant pas son déroulement. Bien que les plans présupposent l'encapsulation des pratiques et des circonstances changeantes de l'action située, leur efficacité comme représentations, vient précisément du fait qu'ils ne représentent pas ces pratiques et circonstances dans tous leurs détails concrets. C'est donc le «jeu » des plans et autour des plans qui est intéressant pour l'action et non le fait de figer leur enchaînement sous forme de procédures. Voir les plans comme une ressource pour l'action (Suchman, 1987) s'oppose donc en partie à certaines théories du cognitivisme, notamment celle de A. Newell et H. Simon, dans laquelle la décision et l'action sont vues comme des résolutions de problème et les plans sont vus, non comme une séquence d'actions plausibles, mais comme une séquence organisée et orientée vers un but final. La conception de l'action stratégique peut aussi être revue à l'image de ce débat en science cognitive. On peut la voir comme une résolution de problème et un plan de bataille centralisé (cf. La stratégie délibérée, M.J. Avenier chap. 1), on peut la voir aussi comme un ensemble de réponses infimes à des questions non formellement identifiées, suggérées par les multiples facettes de problèmes organisationnels (cf. la stratégie émergente, M.J. Avenier chap. 1). L'initiative et l'autonomie sont largement liées à une activité cognitive qui suppose pertinence et marges de manœuvre (M. J. Avenier, chap. 1 et N. Fabbe-Costes chap. 3). Il est probable que, dans le domaine cognitif, l'un n'exclut pas l'autre, que l'un prend le relais de l'autre. La proposition centrale de cet ouvrage dans le domaine du management aurait donc un corollaire dans le domaine cognitif. Une part de l'activité cognitive serait répartie dans notre organisme sans être complètement programmée par un contrôle centralisé, même si elle reste en étroite relation avec lui. Ceci reste mystérieux dans l'état actuel de nos connaissances et de notre conception de la rationalité, mais semble néanmoins plus apte à rendre compte des phénomènes de la cognition qu'une vision monolithique. En conclusion, on peut dire que si le cognitivisme classique admet en généra.1 que notre cerveau utilise des symboles pour fonctionner, d'autres théories posent que ceux-ci ne viennent à notre esprit que pour formuler ce que nous pensons. Rappelons que le langage est le système symbolique le plus répandu, le plus puissant et celui que nous utilisons le plus largement à travers nos multiples activités. De même qu'il n'y a pas opposition entre instinct et intelligence (Piaget, 1966), il n'y a pas opposition entre une activité de raisonnement réfléchie, structurée, et une réponse par l'action aux situations qui sont des sollicitations du monde extérieur. Nous proposons l'hypothèse qu'il n'y a pas une délimitation très nette, au sein de notre activité globale, entre ces différentes activités cognitivcs : résolution de problème ou émergence ou action située, il y a presque en permanence juxtaposition et enchevêtrement de toutes. Non que le système cognitif humain fasse du traitement parallèle, mais parce qu'il est 104 Régine Teulier-Bourgine capable de gérer un agenda de traitements et d'actions complexes qui s'interrompent et se chevauchent en partie. Le caractère à la fois décentralisé et centralisé du système cognitif humain lui permet de gérer les perceptions et les nécessités immédiates de l'action par des réponses de l'organisme largement encapsulées (au-delà du réflexe). Mais il est capable aussi, simultanément, de gérer des activités cognitives dont le contrôle est très centralisé comme la résolution de problème. 2. Comment se forment les représentations ? 2.1. Structures initiales et expérience Selon J. Piaget (1966), on peut considérer que les premières représentations du tout petit eofant sont des schèmes qui se construisent à partir de l'instinct et à travers l'activité sensori-motrice. Plus tard, ces schèmes s'agrègent, « s'emboîtent » et forment les structures cognitives. L'évolution se poursuit pendant l'enfance, l'adolescence puis chez l'adulte (Piaget, 1987). Le besoin de structures est lié au besoin de cohérence intérieure et d'organisation du monde mental. Les structures sont à la fois une totalité fermée et le point de départ de nouvelles structures, elles sont système de transformations. Le critère de la fermeture, de l'achèvement de la structure est la nécessité alors que le fonctionnement de la structure est à la fois un palier d'équilibre dans la genèse, et le chemin pour construire d'autres structures. Inventer ou trouver des structures exige l'usage de procédures. Les procédures viennent compléter les structures cognitives et reposent, comme elles, sur des transformations ; cependant elles sont orientées vers un but. Les représentations et les procédures sont acquises en même temps, et seront réutilisées dans des situations similaires. La différence vient de leur statut : les unes sont propres à l'action, les autres non, cependant les deux sont liées à l'expérience du sujet et les deux vont être ré-utilisées dans l'action par le sujet (Inhelder, 1987, p. 672). Les procédures sont donc indissociables des représentations signifiantes ou de modèles ad hoc que chaque sujet élabore en fonction de sa propre expérience de la situation qu'il doit traiter. L'aspect procédural et les représentations dépendent donc ainsi étroitement l'un de l'autre. La création de structures est continuelle. Les représentations se créent sans cesse, de façon réactive à l'environnement et en accord avec le background déjà formé. Nous pouvons même considérer l'incomplétude de la représentation non comme la conséquence d'une élaboration « économique » de la fonctionnalité et de l'opérativité de la représentation, mais comme une condition sine que non de l'adaptation fine de l'action à la singularité des situations (Rabardel, 1993, p. 132) : « Nous avançons donc l'hypothèse que les représentations pour l'action forment, pour le sujet, des outils de traitement de la Les représentations : médiations de l'action stratégique 105 complexité. L'incertitude, l'incomplétude et le jeu devant, selon cette hypothèse, être considérés comme des caractéristiques fonctionnelles constitutives des représentations pour l'action ». Ainsi, la représentation permettrait d'anticiper l'action, non dans son détail, mais dans une sorte d'appréhension globale. Nous pouvons rapprocher cette position de la conception du « plan » par Suchman qui décrit celui-ci comme nécessairement « vague » puisque anticipant une action qui est forcément et essentiellement « située ». Actuellement, dans les organisations les représentations doivent pouvoir se créer, se recomposer à partir des anciens schémas de façon de plus en plus innovante et souple. La circulation de l'information étant de plus en plus grande (N. Fabbe-Costes chap. 7) et la complexité de l'environnement augmentant, ainsi que le souligne P. Osterman parlant des managers : « 7/s éprouvent une impression de meilleur contrôle local en raison du plus grand nombre d'informations qu'ils reçoivent sur ce qui se passe dans leur domaine de responsabilité. Mais par ailleurs, ils se sentent plus globalement vulnérables.» (1995, p. 294). Le «jeu» dans les représentations est donc de plus en plus nécessaire pour qu'elles se reconstruisent de façon innovante, hors des raisonnements figés. Nos schémas mentaux comme nos schémas affectifs ont été revécus et réinstanciés1 maintes et maintes fois. À chaque fois un processus de renforcement les ancrent un peu plus dans les acquis du sujet. Pour comprendre cela, on peut penser au travail sur soi de la cure psychanalytique, si long, parce qu'il consiste notamment à dé-constuire l'une après l'autre chacune des images, des traces de séquences vécues qui sont venues instancier un schéma originel rejoué à l'infini. On peut penser aussi au travail de deuil que M. Proust décrit comme composé de multiples facettes : après le deuil d'Albertine à faire, il restait le deuil à faire de toutes les images de lui au temps d'Albertine, ainsi retournant chez le coiffeur, il lui fallait recommencer un travail de deuil : celui de la séance chez le coiffeur en pensant à Albertine. Cette construction des structures liée aux expériences personnelles successives par l'accommodation et l'assimilation fait de chaque système cognitif, un système cognitif particulier et différent des autres. Les structures se construisent au fil des expériences par deux processus complémentaires : l'accommodation et l'assimilation qui ne peuventexister l'un sans l'autre et qui forment ensemble l'équilibration des structures cognitives (Piaget, 1966). L'accommodation consiste en l'ajustement du schème à la situation particulière, elle est déterminée par l'objet. L'assimilation est déterminée par le sujet, elle est l'intégration aux structures antérieures de la nécessité de modification d'une conduite, suite à un stimulus extérieur. ]. Au sens de recalculer la même fonction avec de nouvelles valeurs attribuées aux variables. 106 Régine Teulier-Bourgine 2.2. Recomposition des représentations Les représentations se prêtent par définition à une évolution continuelle. Elles sont par nature évolutives. Dans la théorie piagétienne, largement acceptée, les représentations s'agrègent à des schèmes initiaux et toute nouvelle acquisition vient prendre sa place dans un réseau qui relie tous les schèmes et les organise en structures et macro-structures. Plus l'univers des représentations est riche, plus toute nouvelle acquisition (et la moindre d'entre elles) va venir prendre sa place facilement parmi les autres. À l'inverse, si elle ne peut se « raccrocher » qu'à un univers pauvre, elle sera peu opérante, difficile à mémoriser. Ainsi quelqu'un qui connaît déjà bien une ville et à qui on fait découvrir un petite rue permettant de relier deux quartiers connus en évitant la circulation, va la mémoriser et l'utiliser. Faire connaître la même rue à quelqu'un qui n'a aucune représentation globale du plan de la ville, ni des quartiers environnants, ne va être d'aucune utilité et il est probable qu'il ne la mémorisera pas. Autrement dit. un certain niveau de savoir permet de tirer parti d'un nouveau savoir. À l'inverse, certaines représentations peuvent jouer un « effet de levier » au sens de l'analyse financière : il ne s'agit plus d'une somme déjà organisée rendant opérante une nouvelle bribe de savoir, il s'agit d'une représentation particulièrement opérante qui va permettre de ré-organiser ou de re-fonctionnaliser de façon différente tout un pan de savoir déjà acquis. Ce peut être une « re-visite », un éclairage nouveau, ou plus puissant. Ce peut être un « choc », par exemple un voyage d'étude ou une visite d'entreprise peut repositionner toute une conception d'organisation d'atelier, de conception d'un métier, etc. Le regard extérieur du consultant permet de recomposer une nouvelle vision et peut avoir cet effet levier, A.M. Nicot (chap. 8) montre que là réside une des justifications de l'intervention du consultant. Il n'est pas nécessaire de vivre un moment « exceptionnel > comme un audit pour qu'un tel phénomène se produise. La genèse et l'évolution des représentations pour l'action est un processus spontané et permanent. Ce modelage et cette influence réciproques de l'action et des représentations justifie l'intérêt que nous leur portons. Ainsi les livres et les méthodes à succès de management peuvent être des « agitateurs », des « leviers » d'influence des représentations pour influencer l'action, et là se situe, sans doute, leur meilleure prétention. Dès qu'ils sont utilisés comme recettes, les actions qu'ils engendrent ont probablement autant d'effets pervers que d'effets positifs. Les représentations, au sens général où nous l'entendons, peuvent être plus ou moins malléables ou sclérosées. Les premières représentations d'un type d'expérience ou de situations sont très prégnantes (Lorenz, 1978) et servent à construire les structures (Piaget, 1966). En sciences de gestion, nous pouvons affirmer que les premières situations professionnelles vécues, en particulier avec des respon- Les représentations : médiations de l'action stratégique 107 sabilités, sont marquantes pour le fonctionnement cognitif ultérieur. Ceci nous semble confirmé, de façon pragmatique, par l'importance que les recruteurs accordent à la façon dont s'est déroulée la première expérience professionnelle pour un cadre débutant (et chez quel employeur). Peut-être est-ce aussi la justification des « études de cas » en formation à la gestion. Cela ne signifie-t-il pas que pour certaines matières l'enseignement conceptuel et théorique ne peut pas être séparé d'une inscription dans le réel et que certains schémas, en particulier les premiers, doivent s'inscrire d'emblée dans un contexte « réaliste » ? Si nos représentations sont parfois sclérosées c'est justement que les schémas antérieurs font en quelque sorte obstacle à de nouvelles expériences, ils sont à la fois richesse et barrière, structurants et contraignants. On a pu faire l'hypothèse (Miller, 1956) que l'être humain raisonne non pas sur des connaissances mais sur des « groupements » ou « morceaux » de connaissances. Et ces groupements sont d'autant plus « gros » que le sujet connaît mieux un domaine. Ainsi dans un domaine professionnel, les « groupements » des experts sont plus conséquents que ceux des novices, mais la capacité de combinaison n'est que légèrement supérieure. Autrement dit, quelqu'un d'expérimenté va combiner instantanément dans ses raisonnements des « morceaux de connaissances » plus importants, plus adaptés, plus spécifiques, caractéristiques de la situation qu'il est en train de vivre alors que quelqu'un de moins expérimenté devra assembler pas à pas des « morceaux de connaissance » plus réduits et constituer laborieusement une représentation pertinente pour appréhender la même situation. De ce fait d'ailleurs, comme le souligne H. Dreyfus (1984) le « novice », ou plutôt l'apprenti expert, est capable d'expliciter son raisonnement plus facilement que l'expert pour qui beaucoup d'étapes du raisonnement sont engrammées et devenues implicites. Ces groupements peuvent être vus comme des cas particuliers de représentations. 3. Comment sont organisées les représentations ? 3.1. Système de représentations On peut donner deux sens à l'expression <■ système de représentations ». Il 's'agit globalement de la manière dont des acteurs individuels conçoivent et donnent du sens à leurs actions ou plutôt donnent du sens à une suite d'actions. Ce qui fait sens, c'est la permanence des représentations, c'est-à-dire un certain corpus de représentations (premier sens) qui permet de coordonner, de hiérarchiser des actions pour atteindre un but général ou un état satisfaisant. Il n'est pas si simple d'affirmer l'existence d'un système de représentations dans un domaine. Cela suppose qu'il existe plusieurs types de relations et d'articulations entre ces représentations. Il est nécessaire qu'existent dans la mémoire à long terme « les conditions 108 Régine Teulier-Bourgine de réalisation des représentations que l'on peut produire et de compréhension de celles que ion peut recevoir » (Bresson, 1987, p. 970) et ceci nous donne le deuxième sens auquel on peut entendre « système de représentations ». Des systèmes de représentations comme le langage ou les mathématiques, sont organisés en plusieurs niveaux comme la syntaxe, la sémantique, la pragmatique. Chacun étant organisé avec des règles cohérentes et ayant une certaine permanence : par exemple les règles syntaxiques d'une langue ou de l'algèbre. Pour que l'ensemble fonctionne, les règles doivent être cohérentes, aussi bien parmi les représentants que parmi les représentés. Pour un domaine de compétences moins formalisé comme l'action stratégique, si nous ne connaissons encore rien de son organisation du point de vue du fonctionnement cognitif, nous savons du point de vue des sciences de gestion, que cet ensemble de représentations et de règles constitue un savoir long à construire, et qui est une richesse tant pour l'individu que pour l'organisation. Le corpus de concepts comme concurrence, part de marché, service client, réorganisation de la logistique, existe. Ces concepts sont reliés, articulés entre eux ; de même qu'il existe les moyens et les conditions de créer ou de recevoir de nouvelles représentations de ce domaine. Cependant la description de ce domaine n'est pas aisée. La « simple » description des objets d'un domaine de connaissances est complexe : on peut distinguer par exemple ontologies primitives décrivant les objets primitifs du domaine et ontologies pragmatiques formulées dans des termes adaptés aux raisonnements appliqués au domaine (Bachimont, 1996). Le concept de part de marché, par exemple, est représenté essentiellement par l'expression dans la langue, le système de représentations est lié au langage naturel. Cependant des représentations imagées s'y joignent, par exemple une représentation schématique « en secteurs » autour de laquelle la discussion lors d'une réunion peut s'organiser. Un ensemble d'actions ou de référents communs sous des vocables qui ne sont évocateurs que pour les acteurs plongés dans l'action peuvent s'y joindre également. Par exemple : « gagner des parts de marché » comme scénario global, ou bien des représentations référentielles comme présence dans les linéaires ou sur certains supports publicitaires pour des produits de grande consommation. 3.2. Représentations et patterns profonds Sans pouvoir nous y attarder, gardons en mémoire que nos représentations se construisent sur fond d'affect. G. Bateson nous propose ainsi de nous référer à des patterns de comportement tellement profonds qu'ils sont communs à tous les mammifères (1980, p. 228) : "... des modèles de relation à travers lesquels ils établissent des rapports d'amour, de haine, de respect, de dépendance, de confiance et autres abstractions de ce genre, avec quelqu'un d'autre ». Ainsi pro- Les représentations : médiations de l'action stratégique 109 pose-t-il l'exemple suivant : si mon chat quémande du lait en miaulant devant le réfrigérateur, môme s'il demande réellement du lait, même si je décrypte bien sa demande et lui donne du lait, nous nous référons le chat et moi, non pas à l'épisode de la relation mais à un pattern établi et qui, lorsque je le reconnais, déclenche une action. Dans cette perspective nous aurions des patterns profonds de nos relations avec les autres, qui déclencheraient des lectures de ces relations à un moment donné. Nous pensons pour notre part que d'autres patterns profonds conditionnent aussi nos comportements par exemple celui d'un processus identitaire profond : tout individu cherche avant tout à correspondre à l'image qu'il a de lui-même (Bourgine, 1989). À travers son activité professionnelle, il cherche avant tout à être reconnu et à l'être pour cette image. Dans la réponse des autres et des faits, il cherche donc une sorte de « validation » de cette représentation qu'il a de lui-même. Les schémas professionnels et de réalisation de tâches ne sont pas séparés de ces patterns profonds. Dans nombre de tâches, l'activité professionnelle met en jeu l'identité et les représentations de soi ou encore les relations avec les autres. Autrement dit, on peut concevoir que, par exemple, les patterns d'un acteur concernant l'autorité vont influencer indirectement ses façons de se positionner dans son milieu professionnel, conditionnant ainsi ses réponses dans plusieurs situations différentes. Ce type de pattern profond, inconscient, difficilement explicitable et difficilement modifiable, est donc en même temps omniprésent comme contexte englobant des représentations et des comportements. 4. Comment les représentations évoluent-elles ? 4.1. Les causes d'évolution : inadéquation Qu'est-ce qui peut déclencher l'évolution des représentations ? A quelles conditions ? Et par quels mécanismes cette évolution se produit-elle ? Les représentations peuvent être défaillantes par rapport au projet de l'acteur. Celui-ci peut avoir un déficit ou une surcharge d'information. Il y a alors difficulté à faire émerger rapidement le -sens global, pertinent pour l'action, à « les situer à leur propre niveau d'organisation, ... à considérer les niveaux qui les englobent et ceux qu'elles englobent » (Laborit, 1994, p. 228). Des représentations inadéquates constituent un troisième mode de « défaillance » des représentations par rapport à l'action. Une forme d'inadéquation généralisée en matière d'évaluation du risque, bien connue des économistes est celle des « biais cognitifs », elle consiste en des évaluations et représentations inadéquates des événements, de leurs probabilités d'apparition, de leurs causes et de leurs conséquences. Ces biais nombreux et omniprésents (Caverni, 1990) sont induits par l'usage d'heuristiques dans les jugements et décisions en 110 Régine Teulier-Bourgine situation incertaine (Kahneman et al, 1982) ce qui est fréquent dans le domaine stratégique. Une des difficultés de l'action stratégique est de se représenter les autres acteurs, leurs buts, leurs stratégies et d'imaginer leurs interactions potentielles. Quelle que soit sa forme, l'inadéquation des représentations conduit l'acteur soit à une inhibition soit à une action inefficace. Une cause importante d'évolution des représentations est la confrontation au « monde extérieur » : événements, obstacles aux actions entreprises, et systèmes de représentations produits par d'autres acteurs. Cependant ces sollicitations extérieures sont moins déterminantes pour l'évolution des représentations que l'état intérieur de l'unité autonome qui les rencontre. Si on considère les acteurs et les organisations comme des unités autonomes ayant une clôture opérationnelle, on dira que l'unité n'établit de couplage structurel qu'en fonction de ses propres structures, donc de son identité. En termes gestionnaires on pourrait dire que la réactivité (qui inclut plus que l'évolution des représentations mais suppose celle-ci) dépend plus de l'état de l'unité qui réagit que de son environnement. Le réseau enchevêtré de nos représentations s'est construit avec notre personnalité. Ce réseau a un certaine cohérence et une certaine stabilité. Le besoin de cohérence peut jouer pour ou contre l'évolution des représentations. Plus elles sont périphériques par rapport à la construction de notre personnalité et de notre système cognitif, plus nos représentations sont faciles à modifier, ainsi les représentations qu'un acteur possède d'un nouveau produit ou d'un concurrent sont plus facilement modifiables que sa conception de l'autorité, du pouvoir et de la légalité. 4.2. La cohérence interne Les représentations évoluent suivant les mêmes processus d'accommodation et d'assimilation qui président à leur construction, puisqu'elles ne cessent d'évoluer (sauf cas extrême de sclérose) et de se construire. Cependant le changement doit satisfaire à la double condition de la cohérence Interne du moi et de la pression du milieu (Bateson, 1984, p. 150). Que le système cognitif soit un acteur ou un groupe d'acteurs (service, équipe de projet, comité de direction) il ne peut accepter de changement que conforme à sa propre identité. On peut voir l'équilibration comme une recherche de cohérence ou encore comme un compromis qui permet une certaine cohérence locale et temporaire. Par le double mouvement d'assimilation/accommodation une nouvelle cohérence est trouvée. Ainsi par une série d'équilibrations le système cognitif évolue et s'adapte en maintenant sa cohérence. Si une pression très forte du milieu appelle une évolution importante et rapide de l'organisme, celui-ci risque de perdre sa stabilité interne. L'évolution ne peut se faire, en quelque sorte, sur la même trajectoire de cohérence globale : opérer un saut ou un glissement vers une autre cohérence devient nécessaire (Bourgine, 1987). Les représentations : médiations de l'action stratégique 111 Le besoin de cohérence interne induit pour chaque acteur une nécessité forte de compatibilité entre ses stratégies individuelles et les stratégies du groupe et de l'organisation. Les acteurs ne sont pas mus seulement par un projet individuel, ils ont aussi une représentation du bien commun et de l'action stratégique de l'organisation. Dans le cas par exemple d'une délocalisation entraînant une fermeture d'usine alors que la firme a de bons résultats économiques et financiers, les acteurs sont non seulement heurtés dans leur intérêt personnel légitime mais aussi choqués par l'argumentaire qu'on leur présente. Ils ont une représentation de la concurrence internationale et des exigences de profit etc. qui inclut, qui est complètement imbriquée (il y va de leur cohérence d'individus) avec la certitude que leur usine, à eux, peut tourner, être performante etc. Leur opposition à la fermeture de leur usine n'est pas seulement due au fait que leur intérêt personnel est touché. Leurs représentations sont liées à leur intérêt personnel, mais elles sont liées aussi à une certaine vision économique et ces deux aspects sont cohérents et compatibles. Ceux qui décident de la délocalisation ont une vision stratégique différente qui ne peut pas être « intégrée » par les opposants à la fermeture de l'usine parce qu'elle est totalement incohérente avec leur vision de l'économie et leur stratégie personnelle. Une des conséquences d'un tel affrontement de deux « conceptions du monde », est que l'opposition ne peut pas se résoudre par de la bonne volonté. Il est nécessaire que les acteurs « entrent » dans le point de vue les uns des autres, (Crozier, 1994). Cela signifie peu ou prou comprendre, s'approprier en partie le système de représentations de l'autre. Or ce n'est pas toujours possible, notamment à cause de cette nécessité de cohérence interne. 4.3. Obstacles à l'évolution Dans le changement des représentations, le rôle des animateurs (Y. Giordano chap. 5 et L. Nourry & C. Nahon chap. 12) est de faire les premiers ce passage et donc de « baliser » le chemin pour les autres. Ce chemin qui permet d'évoluer dans ses représentations, et dont J.L. Le Moigne dit, reprenant une citation de Machado, qu'il se construit en marchant. Ce chemin se construit, par l'échange avec les autres acteurs, dans et par l'action. Les processus qui construisent l'expérience et les représentations peuvent aussi constituer un obstacle à leur changement : ainsi par le processus de renforcement déjà décrit, les représentations ré-instanciées des dizaines de fois, peuvent se construire, participer à l'élaboration d'un savoir-faire mais aussi se scléroser, au sens biologique du terme : c'est-à-dire que de tissu vivant, elles deviennent progressivement tissu mort qui fait obstacle aux échanges. Si tout le réseau de représentations est sclérosé, il constitue une vision du monde figée. Le savoir-faire stratégique incluant des qualités de vision opportuniste, il est particulièrement incompatible avec des représentations sclérosées. 112 Régine Teulier-Bourgine L'accumulation d'expériences trop semblables, le manque de situations nouvelles favorisent la sclérose et l'inhibition pour agir. Pour prévenir la sclérose des représentations, on évitera donc de créer et de vivre ce type de situations (c'est-à-dire d'avoir à vivre ces situations de façon non-créative, non innovante). Rendre plus conscientes, plus explicites les représentations (A.M. Nicot, chap. 8), les inférences, les liens, semble aller dans le sens de leur donner du Jeu et de lutter contre la sclérose. Les échanges entre acteurs sont déterminants pour éviter la sclérose et il reste comme le propose R. Sainsaulieu (1994) à découvrir « les mécanismes d'apprentissage, de transfert et de solidarités relationnelles » capables de lutter contre « les jeux conservateurs au sein des systèmes d'acteurs complexes ». D'autres mécanismes complexes peuvent favoriser ou freiner l'évolution des représentations. Une de leur caractéristique globale est qu'ils ne sont jamais isolés : ils interagissent, se renforcent, jouent dialectiquement les uns par rapport aux autres. Ainsi dans le mécanisme de l'apprentissage contextuel décrit par G. Bateson, comme émanant » d'un type de double description allant de pair avec la relation et l'interaction » (1984, p. 140), des types relationnels s'autovalident l'un, l'autre. Ainsi un manager qui ne délègue pas et à qui on demande de le faire, retiendra en fait que sa hiérarchie lui fait un reproche et aura tendance à contrôler encore plus tout ce qui dépend de lui. En effet sa tendance à tout contrôler s'accompagne de son obsession à être irréprochable et la moindre demande exprimée sur l'une des tendances ne peut que renforcer l'autre. Ceci est également valide pour les organisations comme le montre A.M. Nicot (chap. 8) en décrivant les situations de crise. 5. Le lien action/représentation L'action et l'évolution des représentations sont des processus constructivistes, concomitants et en interrelation. Nous proposons de les voir comme des modèles en écho (Bourgine, 1987), c'est-à-dire que l'un reproduit le bruit originel et le renvoie à son générateur, celui-ci peut le modifier et en émettre un autre qui lui sera renvoyé à son tour modifié. L'écho est le processus de résonance entre les deux qui fait que l'un et l'autre G'un générateur, l'autre image qui renvoie en fonction de sa texture) se font évoluer mutuellement par l'information qu'ils se renvoient. La capitalisation ex post de l'expérience se fait dans les représentations individuelles : le savoir-faire a évolué, l'acteur a intégré des modifications dans ses connaissances déjà établies. « Les représentations pour l'action sont à la fois processus actifs d'appropriation de situations et produits ou résultats de cette activité » (Dubois, 1993, p. 17). Dans certains cas, il peut être intéressant que cette capitalisation devienne explicite pour l'acteur. C'est en l'explicitant pour d'autres qu'elle peut le devenir. De même le groupe peut capitaliser Les représentations : médiations de l'action stratégique 113 ses acquis et ses expériences en les formulant en énoncés « enseignables » selon une expression de J.L. Le Moigne. Le fait d'avoir à exprimer et à communiquer conduit à préciser sa pensée. C'est l'expérience que chacun d'entre nous peut faire par exemple en sortant d'un cinéma : nous avons des impressions personnelles qui pourraient rester assez vagues, mais que nous ayons à en parler à quelqu'un, alors pour argumenter, étayer nos impressions, nous coordonnons, rassemblons des éléments épars, des sentiments qui furent fugitifs, bref nous construisons une position plus élaborée. Nous créons, en quelque sorte, une opinion élaborée pour la direl. L'évolution des représentations par l'action et la mobilisation des représentations pour l'action constitue une boucle sans fin en réflexion et activité stratégiques. Plus largement, il s'agit d'une démarche fondamentale, quoique souvent implicite-. Il est intéressant de remarquer qu'elle a cependant été explicitée dans des démarches particulières. Ainsi cette explicitation a été tentée par des mouvements d'Action Catholique qui firent de cette démarche appelée « Voir-Juger-Agir » un véritable apprentissage cognitif et comportemental. Lequel se traduisit par la suite pour beaucoup par un engagement dans le syndicalisme ouvrier ou agricole des années 50-80. L'originalité de cette pratique tient, d'une part à l'explicitation de la démarche, à la décomposition en trois étapes distinctes, d'autre part à la mise en regard de faits infimes et quotidiens et d'un référentiel de très haut niveau. 6. Action stratégique et représentations Qu'est-ce que l'activité stratégique du point de vue cognitif? Outre ce qu'il y a de commun avec toute activité cognitive, existe-t-il des représentations particulières ou processus cognitifs particuliers impliqués dans les raisonnements et actions stratégiques ? Il n'est pas facile de répondre à ces questions. Cependant on connaît par les sciences de gestion plusieurs caractéristiques de l'activité stratégique; par exemple le fait qu'elle nécessite à la fois analyse et intuition (Desreumaux, 1993, p. 242), et ceci peut nous aider à la décrire. Du point de vue des activités cognitives, nous proposons de considérer l'activité stratégique avec trois entrées : la sélection de pertinence, la conception à la fois des aspects stratégiques de la situation présente et de celle dans laquelle on veut se projeter, enfin la coopération qui marque toute activité stratégique et en particulier les deux processus précédents puisqu'ils ne sont quasiment jamais exercés par un système cognitif isolé. 1. On peut considérer aussi que c'est une des raisons d'être de l'art et de la poésie : l'expression élaborée des sentiments rend compte de ceux-ci. Mais inversement, ceux-ci ne sont ressentis dans toute leur richesse et subtilité que parce qu'il y a eut éducation, donc travail sur l'expression. 114 Régine Teulier-Bourgine 6.1. La pertinence Vouloir mener une action stratégique dans un milieu complexe renforce le besoin de capter des éléments pertinents, de créer donc de la pertinence. L'action stratégique suppose en effet de percevoir avec acuité des changements de l'environnement (y compris infimes), de pressentir de quoi ils sont porteurs, pour être capable d'anticiper et d'imaginer des actions dans et sur l'environnement. Comment identifier ce que l'on n'attend pas ? Comment parmi tous les faits qui sont manifestes et composent à un instant donné l'environnement cognitif d'un acteur, en distinguer certains ? Ceux qui sont à un moment donné plus pertinents que d'autres seront perçus prioritairement. La pertinence peut être définie comme une caractéristique d'un fait perçu par un individu en fonction des évocations d'hypothèses fortes qu'elle peut susciter chez lui (Sperber, 1986). La pertinence de faits, d'idées et l'émergence d'hypothèses ou de représentations que cette pertinence suscite, dépend essentiellement d'effets contextuels que ces hypothèses vont avoir parmi l'ensemble des représentations présentes à ce moment-là à l'esprit de l'acteur. La nouvelle hypothèse émergeant à partir du phénomène de pertinence va se combiner, s'agréger avec les autres hypothèses : « ce n'est pas simplement que des hypothèses vont se trouver réunies dans l'esprit de l'auditeur en une occasion peut-être unique. Elles vont y apparaître dans un certain ordre, et seront sans doute traitées dans cet ordre-là » (Sperber, 1986, p. 182). La pertinence est une qualité des faits ou des informations perçus, de même que l'acceptabilité pour les autres est une qualité des énoncés produits par un acteur. Ces deux caractéristiques dépendent des systèmes cognitifs qui les produisent. L'acceptabilité de l'énoncé produit est une autre facette de la pertinence : c'est ce qu'il est pertinent de dire à tel moment, dans tel contexte. Pour que l'acteur puisse exercer sa recherche de pertinence pour une action stratégique qui est celle d'une organisation qui le dépasse, il est nécessaire qu'il fasse siens les vues et les objectifs de l'organisation, c'est-à-dire d'une certaine façon qu'il y ait identification. Il y a dans l'action stratégique une activité de vigilance, d'implication et de mobilisation qui n'est pas intrinsèque à l'activité de résolution de problème telle qu'on a l'habitude de la concevoir Cela ne constitue pas une activité cognitive particulière, tout au plus une orientation de celle-ci qui fait que la vigilance et l'acuité du regard, sont particulièrement importantes. Si on veut se situer par rapport au schéma classique de la décision en quatre phasesJ (Newell & Simon, 1972), cela revient à se situer dans la première phase dite « d'intelligence » 1- Ces quatre phases sont : intelligence, conception, choix, et boucle en retour sur la première phase : l'intelligence. Ici, intelligence est à comprendre au sens de découverte, prise de connaissance. Les représentations : médiations de l'action stratégique 115 d'une façon particulière, mais aussi au début de la deuxième phase dite de conception. Cette incorporation de la stratégie de l'organisation dans l'activité cognitive individuelle se fait aisément la plupart du temps, elle se fait inconsciemment, pour plusieurs acteurs à la fois et de façon durable. Parfois le projet collectif va à rencontre de projets individuels (M.J. Avenier, chap. 2), mais le plus souvent l'opposition des acteurs à un projet vient du fait que la représentation qu'on leur propose va à l'encontre de la représentation qu'ils s'en font. On peut considérer qu'une opposition fondamentale entre stratégie individuelle et stratégie collective est rare, ne serait-ce que parce que les projets individuels des acteurs dans les organisations ne sont pas toujours clairement définis. On peut faire l'hypothèse que les représentations mobilisées par les activités stratégiques en milieu complexe ne sont pas des types particuliers mais plutôt des modes particuliers de construction/ déconstruction. Ces modes de construction/déconstruction sont très rapides et produisent un enchevêtrement permanent. L'activité cognitive liée à la stratégie pourrait être vue comme un lieu de jonction particulier entre des représentations conjoncturelles, sans cesse évoquées, sans cesse recomposées et un background, sorte de vision du monde permanente de l'agent, plus stable et servant de cadre dans lequel s'exerce une acuité du regard. Ce background est notamment l'identification à l'organisation par l'adoption des buts de l'organisation comme siens et l'implication de soi pour les atteindre, pour subordonner son activité cognitive à ces buts. Cette implication sert notamment à exercer une certaine vigilance, ce que nous avons appelé l'acuité du regard ainsi que la capacité à situer ce regard à plusieurs niveaux englobants. Cette fonction de vigilance favorise la pertinence. Elle doit être suivie d'une capacité à mettre en correspondance les failles ou opportunités de l'environnement, avec des points forts, atouts, capacités de l'organisation ou de l'acteur. Cette conjonction pertinente d'éléments extérieurs et d'éléments intérieurs se fait dans une direction donnée : celle des objectifs de l'organisation, de la « vision » stratégique telle que décrite par M.J. Avenier (chap. 1). Avec cette mise en correspondance commence l'activité de conception. La stratégie ne serait pas un type de problème de conception particulier mais plutôt une orientation des problèmes de conception, très ouverts vers l'extérieur. Certaines méthodes en management visent à se projeter dans des situations et à exercer un certain apprentissage de cette acuité du regard ou capacité à capter une certaine pertinence. L'emploi de démarches heuristiques, comme par exemple la méthode des scénarios (Desreumaux, 1993, p. 241), servent essentiellement à mettre en situation d'évoquer de nouvelles représentations, et ce, avec un « guide » qui facilite aux acteurs le partage progressif de représentations communes. 116 Régine Teulier-Bourgine 6.2. Action stratégique et conception On peut parler de conception à deux niveaux : d'une part comme phase dans un processusjle décision, d'autrej>art comme tâche cognl1 tive complète, considérée comme une tâche de résolution de problème spécifique. La complexité et l'imprévisibilité croissantes de l'environnement conduisent les équipes de management à innover dans leur comportement et à s'adapter. L'enjeu n'est plus de préparer une décision à une ou deux personnes en chiffrant quelques alternatives, en préparant des tableaux assez explicites et normatifs, puis de choisir, phase « noble » de la « décision » à laquelle participent éventuellement d'autres acteurs. L'enjeu s'est déplacé et de plus en plus le travail de conception « contient » la phase du choix. La phase cruciale dans la décision devient donc la phase de conception, toujours en nous référant au modèle canonique de la décision (Newell & Simon, 1972). Pour les mêmes raisons, le management, ainsi que beaucoup de tâches dans l'organisation deviennent de plus en plus, du point de vue cognitif, des tâches de conception, c'est-à-dire qu'elles doivent produire un objet, une réponse, une coordination, une ligne stratégique qui n'existait pas. Les tâches cognitives du management demandent plus d'initiative et ce sont « enrichies » en phases de conception. En matière d'activité stratégique, les observations que nous avons pu faire nous incitent à penser que dans la majorité des cas, les acteurs n'ont pas de consigne précise, le problème est mal posé. On peut même considérer que le problème n'est pas posé du tout, tellement les termes qui l'expriment initialement sont généraux et éloignés de la résolution de problème effective dans les étapes ultérieures. Les contraintes sont lâches, elles définissent les contours du résultat à fournir plus que celui-ci précisément. Un_travaiL.àe conception est déjà nécessaire pour identifier le problème et le poser de façon adéquate (ce qui suppose presque toujours plusieurs re-fôrmulatiôns). Les tâches cognitives des activités stratégiques sont souvent des tâches de conception créative par opposition à la conception innovatrice ou à la conception routinière (Darses, 1994). Alors que la conception routinière est essentiellement un art d'assembler des éléments de solution déjà connus, dans la conception créative le produit et le système de production doivent être définis, des solutions de conception doivent être générées alors qu'on ne dispose de connaissances ni pour le cas traité, ni pour les stratégies appropriées. Ce type de conception oblige à élaborer des stratégies de résolution nouvelles plutôt que des procédures familières, ce qui semble bien être le cas des activités stratégiques. En outre, si concernant les objets physiques, on ne dispose d'évaluation de l'objet conçu que lorsqu'il est entièrement défini, nous savons qu'en matière stratégique, on ne dispose souvent d'évaluations que plusieurs mois après la mise en œuvre d'un dispositif, même en pratiquant des « évaluations chemin faisant » (N. Couix, chap. 6). Ceci renforce encore les caractéristiques de conception créative montrée par la conception stratégique. Les représentations : médiations de l'action stratégique 117 Ces tâches de conception sont rarement réalisées par des individus isolés, même si elles sont parfois réalisées par des individus seuls, par exemple dans les petites entreprises ; ils sont socialement déterminés, influencés, conseillés. Plus que cela, on peut considérer qu'ils ont commencé leur activité de conception en discutant avec d'autres qui apportaient des informations non directement liées à ce problème précis. Les résultats de ces tâches sont des constructions sociales. Produits par deux équipes dans un même contexte, avec des points communs forts comme un marché, une organisation identique, le même type de compétences, ils peuvent être notablement différents. Le propre de cette activité de co-conception est de produire des idées, des schémas d'action, des démarches mises en œuvre avec d'autres. Cette co-conception est marquée par le fait d'être d'emblée collective. L'enjeu pour le système cognitif individuel engagé dans cette démarche est de produire un énoncé enseignable, dire quelque chose de pertinent par rapport à la situation qui soit acceptable par les autres, que les autres vont s'approprier, reprendre, intégrer dans leur propre vision et qui va passer dans la vision collective, dans les représentations partagées. Donc l'objectif de produire un énoncé enseignable de l'acteur (le plus souvent une production verbale) est fortement conditionné par trois pôles, il subit la contrainte forte d'être pertinent par rapport à ces trois pôles : problème traité (( énoncé recevable Y y système de • Les tâches de management sont difficiles à observer car elles sont en partie diffuses, elles s'insèrent dans une activité très morcelée, riche en communications (Mintzberg, 1989), échanges, rencontres, entretiens téléphoniques, réunions, au point qu'on a pu considérer que les managers passent leur temps à échanger engagements et promesses (Winograd et Flores, 1989). C'est probablement lors de réunions qu'il est le plus facile pour les acteurs de constater qu'ils pratiquent de la co-conception, mais ces temps forts sont préparés et prolongés par tous ces échanges très brefs et informels. Il est donc important de faire participer les acteurs impliqués dans l'action à l'élaboration des représentations partagées. Cependant une organisation ne peut pas être un forum permanent. En évitant le participatif trompeur et la pédagogie de l'échec décrits par Y. Giordano (chap. 5), et en veillant à la congruence des objectifs, du 118 Régine Teulier-Bourgine discours, et de la mise en œuvre ', il importe d'accroître la participation des acteurs à l'élaboration des décisions qui les concernent. De nombreuses façons permettent de le faire : dans telle organisation par exemple on s'arrangera pour faire « tourner les participants » à un certain niveau de consultation/conception d'actions transversales, dans telle autre on pratique la politique de « l'adjoint » réellement et systématiquement interchangeable avec le responsable en titre d'un dossier, ce qui présente entre autres l'avantage de développer deux regards, deux représentations sur les situations. Les mécanismes cognitifs qui entrent en jeu dans une activité de co-conception sont nombreux et interagissent, ce qui en produit précisément la complexité, ils interfèrent aussi avec des qualités humaines comme le souligne R. Hogarth (1991, p. 162) : « Peut-être les traits les plus importants des gens créatifs sont-ils leur autonomie et leur indépendance de jugement... la créativité dépend non seulement de la propension à former de nouvelles associations mentales, mais aussi du jugement en sélectionnant les nouvelles combinaisons et de la force de caractère pour les proposer aux autres avec le risque d'être ridicule. » 6.3. Action stratégique et coopération : construction collective d'une représentation partagée Si ce thème de la coopération intéresse de plus en plus chercheurs et praticiens toutes disciplines confondues, c'est que l'enjeu dans les organisations aujourd'hui n'est pas une activité de résolution de problème solitaire, c'est l'activité de jo-conception tâtonnante, objet de cet ouvrage (M.J. Avenier chap. 10). Et cette activité gagne tôutesTés tâches et tous les secteurs de l'organisation. Ce qu'il est pertinent d'assister, d'aider, d'amplifier, de faciliter, ce sont bien ces processus d'échanges qui sont en même temps processus d'élaboration interactive et coopérative, au sens où « La coopération est une forme particulière d'interaction dans laquelle les agents coopérants partagent des buts et agissent en adéquation avec eux pendant une certaine durée » (Zachary et Robertson, 1990). Coopérer ne signifie pas travailler à la réalisation des buts des autres, cela signifie avoir une vision du monde qui intègre la représentation des buts des autres. Il s'agit d'une vision intégratrice, qui correspond bien à une prise en compte de la complexité en ce sens qu'elle conjoint plutôt que de disjoindre (Le Moigne, 1994, p. 212). La coopération n'empêche pas des intérêts divergents, voire en partie opposés, elle peut exister dans des situations composite de « lutte-coopération » (Martinet, 1993b). 1. C'est-à-dire à la congruence entre le •< dire • et le « faire - (§ 1.2.2 du chap. 5). C'est à travers des critères concrets (qui est récompensé, quel comportement est effectivement payant, etc.) que les acteurs perçoivent les objectifs effectivement poursuivis au-delà des discours. jr.es représentations : médiations de l'action stratégique 119 La coopération est omniprésente et diffuse dans les organisations sans avoir besoin d'être consciente, en premier lieu parce qu'elle favorise l'intérêt de ceux qui coopèrent. En coopérant, chacun obtient plus qu'il n'aurait obtenu s'il avait refusé de coopérer, même celui qui sort « vainqueur » d'un affrontement. La seule supériorité d'un comportement « agressif» est de vouloir obtenir « plus que l'autre », mais c'est aussi une attitude risquée pour l'avenir et qui demande beaucoup d'énergie. La coopération n'est donc pas de l'altruisme ou une situation idéale, mais une « loi générale » du comportement qui se vérifie dans des situations très variées et qui est stable : « dans un environnement d'égoïsrne, sans autorité supérieure, la coopération peut s'installer durablement » (Axelrod, 1992). Formulée par l'auteur précité elle a été vérifiée par de nombreux travaux expérimentaux (Delahaye, 1994) et observations. En second lieu, la coopération étant nécessaire à l'organisation elle-même, celle-ci se donne les moyens (notamment une autorité, des codes, des lois) pour l'instituer parmi les acteurs, indépendamment des intérêts propres à ceux-ci. Les deux mécanismes se renforcent donc et aboutissent à faire des organisations un monde où la coopération est une « loi générale », ce qui n'exclut pas l'envie, la compétition, la jalousie, la « mentalité de tueur » d'y fleurir également. De façon synthétique, on peut dire que les traits principaux de la coopération entre agents concernent les buts, la communication et une tâche concrète. La notion de but apparaît essentielle, cependant il n'est pas nécessaire que les agents partagent des buts à l'origine de l'action coopérative, ni à la fin et il n'est pas nécessaire/que les buts soient atteints. Il s'agit donc d'une conception du but comme temporaire, éphémère, fédérant un moment et en partie l'activité de plusieurs agents, mais la fédérant de façon très lâche et' souple. Le partage de l'information concernant les buts des autres agents est donc nécessaire de façon à ce que des buts communs ou des plans mutuels puissent être développés. On comprend aisément alors que les processus de communication soient également essentiels, et nous renvoyons là au chapitre d'Y. Giordano (chap. 5). Cette communication n'étant pas forcement directe, elle peut être indirecte et implicite ou encore se faire via les structures. La coopération est-elle le moyen de lever au moins partiellement la limite des capacités cognitives individuelles ? Reprenons la métaphore du système cognitif comme un Système de Traitement de l'Information, la mise en parallèle de plusieurs systèmes cognitifs sur le même traitement n'augmente pas la capacité de traitement, elle augmente, par contre, globalement, le temps de traitement ce qui pourrait sembler négatif. Que se passe-t-il dans une réunion ? Quelques acteurs ayant réfléchi à un dossier l'exposent à d'autres. Ceux-ci amènent des éclairages nouveaux qui peuvent aller jusqu'à poser le problème d'une nouvelle façon. Le nombre d'angles de vues possibles est augmenté et le risque d'oublier un aspect important est diminué. Du strict point de vue de la capacité de traitement on peut 120 Régine Teulier-Bourgine considérer que tenir une réunion est une perte de temps, mais on ne retiendra pas la même conclusion si on inclut l'intérêt de la complémentarité des points de vue et celui de la diffusion d'information et de l'incitation à la mobilisation que la réunion peut représenter. Si la difficulté pour l'acteur est de maintenir en adéquation sa stratégie individuelle et son action avec la stratégie de l'organisation, la difficulté pour l'organisation est de parvenir à élaborer une stratégie et à la traduire dans les faits, autrement dit à la rendre opérante pour tous les acteurs, en étant suffisamment incitatif pour bénéficier de la créativité et de l'énergie de chacun et suffisamment centralisateur pour que tous les efforts aillent bien dans le même sens. Une façon appropriée de traduire une stratégie collective dans les représenfàtiônslndividuelles, consiste à-faire-dirw^otagej-de projet co-conçu (M.J. Aveniér, chap. 10 ; L. Nourry & C. Nahon, chip. 12), c'est-à-dire que représentations individuelles et représentations partagées s'élaborent en même temps. H s'agit alors poûriês" acteurs d'échanger au sujet de leurs représentations et d'en construire de communes, ce qui à tout prendre est plus économe que de les construire séparément et d'échanger ensuite jusqu'à obtenir un consensus minimum qui permette l'action concertée. On peut voir ces processus de construction de représentations partagées comme un continuum. L'action est souvent collective ou s'inscrit dans un cadre collectif, et implique la nécessité de représentations partagées, assorties d'au moins une neutralité bienveillante envers les buts et la problématique de l'autre. Si de surcroît, la construction de ces représentations individuelles et partagées se fait dans un même processus et en favorisant autant que possible les processus coopératifs entre agents, alors la construction coopérative de représentations partagées qui se met en place ne peut qu'harmoniser les processus individuels et les processus collectifs et faire jouer les synergies. On utilise alors pleinement ces puissants leviers que sont les représentations individuelles, les représentations partagées et les processus coopératifs entre agents. Favoriser ces comportements coopératifs, suppose de favoriser le travail en commun et les échanges, à propos notamment des buts, des croyances et des projets. On peut voir les représentations communes comme un médium de communication, comme un support virtuel d'échanges, de discussions. Un peu comme des schémas, des plans, des esquisses peuvent rassembler autour d'une table à dessin une équipe d'architectes en train de concevoir, de donner vie à un projet. On comprend mieux alors quel objet central de conception, peuvent être les représentations communes. De façon similaire à la construction de représentations individuelles que nous avons déjà évoquée, la construction de représentations collectives se fait sur un maillage déjà existant par agrégation, assemblage et différenciations. Pour construire des représentations collectives, il existe une condition nécessaire mais non suffisante : c'est qu'elles soient cohérentes, qu'elles proposent une « vision du monde », de l'entreprise, mais Les représentations : médiations de l'action stratégique 121 aussi du marché, de la concurrence, etc. Qu'il y ait sens, à la fois individuel et collectif n'est pas si simple à réaliser. L'objectif commun pour conjuguer les efforts, re-décliné à chaque niveau « fédère » en quelque sorte les capacités cognitives et les actions. Ainsi un objectif général qui peut être de gagner des parts de marché, deviendra au niveau des ressources humaines : réajuster la politique de rémunération par rapport au marché. Cela suppose de revoir les critères d'évaluation personnelle pour qu'ils incluent la motivation et que par ce biais les acteurs soient concrètement encouragés à gagner des parts de marché. L'objectif « gagner des parts de marché » sera donc composé d'un ensemble de représentations, dont certaines seront communes entre services et d'autres seront spécifiques. Ces représentations collectives s'appuient très souvent sur des « valeurs » auxquelles l'acteur peut s'identifier et sur lesquelles il peut fonder sa motivation, son implication, et trouver un sens à sa propre action s'inscrivant dans un projet collectif qui le dépasse. Sans ces mécanismes l'acteur peut juger sa propre vie comme étrangère à l'organisation. Dans le cadre du CPPC, construction coopérative de représentations partagées par excellence, les processus de pertinence, conception et coopération que nous venons d'aborder, nous semblent déterminants. Une stratégie co-conçue, tâtonnante, implique des délibérations entre les représentations des acteurs, et induit des ajustements de représentations des acteurs. Plus la construction est partielle, floue, plus elle veut tenir compte d'éléments contradictoires, et plus il est intéressant de donner la genèse de la délibération qui a permis de l'établir. Le travail de construction, d'ajustement, de modification des représentations est permanent, plus encore c'est un processus récursif (M.J. Avenier chap. 1). 7. Des capacités cognitives individuelles engagées dans des processus cognitifs collectifs 7.1. Processus cognitifs individuels et processus organisationnels Les processus cognitifs élémentaires se recomposent, se succèdent et s'agrègent pour former des processus plus complexes. Ainsi des mécanismes d'analogie pourront être utilisés dans un processus d'évaluation. À leur tour les processus individuels se recomposent et s'agrègent en processus organisationnels d'un autre niveau, identifiables en eux-mêmes comme, par exemple, un processus de négociation. Le schéma 1 propose sous forme de « carte cognitive » quelques exemples de cette imbrication des processus cognitifs individuels avec des processus organisationnels. Les concepts inscrits sur ces cercles ne sont que des exemples, ils ont été classés par rapport à l'interpénétration de la sphère des processus individuels et de la sphère organisationnelle. Considérés suivant d'autres critères ils 122 Régine Teulier-Bourgine seraient hétérogènes : la crédibilité par exemple n'est pas du même ordre que la reformulation. Par cercles concentriques autour de l'activité de résolution de problème, qui peut être individuelle ou collective, (nous la considérons ici comme individuelle), on progresse vers l'extérieur à travers des niveaux de processus échappant de plus en plus à la sphère strictement individuelle et impliquant de plus en plus les interactions avec d'autres acteurs ou bien avec les institutions. idéologie _ m / 9* i i i / négociation / , ' - ~ formulation f i i argumentation Résolution de PB ' ' références comrnunes i ' "^ v ^ reforrhulation f ^ i sélaqtion conviction \ \ \ M- \ \ \ , "^ ^ "mythes r 1 I de pertinence ; / ^Nofl_±__crédibilité V \ ( / intelBgefice . t \ v \ \ „„,, culture djentreprise ^ ^ - Schéma 1 Les interactions entre Us processus cognitifs individuels et les processus cognitifs collectifs. Le premier cercle (formulation, opinion, etc.) est largement du ressort de la sphère individuelle de chaque acteur, il comprend cependant des processus largement orientés en vue d'interactions avec les autres acteurs et sont identifiés par des concepts qui ont un sens dans les organisations. Nous ne reviendrons pas sur la sélection de pertinence, attitude qui permet de s'adapter à l'environnement, que nous avons abordée précédemment. La formulation est une activité importante pour chaque acteur impliqué dans des collaborations organisationnelles : « Pour qu'une représentation soit communicable, il faut qu'elle soit objectiuable » (Bresson, 1987, p. 935). C'est à cela que chacun s'essaie en formulant ses représentations mentales. Formuler c'est la première étape de la p" Les représentations : médiations de l'action stratégique 123 communication avec l'autre, avec les autres. Les représentations partagées ont été à un moment donné objectivées, même si elles ont rejoint dans chaque système cognitif le réseau des représentations subjectives, qui ne peuvent être à nouveau objectivées qu'avec effort. L'opinion nous semble différente de la résolution de problème ou du diagnostic, en ce sens qu'elle se forme en partie inconsciemment. On peut donc supposer qu'elle inclut des phénomènes d'émergence. Elle ne répond pas à un problème précis, mais par une sélection de pertinence, elle fournit à l'acteur qui les crée, sans même qu'il ait besoin de les mobiliser, une capacité de jugement global qui est un préalable nécessaire à l'action. L'opinion est une représentation floue qui émerge et qui n'a pas de norme c'est notamment en cela qu'on peut la différencier du diagnostic, l'opinion est une représentation qui revendique en quelque sorte sa subjectivité. Dans les organisations les acteurs ont des opinions sur beaucoup de phénomènes qui touchent à leur domaine d'activité, ils ont aussi des opinions les uns sur les autres. Et on ne peut nier que ces opinions influent sur les processus de décision. ^argumentation est une formulation d'un type particulier : elle est déjà un engagement de l'acteur dans une co-construction de représentation partagée. S. Toulmin dans ses travaux sur l'argumentation (1993) a montré qu'en demandant à quelqu'un d'accepter une proposition, on offre non seulement des données la confortant, mais aussi des garanties et un fondement. La garantie est pour persuader le receveur que la donnée est pertinente pour la proposition et le fondement est une raison pour accepter la garantie. La conviction a des points communs avec la formulation et l'argumentation, cependant l'argumentation implique un modèle du locuteur et une construction logique, la conviction implique une opinion personnelle, très stabilisée et l'engagement qui peut en découler. Le deuxième cercle regroupe des processus qui relèvent des interactions entre acteurs (reformulation, négociation). Ces processus d'interactions sont composés de processus cognitifs individuels. Cependant, identifiés comme processus organisationnels, ils ont leur autonomie et leur délimitation. On voit particulièrement à ce niveau l'imbrication totale entre processus individuels et processus organisationnels. Les représentations collectives sont aussi moteur de l'action individuelle. C'est pour participer à des processus collectifs que l'acteur évalue, réfléchit, formule son opinion, propose des solutions. Les processus collectifs sont donc à la fois aboutissement et déclenchement des processus individuels. Ainsi dans la négociation, des processus de formulation, reformulation, communication et résolution de problème sont à l'œuvre. L'acteur est à la fois mû par sa stratégie individuelle et par la représentation qu'il se fait de la stratégie collective dans laquelle il s'inscrit. Les organisations ne sont réactives que par la réactivité des acteurs et par le fait que les structures permettent cette réactivité des acteurs. Comment les acteurs se représentent-ils la 124 Régine Teulier-Bourgine concurrence ? par rapport à quoi sont-ils réactifs ? Reprenons notre exemple d'un concept relativement abstrait, celui de « part de marché ■>. Un acteur des services financiers de l'agro-alimentaire aura une approche assez théorique de ce concept, mais cependant influencée par celle de ses collègues du service des ventes. Ceux-ci, en revanche, auront une approche très concrète et pragmatique du concept et penseront en termes de longueurs de linéaires pour leurs produits en comparaison avec ceux de la concurrence. Les représentations des uns et des autres s'échangent, s'influencent, s'accordent par exemple sur un objectif concret qui s'exprimera de façon synthétique comme gagner x « points » de part de marché en un an. Des références communes vont donc s'établir qui servent de points de repères aux différents métiers de l'organisation. Ces références communes sont des représentations partagées un peu particulières : elles sont explicites (contrairement à beaucoup de représentations partagées), peu nombreuses, orientées vers un objectif opérationnel et servent de « points d'ancrage » et de références à d'autres représentations partagées qui demeurent plus floues. La reformulation d'un énoncé déjà produit, par le même locuteur ou par un autre, se situe en deuxième étape d'explicitation. La nécessité de cette deuxième étape est tellement fréquente qu'elle devient une règle générale. Le chemin de l'explicitation a besoin de tâtonnements ! et l'énoncé « recevable » par les autres se construit : «pour être capable d'interpréter correctement ce qu'expriment vraiment les autres, nous devons être capables de le commenter, directement ou indirectement. » (Bateson, 1980, p. 23). Cette phase de reformulation est utilisée dans la modélisation de l'activité de résolution de problème. Notamment pour poser plusieurs fois le « problème », ce qui met sur le chemin de sa résolution, poser le problème c'est le résoudre et pour résoudre le problème il est souvent nécessaire de le poser plusieurs fois. (Newell & Simon, 1972). Un moment privilégié pour prendre conscience de nos représentations se situe lors de nos échanges avec les autres, donc lors d'une activité de construction de représentations communes. Ces échanges sont pour l'essentiel verbaux, mais pas uniquement, ils peuvent inclure un coup de crayon sur un schéma, une expression kinésique : l'intonation de la voix, un hochement de tête, un grognement, une moue ou même un silence, en bref tout le paralinguistique. L'organisation est essentiellement lieu de coordination, d'échanges et de communication (Y. Giordano, chap. 5), d'engagements et de promesses (Winograd & Flores). Nous avons donc non seulement une activité cognitive d'échanges par le biais des formulations/reformulations mais aussi une activité d'engageroents qui dépasse la seule activité cognitive et lie moralement les acteurs les uns par rapport aux autres. On pourrait même dire existentiellement tellement l'existence dans l'organisation et le tissu social qu'elle constitue est fonction de ces engagements et de l'action. Les représentations : médiations de l'action stratégique 125 La crédibilité est liée à l'énoncé « recevable », auquel elle ajoute une dimension supplémentaire. C'est la crédibilité d'un énoncé, d'une idée, d'une proposition mais le plus souvent au-delà c'est la crédibilité d'un acteur qui est en cause, c'est-à-dire le crédit qu'on peut accorder à ses propositions. On rejoint là le domaine des croyances (Munier, 1994). La négociation a une place particulière parmi ces phénomènes. Le terme désigne autant un phénomène organisationnel : comme négociation entre deux institutions, ou comme composante implicite dans un travail de groupe, ou encore comme phénomène cognitif en tant que négociation de représentations. Schématiquement on retrouve donc trois niveaux habituellement distingués : l'individu, le groupe, la société. Nous ne nous intéressons ici au phénomène institutionnel qu'à travers les processus cognitifs, donc le niveau « société » ne sera abordé qu'à travers ses implications au niveau « groupe >> et « individu ». Malgré sa place particulière la négociation ne fait que recouvrir des processus cognitifs que nous avons déjà évoqués : elle « doit être considérée comme une branche de la communication interactive » (Bellanger, 1995, p. 119), parmi les processus constructivistes au sens de M.J. Avenier (chap. 1) en effet: «Négocier c'est construire quelque chose » (Bellenger, 1995, p. 22). Un moment comme la négociation n'étant qu'un « temps fort » plus facile à identifier mais situé dans ce continuum de processus de co-construction de représentations déjà évoqués. On peut distinguer plusieurs phases dans le processus organisationnel (Bellanger, 1995, p. 83) : ajustement, engagement, arrangement. Chacune de ces phases repose sur des attitudes psychologiques nécessaires : empathie, écoute etc. elles-mêmes composées de processus cognitifs. Les « véritables » négociations (au-delà du marchandage), reposent sur une connaissance du partenaire donc de ses représentations, sur une évaluation constante de sa conception du monde, «...négocier exige une réelle volonté de s'entendre, voire de solidarité au-delà des différences acceptées et surtout le respect de la personne. » (Bellenger, 1995, p. 7) Ceci implique pour le système cognitif individuel des ajustements de représentations. En effet, il n'y a pas de cerveau vierge, ni de représentation unique et « correcte », l'interprétation de la situation et de l'action à entreprendre sont à construire conjointement par plusieurs protagonistes. On peut considérer qu'on a un processus de « négociation de connaissances » (ou de négociation de représentations) en management stratégique comme il a pu être décrit en enseignement assisté par ordinateur (Moyse & Elsom-Cook, 1992), parce qu'il est nécessaire de tenir compte de multiples points de vue. Quand il n'y a pas de représentation unique « correcte » mais de multiples interprétations du domaine, de multiples points de vue, il devient nécessaire de « construire un accord entre ces différents points de vue à travers un échange structuré sur des informations pertinentes » (Durfee & Lasser, 1989, Self, 1992, p. 12). Cela suppose 126 Régine Teulier-Bourgine un agrément sur l'objet à négocier, sur la façon de négocier : en quels termes par rapport à quels buts, cela suppose de se coordonner sur la représentation de l'objet négocié et sur le langage utilisé pour négocier. C'est non seulement l'objet négocié et ses justifications qui doivent être négociés mais aussi toute la connaissance commune qui sera utilisée dans la négociation. (Rimmershaw, 1992, p. 261). On peut dire que le phénomène organisationnel de négociation recouvre des processus cognitifs de négociation des représentations. Cependant ces négociations de représentations interviennent aussi dans des activités qui ne seront pas perçues comme des processus organisationnels de négociation. Par exemple, cette négociation mutuelle des représentations est présente dans beaucoup de travaux de groupe. Beaucoup d'interactions humaines contiennent implicitement de la négociation (Rimmershaw, 1992), au point que l'on peut parler à ce sujet de négociation permanente dans la vie des organisations (Bellanger, 1995). L'ajustement des représentations nécessite que les acteurs ne soient pas rivés sur le différentiel entre leurs représentations et celles des autres. Bien que cette attitude soit déjà plus ouverte que de focaliser sur ses propres représentations et de n'avoir de cesse de les faire accepter sans prendre en compte les représentations de l'autre. Mais l'ajustement des représentations nécessite d'autres attitudes comme l'empathie. Le fait d'entrer dans le point de vue de l'autre, d'en développer une compréhension de « l'intérieur », d'être à l'écoute, c'est-à-dire de se mettre en situation de recomposer sans cesse de nouvelles représentations, permet d'empêcher ses propres représentations de faire barrage. Cela revient en quelque sorte à gérer sa disponibilité d'esprit. Ce que la négociation ajoute à la co-conception c'est l'idée d'ajustements, presque de « rabotage » entre les différents points de vue, soit ceux d'acteurs différents, soit ceux d'un même acteur à des moments différents. Bien d'autres phénomènes ne sont pas représentés ici qu'on pourrait situer les uns par rapport aux autres, les uns entrant dans la composition des autres sur cette carte des processus organisationnels composés de processus cognitifs. Ainsi les simulations jouent un rôle dans la conception, échafaudage de solutions possibles, investigations autour d'hypothèses, et acceptation d'envisager de façon ouverte et sincère toutes les implications d'autres points de vue sur le projet global. La délibération est une sorte de simulation du groupe, un processus cognitif au niveau collectif, elle sert à évoquer des possibles pour avancer dans les représentations partagées, elle est une étape de la négociation de représentations partagées, qui peut aller jusqu'à un consensus, accord ultime sur les représentations partagées, sans réserves contrairement au compromis. Le troisième cercle figure les représentations qui influencent les acteurs (et qu'eux-mêmes participent à créer), mais qui échappent en grande partie à l'interaction immédiate des acteurs, ou à la réflexion d'un seul. Ainsi des processus individuels sont mêlés et composent Les représentations : médiations de l'action stratégique 127 des processus organisationnels qui eux-mêmes contribuent à composer les représentations constitutives des processus cognitifs individuels. La culture d'entreprise conditionne les représentations individuelles et elle-même est élaborée par des représentations d'acteurs. La culture d'entreprise est composée de macro-représentations un peu caricaturales qui servent plus de cadre à l'activité cognitive individuelle et à la construction de représentations partagées que de représentations opératoires en elles-mêmes. La culture d'entreprise peut être vue comme un ensemble de représentations partagées. Cependant beaucoup de représentations partagées sont plus précises que celles de la culture d'entreprise, par exemple celles de tous les membres d'une équipe de projet. On peut considérer que la culture d'entreprise est du domaine de l'idéologie et que les mythes sont des représentations marquantes de la culture. 7.2. Le continuum des représentations typifiées Si nos représentations sont tellement liées à nos échanges et à nos actions, comment se transforment-elles ? Comment deviennentelles ces différents processus que nous avons tenté de cartographier ? Elles ne sont pas isolées, séparées les unes des autres, on peut les voir comme un tissu, comme un continuum qui va des représentations individuelles jusqu'aux élaborations sociales complexes qui ont pris forme après le partage intersubjectif de ces représentations. L'homme se construit comme produit social, il se construit à travers ses relations sociales, mais aussi influencé par des structures et des organisations sociales. La société, la réalité sociale est une construction collective de l'homme. L'homme se construit donc en tant qu'individu comme produit de sa propre production en tant qu'espèce. Autrement dit, avec les autres je produis un ensemble de représentations qui agissent en retour sur moi. Par cette production d'ensemble de représentations, on cherche à objectiver des processus subjectifs (et des significations) qui édifient le monde du sens commun intersubjectif II y a d'abord extériorisation par projection de « ses propres significations dans la réalité. » (Berger & Luckmann, 1992, p. 143) puis objectivation, c'est-à-dire éloignement progressif de la subjectivité et élargissement progressif d'une intersubjectivité. L'accoutumance de nos propres schémas de pensée et d'actions conduit, via le passage de la sphère individuelle à celui de la vie sociale, à l'institutionnalisation. L'accoutumance permet de se libérer des choix, elle implique «...l'importante acquisition psychologique du rétrécissement des choix. ■■ (Berger & Luckmann, 1992, p. 77), elle permet de se concentrer sur autre chose, sur ce qui est nouveau. Elle permet aussi à chacun de prévoir les actions de l'autre, c'est la typification réciproque : chacun se construit un rôle et perçoit l'autre à travers un rôle. La notion de typification, proposée par P. Berger et T. Luckmann, permet de rendre compte de cette perception de l'autre dans une interaction à travers des « modèles », des schémas de typifi- 128 Régine Teulier-Bourgine cation, fournis par la vie quotidienne et qui surgissent non seulement parce que chaque acteur appréhende l'autre comme un « type » mais aussi parce qu'ensemble ils vivent une situation typique. L'institutionnalisation naît de toute situation sociale se prolongeant dans le temps. Elle fige rôle et procédures, et apparaît « chaque fois que des classes d'acteurs effectuent une typification réciproque d'action habituelles. ■■ (Berger & Luckmann, 1992, p. 78). Par la suite, constitutives de la réalité sociale, les institutions sont «...vécues en tant que détentrices d'une réalité propre, une réalité qui affronte l'individu comme un fait extérieur et coercitif» (Berger & Luckmann, 1992, p. 84), pour les générations suivantes, elle devient réalité objective. Il faut remarquer cependant que seules quelques « idées » font ce parcours complet. Nous proposons de représenter, pour le cadre de l'entreprise, l'évolution des représentations de la sphère individuelle à la sphère collective, de la représentation partagée à l'institutionl par le schéma ci-contre. L'axe horizontal représente la dimension cognitive allant de la réflexion individuelle au sens commun, à lïntersubjectivité. L'axe vertical représente la dimension des échanges et des procédures partagées depuis les représentations partagées totalement immatérielles jusqu'aux procédures très figées et institutionnalisées. Les connaissances seraient d'abord déclaratives dans la phase d'apprentissage, puis au fur et à mesure de la pratique deviendraient procédurales. On peut établir un parallèle entre l'évolution du déclaratif vers le procédural au niveau individuel et l'évolution des représentations partagées vers les représentations institutionnalisées au niveau collectif. Ces deux évolutions se succédant dans le temps et s'élaborant l'une à partir de l'autre. Les représentations en partie figées, solidifiées ou encapsulées lors de situations typifiées successives ou dans des échanges et des modalités d'action se sont progressivement institutionnalisées, « procédurisées », c'est-à-dire sont devenues procédures externes à un acteur ; elles permettent alors à nos actions de gagner du temps. C'est le changement et les choix qui sont coûteux en termes cognitifs. Les représentations en cours d'élaboration, en co-construction, n'échappent pas à ce processus, ce que nous appelons le projet coconçu : comme élaboration de représentations communes et de représentations présidant à l'action, comme brique de co-conception mais aussi comme part de conception individuelle, il suit également ce processus plus ou moins rapide dans le temps. Son originalité tient au fait qu'il s'élabore d'emblée au niveau des représentations partagées. 1. Entendu ici, non au sens de la sociologie française mais comme une forme de concrétisation de rapports sociaux, de procédures dans des organisations sociales visibles de tous. Par exemple, un objectif de satisfaction du client peut émerger comme idée puis se traduire par une organisation commerciale différente, une politique de rémunération modifiée et ensuite, par exemple, un service de qualité. Les représentations : médiations de l'action stratégique 129 Évolution d'une représentation depuis une première "idée" jusqu'à l'institutionalisation Représentations insBtutionalisées formulation reformulation sphère cognitive collective=autres formes d'institution représentations partagées substantive procédurisé sphère cognitive individuelle sphère cognitive à forte influence extérieure typifié sphère cognitive interpersonnelle La limite des capacités cognitives nous conduit la plupart du temps à nous représenter des phénomènes complexes sous une forme très schématique (cf. § 1.2.3 du chap. 2, la dialectique simplification/ complexification), qui fonctionne même si ses effets pervers se font sentir dans les situations complexes. Ces schémas simplistes coexistent dans le système cognitif de chaque individu avec une plus ou moins grande complexité du comportement. Les représentations que se font les acteurs ont besoin d'être simples, voire caricaturales, et puissantes. Si certains schémas fameux (et parfois non pertinents à force de simplification) perdurent comme par exemple celui de la communication vue comme un émetteur/canal/récepteur (Y. Giordano, chap. 5), il y a bien une raison : chacun sait que ce n'est pas aussi simple mais continue à l'utiliser, parce que pour fonctionner vite ce schéma grossier semble suffisant et pratique. Mais qu'il soit trop poussé dans son schématisme, il aura des effets pervers comme c'est le cas de cet exemple. Pour qu'un schéma soit remplacé, il faut que l'expression de son successeur soit aussi accessible et qu'il puisse avoir le même ancrage dans le système de représentations. Voyant ainsi l'évolution des représentations individuelles vers des formes socialisées d'échange et d'actions, nous comprenons que l'installation de routines et de procédures n'est pas un travers, n'est pas à proprement parler un dysfonctionnement des structures et des acteurs de l'organisation. C'est le procédé normal et « naturel » de développement d'une collectivité humaine organisée. Même si cela peut s'accompagner de • sclérose » au sens des structures cognitives tel qu'évoqué précédemment, cette sclérose est aussi une évolution 130 Régine Teulier-Bourgine « naturelle » et elle peut s'accompagner d'ouverture et de créativité sur d'autres procédures. S'il peut sembler nécessaire de lutter contre la sclérose pour des questions d'adaptabilité aux changements rapides d'un environnement mondialisé (ce qui n'est pas si naturel à intégrer dans nos systèmes cognitifs au regard de l'histoire et de nos histoires), il n'est ni utile ni justifié pour autant de « culpabiliser » les acteurs et les collectifs d'acteurs d'avoir autant de difficultés à le faire. Dans cette exigence pour les acteurs de ne pas rester sur les procédures établies et d'en créer de nouvelles, le fait de garder la mémoire et la genèse des procédures qu'ils créent les aidera à faire évoluer celles-ci ultérieurement. Savoir sur quoi reposent les procédures peut permettre de changer la représentation qu'on s'en fait et d'en créer de nouvelles, plus adéquates. 8. Agir sur les représentations ? Les sciences cognitives ont accumulé des connaissances, qui permettent de faire des hypothèses étayées concernant les mécanismes cognitifs engagés dans des tâches complexes dans les organisations. Ces connaissances et ces hypothèses sur notre fonctionnement cognitif peuvent-elles éclairer notre façon d'agir dans les organisations ? Nous pouvons reprendre l'opinion de Friedberg, qui, à notre avis, s'applique, à toute analyse stratégique * « L'apport de l'analyse stratégique dans un processus de changement est de nature avant tout cognitive, il est un apport de raisonnement et de connaissance... » (1994, p. 148). Si les représentations sont ainsi à la source de l'action stratégique, il est tentant de vouloir agir sur elles en priorité. Ce n'est pas tâche facile. Une première étape peut consister à être conscient de ses propres représentations et de celles des autres, à y être vigilant et les connaissant un peu mieux à les infléchir, en modérant certaines tendances de raisonnement et en en favorisant d'autres. Les données sociales et comportementales ont leurs raisons d'être et il est difficile de s'y opposer ex-abrupto. Chercher l'inspiration du côté des modèles biologiques et écologiques plutôt que mécanistes semble d'un plus grand secours. Il faut remarquer aussi qu'il est difficile d'expliciter les représentations sous-jacentes à partir de différentes façons d'intervenir et qu'il n'est pas souhaitable de tout expliciter. C'est une tâche d'ingénierie des connaissances et celle-ci pénètre tout juste dans les organisations. 1. Friedberg se référait ici à la méthode d'« analyse stratégique » proposée par Crozier et lui-même. Les représentations : médiations de l'action stratégique 131 8.1. Les représentations partagées De façon pragmatique, les acteurs savent qu'il y a plusieurs niveaux pour « agir » sur les représentations. Il est intéressant, par exemple, de distinguer connaissances, savoir-faire, et savoir commun. Savoirs et savoir-faire sont mêlés dans l'exercice d'un métier et peuvent s'exprimer sous l'apparence d'un savoir commun. Dans certains lieux de décision, l'expression technique d'un savoir-faire s'efface pour laisser place à une expression plus générale et plus stratégique dans la mesure où elle a comme objectif implicite de poser les termes d'un choix. Ainsi dans un comité de direction le savoir-faire d'un directeur financier, ou dans un comité de pilotage de projet informatique le savoir-faire d'un chef de projet, s'expriment en termes suffisamment généraux pour que chacun ait le niveau de compétence requis pour participer au débat lorsqu'un choix se pose. Le management inclut des pratiques « d'actions » sur les représentations : « dynamiser » une équipe, convaincre des clients ; il oblige plus ou moins à se poser la question de la représentation des autres. Que pensent-ils de tels phénomènes sur lesquels je veux les faire bouger? Comment les faire bouger en fonction du but poursuivi ? Ce faisant, on se pose le problème de l'adéquation des représentations au but poursuivi, mettant ainsi en œuvre les principes d'économie cognitive (Rosch, 1978). Manager ce n'est pas autre chose que de faire bouger des acteurs en faisant bouger leurs représentations, en se situant toujours par rapport à leur action, au contexte de celle-ci et aux objectifs collectifs et individuels. « Agir » sur les représentations c'est prendre la distance du thérapeute, du pédagogue, et entrer dans la problématique de l'autre pour voir à quel point du système de représentations, on peut proposer une modification, une rupture, où on peut « accrocher » une nouvelle représentation. Proposer une nouvelle vision ne peut réussir qu'en entrant dans la vision de l'autre, qu'en utilisant son référentiel. Ceci est particulièrement vrai quand il faut construire le sens et la cohérence dans un processus qui inclut des ruptures, des sauts d'une cohérence à une autre. Par exemple, passer d'une orientation « produit » à une orientation « client », ou encore lorsqu'il faut se projeter dans un avenir qui ne ressemblera pas au présent. Il est difficile de se projeter parce que le poids et la prépondérance de l'existant l'emporte, il nous semble plus facile de nous mettre d'accord, de construire des représentations partagées de ce qui est tangible. Nous avions construit nos systèmes d'action sur une logique de la compréhension totale des choses, de la prévision, de la maîtrise. Ce n'est plus le cas, nous n'avons plus pour réagir que des représentations incomplètes mais qui se complètent les unes, les autres, d'où l'intérêt de s'engager dans des processus d'élaboration coopérative plurimétiers. La sélection de pertinence est plus active lorsqu'elle . est exercée par plusieurs « sensibilités >• professionnelles. Les situations complexes exigent des réponses coordonnées dès leur élabora- 132 Régine Teulier-Bourgine tion : on ne peut plus simplement agréger à chaque niveau de décision les réponses différentes qui parviennent du niveau inférieur. Il importe qu'elles se modifient l'une l'autre dès leur construction. Cela suppose, nous l'avons déjà évoqué, que les acteurs construisent des représentations partagées. Bien que difficile et long, c'est cependant la « plateforme » minimale pour travailler ensemble. La complexité n'est pas dans chaque représentation, elle est dans le treillis, l'extraordinaire enchevêtrement des éléments de l'environnement, des représentations de chaque système cognitif individuel, des élaborations collectives de l'organisation. Le plus souvent les décisions se prennent avec des représentations simples et prégnantes, partagées au moins partiellement et qui de ce fait « s'arrangent » de la complexité. Non seulement les capacités cognitives de l'être humain sont limitées, mais des biais cognitifs1 nombreux viennent encore les limiter, seule l'extraordinaire adaptabilité du système cognitif humain, permet de départager, d'organiser, de hiérarchiser ces ensembles de représentations et de maintenir sa capacité de réactivité et d'action. 8.2. Les représentations institutionalisées Nous pensons que les représentations ont tendance à se stabiliser par un processus de typification. Les systèmes informatiques et différents systèmes d'aide sont des formes de cette stabilisation, parmi d'autres : procédures administratives, règlements, législations, codifications de description comme l'est, par exemple, la comptabilité. Par les technologies informatiques, l'organisation se dote de multiples formes de mémoire, de systèmes d'assistance variés : aides à la décision, à la rédaction en commun, à l'échange de documents. Ces supports d'information nouveaux, outils bureautiques, réseaux constituent un support commun à des représentations et permettent une certaine homogénéisation de celles-ci. Par ailleurs, ils interviennent dans le processus de construction de représentations partagées. Comme tels, ils figent certaines représentations et ils en modifient d'autres. Les représentations conditionnent fortement la conception de tels systèmes et inversement ces systèmes influencent de plus en plus nos représentations. Plus ces systèmes sont sophistiqués, plus les schémas conceptuels sur lesquels ils reposent modélisent mais aussi par la suite, « interfèrent » avec les processus cognitifs qu'ils assistent. Conçus pour aider l'utilisateur à remplir sa tâche, ils reposent sur une modélisation de ses procédures de résolution. Figeant en partie ces procédures, ils « conduisent » la façon d'exécuter la tâche et conditionnent en partie la façon d'aborder les problèmes. La maîtrise d'ouvrage et les concepteurs doivent être attentifs à cette 1. Par exemple la probabilité de reproduction des événements plus récents est surévaluée par rapport à celles d'événements lointains (Kahneman et al., 1982). Les représentations : médiations de l'action stratégique 133 influence et avoir d'autant plus d'échanges et de vigilance commune au sujet des représentations lors de la conception de ces assistances. Chacun sait que pour ne pas perdre de temps lors de la ré-ouverture d'un dossier, il est préférable d'avoir pris des notes avant de le refermer, sans cette précaution, on met un certain temps à se l'approprier à nouveau. Une des difficultés de constituer une « mémoire d'entreprise » l réside dans le fait qu'on ne se souvient que de la décision qui a été prise. H a été observé, par exemple, qu'on ne garde pas trace des erreurs. Mais nous pensons que ce n'est pas le seul problème ; on ne conserve pas la trace de toutes les représentations qui ont été instanciées, de tous les « paysages cognitifs » évoqués. On ne mémorise pas plus les justifications des décisions prises que celles des alternatives repoussées. La construction d'une « mémoire d'entreprise » n'a ainsi de sens qu'en permettant de retrouver d'une certaine façon le système de représentation qui accompagne une information. Garder les clés pour décrypter, en même temps qu'on stocke l'information mémorisée, est presque indispensable. Or on ne sait pas dans quel contexte on voudra ré-utiliser cette information. Les concepts de data ware house et de data mining2 vont dans ce sens. Même si ce ne sont pas des savoir-faire qui sont stockés, on s'oriente vers une exploitation de toutes les données de l'organisation pour la décision (N. Fabbe-Costes chap. 7). Les modèles d'exploitation du data ware house 3 suppose que l'on ait une représentation « centrée-utilisateur »4 des regroupements pertinents de données, de leur agrégation, et de leur présentation. Cette technologie montre bien (au prix de quelques échecs) qu'on ne peut pas exploiter les données si on ne mémorise pas les représentations élaborées qui permettent de les exploiter. L'évolution de ces technologies et de ces supports 5, de plus en plus distribués et partagés modifie la construction et l'échange des représentations dans l'organisation. L'impact organisationnel est certain, ces outils conditionnent non seulement la façon de travailler individuellement face à l'écran mais aussi les échanges et la coopération entre les acteurs. L'adoption, probablement très large et très rapide d'Internet et des Intranet va aussi dans ce sens. Permettant de produire, de stocker, de retrouver des masses importantes de documents électroniques, ils vont autoriser l'implantation de systèmes de 1. Ou - corporate knowledge ». 2 Littéralement « fouilles de données » : façon d'aller chercher les données pertinentes et de les rapprocher dans un grand ensemble de données disparates par leur contenu et leur lieu de stockage 3. Littéralement « entrepôt de données », c'est-à-dire de grandes bases de données stratégiques constituées à partir d'extractions de l'ensemble des enregistrements de l'entreprise. 4 Au sens de D. Norman, c'est-à-dire adoptant complètement le point de vue de l'utilisateur au moment ou il utilisera ces données. 5. Par exemple de - flux de documents » (Workflow) ou de Gestion Électronique de Documents. 134 _________________________________ Régine Teulier-Bourgine mémorisation des savoir-faire de l'entreprise jusqu'ici balbutiants. Imposant des standards de présentation, d'identification, de composition de documents, ils vont permettre la circulation inter-acteurs, intra et inter services ou organisation, d'une information élaborée, sous forme rédigée, et qui nécessitera à son tour ^émergence de nouveaux savoir-faire pour la gérer. Concevoir l'esprit humain comme fonctionnant avec des représentations semble assez intuitif, mais parallèlement il est difficile de cerner précisément une activité cognitive qui suppose cohérence, souplesse, et évolutivité du système de représentations. L'activité cognitive est difficile à embrasser dans une seule vision et ne se laisse pas enfermer dans une conception monolithique de son fonctionnement. Les représentations partagées construites par l'échange et la coopération des systèmes cognitifs des acteurs sont cruciales pour toute activité de management, mais plus encore pour l'action stratégique, co-conçue et s'élaborant chemin faisant. Elles sont un enjeu, tant pour les acteurs eux-mêmes que pour les organisations. À tel point que toute contribution de l'acteur à l'organisation peut être vue à travers ce challenge personnel : comment produire un énoncé « enseignable », pertinent pour les autres acteurs, fait de propositions appropriables qui, de ce fait, deviennent collectives. L'interaction entre les activités cognitives individuelles et collectives est centrale dans ce processus. Elle demeure mystérieuse et pourtant ses imbrications sont observables pour tous. La conception et l'action stratégiques sont des activités collectives et coopératives. Dans tout processus de négociation ou d'élaboration collective, les capacités de raisonnement, la façon de réagir individuelles interviennent et construisent ensemble les représentations partagées et l'évolution des représentations individuelles. De formulation en reformulations, de réfutations en argumentations, l'énoncé produit par un acteur s'échange, évolue, se diffuse et se transforme, s'établit en façon de faire puis en procédure. Les énoncés produits par certains acteurs revêtent pour d'autres une certaine pertinence et à ce titre sont repris, appropriés, intégrés dans leur propre vision du monde à la condition du maintien de leur propre identité. Nous proposons de voir les représentations mentales dans un continuum avec les discours, procédures, échanges, constructions organisationnelles. L'acteur en tant que sujet cognitif n'est pas différent de l'acteur social. Le tissu social, les échanges entre acteurs constituent un enchevêtrement de processus qui vont jusqu'à l'établissement de constructions organisationnelles. On peut ainsi considérer que ces procédures de savoir-faire, d'échanges dont une des origines étaient des représentations, deviennent à leur tour une des sources de l'institutionnalisation, c'est-à-dire de l'établissement de construc- Les représentations : médiations de l'action stratégique 135 tions sociales en dehors des sujets cognitifs, acquérant ainsi une apparence de « réalité objective ». Celle-ci intervient comme contexte organisationnel et collectif et conditionne à son tour les sujets cognitifs. Le travail sur les représentations constitue l'ingénierie des connaissances, c'est un véritable métier constitué de savoir-faire longs à acquérir et délicats à mettre en œuvre. Pourtant c'est aussi un sujet qui concerne chacun d'entre nous et particulièrement ceux qui réfléchissent dans les organisations aux possibilités de faire évoluer les acteurs. C'est donc à un travail pluridisciplinaire que nous invite ce constat.