Les représentations : médiations de l`action stratégique

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Les représentations : médiations de l`action stratégique
CHAPITRE 4
Les représentations :
médiations de l'action stratégique
Régine TEULIER-BOURGINE
»... ce qui nous intéresse ici ce sont les représentations telles qu'elles interagissent avec l'action
dans ce double mouvement de schémas pour
l'action et de modèles intérieurs modifiés par
l'action. Il ne s'agit donc pas d'une vision du
monde développée en abstraction de contextes ou
en abstraction de cette impérieuse nécessité
d'agir. »
D Dubois,Représentations pour l'action,
1993, p 17
Le travail de conception collective d'actions à entreprendre, de
comportements à développer en adéquation avec l'environnement,
est omniprésent dans l'action stratégique, c'est pourquoi les représentations nous intéressent dans ce cadre. Elles précèdent, accompagnent et suivent l'action. Elles semblent être une sorte de médiation
entre l'agent cognitif, acteur ou groupe, et son environnement, par la
perception et l'interprétation de celui-ci. Ce rôle de médiation, on
pourrait dire d'objets intermédiaires, est joué dans les deux sens :
dans la perception active et constructive de l'environnement
(M.J. Avenier chap. 2) et dans l'élaboration de la réponse et de
l'action. À chaque fois, les représentations sont conjointement partie
prenante des processus et objet de ces activités cognitives. Cela
n'implique pas pour autant que tout passe par des représentations.
Gardons-nous d'une conception de l'intelligence au contrôle unique et
centralisé, le chemin est parfois fort court entre la perception de
l'environnement et l'action.
L'apport des sciences cognitives peut nous permettre de mieux
cerner ce terme flou de représentations et les différents concepts
ainsi évoqués. En nous tîttéfiifafiFaux^îifférents processus de construction et d'évolution des représentations, nous souhaitons éclairer
notre compréhension des différents processus cognitifs dans.lesquels
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Bourgine
Régine Teulier-
les représentations sont engagées et qui composent le
management et"Tâctîvîïe stratégiques. Ce « détour •• nous a
semblé utile pour dépasser ce qui est habituellement mis sous ce
terme et pour s'enrichir véritablement du travail pluridisciplinaire,
fût-ce en complexi-fiant nos représentations.
Il nous semble que construire des représentations partagées
constitue un enjeu majeur aûjôûTdTïuT dans les organisations.
Elles sont un médium de coordination et de co-conception entre les
différents acteurs. Construites à partir des formulations
individuelles, elles supposent une élaboration coopérative entre
les acteurs qui participent à cette reformulation permanente. Nous
avons choisi d'aborder dans l'action stratégique trois composantes
qui nous semblent particulièrement importantes : la pertinence, la
conception et la coopération.
Les boucles de rétroaction entre co-conception et action, entre projet et action (M.J. Avenier, chap. 1) mettent en œuvre des raisonnements individuels et collectifs sur des représentations partagées ou à
Vlpartager. Processus cognitifs individuels et collectifs, sont sans
cesse ■i l'imbriqués, se~cô-construisent en permanence et le passage
dej'indi^ :jjviduel au collectif se fait par les évolutions et les partages
de repré-'' sentations. Les représentations s'échangent, se
construisent, ou plutôt se co-construisent, elles imprègnent
l'environnement cognitif dos acteurs et sont le cadre des nouvelles
conceptions, créations, propositions, décisions. Il nous a semblé
intéressant de tenter de situer les différents niveaux d'imbrication de
ces processus qui révèlent tour à tour et de façon complémentaire,
des activités cognitives individuelles et collectives, comme le fait par
exemple la négociation.
De l'individuel au collectif, les représentations des acteurs de
l'organisation semblent être un continuum qui se recompose en
permanence, permettant, entre autres, de mettre en place des
procédures dans l'organisation. Ce qui s'avère être un processus
d'institutionnalisation des tâches cognitives et des procédures
d'échanges. Les capacités cognitives limitées des acteurs, les gains
de temps et d'attention à réaliser dans les échanges, incitent
fortement à la mise en place de ce savoir-faire organisationnel
codé et partagé par tous. Ceci est en quelque sorte l'évolution
naturelle des représentations et ce n'est pas le moindre des
paradoxes de ces objets mentaux insaisissables.
1. Qu'entend-on par représentations ?
Le terme de représentation est largement utilisé par plusieurs
disciplines scientifiques et par le langage courant. Nous allons
tenter d'éclairer ses différentes acceptions, consciente que la
généricité du terme donne au concept, le « jeu » nécessaire à son
utilisation dans différents contextes. Il n'y a pas la même exigence
de précision sur ce concept en management et en sciences des
organisations qu'en psy-
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chologie cognitive, par exemple. Ce n'est pas un hasard si ce concept
de représentation apparaît inopérant à des neuro-biologistes, délicat
à utiliser à des psychologues, utilisable pour des.ergonomes et des
gestionnaires, et imprécis aux informaticiens de l'intelligence artificielle. L'intérêt de ce concept est d'aider l'observateur à s!expliquer Je
comportement d'àgents~engagés dans l'action et dans des rapports
sociaux. A ce titre, ce concepTpéut nous intéresser comme rendant
compte des « moyens ou instruments » dont disposent les acteurs
pour assurer leur adaptation (Piaget, 1987, p. XXII), et ses différents
éclairages disciplinaires peuvent enrichir notre compréhension de
cette adaptation.
Pour les sciences de gestion, concernées avant tout par l'action
dans les organisations, il peut être utile de reprendre ce concept de
représentation, tout en le reconnaissant flou et mal défini. En effet, il
est facile de dire qu'un acteur propose tel plan d'action dans son
organisation parce qu'il a telle représentation du problème. On suppose alors intuitivement, parce qu'on en ressent la nécessité, qu'une
« représentation interne du monde » prélude à l'action même en
l'absence du réel, et qu'elle semble assurer le lien entre le monde et
son appréhension par le sujet. Penser devient alors l'évocation, la
construction de ces représentations et toutes les opérations mentales
qu'on peut opérer sur elles, bref» la manipulation de représentations
internes du monde » Craik cité par P. Johnson-Laird (1983, p. X).
1.1. Nature des représentations
Du point de vue de \aL_ps^çhologie_jcsgnitive, on peut considérer
que la notion de représentation a deux sens [Richard, 1987 ; Bresson,
1987). Un premier sens qui correspond à des structures de connaissances stabilisées, qui sont donc stockées en mémoire à long tërhuTe't
qui ô~nï*besôln d'être rechercfieësTâctivées pour être utilisées. Utiliser le terme de représentations dans ce premier sens plutôt que celui
de connaissances, revient à vouloir différencier les représentations
des connaissances partagées et admises dans un domaine. Ainsi
nommées « représentations », ces connaissances sont en quelque
sorte teintées de la vision du monde d'un sujet.
Le terme de représentation est utilisé également dans un
deuxième sens, comme « constructions circonstancielles faites dans
un contexte particulier et à des fins spécifiques] étaBbrées dans une
situation donnée et pour faire face aux exigences de la tâche en cours »
(Richard, 1990 b, p. 36). C'est à ce second sens que se réfèrent
P. Falzon (1989, p. 11) quand il dit que cette notion de représentation
« renvoie à l'idée d'un modèle interne élaboré par le sujet pour traiter
les situations. Ce modèle interne résulte d'une construction, qui repose
sur une analyse des données de la situation et sur l'évocation des connaissances en mémoire », ou D. Dubois (1993, p. 14) quand elle
l'oppose au concept de connaissance : « La connaissance est conçue
souvent connaissance scientifique, générale et décontextualisée alors
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que les représentations sont liées à l'action du sujet, aux spécificités
des situations locales et à leur variabilité. » Les représentations suivant ce deuxième sens sont par nature contextuelles, elles sont temporaires et changent dès que la situation évolue. Elles sont par contre rapidement disponibles et constituent la mémoire opérationnelle.
Ces deux sens de « représentation • ne peuvent s'envisager que
dans la globalité de la cognition mettant en œuvre tout un ensemble
de processus cognitifs. À ces représentations internes du monde vont
s'ajouter tous les processus et traitements composant avec elles : «
Les processus cognitifs sont faits de représentations et de traitements. Pour ce qui concerne l'information symbolique, les représentations sont des connaissances et des interprétations, les traitements
sont des inférences et des jugements orientés vers des activités de compréhension ou vers des décisions d'action. » (Richard, 1990a, p. XI).
La fonction de la représentation consiste à introduire un objet
mental produisant une médiation entre le sujet et le monde. Le sens
est alors donné pour le sujet non par l'objet lui-même mais par un
substitut de cet objet qui est son représentant. La substitution n'est
pas « gratuite », le représentant remplissant le rôle de « moyen de
"calculer" des relations, des règles d'action, et des prévisions » (Vergnaud, 1987, p. 822). La représentation est donc fonctionnelle. En
reflétant certaines propriétés du réel (celles que le sujet perçoit de
son expérience du réel), elle permet au sujet d'opérer sur ses objets
mentaux et de déterminer ainsi ses règles d'action. Ceci même en
l'absence de spécification perceptive assurant ainsi « la permanence
subjective des éléments pertinents du réel » (Vîviani, 1987, p. 1668).
La relation représentant/représenté est complexe, elle ne peut pas
se faire simplement en mettant deux éléments en correspondance.
On peut penser ici à la notion de relation triadique (Peirce, 1960)
dont le troisième élément (souvent appelé interprétant) est celui qui
donne du sens à la correspondance des deux autres. La relation
représentant/représenté implique des liens nécessaires entre
l'ensemble des relations portant sur le représenté et l'ensemble de
celles portant sur le représentant, il s'agit en fait d'un système et non
d'un simple couple représentant/représenté. Et ce système, qui lie à
la fois les représentant/représenté, est la condition même pour que la
représentation puisse avoir lieu, de même que les systèmes associés
de comportements, actions et opérations, qui portent sur eux.
F. Bresson (1987, p. 935) le souligne avec force « il ne peut y avoir de
représentation que par les conduites qui les établissent et les font
fonctionner ».
Le fait que cette correspondance strictel représentant/représenté
prenne place à chaque fois au sein d'un système de représentations
particulier et que, par conséquent, cette relation entre les deux systèmes représentant et représenté soit subjective, pose la question de la
1. Il faudrait parler ici d'homomorphisme
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communicabilité et de la correspondance possible entre nos systèmes
de représentations. Nous devons en effet admettre qu'ils doivent
avoir suffisamment de points communs pour que nous puissions partager des connaissances et échanger entre nous.
La plupart des débats, notamment en sciences cognitives, sur la
question des représentations reposent sur la question de la représentativité de la représentation par rapport au réel, et sur le fait de la
prépondérance de cette représentativité pour l'action. Pour certains,
ce point apparaît fondamental. Ainsi, P. Johnson-Laird considère
comme une « question essentielle » : « ce qui fait d'une entité mentale
une représentation DE quelque chose. » et il souligne que « les théories
psychologiques du sens échouent presque toujours à fournir de façon
satisfaisante un lien avec le phénomène référencé ». Cependant on
peut mettre en doute le fait que cette question soit essentielle. Le
lien de la représentation avec la réalité n'a d'intérêt que pour
s'affranchir d'une subjectivité totale et pouvoir communiquer.
La subjectivité et l'interprétation par le sujet est soulignée par de
nombreux auteurs de disciplines différentes (Jodelet, 1989 p. 43, Le
Moigne 1994, p. 192) et n'est pas niée par nombre de psychologues : ■
« comprendre c'est construire une représentation, c'est-à-dire élaborer
une interprétation » (Denhière, 1990, p. 70). Cet auteur situe la
limite de la subjectivité en termes de compatibilité de la représentation avec les connaissances du domaine en mémoire, les nécessités de
l'action et ce qui est perçu de la situation. Ces trois composantes
nous ramènent au cadre conceptuel d'une situation de résolution de
problème.
1.2. Les hypothèses proposées par l'intelligence artificielle
L'intelligence artificielle (que nous appellerons IA) dont l'un des
objectifs est de simuler l'intelligence humaine sur machine s'est
beaucoup intéressée à ce concept de représentation et à sa possible
modélisation sur machine, posant par là tout le problème des mécanismes de l'intelligence et de la pensée. Il est donc assez naturel de
trouver dans cette discipline plusieurs modèles de représentation de
connaissances, d'événements et de mécanismes d'inférences. Chacune de ces investigations nous apprend quelque chose sur la pensée
et ses modes de fonctionnement, même si aucune ne fournit de
réponse • globale à la question encore largement inexplorée de la
cognition humaine.
Ainsi peut-on citer les frames, ou schémas (Minsky, 1975) ou
mieux encore les scripts, sorte de spécialisation des schémas (Schank,
1977) qui reposent sur l'hypothèse que des événements de la vie quotidienne se répètent suivant une certaine structure qui est en quelque sorte le « scénario » de ce type d'histoire. Par exemple, le script
•< aller au restaurant » implique un certain nombre d'actions comme
s'asseoir, consulter la carte, passer la commande. Le script introduit
de la connectivité entre des représentations d'objets et de situations
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parce qu'il « décrit des séquences appropriées d'événements dans un
contexte particulier » (Schank, 1977, p. 41). Il introduit implicitement
les objets dans un usage particulier, justement lié au script. Il s'agit
d'une description orientée vers l'action. Les scripts peuvent être
reliés entre eux par des plans pour décrire des situations plus générales (Schank, 1977, p. 97).
On peut faire l'hypothèse que les activités complexes comme celles de management sont représentées et organisées en mémoire
comme des schémas de façon similaire à des activités moins complexes (RifMn, 1985 dans Richard, 1987, p. 45). Il n'est pas encore
démontré qu'il existe pour ces activités complexes, des représentations mentales comme celles qui existent dans la perception d'objets
naturels ou manufacturés, qui sont organisées de façon prototypique l (Rosch, 1978), cependant les scripts de Schank, par exemple,
reposent en partie sur cette hypothèse et on peut la considérer
comme fondée.
Le cognitivisme fait l'hypothèse suivante : pour résoudre un problème, l'homme construit des modèles intuitifs, pragmatiques, mettant en œuvre des invariants fonctionnels. Cette activité cognitive
est appelée l'activité de résolution de problème. Il s'agit d'une activité de raisonnement, de construction mentale, consciente et délibérée qui permet de résoudre un « problème » ou une question que l'on
pose et dont, a priori, on ne connaît pas la réponse au départ. Tout
problème est défini par quatre composantes principales : son état-initial, un état-but qui est recherché, des opérateurs qui permettent le
passage d'un état à un autre et les contraintes qui bornent les
actions possibles (Newell & Simon, 1972). Dans cette problématique,
Fespace-problème englobe ces composantes et le cheminement vers le
but final en progressant d'états intermédiaires en états intermédiaires. Ceux-ci correspondent à des sous-buts, et la progression vers le
but, à travers les sous-buts, peut donner lieu à un plan d'action. La
solution n'est pas seulement le but assigné, mais l'ensemble d'opérateurs qui permet d'y parvenir. Et les méthodes de résolution consistent en des procédures de sélection de séquences d'opérateurs. Cette
conception de l'activité de résolution de problème est largement
majoritaire dans la conception cognitiviste de la décision.
P. Johnson-Laird pour sa part, propose une théorie des représentations qu'il appelle « modèles mentaux », théorie qu'il souhaite unifi1- E. Rosch a proposé la théorie de la typicalité ou de la catégorisation pour
rendre compte de l'organisation de la perception d'objets par l'être humain. Elle a
montré expérimentalement que cette perception est organisée autour des représentants typiques d'une classe et non par référence à la définition de la classe et
de ses propriétés. La classe des oiseaux est évoquée de façon spontanée par rapport au moineau, représentant typique et non comme une catégorie d'animaux
capables de voler (sauf exception), qui ont des plumes, des pattes et un bec. Ces
raccourcis cognitifs, totalement inconscients, sont mis en évidence par les temps
de réponse en situation expérimentale.
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catrice '. Ces « modèles mentaux », plus complexes que des prototypes
ou des schémas, «jouent un rôle central et unificateur en représentant
les objets, les états des affaires, les séquences d'événements, la façon
d'être du monde et les actions sociales et psychologiques de la vie
quotidienne » (1983, p. 397). Ils nous rendent capables « de faire des
prévisions et des inférences, de comprendre des phénomènes, de décider des actions et de contrôler leur exécution et par dessus tout
d'expérimenter des événements par procuration. »
Les représentations ne sont pas figées et il serait naïf de croire
qu'elles sont conservées telles quelles dans notre mémoire, comme
s'il s'agissait d'un simple stockage et comme s'il suffisait de les rappeler pour qu'elles surgissent. Ces caractéristiques de mémorisation
et d'évocation sont cruciales. Elles sont de celles qui peuvent remettre en cause l'intérêt du concept de représentation. Une des implications pour l'IA pourrait être que la connaissance n'est pas stockable
en machine parce qu'elle dépend essentiellement de son contexte
d'utilisation. Ceci peut constituer une critique recevable, du point de
vue des ambitions générales et originelles de l'IA, mais elle est absolument irrecevable du point de vue de l'IA comme technologie utilisée dans les entreprises.
On peut considérer que l'évocation des représentations stockées
en mémoire se fait instantanément et en fonction des besoins, ce qui
fait dire à G. Vergnaud (1987, p. 829) « La représentation n'est pas
exhaustive. Il suffit qu'elle reflète adéquatement les aspects pertinents
de la situation présentée ». Les représentations sont recomposées et
enrichies à chaque fois que nous en avons besoin, mais à chaque fois,
elles se recomposent différemment en fonction du contexte et des
interlocuteurs que nous avons, en fonction de la situation vécue.
Cette pertinence et cette adéquation à la situation dépendent à leur
tour en partie de représentations et de modèles : « la compétence en
communication est en grande partie fondée sur l'utilisation d'un
modèle pertinent de l'interlocuteur et de ses connaissances » (Falzon,
p. 157)
Autrement dit, la représentation devient opérante par des ancrages extérieurs à elle-même. Il ne faut pas voir l'évocation de représentations comme des images stockées sur pellicule qui envahiraient
tout d'un coup l'écran d'un cerveau disponible. Comme le souligne
F. Bresson (1987), pour que la représentation soit communicable il
est nécessaire qu'elle repose sur des pré-supposés (régis par la logique) ou sur des pré-construits (régis par des connaissances communes) et qu'elle devienne opérationnelle par l'application de règles
extérieures à elle-même.
L'évolution des connaissances dans les sciences cognitives incite à
accorder une attention de plus en plus grande à cet aspect de recom1 I! faut signaler parmi les propositions allant vers une unification des
sciences de la cognition, (et sans doute, la plus notable d'entre elles) celles
d'A. Newell :Unified Théories of Cognition.
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position de la représentation au moment de son évocation, en fonction de la situation vécue plutôt qu'à un aspect de stockage.
2.3. Les critiques du concept de représentation
Plusieurs théories s'opposent à l'utilisation de ce concept de
représentation comme déterminant dans la cognition. Elles arguent
par exemple de ce que ce concept n'est pas opérationnel pour un organisme (Varela1, 1989. p. 170) et proposent de considérer que ce n'est
pas l'organisme agissant qui a une représentation, mais l'observateur qui introduit cette notion de représentation pour s'expliquer le
comportement de l'organisme en couplage structurel avec son environnement (Maturana, 1987). En effet notre système nerveux ne
peut distinguer si ses états sont d'origine extérieure ou intérieure.
Dans ces conditions, on peut se demander « quelle est la nature du
phénomène de représentation dans le système nerveux et quel est son
rôle dans le comportement ? » (Maturana, 1987, p. 1460). Dans cette
perspective, on considère alors que l'adéquation du comportement de
l'organisme à l'environnement est opérée par un couplage structurel
entre les deux unités autopeïtiques, c'est-à-dire organisées comme un
réseau de processus de production de composants dépendant récursivement les uns des autres et constituant l'unité comme reconnaissable dans son domaine. Ainsi que le souligne H. Maturana : « le comportement adéquat d'un organisme dans un environnement donné
(qu'un observateur peut voir) ne peut alors être le résultat d'interactions instructives entre l'organisme et l'environnement. Il doit provenir de la sélection de la structure adéquate dans l'organisme, par la
confrontation opérationnelle de l'organisme avec l'environnement, en
autopoiésis ininterrompue. » (1987, p. 1453).
Dans cette perspective le problème du tracé de frontières cité par
M.J. Avenier (chap. 2, § 1.2.3) reprenant l'hypothèse de
A.C. Martinet (1993, p. 10) consisterait à concevoir les frontières des
unités d'organisation ou des organisations citées, comme définies par
leurs clôtures opérationnelles. En d'autres termes, ces frontières sont
identifiables par l'ensemble des interactions et des échanges entre
processus qui composent ces unités entrepreneuriales et qui se régénèrent en permanence.
Pour d'autres, les représentations ne sont pas déterminantes pour
l'action, elles sont simplement une ressource pour l'acteur engagé
dans une action qui est toujours « située » au sens où « chaque déroulement d'action dépend pour l'essentiel de ses conditions matérielles et
sociales » (Suchman, 1987, p. 50). Les plans, conçus dans l'analyse de
l'activité de résolution de problème, comme représentations élaborées prévoyant une suite d'actions ou de décisions et permettant de
passer d'un état initial du problème à des solutions, sont vus, dans le
1. H. Maturana et F- Varela sont des biologistes, chercheurs en sciences
cognitives dans lesquelles ils ont créé un courant important
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courant de la cognition située, comme des ressources pour l'action ne
déterminant pas son déroulement. Bien que les plans présupposent
l'encapsulation des pratiques et des circonstances changeantes de
l'action située, leur efficacité comme représentations, vient précisément du fait qu'ils ne représentent pas ces pratiques et circonstances
dans tous leurs détails concrets. C'est donc le «jeu » des plans et
autour des plans qui est intéressant pour l'action et non le fait de
figer leur enchaînement sous forme de procédures. Voir les plans
comme une ressource pour l'action (Suchman, 1987) s'oppose donc en
partie à certaines théories du cognitivisme, notamment celle de
A. Newell et H. Simon, dans laquelle la décision et l'action sont vues
comme des résolutions de problème et les plans sont vus, non comme
une séquence d'actions plausibles, mais comme une séquence organisée et orientée vers un but final.
La conception de l'action stratégique peut aussi être revue à
l'image de ce débat en science cognitive. On peut la voir comme une
résolution de problème et un plan de bataille centralisé (cf. La stratégie délibérée, M.J. Avenier chap. 1), on peut la voir aussi comme un
ensemble de réponses infimes à des questions non formellement
identifiées, suggérées par les multiples facettes de problèmes organisationnels (cf. la stratégie émergente, M.J. Avenier chap. 1). L'initiative et l'autonomie sont largement liées à une activité cognitive qui
suppose pertinence et marges de manœuvre (M. J. Avenier, chap. 1 et
N. Fabbe-Costes chap. 3). Il est probable que, dans le domaine cognitif, l'un n'exclut pas l'autre, que l'un prend le relais de l'autre. La proposition centrale de cet ouvrage dans le domaine du management
aurait donc un corollaire dans le domaine cognitif. Une part de l'activité cognitive serait répartie dans notre organisme sans être complètement programmée par un contrôle centralisé, même si elle reste en
étroite relation avec lui. Ceci reste mystérieux dans l'état actuel de
nos connaissances et de notre conception de la rationalité, mais semble néanmoins plus apte à rendre compte des phénomènes de la
cognition qu'une vision monolithique.
En conclusion, on peut dire que si le cognitivisme classique admet
en généra.1 que notre cerveau utilise des symboles pour fonctionner,
d'autres théories posent que ceux-ci ne viennent à notre esprit que
pour formuler ce que nous pensons. Rappelons que le langage est le
système symbolique le plus répandu, le plus puissant et celui que
nous utilisons le plus largement à travers nos multiples activités. De
même qu'il n'y a pas opposition entre instinct et intelligence (Piaget,
1966), il n'y a pas opposition entre une activité de raisonnement
réfléchie, structurée, et une réponse par l'action aux situations qui
sont des sollicitations du monde extérieur. Nous proposons l'hypothèse qu'il n'y a pas une délimitation très nette, au sein de notre activité globale, entre ces différentes activités cognitivcs : résolution de
problème ou émergence ou action située, il y a presque en permanence juxtaposition et enchevêtrement de toutes. Non que le système
cognitif humain fasse du traitement parallèle, mais parce qu'il est
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Régine Teulier-Bourgine
capable de gérer un agenda de traitements et d'actions complexes qui
s'interrompent et se chevauchent en partie. Le caractère à la fois
décentralisé et centralisé du système cognitif humain lui permet de
gérer les perceptions et les nécessités immédiates de l'action par des
réponses de l'organisme largement encapsulées (au-delà du réflexe).
Mais il est capable aussi, simultanément, de gérer des activités
cognitives dont le contrôle est très centralisé comme la résolution de
problème.
2. Comment se forment les représentations ?
2.1. Structures initiales et expérience
Selon J. Piaget (1966), on peut considérer que les premières représentations du tout petit eofant sont des schèmes qui se construisent
à partir de l'instinct et à travers l'activité sensori-motrice. Plus tard,
ces schèmes s'agrègent, « s'emboîtent » et forment les structures
cognitives. L'évolution se poursuit pendant l'enfance, l'adolescence
puis chez l'adulte (Piaget, 1987). Le besoin de structures est lié au
besoin de cohérence intérieure et d'organisation du monde mental.
Les structures sont à la fois une totalité fermée et le point de départ
de nouvelles structures, elles sont système de transformations. Le
critère de la fermeture, de l'achèvement de la structure est la nécessité alors que le fonctionnement de la structure est à la fois un palier
d'équilibre dans la genèse, et le chemin pour construire d'autres
structures.
Inventer ou trouver des structures exige l'usage de procédures.
Les procédures viennent compléter les structures cognitives et reposent, comme elles, sur des transformations ; cependant elles sont
orientées vers un but. Les représentations et les procédures sont
acquises en même temps, et seront réutilisées dans des situations
similaires. La différence vient de leur statut : les unes sont propres à
l'action, les autres non, cependant les deux sont liées à l'expérience
du sujet et les deux vont être ré-utilisées dans l'action par le sujet
(Inhelder, 1987, p. 672). Les procédures sont donc indissociables des
représentations signifiantes ou de modèles ad hoc que chaque sujet
élabore en fonction de sa propre expérience de la situation qu'il doit
traiter. L'aspect procédural et les représentations dépendent donc
ainsi étroitement l'un de l'autre.
La création de structures est continuelle. Les représentations se
créent sans cesse, de façon réactive à l'environnement et en accord
avec le background déjà formé. Nous pouvons même considérer
l'incomplétude de la représentation non comme la conséquence d'une
élaboration « économique » de la fonctionnalité et de l'opérativité de
la représentation, mais comme une condition sine que non de l'adaptation fine de l'action à la singularité des situations (Rabardel, 1993,
p. 132) : « Nous avançons donc l'hypothèse que les représentations
pour l'action forment, pour le sujet, des outils de traitement de la
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complexité. L'incertitude, l'incomplétude et le jeu devant, selon cette
hypothèse, être considérés comme des caractéristiques fonctionnelles
constitutives des représentations pour l'action ». Ainsi, la représentation permettrait d'anticiper l'action, non dans son détail, mais dans
une sorte d'appréhension globale. Nous pouvons rapprocher cette
position de la conception du « plan » par Suchman qui décrit celui-ci
comme nécessairement « vague » puisque anticipant une action qui
est forcément et essentiellement « située ».
Actuellement, dans les organisations les représentations doivent
pouvoir se créer, se recomposer à partir des anciens schémas de façon
de plus en plus innovante et souple. La circulation de l'information
étant de plus en plus grande (N. Fabbe-Costes chap. 7) et la
complexité de l'environnement augmentant, ainsi que le souligne
P. Osterman parlant des managers : « 7/s éprouvent une impression
de meilleur contrôle local en raison du plus grand nombre d'informations qu'ils reçoivent sur ce qui se passe dans leur domaine de responsabilité. Mais par ailleurs, ils se sentent plus globalement
vulnérables.» (1995, p. 294). Le «jeu» dans les représentations est
donc de plus en plus nécessaire pour qu'elles se reconstruisent de
façon innovante, hors des raisonnements figés.
Nos schémas mentaux comme nos schémas affectifs ont été revécus et réinstanciés1 maintes et maintes fois. À chaque fois un processus de renforcement les ancrent un peu plus dans les acquis du sujet.
Pour comprendre cela, on peut penser au travail sur soi de la cure
psychanalytique, si long, parce qu'il consiste notamment à dé-constuire l'une après l'autre chacune des images, des traces de séquences
vécues qui sont venues instancier un schéma originel rejoué à l'infini.
On peut penser aussi au travail de deuil que M. Proust décrit comme
composé de multiples facettes : après le deuil d'Albertine à faire, il
restait le deuil à faire de toutes les images de lui au temps d'Albertine, ainsi retournant chez le coiffeur, il lui fallait recommencer un
travail de deuil : celui de la séance chez le coiffeur en pensant à
Albertine. Cette construction des structures liée aux expériences personnelles successives par l'accommodation et l'assimilation fait de
chaque système cognitif, un système cognitif particulier et différent
des autres.
Les structures se construisent au fil des expériences par deux processus complémentaires : l'accommodation et l'assimilation qui ne
peuventexister l'un sans l'autre et qui forment ensemble l'équilibration des structures cognitives (Piaget, 1966). L'accommodation consiste en l'ajustement du schème à la situation particulière, elle est
déterminée par l'objet. L'assimilation est déterminée par le sujet, elle
est l'intégration aux structures antérieures de la nécessité de modification d'une conduite, suite à un stimulus extérieur.
]. Au sens de recalculer la même fonction avec de nouvelles valeurs attribuées aux variables.
106
Régine Teulier-Bourgine
2.2. Recomposition des représentations
Les représentations se prêtent par définition à une évolution
continuelle. Elles sont par nature évolutives. Dans la théorie piagétienne, largement acceptée, les représentations s'agrègent à des
schèmes initiaux et toute nouvelle acquisition vient prendre sa place
dans un réseau qui relie tous les schèmes et les organise en structures et macro-structures. Plus l'univers des représentations est riche,
plus toute nouvelle acquisition (et la moindre d'entre elles) va venir
prendre sa place facilement parmi les autres. À l'inverse, si elle ne
peut se « raccrocher » qu'à un univers pauvre, elle sera peu opérante,
difficile à mémoriser. Ainsi quelqu'un qui connaît déjà bien une ville
et à qui on fait découvrir un petite rue permettant de relier deux
quartiers connus en évitant la circulation, va la mémoriser et l'utiliser. Faire connaître la même rue à quelqu'un qui n'a aucune représentation globale du plan de la ville, ni des quartiers environnants,
ne va être d'aucune utilité et il est probable qu'il ne la mémorisera
pas. Autrement dit. un certain niveau de savoir permet de tirer parti
d'un nouveau savoir.
À l'inverse, certaines représentations peuvent jouer un « effet de
levier » au sens de l'analyse financière : il ne s'agit plus d'une somme
déjà organisée rendant opérante une nouvelle bribe de savoir, il s'agit
d'une représentation particulièrement opérante qui va permettre de
ré-organiser ou de re-fonctionnaliser de façon différente tout un pan
de savoir déjà acquis. Ce peut être une « re-visite », un éclairage nouveau, ou plus puissant. Ce peut être un « choc », par exemple un
voyage d'étude ou une visite d'entreprise peut repositionner toute
une conception d'organisation d'atelier, de conception d'un métier,
etc. Le regard extérieur du consultant permet de recomposer une
nouvelle vision et peut avoir cet effet levier, A.M. Nicot (chap. 8)
montre que là réside une des justifications de l'intervention du consultant. Il n'est pas nécessaire de vivre un moment « exceptionnel >
comme un audit pour qu'un tel phénomène se produise. La genèse et
l'évolution des représentations pour l'action est un processus spontané et permanent. Ce modelage et cette influence réciproques de
l'action et des représentations justifie l'intérêt que nous leur portons.
Ainsi les livres et les méthodes à succès de management peuvent
être des « agitateurs », des « leviers » d'influence des représentations
pour influencer l'action, et là se situe, sans doute, leur meilleure prétention. Dès qu'ils sont utilisés comme recettes, les actions qu'ils
engendrent ont probablement autant d'effets pervers que d'effets
positifs.
Les représentations, au sens général où nous l'entendons, peuvent être plus ou moins malléables ou sclérosées. Les premières
représentations d'un type d'expérience ou de situations sont très prégnantes (Lorenz, 1978) et servent à construire les structures (Piaget,
1966). En sciences de gestion, nous pouvons affirmer que les premières situations professionnelles vécues, en particulier avec des respon-
Les représentations : médiations de l'action stratégique
107
sabilités, sont marquantes pour le fonctionnement cognitif ultérieur.
Ceci nous semble confirmé, de façon pragmatique, par l'importance
que les recruteurs accordent à la façon dont s'est déroulée la première expérience professionnelle pour un cadre débutant (et chez
quel employeur). Peut-être est-ce aussi la justification des « études
de cas » en formation à la gestion. Cela ne signifie-t-il pas que pour
certaines matières l'enseignement conceptuel et théorique ne peut
pas être séparé d'une inscription dans le réel et que certains schémas, en particulier les premiers, doivent s'inscrire d'emblée dans un
contexte « réaliste » ?
Si nos représentations sont parfois sclérosées c'est justement que
les schémas antérieurs font en quelque sorte obstacle à de nouvelles
expériences, ils sont à la fois richesse et barrière, structurants et contraignants. On a pu faire l'hypothèse (Miller, 1956) que l'être humain
raisonne non pas sur des connaissances mais sur des « groupements » ou « morceaux » de connaissances. Et ces groupements sont
d'autant plus « gros » que le sujet connaît mieux un domaine. Ainsi
dans un domaine professionnel, les « groupements » des experts sont
plus conséquents que ceux des novices, mais la capacité de combinaison n'est que légèrement supérieure. Autrement dit, quelqu'un
d'expérimenté va combiner instantanément dans ses raisonnements
des « morceaux de connaissances » plus importants, plus adaptés,
plus spécifiques, caractéristiques de la situation qu'il est en train de
vivre alors que quelqu'un de moins expérimenté devra assembler pas
à pas des « morceaux de connaissance » plus réduits et constituer
laborieusement une représentation pertinente pour appréhender la
même situation. De ce fait d'ailleurs, comme le souligne H. Dreyfus
(1984) le « novice », ou plutôt l'apprenti expert, est capable d'expliciter son raisonnement plus facilement que l'expert pour qui beaucoup
d'étapes du raisonnement sont engrammées et devenues implicites.
Ces groupements peuvent être vus comme des cas particuliers de
représentations.
3. Comment sont organisées les représentations ?
3.1. Système de représentations
On peut donner deux sens à l'expression <■ système de représentations ». Il 's'agit globalement de la manière dont des acteurs individuels conçoivent et donnent du sens à leurs actions ou plutôt donnent du sens à une suite d'actions. Ce qui fait sens, c'est la
permanence des représentations, c'est-à-dire un certain corpus de
représentations (premier sens) qui permet de coordonner, de hiérarchiser des actions pour atteindre un but général ou un état satisfaisant. Il n'est pas si simple d'affirmer l'existence d'un système de
représentations dans un domaine. Cela suppose qu'il existe plusieurs
types de relations et d'articulations entre ces représentations. Il est
nécessaire qu'existent dans la mémoire à long terme « les conditions
108
Régine Teulier-Bourgine
de réalisation des représentations que l'on peut produire et de compréhension de celles que ion peut recevoir » (Bresson, 1987, p. 970) et
ceci nous donne le deuxième sens auquel on peut entendre « système
de représentations ». Des systèmes de représentations comme le langage ou les mathématiques, sont organisés en plusieurs niveaux
comme la syntaxe, la sémantique, la pragmatique. Chacun étant
organisé avec des règles cohérentes et ayant une certaine permanence : par exemple les règles syntaxiques d'une langue ou de l'algèbre. Pour que l'ensemble fonctionne, les règles doivent être cohérentes, aussi bien parmi les représentants que parmi les représentés.
Pour un domaine de compétences moins formalisé comme l'action
stratégique, si nous ne connaissons encore rien de son organisation
du point de vue du fonctionnement cognitif, nous savons du point de
vue des sciences de gestion, que cet ensemble de représentations et
de règles constitue un savoir long à construire, et qui est une
richesse tant pour l'individu que pour l'organisation. Le corpus de
concepts comme concurrence, part de marché, service client, réorganisation de la logistique, existe. Ces concepts sont reliés, articulés
entre eux ; de même qu'il existe les moyens et les conditions de créer
ou de recevoir de nouvelles représentations de ce domaine. Cependant la description de ce domaine n'est pas aisée. La « simple » description des objets d'un domaine de connaissances est complexe : on
peut distinguer par exemple ontologies primitives décrivant les
objets primitifs du domaine et ontologies pragmatiques formulées
dans des termes adaptés aux raisonnements appliqués au domaine
(Bachimont, 1996).
Le concept de part de marché, par exemple, est représenté essentiellement par l'expression dans la langue, le système de représentations est lié au langage naturel. Cependant des représentations imagées s'y joignent, par exemple une représentation schématique « en
secteurs » autour de laquelle la discussion lors d'une réunion peut
s'organiser. Un ensemble d'actions ou de référents communs sous des
vocables qui ne sont évocateurs que pour les acteurs plongés dans
l'action peuvent s'y joindre également. Par exemple : « gagner des
parts de marché » comme scénario global, ou bien des représentations référentielles comme présence dans les linéaires ou sur
certains supports publicitaires pour des produits de grande consommation.
3.2. Représentations et patterns profonds
Sans pouvoir nous y attarder, gardons en mémoire que nos représentations se construisent sur fond d'affect. G. Bateson nous propose
ainsi de nous référer à des patterns de comportement tellement profonds qu'ils sont communs à tous les mammifères (1980, p. 228) :
"... des modèles de relation à travers lesquels ils établissent des rapports d'amour, de haine, de respect, de dépendance, de confiance et
autres abstractions de ce genre, avec quelqu'un d'autre ». Ainsi pro-
Les représentations : médiations de l'action stratégique
109
pose-t-il l'exemple suivant : si mon chat quémande du lait en miaulant devant le réfrigérateur, môme s'il demande réellement du lait,
même si je décrypte bien sa demande et lui donne du lait, nous nous
référons le chat et moi, non pas à l'épisode de la relation mais à un
pattern établi et qui, lorsque je le reconnais, déclenche une action.
Dans cette perspective nous aurions des patterns profonds de nos
relations avec les autres, qui déclencheraient des lectures de ces relations à un moment donné.
Nous pensons pour notre part que d'autres patterns profonds
conditionnent aussi nos comportements par exemple celui d'un processus identitaire profond : tout individu cherche avant tout à correspondre à l'image qu'il a de lui-même (Bourgine, 1989). À travers son
activité professionnelle, il cherche avant tout à être reconnu et à
l'être pour cette image. Dans la réponse des autres et des faits, il
cherche donc une sorte de « validation » de cette représentation qu'il
a de lui-même.
Les schémas professionnels et de réalisation de tâches ne sont pas
séparés de ces patterns profonds. Dans nombre de tâches, l'activité
professionnelle met en jeu l'identité et les représentations de soi ou
encore les relations avec les autres. Autrement dit, on peut concevoir
que, par exemple, les patterns d'un acteur concernant l'autorité vont
influencer indirectement ses façons de se positionner dans son milieu
professionnel, conditionnant ainsi ses réponses dans plusieurs situations différentes. Ce type de pattern profond, inconscient, difficilement explicitable et difficilement modifiable, est donc en même
temps omniprésent comme contexte englobant des représentations et
des comportements.
4. Comment les représentations évoluent-elles ?
4.1. Les causes d'évolution : inadéquation
Qu'est-ce qui peut déclencher l'évolution des représentations ?
A quelles conditions ? Et par quels mécanismes cette évolution se
produit-elle ? Les représentations peuvent être défaillantes par rapport au projet de l'acteur. Celui-ci peut avoir un déficit ou une surcharge d'information. Il y a alors difficulté à faire émerger rapidement le -sens global, pertinent pour l'action, à « les situer à leur
propre niveau d'organisation, ... à considérer les niveaux qui les
englobent et ceux qu'elles englobent » (Laborit, 1994, p. 228). Des
représentations inadéquates constituent un troisième mode de
« défaillance » des représentations par rapport à l'action. Une forme
d'inadéquation généralisée en matière d'évaluation du risque, bien
connue des économistes est celle des « biais cognitifs », elle consiste
en des évaluations et représentations inadéquates des événements,
de leurs probabilités d'apparition, de leurs causes et de leurs conséquences. Ces biais nombreux et omniprésents (Caverni, 1990) sont
induits par l'usage d'heuristiques dans les jugements et décisions en
110
Régine Teulier-Bourgine
situation incertaine (Kahneman et al, 1982) ce qui est fréquent dans
le domaine stratégique. Une des difficultés de l'action stratégique est
de se représenter les autres acteurs, leurs buts, leurs stratégies et
d'imaginer leurs interactions potentielles. Quelle que soit sa forme,
l'inadéquation des représentations conduit l'acteur soit à une inhibition soit à une action inefficace.
Une cause importante d'évolution des représentations est la confrontation au « monde extérieur » : événements, obstacles aux
actions entreprises, et systèmes de représentations produits par
d'autres acteurs. Cependant ces sollicitations extérieures sont moins
déterminantes pour l'évolution des représentations que l'état intérieur de l'unité autonome qui les rencontre. Si on considère les
acteurs et les organisations comme des unités autonomes ayant une
clôture opérationnelle, on dira que l'unité n'établit de couplage structurel qu'en fonction de ses propres structures, donc de son identité.
En termes gestionnaires on pourrait dire que la réactivité (qui inclut
plus que l'évolution des représentations mais suppose celle-ci)
dépend plus de l'état de l'unité qui réagit que de son environnement.
Le réseau enchevêtré de nos représentations s'est construit avec
notre personnalité. Ce réseau a un certaine cohérence et une certaine stabilité. Le besoin de cohérence peut jouer pour ou contre
l'évolution des représentations. Plus elles sont périphériques par
rapport à la construction de notre personnalité et de notre système
cognitif, plus nos représentations sont faciles à modifier, ainsi les
représentations qu'un acteur possède d'un nouveau produit ou d'un
concurrent sont plus facilement modifiables que sa conception de
l'autorité, du pouvoir et de la légalité.
4.2. La cohérence interne
Les représentations évoluent suivant les mêmes processus
d'accommodation et d'assimilation qui président à leur construction,
puisqu'elles ne cessent d'évoluer (sauf cas extrême de sclérose) et de
se construire. Cependant le changement doit satisfaire à la double
condition de la cohérence Interne du moi et de la pression du milieu
(Bateson, 1984, p. 150). Que le système cognitif soit un acteur ou un
groupe d'acteurs (service, équipe de projet, comité de direction) il ne
peut accepter de changement que conforme à sa propre identité. On
peut voir l'équilibration comme une recherche de cohérence ou
encore comme un compromis qui permet une certaine cohérence
locale et temporaire. Par le double mouvement d'assimilation/accommodation une nouvelle cohérence est trouvée. Ainsi par une série
d'équilibrations le système cognitif évolue et s'adapte en maintenant
sa cohérence. Si une pression très forte du milieu appelle une évolution importante et rapide de l'organisme, celui-ci risque de perdre sa
stabilité interne. L'évolution ne peut se faire, en quelque sorte, sur la
même trajectoire de cohérence globale : opérer un saut ou un glissement vers une autre cohérence devient nécessaire (Bourgine, 1987).
Les représentations : médiations de l'action stratégique
111
Le besoin de cohérence interne induit pour chaque acteur une
nécessité forte de compatibilité entre ses stratégies individuelles et
les stratégies du groupe et de l'organisation. Les acteurs ne sont pas
mus seulement par un projet individuel, ils ont aussi une représentation du bien commun et de l'action stratégique de l'organisation. Dans
le cas par exemple d'une délocalisation entraînant une fermeture
d'usine alors que la firme a de bons résultats économiques et financiers, les acteurs sont non seulement heurtés dans leur intérêt personnel légitime mais aussi choqués par l'argumentaire qu'on leur présente. Ils ont une représentation de la concurrence internationale et
des exigences de profit etc. qui inclut, qui est complètement imbriquée
(il y va de leur cohérence d'individus) avec la certitude que leur usine,
à eux, peut tourner, être performante etc. Leur opposition à la fermeture de leur usine n'est pas seulement due au fait que leur intérêt
personnel est touché. Leurs représentations sont liées à leur intérêt
personnel, mais elles sont liées aussi à une certaine vision économique et ces deux aspects sont cohérents et compatibles. Ceux qui décident de la délocalisation ont une vision stratégique différente qui ne
peut pas être « intégrée » par les opposants à la fermeture de l'usine
parce qu'elle est totalement incohérente avec leur vision de l'économie
et leur stratégie personnelle. Une des conséquences d'un tel affrontement de deux « conceptions du monde », est que l'opposition ne peut
pas se résoudre par de la bonne volonté. Il est nécessaire que les
acteurs « entrent » dans le point de vue les uns des autres, (Crozier,
1994). Cela signifie peu ou prou comprendre, s'approprier en partie le
système de représentations de l'autre. Or ce n'est pas toujours possible, notamment à cause de cette nécessité de cohérence interne.
4.3. Obstacles à l'évolution
Dans le changement des représentations, le rôle des animateurs
(Y. Giordano chap. 5 et L. Nourry & C. Nahon chap. 12) est de faire
les premiers ce passage et donc de « baliser » le chemin pour les
autres. Ce chemin qui permet d'évoluer dans ses représentations, et
dont J.L. Le Moigne dit, reprenant une citation de Machado, qu'il se
construit en marchant. Ce chemin se construit, par l'échange avec les
autres acteurs, dans et par l'action.
Les processus qui construisent l'expérience et les représentations
peuvent aussi constituer un obstacle à leur changement : ainsi par le
processus de renforcement déjà décrit, les représentations ré-instanciées des dizaines de fois, peuvent se construire, participer à l'élaboration d'un savoir-faire mais aussi se scléroser, au sens biologique du
terme : c'est-à-dire que de tissu vivant, elles deviennent progressivement tissu mort qui fait obstacle aux échanges. Si tout le réseau de
représentations est sclérosé, il constitue une vision du monde figée.
Le savoir-faire stratégique incluant des qualités de vision opportuniste, il est particulièrement incompatible avec des représentations
sclérosées.
112
Régine Teulier-Bourgine
L'accumulation d'expériences trop semblables, le manque de
situations nouvelles favorisent la sclérose et l'inhibition pour agir.
Pour prévenir la sclérose des représentations, on évitera donc de
créer et de vivre ce type de situations (c'est-à-dire d'avoir à vivre ces
situations de façon non-créative, non innovante). Rendre plus conscientes, plus explicites les représentations (A.M. Nicot, chap. 8), les
inférences, les liens, semble aller dans le sens de leur donner du Jeu
et de lutter contre la sclérose. Les échanges entre acteurs sont déterminants pour éviter la sclérose et il reste comme le propose
R. Sainsaulieu (1994) à découvrir « les mécanismes d'apprentissage,
de transfert et de solidarités relationnelles » capables de lutter contre
« les jeux conservateurs au sein des systèmes d'acteurs complexes ».
D'autres mécanismes complexes peuvent favoriser ou freiner
l'évolution des représentations. Une de leur caractéristique globale
est qu'ils ne sont jamais isolés : ils interagissent, se renforcent,
jouent dialectiquement les uns par rapport aux autres. Ainsi dans le
mécanisme de l'apprentissage contextuel décrit par G. Bateson,
comme émanant » d'un type de double description allant de pair avec
la relation et l'interaction » (1984, p. 140), des types relationnels
s'autovalident l'un, l'autre. Ainsi un manager qui ne délègue pas et à
qui on demande de le faire, retiendra en fait que sa hiérarchie lui fait
un reproche et aura tendance à contrôler encore plus tout ce qui
dépend de lui. En effet sa tendance à tout contrôler s'accompagne de
son obsession à être irréprochable et la moindre demande exprimée
sur l'une des tendances ne peut que renforcer l'autre. Ceci est également valide pour les organisations comme le montre A.M. Nicot
(chap. 8) en décrivant les situations de crise.
5. Le lien action/représentation
L'action et l'évolution des représentations sont des processus
constructivistes, concomitants et en interrelation. Nous proposons de
les voir comme des modèles en écho (Bourgine, 1987), c'est-à-dire que
l'un reproduit le bruit originel et le renvoie à son générateur, celui-ci
peut le modifier et en émettre un autre qui lui sera renvoyé à son
tour modifié. L'écho est le processus de résonance entre les deux qui
fait que l'un et l'autre G'un générateur, l'autre image qui renvoie en
fonction de sa texture) se font évoluer mutuellement par l'information qu'ils se renvoient.
La capitalisation ex post de l'expérience se fait dans les représentations individuelles : le savoir-faire a évolué, l'acteur a intégré des
modifications dans ses connaissances déjà établies. « Les représentations pour l'action sont à la fois processus actifs d'appropriation de
situations et produits ou résultats de cette activité » (Dubois, 1993,
p. 17). Dans certains cas, il peut être intéressant que cette capitalisation devienne explicite pour l'acteur. C'est en l'explicitant pour
d'autres qu'elle peut le devenir. De même le groupe peut capitaliser
Les représentations : médiations de l'action stratégique
113
ses acquis et ses expériences en les formulant en énoncés « enseignables » selon une expression de J.L. Le Moigne. Le fait d'avoir à exprimer et à communiquer conduit à préciser sa pensée. C'est l'expérience que chacun d'entre nous peut faire par exemple en sortant
d'un cinéma : nous avons des impressions personnelles qui pourraient rester assez vagues, mais que nous ayons à en parler à
quelqu'un, alors pour argumenter, étayer nos impressions, nous coordonnons, rassemblons des éléments épars, des sentiments qui furent
fugitifs, bref nous construisons une position plus élaborée. Nous
créons, en quelque sorte, une opinion élaborée pour la direl.
L'évolution des représentations par l'action et la mobilisation des
représentations pour l'action constitue une boucle sans fin en
réflexion et activité stratégiques. Plus largement, il s'agit d'une
démarche fondamentale, quoique souvent implicite-. Il est intéressant
de remarquer qu'elle a cependant été explicitée dans des démarches
particulières. Ainsi cette explicitation a été tentée par des mouvements d'Action Catholique qui firent de cette démarche appelée
« Voir-Juger-Agir » un véritable apprentissage cognitif et comportemental. Lequel se traduisit par la suite pour beaucoup par un engagement dans le syndicalisme ouvrier ou agricole des années 50-80.
L'originalité de cette pratique tient, d'une part à l'explicitation de la
démarche, à la décomposition en trois étapes distinctes, d'autre part
à la mise en regard de faits infimes et quotidiens et d'un référentiel
de très haut niveau.
6. Action stratégique et représentations
Qu'est-ce que l'activité stratégique du point de vue cognitif?
Outre ce qu'il y a de commun avec toute activité cognitive, existe-t-il
des représentations particulières ou processus cognitifs particuliers
impliqués dans les raisonnements et actions stratégiques ? Il n'est
pas facile de répondre à ces questions. Cependant on connaît par les
sciences de gestion plusieurs caractéristiques de l'activité stratégique; par exemple le fait qu'elle nécessite à la fois analyse et intuition
(Desreumaux, 1993, p. 242), et ceci peut nous aider à la décrire.
Du point de vue des activités cognitives, nous proposons de considérer l'activité stratégique avec trois entrées : la sélection de pertinence, la conception à la fois des aspects stratégiques de la situation
présente et de celle dans laquelle on veut se projeter, enfin la coopération qui marque toute activité stratégique et en particulier les
deux processus précédents puisqu'ils ne sont quasiment jamais exercés par un système cognitif isolé.
1. On peut considérer aussi que c'est une des raisons d'être de l'art et de la
poésie : l'expression élaborée des sentiments rend compte de ceux-ci. Mais inversement, ceux-ci ne sont ressentis dans toute leur richesse et subtilité que parce
qu'il y a eut éducation, donc travail sur l'expression.
114
Régine Teulier-Bourgine
6.1. La pertinence
Vouloir mener une action stratégique dans un milieu complexe
renforce le besoin de capter des éléments pertinents, de créer donc de
la pertinence. L'action stratégique suppose en effet de percevoir avec
acuité des changements de l'environnement (y compris infimes), de
pressentir de quoi ils sont porteurs, pour être capable d'anticiper et
d'imaginer des actions dans et sur l'environnement.
Comment identifier ce que l'on n'attend pas ? Comment parmi
tous les faits qui sont manifestes et composent à un instant donné
l'environnement cognitif d'un acteur, en distinguer certains ? Ceux
qui sont à un moment donné plus pertinents que d'autres seront perçus prioritairement. La pertinence peut être définie comme une
caractéristique d'un fait perçu par un individu en fonction des évocations d'hypothèses fortes qu'elle peut susciter chez lui (Sperber, 1986).
La pertinence de faits, d'idées et l'émergence d'hypothèses ou de
représentations que cette pertinence suscite, dépend essentiellement
d'effets contextuels que ces hypothèses vont avoir parmi l'ensemble
des représentations présentes à ce moment-là à l'esprit de l'acteur.
La nouvelle hypothèse émergeant à partir du phénomène de pertinence va se combiner, s'agréger avec les autres hypothèses : « ce n'est
pas simplement que des hypothèses vont se trouver réunies dans
l'esprit de l'auditeur en une occasion peut-être unique. Elles vont y
apparaître dans un certain ordre, et seront sans doute traitées dans
cet ordre-là » (Sperber, 1986, p. 182).
La pertinence est une qualité des faits ou des informations perçus, de même que l'acceptabilité pour les autres est une qualité des
énoncés produits par un acteur. Ces deux caractéristiques dépendent
des systèmes cognitifs qui les produisent. L'acceptabilité de l'énoncé
produit est une autre facette de la pertinence : c'est ce qu'il est pertinent de dire à tel moment, dans tel contexte.
Pour que l'acteur puisse exercer sa recherche de pertinence pour
une action stratégique qui est celle d'une organisation qui le dépasse,
il est nécessaire qu'il fasse siens les vues et les objectifs de l'organisation, c'est-à-dire d'une certaine façon qu'il y ait identification. Il y a
dans l'action stratégique une activité de vigilance, d'implication et de
mobilisation qui n'est pas intrinsèque à l'activité de résolution de
problème telle qu'on a l'habitude de la concevoir Cela ne constitue
pas une activité cognitive particulière, tout au plus une orientation
de celle-ci qui fait que la vigilance et l'acuité du regard, sont particulièrement importantes. Si on veut se situer par rapport au schéma
classique de la décision en quatre phasesJ (Newell & Simon, 1972),
cela revient à se situer dans la première phase dite « d'intelligence »
1- Ces quatre phases sont : intelligence, conception, choix, et boucle en retour
sur la première phase : l'intelligence. Ici, intelligence est à comprendre au sens
de découverte, prise de connaissance.
Les représentations : médiations de l'action stratégique
115
d'une façon particulière, mais aussi au début de la deuxième phase
dite de conception.
Cette incorporation de la stratégie de l'organisation dans l'activité
cognitive individuelle se fait aisément la plupart du temps, elle se
fait inconsciemment, pour plusieurs acteurs à la fois et de façon
durable. Parfois le projet collectif va à rencontre de projets individuels (M.J. Avenier, chap. 2), mais le plus souvent l'opposition des
acteurs à un projet vient du fait que la représentation qu'on leur propose va à l'encontre de la représentation qu'ils s'en font. On peut considérer qu'une opposition fondamentale entre stratégie individuelle
et stratégie collective est rare, ne serait-ce que parce que les projets
individuels des acteurs dans les organisations ne sont pas toujours
clairement définis.
On peut faire l'hypothèse que les représentations mobilisées par
les activités stratégiques en milieu complexe ne sont pas des types
particuliers mais plutôt des modes particuliers de construction/
déconstruction. Ces modes de construction/déconstruction sont très
rapides et produisent un enchevêtrement permanent. L'activité
cognitive liée à la stratégie pourrait être vue comme un lieu de jonction particulier entre des représentations conjoncturelles, sans cesse
évoquées, sans cesse recomposées et un background, sorte de vision
du monde permanente de l'agent, plus stable et servant de cadre
dans lequel s'exerce une acuité du regard. Ce background est notamment l'identification à l'organisation par l'adoption des buts de
l'organisation comme siens et l'implication de soi pour les atteindre,
pour subordonner son activité cognitive à ces buts. Cette implication
sert notamment à exercer une certaine vigilance, ce que nous avons
appelé l'acuité du regard ainsi que la capacité à situer ce regard à
plusieurs niveaux englobants. Cette fonction de vigilance favorise la
pertinence. Elle doit être suivie d'une capacité à mettre en correspondance les failles ou opportunités de l'environnement, avec des points
forts, atouts, capacités de l'organisation ou de l'acteur. Cette conjonction pertinente d'éléments extérieurs et d'éléments intérieurs se fait
dans une direction donnée : celle des objectifs de l'organisation, de la
« vision » stratégique telle que décrite par M.J. Avenier (chap. 1).
Avec cette mise en correspondance commence l'activité de conception. La stratégie ne serait pas un type de problème de conception
particulier mais plutôt une orientation des problèmes de conception,
très ouverts vers l'extérieur.
Certaines méthodes en management visent à se projeter dans des
situations et à exercer un certain apprentissage de cette acuité du
regard ou capacité à capter une certaine pertinence. L'emploi de
démarches heuristiques, comme par exemple la méthode des scénarios (Desreumaux, 1993, p. 241), servent essentiellement à mettre en
situation d'évoquer de nouvelles représentations, et ce, avec un
« guide » qui facilite aux acteurs le partage progressif de représentations communes.
116
Régine Teulier-Bourgine
6.2. Action stratégique et conception
On peut parler de conception à deux niveaux : d'une part comme
phase dans un processusjle décision, d'autrej>art comme tâche cognl1
tive complète, considérée comme une tâche de résolution de problème
spécifique. La complexité et l'imprévisibilité croissantes de l'environnement conduisent les équipes de management à innover dans leur
comportement et à s'adapter. L'enjeu n'est plus de préparer une décision à une ou deux personnes en chiffrant quelques alternatives, en
préparant des tableaux assez explicites et normatifs, puis de choisir,
phase « noble » de la « décision » à laquelle participent éventuellement d'autres acteurs. L'enjeu s'est déplacé et de plus en plus le travail de conception « contient » la phase du choix. La phase cruciale
dans la décision devient donc la phase de conception, toujours en nous
référant au modèle canonique de la décision (Newell & Simon, 1972).
Pour les mêmes raisons, le management, ainsi que beaucoup de
tâches dans l'organisation deviennent de plus en plus, du point de vue
cognitif, des tâches de conception, c'est-à-dire qu'elles doivent produire un objet, une réponse, une coordination, une ligne stratégique
qui n'existait pas. Les tâches cognitives du management demandent
plus d'initiative et ce sont « enrichies » en phases de conception.
En matière d'activité stratégique, les observations que nous avons
pu faire nous incitent à penser que dans la majorité des cas, les
acteurs n'ont pas de consigne précise, le problème est mal posé. On
peut même considérer que le problème n'est pas posé du tout, tellement les termes qui l'expriment initialement sont généraux et éloignés de la résolution de problème effective dans les étapes ultérieures. Les contraintes sont lâches, elles définissent les contours du
résultat à fournir plus que celui-ci précisément. Un_travaiL.àe conception est déjà nécessaire pour identifier le problème et le poser de
façon adéquate (ce qui suppose presque toujours plusieurs re-fôrmulatiôns). Les tâches cognitives des activités stratégiques sont souvent
des tâches de conception créative par opposition à la conception innovatrice ou à la conception routinière (Darses, 1994). Alors que la conception routinière est essentiellement un art d'assembler des éléments de solution déjà connus, dans la conception créative le produit
et le système de production doivent être définis, des solutions de conception doivent être générées alors qu'on ne dispose de connaissances ni pour le cas traité, ni pour les stratégies appropriées. Ce type de
conception oblige à élaborer des stratégies de résolution nouvelles
plutôt que des procédures familières, ce qui semble bien être le cas
des activités stratégiques. En outre, si concernant les objets physiques, on ne dispose d'évaluation de l'objet conçu que lorsqu'il est
entièrement défini, nous savons qu'en matière stratégique, on ne dispose souvent d'évaluations que plusieurs mois après la mise en
œuvre d'un dispositif, même en pratiquant des « évaluations chemin
faisant » (N. Couix, chap. 6). Ceci renforce encore les caractéristiques
de conception créative montrée par la conception stratégique.
Les représentations : médiations de l'action stratégique
117
Ces tâches de conception sont rarement réalisées par des individus isolés, même si elles sont parfois réalisées par des individus
seuls, par exemple dans les petites entreprises ; ils sont socialement
déterminés, influencés, conseillés. Plus que cela, on peut considérer
qu'ils ont commencé leur activité de conception en discutant avec
d'autres qui apportaient des informations non directement liées à ce
problème précis. Les résultats de ces tâches sont des constructions
sociales. Produits par deux équipes dans un même contexte, avec des
points communs forts comme un marché, une organisation identique,
le même type de compétences, ils peuvent être notablement différents. Le propre de cette activité de co-conception est de produire des
idées, des schémas d'action, des démarches mises en œuvre avec
d'autres. Cette co-conception est marquée par le fait d'être d'emblée
collective. L'enjeu pour le système cognitif individuel engagé dans
cette démarche est de produire un énoncé enseignable, dire quelque
chose de pertinent par rapport à la situation qui soit acceptable par
les autres, que les autres vont s'approprier, reprendre, intégrer dans
leur propre vision et qui va passer dans la vision collective, dans les
représentations partagées. Donc l'objectif de produire un énoncé
enseignable de l'acteur (le plus souvent une production verbale) est
fortement conditionné par trois pôles, il subit la contrainte forte
d'être pertinent par rapport à ces trois pôles :
problème traité
((
énoncé
recevable
Y
y
système de •
Les tâches de management sont difficiles à observer car elles sont
en partie diffuses, elles s'insèrent dans une activité très morcelée,
riche en communications (Mintzberg, 1989), échanges, rencontres,
entretiens téléphoniques, réunions, au point qu'on a pu considérer
que les managers passent leur temps à échanger engagements et
promesses (Winograd et Flores, 1989). C'est probablement lors de
réunions qu'il est le plus facile pour les acteurs de constater qu'ils
pratiquent de la co-conception, mais ces temps forts sont préparés et
prolongés par tous ces échanges très brefs et informels.
Il est donc important de faire participer les acteurs impliqués
dans l'action à l'élaboration des représentations partagées. Cependant une organisation ne peut pas être un forum permanent. En évitant le participatif trompeur et la pédagogie de l'échec décrits par
Y. Giordano (chap. 5), et en veillant à la congruence des objectifs, du
118
Régine Teulier-Bourgine
discours, et de la mise en œuvre ', il importe d'accroître la participation des acteurs à l'élaboration des décisions qui les concernent. De
nombreuses façons permettent de le faire : dans telle organisation
par exemple on s'arrangera pour faire « tourner les participants » à
un certain niveau de consultation/conception d'actions transversales,
dans telle autre on pratique la politique de « l'adjoint » réellement et
systématiquement interchangeable avec le responsable en titre d'un
dossier, ce qui présente entre autres l'avantage de développer deux
regards, deux représentations sur les situations.
Les mécanismes cognitifs qui entrent en jeu dans une activité de
co-conception sont nombreux et interagissent, ce qui en produit précisément la complexité, ils interfèrent aussi avec des qualités humaines comme le souligne R. Hogarth (1991, p. 162) : « Peut-être les
traits les plus importants des gens créatifs sont-ils leur autonomie et
leur indépendance de jugement... la créativité dépend non seulement
de la propension à former de nouvelles associations mentales, mais
aussi du jugement en sélectionnant les nouvelles combinaisons et de
la force de caractère pour les proposer aux autres avec le risque
d'être ridicule. »
6.3. Action stratégique et coopération :
construction collective d'une représentation partagée
Si ce thème de la coopération intéresse de plus en plus chercheurs
et praticiens toutes disciplines confondues, c'est que l'enjeu dans les
organisations aujourd'hui n'est pas une activité de résolution de problème solitaire, c'est l'activité de jo-conception tâtonnante, objet de
cet ouvrage (M.J. Avenier chap. 10). Et cette activité gagne tôutesTés
tâches et tous les secteurs de l'organisation. Ce qu'il est pertinent
d'assister, d'aider, d'amplifier, de faciliter, ce sont bien ces processus
d'échanges qui sont en même temps processus d'élaboration interactive et coopérative, au sens où « La coopération est une forme particulière d'interaction dans laquelle les agents coopérants partagent
des buts et agissent en adéquation avec eux pendant une certaine
durée » (Zachary et Robertson, 1990). Coopérer ne signifie pas travailler à la réalisation des buts des autres, cela signifie avoir une
vision du monde qui intègre la représentation des buts des autres. Il
s'agit d'une vision intégratrice, qui correspond bien à une prise en
compte de la complexité en ce sens qu'elle conjoint plutôt que de disjoindre (Le Moigne, 1994, p. 212). La coopération n'empêche pas des
intérêts divergents, voire en partie opposés, elle peut exister dans
des situations composite de « lutte-coopération » (Martinet, 1993b).
1. C'est-à-dire à la congruence entre le •< dire • et le « faire - (§ 1.2.2 du
chap. 5). C'est à travers des critères concrets (qui est récompensé, quel comportement est effectivement payant, etc.) que les acteurs perçoivent les objectifs effectivement poursuivis au-delà des discours.
jr.es représentations : médiations de l'action stratégique
119
La coopération est omniprésente et diffuse dans les
organisations sans avoir besoin d'être consciente, en premier lieu
parce qu'elle favorise l'intérêt de ceux qui coopèrent. En coopérant,
chacun obtient plus qu'il n'aurait obtenu s'il avait refusé de
coopérer, même celui qui sort « vainqueur » d'un affrontement. La
seule supériorité d'un comportement « agressif» est de vouloir
obtenir « plus que l'autre », mais c'est aussi une attitude risquée
pour l'avenir et qui demande beaucoup d'énergie. La coopération
n'est donc pas de l'altruisme ou une situation idéale, mais une « loi
générale » du comportement qui se vérifie dans des situations très
variées et qui est stable : « dans un environnement d'égoïsrne,
sans autorité supérieure, la coopération peut s'installer
durablement » (Axelrod, 1992). Formulée par l'auteur précité elle a
été vérifiée par de nombreux travaux expérimentaux (Delahaye,
1994) et observations. En second lieu, la coopération étant
nécessaire à l'organisation elle-même, celle-ci se donne les
moyens (notamment une autorité, des codes, des lois) pour
l'instituer parmi les acteurs, indépendamment des intérêts propres
à ceux-ci. Les deux mécanismes se renforcent donc et aboutissent
à faire des organisations un monde où la coopération est une « loi
générale », ce qui n'exclut pas l'envie, la compétition, la jalousie,
la « mentalité de tueur » d'y fleurir également.
De façon synthétique, on peut dire que les traits principaux de
la coopération entre agents concernent les buts, la
communication et une tâche concrète. La notion de but apparaît
essentielle, cependant il n'est pas nécessaire que les agents
partagent des buts à l'origine de l'action coopérative, ni à la fin et
il n'est pas nécessaire/que les buts soient atteints. Il s'agit donc
d'une conception du but comme temporaire, éphémère, fédérant
un moment et en partie l'activité de plusieurs agents, mais la
fédérant de façon très lâche et' souple. Le partage de l'information
concernant les buts des autres agents est donc nécessaire de façon
à ce que des buts communs ou des plans mutuels puissent être
développés. On comprend aisément alors que les processus de
communication soient également essentiels, et nous renvoyons là
au chapitre d'Y. Giordano (chap. 5). Cette communication n'étant
pas forcement directe, elle peut être indirecte et implicite ou
encore se faire via les structures.
La coopération est-elle le moyen de lever au moins
partiellement la limite des capacités cognitives individuelles ?
Reprenons la métaphore du système cognitif comme un Système
de Traitement de l'Information, la mise en parallèle de plusieurs
systèmes cognitifs sur le même traitement n'augmente pas la
capacité de traitement, elle augmente, par contre, globalement,
le temps de traitement ce qui pourrait sembler négatif. Que se
passe-t-il dans une réunion ? Quelques acteurs ayant réfléchi à un
dossier l'exposent à d'autres. Ceux-ci amènent des éclairages
nouveaux qui peuvent aller jusqu'à poser le problème d'une
nouvelle façon. Le nombre d'angles de vues possibles est
augmenté et le risque d'oublier un aspect important est diminué.
Du strict point de vue de la capacité de traitement on peut
120
Régine Teulier-Bourgine
considérer que tenir une réunion est une perte de temps, mais on ne
retiendra pas la même conclusion si on inclut l'intérêt de la complémentarité des points de vue et celui de la diffusion d'information et
de l'incitation à la mobilisation que la réunion peut représenter.
Si la difficulté pour l'acteur est de maintenir en adéquation sa
stratégie individuelle et son action avec la stratégie de l'organisation, la difficulté pour l'organisation est de parvenir à élaborer une
stratégie et à la traduire dans les faits, autrement dit à la rendre
opérante pour tous les acteurs, en étant suffisamment incitatif pour
bénéficier de la créativité et de l'énergie de chacun et suffisamment
centralisateur pour que tous les efforts aillent bien dans le même
sens. Une façon appropriée de traduire une stratégie collective dans
les représenfàtiônslndividuelles, consiste à-faire-dirw^otagej-de
projet co-conçu (M.J. Aveniér, chap. 10 ; L. Nourry & C. Nahon,
chip. 12), c'est-à-dire que représentations individuelles et représentations partagées s'élaborent en même temps. H s'agit alors poûriês"
acteurs d'échanger au sujet de leurs représentations et d'en construire de communes, ce qui à tout prendre est plus économe que de
les construire séparément et d'échanger ensuite jusqu'à obtenir un
consensus minimum qui permette l'action concertée. On peut voir ces
processus de construction de représentations partagées comme un
continuum. L'action est souvent collective ou s'inscrit dans un cadre
collectif, et implique la nécessité de représentations partagées, assorties d'au moins une neutralité bienveillante envers les buts et la problématique de l'autre. Si de surcroît, la construction de ces représentations individuelles et partagées se fait dans un même processus et
en favorisant autant que possible les processus coopératifs entre
agents, alors la construction coopérative de représentations partagées qui se met en place ne peut qu'harmoniser les processus individuels et les processus collectifs et faire jouer les synergies. On utilise
alors pleinement ces puissants leviers que sont les représentations
individuelles, les représentations partagées et les processus coopératifs entre agents.
Favoriser ces comportements coopératifs, suppose de favoriser le
travail en commun et les échanges, à propos notamment des buts, des
croyances et des projets. On peut voir les représentations communes
comme un médium de communication, comme un support virtuel
d'échanges, de discussions. Un peu comme des schémas, des plans,
des esquisses peuvent rassembler autour d'une table à dessin une
équipe d'architectes en train de concevoir, de donner vie à un projet.
On comprend mieux alors quel objet central de conception, peuvent
être les représentations communes. De façon similaire à la construction de représentations individuelles que nous avons déjà évoquée, la
construction de représentations collectives se fait sur un maillage
déjà existant par agrégation, assemblage et différenciations.
Pour construire des représentations collectives, il existe une condition nécessaire mais non suffisante : c'est qu'elles soient cohérentes, qu'elles proposent une « vision du monde », de l'entreprise, mais
Les représentations : médiations de l'action stratégique
121
aussi du marché, de la concurrence, etc. Qu'il y ait sens, à la fois individuel et collectif n'est pas si simple à réaliser. L'objectif commun
pour conjuguer les efforts, re-décliné à chaque niveau « fédère » en
quelque sorte les capacités cognitives et les actions. Ainsi un objectif
général qui peut être de gagner des parts de marché, deviendra au
niveau des ressources humaines : réajuster la politique de rémunération par rapport au marché. Cela suppose de revoir les critères d'évaluation personnelle pour qu'ils incluent la motivation et que par ce
biais les acteurs soient concrètement encouragés à gagner des parts
de marché. L'objectif « gagner des parts de marché » sera donc composé d'un ensemble de représentations, dont certaines seront
communes entre services et d'autres seront spécifiques. Ces représentations collectives s'appuient très souvent sur des « valeurs » auxquelles l'acteur peut s'identifier et sur lesquelles il peut fonder sa
motivation, son implication, et trouver un sens à sa propre action
s'inscrivant dans un projet collectif qui le dépasse. Sans ces mécanismes l'acteur peut juger sa propre vie comme étrangère à l'organisation.
Dans le cadre du CPPC, construction coopérative de représentations partagées par excellence, les processus de pertinence, conception et coopération que nous venons d'aborder, nous semblent déterminants. Une stratégie co-conçue, tâtonnante, implique des
délibérations entre les représentations des acteurs, et induit des
ajustements de représentations des acteurs. Plus la construction est
partielle, floue, plus elle veut tenir compte d'éléments contradictoires, et plus il est intéressant de donner la genèse de la délibération
qui a permis de l'établir. Le travail de construction, d'ajustement, de
modification des représentations est permanent, plus encore c'est un
processus récursif (M.J. Avenier chap. 1).
7. Des capacités cognitives individuelles engagées
dans des processus cognitifs collectifs
7.1. Processus cognitifs individuels et
processus organisationnels
Les processus cognitifs élémentaires se recomposent, se succèdent
et s'agrègent pour former des processus plus complexes. Ainsi des
mécanismes d'analogie pourront être utilisés dans un processus
d'évaluation. À leur tour les processus individuels se recomposent et
s'agrègent en processus organisationnels d'un autre niveau, identifiables en eux-mêmes comme, par exemple, un processus de négociation. Le schéma 1 propose sous forme de « carte cognitive » quelques
exemples de cette imbrication des processus cognitifs individuels
avec des processus organisationnels. Les concepts inscrits sur ces
cercles ne sont que des exemples, ils ont été classés par rapport à
l'interpénétration de la sphère des processus individuels et de la
sphère organisationnelle. Considérés suivant d'autres critères ils
122
Régine Teulier-Bourgine
seraient hétérogènes : la crédibilité par exemple n'est pas du même
ordre que la reformulation.
Par cercles concentriques autour de l'activité de résolution de problème, qui peut être individuelle ou collective, (nous la considérons
ici comme individuelle), on progresse vers l'extérieur à travers des
niveaux de processus échappant de plus en plus à la sphère strictement individuelle et impliquant de plus en plus les interactions avec
d'autres acteurs ou bien avec les institutions.
idéologie _ m
/
9*
i
i i
/
négociation
/
, ' - ~ formulation
f i
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argumentation
Résolution de PB
'
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références
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"^ v ^ reforrhulation f
^
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\
\
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\
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\
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r
1
I
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/
^Nofl_±__crédibilité
V
\
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/ intelBgefice . t
\
v
\
\
„„,,
culture djentreprise
^ ^ -
Schéma 1
Les interactions entre Us processus cognitifs individuels et
les processus cognitifs collectifs.
Le premier cercle (formulation, opinion, etc.) est largement du ressort de la sphère individuelle de chaque acteur, il comprend cependant des processus largement orientés en vue d'interactions avec les
autres acteurs et sont identifiés par des concepts qui ont un sens
dans les organisations. Nous ne reviendrons pas sur la sélection de
pertinence, attitude qui permet de s'adapter à l'environnement, que
nous avons abordée précédemment.
La formulation est une activité importante pour chaque acteur
impliqué dans des collaborations organisationnelles : « Pour qu'une
représentation soit communicable, il faut qu'elle soit objectiuable »
(Bresson, 1987, p. 935). C'est à cela que chacun s'essaie en formulant
ses représentations mentales. Formuler c'est la première étape de la
p"
Les représentations : médiations de l'action stratégique
123
communication avec l'autre, avec les autres. Les représentations partagées ont été à un moment donné objectivées, même si elles ont
rejoint dans chaque système cognitif le réseau des représentations
subjectives, qui ne peuvent être à nouveau objectivées qu'avec effort.
L'opinion nous semble différente de la résolution de problème ou
du diagnostic, en ce sens qu'elle se forme en partie inconsciemment.
On peut donc supposer qu'elle inclut des phénomènes d'émergence.
Elle ne répond pas à un problème précis, mais par une sélection de
pertinence, elle fournit à l'acteur qui les crée, sans même qu'il ait
besoin de les mobiliser, une capacité de jugement global qui est un
préalable nécessaire à l'action. L'opinion est une représentation floue
qui émerge et qui n'a pas de norme c'est notamment en cela qu'on
peut la différencier du diagnostic, l'opinion est une représentation
qui revendique en quelque sorte sa subjectivité. Dans les organisations les acteurs ont des opinions sur beaucoup de phénomènes qui
touchent à leur domaine d'activité, ils ont aussi des opinions les uns
sur les autres. Et on ne peut nier que ces opinions influent sur les
processus de décision.
^argumentation est une formulation d'un type particulier : elle
est déjà un engagement de l'acteur dans une co-construction de
représentation partagée. S. Toulmin dans ses travaux sur l'argumentation (1993) a montré qu'en demandant à quelqu'un d'accepter une
proposition, on offre non seulement des données la confortant, mais
aussi des garanties et un fondement. La garantie est pour persuader
le receveur que la donnée est pertinente pour la proposition et le fondement est une raison pour accepter la garantie. La conviction a des
points communs avec la formulation et l'argumentation, cependant
l'argumentation implique un modèle du locuteur et une construction
logique, la conviction implique une opinion personnelle, très stabilisée et l'engagement qui peut en découler.
Le deuxième cercle regroupe des processus qui relèvent des interactions entre acteurs (reformulation, négociation). Ces processus
d'interactions sont composés de processus cognitifs individuels.
Cependant, identifiés comme processus organisationnels, ils ont leur
autonomie et leur délimitation. On voit particulièrement à ce niveau
l'imbrication totale entre processus individuels et processus organisationnels. Les représentations collectives sont aussi moteur de
l'action individuelle. C'est pour participer à des processus collectifs
que l'acteur évalue, réfléchit, formule son opinion, propose des solutions. Les processus collectifs sont donc à la fois aboutissement et
déclenchement des processus individuels. Ainsi dans la négociation,
des processus de formulation, reformulation, communication et résolution de problème sont à l'œuvre.
L'acteur est à la fois mû par sa stratégie individuelle et par la
représentation qu'il se fait de la stratégie collective dans laquelle il
s'inscrit. Les organisations ne sont réactives que par la réactivité
des acteurs et par le fait que les structures permettent cette
réactivité des acteurs. Comment les acteurs se représentent-ils la
124
Régine Teulier-Bourgine
concurrence ? par rapport à quoi sont-ils réactifs ? Reprenons notre
exemple d'un concept relativement abstrait, celui de « part de
marché ■>. Un acteur des services financiers de l'agro-alimentaire
aura une approche assez théorique de ce concept, mais cependant
influencée par celle de ses collègues du service des ventes. Ceux-ci,
en revanche, auront une approche très concrète et pragmatique du
concept et penseront en termes de longueurs de linéaires pour leurs
produits en comparaison avec ceux de la concurrence. Les représentations des uns et des autres s'échangent, s'influencent, s'accordent
par exemple sur un objectif concret qui s'exprimera de façon synthétique comme gagner x « points » de part de marché en un an. Des
références communes vont donc s'établir qui servent de points de
repères aux différents métiers de l'organisation. Ces références communes sont des représentations partagées un peu particulières :
elles sont explicites (contrairement à beaucoup de représentations
partagées), peu nombreuses, orientées vers un objectif opérationnel
et servent de « points d'ancrage » et de références à d'autres représentations partagées qui demeurent plus floues.
La reformulation d'un énoncé déjà produit, par le même locuteur
ou par un autre, se situe en deuxième étape d'explicitation. La nécessité de cette deuxième étape est tellement fréquente qu'elle devient
une règle générale. Le chemin de l'explicitation a besoin de
tâtonnements ! et l'énoncé « recevable » par les autres se construit :
«pour être capable d'interpréter correctement ce qu'expriment vraiment les autres, nous devons être capables de le commenter, directement ou indirectement. » (Bateson, 1980, p. 23). Cette phase de reformulation est utilisée dans la modélisation de l'activité de résolution
de problème. Notamment pour poser plusieurs fois le « problème », ce
qui met sur le chemin de sa résolution, poser le problème c'est le
résoudre et pour résoudre le problème il est souvent nécessaire de le
poser plusieurs fois. (Newell & Simon, 1972).
Un moment privilégié pour prendre conscience de nos représentations se situe lors de nos échanges avec les autres, donc lors d'une
activité de construction de représentations communes. Ces échanges
sont pour l'essentiel verbaux, mais pas uniquement, ils peuvent
inclure un coup de crayon sur un schéma, une expression kinésique :
l'intonation de la voix, un hochement de tête, un grognement, une
moue ou même un silence, en bref tout le paralinguistique. L'organisation est essentiellement lieu de coordination, d'échanges et de communication (Y. Giordano, chap. 5), d'engagements et de promesses
(Winograd & Flores). Nous avons donc non seulement une activité
cognitive d'échanges par le biais des formulations/reformulations
mais aussi une activité d'engageroents qui dépasse la seule activité
cognitive et lie moralement les acteurs les uns par rapport aux
autres. On pourrait même dire existentiellement tellement l'existence dans l'organisation et le tissu social qu'elle constitue est fonction de ces engagements et de l'action.
Les représentations : médiations de l'action stratégique
125
La crédibilité est liée à l'énoncé « recevable », auquel elle ajoute
une dimension supplémentaire. C'est la crédibilité d'un énoncé,
d'une idée, d'une proposition mais le plus souvent au-delà c'est la crédibilité d'un acteur qui est en cause, c'est-à-dire le crédit qu'on peut
accorder à ses propositions. On rejoint là le domaine des croyances
(Munier, 1994).
La négociation a une place particulière parmi ces phénomènes. Le
terme désigne autant un phénomène organisationnel : comme négociation entre deux institutions, ou comme composante implicite dans
un travail de groupe, ou encore comme phénomène cognitif en tant
que négociation de représentations. Schématiquement on retrouve
donc trois niveaux habituellement distingués : l'individu, le groupe,
la société. Nous ne nous intéressons ici au phénomène institutionnel
qu'à travers les processus cognitifs, donc le niveau « société » ne sera
abordé qu'à travers ses implications au niveau « groupe >> et
« individu ».
Malgré sa place particulière la négociation ne fait que recouvrir
des processus cognitifs que nous avons déjà évoqués : elle « doit être
considérée comme une branche de la communication interactive »
(Bellanger, 1995, p. 119), parmi les processus constructivistes au
sens de M.J. Avenier (chap. 1) en effet: «Négocier c'est construire
quelque chose » (Bellenger, 1995, p. 22). Un moment comme la négociation n'étant qu'un « temps fort » plus facile à identifier mais situé
dans ce continuum de processus de co-construction de représentations déjà évoqués. On peut distinguer plusieurs phases dans le processus organisationnel (Bellanger, 1995, p. 83) : ajustement, engagement, arrangement. Chacune de ces phases repose sur des attitudes
psychologiques nécessaires : empathie, écoute etc. elles-mêmes composées de processus cognitifs. Les « véritables » négociations (au-delà
du marchandage), reposent sur une connaissance du partenaire donc
de ses représentations, sur une évaluation constante de sa conception du monde, «...négocier exige une réelle volonté de s'entendre,
voire de solidarité au-delà des différences acceptées et surtout le respect de la personne. » (Bellenger, 1995, p. 7)
Ceci implique pour le système cognitif individuel des ajustements
de représentations. En effet, il n'y a pas de cerveau vierge, ni de
représentation unique et « correcte », l'interprétation de la situation
et de l'action à entreprendre sont à construire conjointement par plusieurs protagonistes. On peut considérer qu'on a un processus de
« négociation de connaissances » (ou de négociation de représentations) en management stratégique comme il a pu être décrit en enseignement assisté par ordinateur (Moyse & Elsom-Cook, 1992), parce
qu'il est nécessaire de tenir compte de multiples points de vue.
Quand il n'y a pas de représentation unique « correcte » mais de multiples interprétations du domaine, de multiples points de vue, il
devient nécessaire de « construire un accord entre ces différents
points de vue à travers un échange structuré sur des informations
pertinentes » (Durfee & Lasser, 1989, Self, 1992, p. 12). Cela suppose
126
Régine Teulier-Bourgine
un agrément sur l'objet à négocier, sur la façon de négocier : en quels
termes par rapport à quels buts, cela suppose de se coordonner sur la
représentation de l'objet négocié et sur le langage utilisé pour négocier. C'est non seulement l'objet négocié et ses justifications qui doivent être négociés mais aussi toute la connaissance commune qui
sera utilisée dans la négociation. (Rimmershaw, 1992, p. 261).
On peut dire que le phénomène organisationnel de négociation
recouvre des processus cognitifs de négociation des représentations.
Cependant ces négociations de représentations interviennent aussi
dans des activités qui ne seront pas perçues comme des processus
organisationnels de négociation. Par exemple, cette négociation
mutuelle des représentations est présente dans beaucoup de travaux
de groupe. Beaucoup d'interactions humaines contiennent implicitement de la négociation (Rimmershaw, 1992), au point que l'on peut
parler à ce sujet de négociation permanente dans la vie des organisations (Bellanger, 1995). L'ajustement des représentations nécessite
que les acteurs ne soient pas rivés sur le différentiel entre leurs
représentations et celles des autres. Bien que cette attitude soit déjà
plus ouverte que de focaliser sur ses propres représentations et de
n'avoir de cesse de les faire accepter sans prendre en compte les
représentations de l'autre. Mais l'ajustement des représentations
nécessite d'autres attitudes comme l'empathie. Le fait d'entrer dans
le point de vue de l'autre, d'en développer une compréhension de
« l'intérieur », d'être à l'écoute, c'est-à-dire de se mettre en situation
de recomposer sans cesse de nouvelles représentations, permet
d'empêcher ses propres représentations de faire barrage. Cela
revient en quelque sorte à gérer sa disponibilité d'esprit. Ce que la
négociation ajoute à la co-conception c'est l'idée d'ajustements, presque de « rabotage » entre les différents points de vue, soit ceux
d'acteurs différents, soit ceux d'un même acteur à des moments différents.
Bien d'autres phénomènes ne sont pas représentés ici qu'on pourrait situer les uns par rapport aux autres, les uns entrant dans la
composition des autres sur cette carte des processus organisationnels composés de processus cognitifs. Ainsi les simulations jouent un
rôle dans la conception, échafaudage de solutions possibles, investigations autour d'hypothèses, et acceptation d'envisager de façon
ouverte et sincère toutes les implications d'autres points de vue sur
le projet global. La délibération est une sorte de simulation du
groupe, un processus cognitif au niveau collectif, elle sert à évoquer
des possibles pour avancer dans les représentations partagées, elle
est une étape de la négociation de représentations partagées, qui
peut aller jusqu'à un consensus, accord ultime sur les représentations partagées, sans réserves contrairement au compromis.
Le troisième cercle figure les représentations qui influencent les
acteurs (et qu'eux-mêmes participent à créer), mais qui échappent en
grande partie à l'interaction immédiate des acteurs, ou à la réflexion
d'un seul. Ainsi des processus individuels sont mêlés et composent
Les représentations : médiations de l'action stratégique
127
des processus organisationnels qui eux-mêmes contribuent à composer les représentations constitutives des processus cognitifs individuels. La culture d'entreprise conditionne les représentations individuelles et elle-même est élaborée par des représentations d'acteurs.
La culture d'entreprise est composée de macro-représentations un
peu caricaturales qui servent plus de cadre à l'activité cognitive individuelle et à la construction de représentations partagées que de
représentations opératoires en elles-mêmes. La culture d'entreprise
peut être vue comme un ensemble de représentations partagées.
Cependant beaucoup de représentations partagées sont plus précises
que celles de la culture d'entreprise, par exemple celles de tous les
membres d'une équipe de projet. On peut considérer que la culture
d'entreprise est du domaine de l'idéologie et que les mythes sont des
représentations marquantes de la culture.
7.2. Le continuum des représentations typifiées
Si nos représentations sont tellement liées à nos échanges et à
nos actions, comment se transforment-elles ? Comment deviennentelles ces différents processus que nous avons tenté de cartographier ?
Elles ne sont pas isolées, séparées les unes des autres, on peut les
voir comme un tissu, comme un continuum qui va des représentations individuelles jusqu'aux élaborations sociales complexes qui ont
pris forme après le partage intersubjectif de ces représentations.
L'homme se construit comme produit social, il se construit à travers ses relations sociales, mais aussi influencé par des structures et
des organisations sociales. La société, la réalité sociale est une construction collective de l'homme. L'homme se construit donc en tant
qu'individu comme produit de sa propre production en tant
qu'espèce. Autrement dit, avec les autres je produis un ensemble de
représentations qui agissent en retour sur moi. Par cette production
d'ensemble de représentations, on cherche à objectiver des processus
subjectifs (et des significations) qui édifient le monde du sens commun intersubjectif II y a d'abord extériorisation par projection de «
ses propres significations dans la réalité. » (Berger & Luckmann,
1992, p. 143) puis objectivation, c'est-à-dire éloignement progressif
de la subjectivité et élargissement progressif d'une intersubjectivité.
L'accoutumance de nos propres schémas de pensée et d'actions
conduit, via le passage de la sphère individuelle à celui de la vie
sociale, à l'institutionnalisation. L'accoutumance permet de se libérer
des choix, elle implique «...l'importante acquisition psychologique du
rétrécissement des choix. ■■ (Berger & Luckmann, 1992, p. 77), elle
permet de se concentrer sur autre chose, sur ce qui est nouveau. Elle
permet aussi à chacun de prévoir les actions de l'autre, c'est la typification réciproque : chacun se construit un rôle et perçoit l'autre à travers un rôle. La notion de typification, proposée par P. Berger et
T. Luckmann, permet de rendre compte de cette perception de l'autre
dans une interaction à travers des « modèles », des schémas de typifi-
128
Régine Teulier-Bourgine
cation, fournis par la vie quotidienne et qui surgissent non seulement parce que chaque acteur appréhende l'autre comme un « type »
mais aussi parce qu'ensemble ils vivent une situation typique.
L'institutionnalisation naît de toute situation sociale se prolongeant dans le temps. Elle fige rôle et procédures, et apparaît « chaque
fois que des classes d'acteurs effectuent une typification réciproque
d'action habituelles. ■■ (Berger & Luckmann, 1992, p. 78). Par la
suite, constitutives de la réalité sociale, les institutions sont
«...vécues en tant que détentrices d'une réalité propre, une réalité qui
affronte l'individu comme un fait extérieur et coercitif» (Berger &
Luckmann, 1992, p. 84), pour les générations suivantes, elle devient
réalité objective. Il faut remarquer cependant que seules quelques
« idées » font ce parcours complet.
Nous proposons de représenter, pour le cadre de l'entreprise, l'évolution des représentations de la sphère individuelle à la sphère collective, de la représentation partagée à l'institutionl par le schéma
ci-contre. L'axe horizontal représente la dimension cognitive allant
de la réflexion individuelle au sens commun, à lïntersubjectivité.
L'axe vertical représente la dimension des échanges et des procédures partagées depuis les représentations partagées totalement
immatérielles jusqu'aux procédures très figées et institutionnalisées.
Les connaissances seraient d'abord déclaratives dans la phase
d'apprentissage, puis au fur et à mesure de la pratique deviendraient
procédurales. On peut établir un parallèle entre l'évolution du déclaratif vers le procédural au niveau individuel et l'évolution des représentations partagées vers les représentations institutionnalisées au
niveau collectif. Ces deux évolutions se succédant dans le temps et
s'élaborant l'une à partir de l'autre. Les représentations en partie
figées, solidifiées ou encapsulées lors de situations typifiées successives ou dans des échanges et des modalités d'action se sont progressivement institutionnalisées, « procédurisées », c'est-à-dire sont devenues procédures externes à un acteur ; elles permettent alors à nos
actions de gagner du temps. C'est le changement et les choix qui sont
coûteux en termes cognitifs.
Les représentations en cours d'élaboration, en co-construction,
n'échappent pas à ce processus, ce que nous appelons le projet coconçu : comme élaboration de représentations communes et de représentations présidant à l'action, comme brique de co-conception mais
aussi comme part de conception individuelle, il suit également ce processus plus ou moins rapide dans le temps. Son originalité tient au
fait qu'il s'élabore d'emblée au niveau des représentations partagées.
1. Entendu ici, non au sens de la sociologie française mais comme une forme
de concrétisation de rapports sociaux, de procédures dans des organisations
sociales visibles de tous. Par exemple, un objectif de satisfaction du client peut
émerger comme idée puis se traduire par une organisation commerciale différente, une politique de rémunération modifiée et ensuite, par exemple, un service
de qualité.
Les représentations : médiations de l'action stratégique
129
Évolution d'une représentation depuis une première "idée"
jusqu'à l'institutionalisation
Représentations
insBtutionalisées
formulation
reformulation
sphère cognitive
collective=autres
formes d'institution
représentations
partagées
substantive
procédurisé
sphère cognitive
individuelle
sphère cognitive
à forte influence
extérieure
typifié
sphère cognitive
interpersonnelle
La limite des capacités cognitives nous conduit la plupart du
temps à nous représenter des phénomènes complexes sous une forme
très schématique (cf. § 1.2.3 du chap. 2, la dialectique simplification/
complexification), qui fonctionne même si ses effets pervers se font
sentir dans les situations complexes. Ces schémas simplistes coexistent dans le système cognitif de chaque individu avec une plus ou
moins grande complexité du comportement. Les représentations que
se font les acteurs ont besoin d'être simples, voire caricaturales, et
puissantes. Si certains schémas fameux (et parfois non pertinents à
force de simplification) perdurent comme par exemple celui de la
communication vue comme un émetteur/canal/récepteur (Y. Giordano, chap. 5), il y a bien une raison : chacun sait que ce n'est pas
aussi simple mais continue à l'utiliser, parce que pour fonctionner
vite ce schéma grossier semble suffisant et pratique. Mais qu'il soit
trop poussé dans son schématisme, il aura des effets pervers comme
c'est le cas de cet exemple. Pour qu'un schéma soit remplacé, il faut
que l'expression de son successeur soit aussi accessible et qu'il puisse
avoir le même ancrage dans le système de représentations.
Voyant ainsi l'évolution des représentations individuelles vers des
formes socialisées d'échange et d'actions, nous comprenons que l'installation de routines et de procédures n'est pas un travers, n'est pas à
proprement parler un dysfonctionnement des structures et des
acteurs de l'organisation. C'est le procédé normal et « naturel » de
développement d'une collectivité humaine organisée. Même si cela
peut s'accompagner de • sclérose » au sens des structures cognitives
tel qu'évoqué précédemment, cette sclérose est aussi une évolution
130
Régine Teulier-Bourgine
« naturelle » et elle peut s'accompagner d'ouverture et de créativité
sur d'autres procédures. S'il peut sembler nécessaire de lutter contre
la sclérose pour des questions d'adaptabilité aux changements rapides d'un environnement mondialisé (ce qui n'est pas si naturel à
intégrer dans nos systèmes cognitifs au regard de l'histoire et de nos
histoires), il n'est ni utile ni justifié pour autant de « culpabiliser » les
acteurs et les collectifs d'acteurs d'avoir autant de difficultés à le
faire.
Dans cette exigence pour les acteurs de ne pas rester sur les procédures établies et d'en créer de nouvelles, le fait de garder la
mémoire et la genèse des procédures qu'ils créent les aidera à faire
évoluer celles-ci ultérieurement. Savoir sur quoi reposent les procédures peut permettre de changer la représentation qu'on s'en fait et
d'en créer de nouvelles, plus adéquates.
8. Agir sur les représentations ?
Les sciences cognitives ont accumulé des connaissances, qui permettent de faire des hypothèses étayées concernant les mécanismes
cognitifs engagés dans des tâches complexes dans les organisations.
Ces connaissances et ces hypothèses sur notre fonctionnement cognitif peuvent-elles éclairer notre façon d'agir dans les organisations ?
Nous pouvons reprendre l'opinion de Friedberg, qui, à notre avis,
s'applique, à toute analyse stratégique * « L'apport de l'analyse stratégique dans un processus de changement est de nature avant tout
cognitive, il est un apport de raisonnement et de connaissance... »
(1994, p. 148). Si les représentations sont ainsi à la source de l'action
stratégique, il est tentant de vouloir agir sur elles en priorité. Ce
n'est pas tâche facile. Une première étape peut consister à être conscient de ses propres représentations et de celles des autres, à y être
vigilant et les connaissant un peu mieux à les infléchir, en modérant
certaines tendances de raisonnement et en en favorisant d'autres.
Les données sociales et comportementales ont leurs raisons d'être et
il est difficile de s'y opposer ex-abrupto. Chercher l'inspiration du
côté des modèles biologiques et écologiques plutôt que mécanistes
semble d'un plus grand secours. Il faut remarquer aussi qu'il est difficile d'expliciter les représentations sous-jacentes à partir de différentes façons d'intervenir et qu'il n'est pas souhaitable de tout expliciter. C'est une tâche d'ingénierie des connaissances et celle-ci
pénètre tout juste dans les organisations.
1. Friedberg se référait ici à la méthode d'« analyse stratégique » proposée
par Crozier et lui-même.
Les représentations : médiations de l'action stratégique
131
8.1. Les représentations partagées
De façon pragmatique, les acteurs savent qu'il y a plusieurs
niveaux pour « agir » sur les représentations. Il est intéressant, par
exemple, de distinguer connaissances, savoir-faire, et savoir commun. Savoirs et savoir-faire sont mêlés dans l'exercice d'un métier et
peuvent s'exprimer sous l'apparence d'un savoir commun. Dans certains lieux de décision, l'expression technique d'un savoir-faire
s'efface pour laisser place à une expression plus générale et plus
stratégique dans la mesure où elle a comme objectif implicite de
poser les termes d'un choix. Ainsi dans un comité de direction le
savoir-faire d'un directeur financier, ou dans un comité de pilotage de
projet informatique le savoir-faire d'un chef de projet, s'expriment en
termes suffisamment généraux pour que chacun ait le niveau de
compétence requis pour participer au débat lorsqu'un choix se pose.
Le management inclut des pratiques « d'actions » sur les
représentations : « dynamiser » une équipe, convaincre des clients ; il
oblige plus ou moins à se poser la question de la représentation des
autres. Que pensent-ils de tels phénomènes sur lesquels je veux les
faire bouger? Comment les faire bouger en fonction du but
poursuivi ? Ce faisant, on se pose le problème de l'adéquation des
représentations au but poursuivi, mettant ainsi en œuvre les principes d'économie cognitive (Rosch, 1978). Manager ce n'est pas autre
chose que de faire bouger des acteurs en faisant bouger leurs représentations, en se situant toujours par rapport à leur action, au
contexte de celle-ci et aux objectifs collectifs et individuels. « Agir »
sur les représentations c'est prendre la distance du thérapeute, du
pédagogue, et entrer dans la problématique de l'autre pour voir à
quel point du système de représentations, on peut proposer une
modification, une rupture, où on peut « accrocher » une nouvelle
représentation. Proposer une nouvelle vision ne peut réussir qu'en
entrant dans la vision de l'autre, qu'en utilisant son référentiel. Ceci
est particulièrement vrai quand il faut construire le sens et la cohérence dans un processus qui inclut des ruptures, des sauts d'une
cohérence à une autre. Par exemple, passer d'une orientation
« produit » à une orientation « client », ou encore lorsqu'il faut se projeter dans un avenir qui ne ressemblera pas au présent. Il est difficile
de se projeter parce que le poids et la prépondérance de l'existant
l'emporte, il nous semble plus facile de nous mettre d'accord, de construire des représentations partagées de ce qui est tangible.
Nous avions construit nos systèmes d'action sur une logique de la
compréhension totale des choses, de la prévision, de la maîtrise. Ce
n'est plus le cas, nous n'avons plus pour réagir que des représentations
incomplètes mais qui se complètent les unes, les autres, d'où l'intérêt
de s'engager dans des processus d'élaboration coopérative plurimétiers. La sélection de pertinence est plus active lorsqu'elle . est
exercée par plusieurs « sensibilités >• professionnelles. Les situations
complexes exigent des réponses coordonnées dès leur élabora-
132
Régine Teulier-Bourgine
tion : on ne peut plus simplement agréger à chaque niveau de décision les réponses différentes qui parviennent du niveau inférieur. Il
importe qu'elles se modifient l'une l'autre dès leur construction. Cela
suppose, nous l'avons déjà évoqué, que les acteurs construisent des
représentations partagées. Bien que difficile et long, c'est cependant
la « plateforme » minimale pour travailler ensemble.
La complexité n'est pas dans chaque représentation, elle est dans
le treillis, l'extraordinaire enchevêtrement des éléments de l'environnement, des représentations de chaque système cognitif individuel,
des élaborations collectives de l'organisation. Le plus souvent les
décisions se prennent avec des représentations simples et prégnantes, partagées au moins partiellement et qui de ce fait « s'arrangent »
de la complexité. Non seulement les capacités cognitives de l'être
humain sont limitées, mais des biais cognitifs1 nombreux viennent
encore les limiter, seule l'extraordinaire adaptabilité du système
cognitif humain, permet de départager, d'organiser, de hiérarchiser
ces ensembles de représentations et de maintenir sa capacité de
réactivité et d'action.
8.2. Les représentations institutionalisées
Nous pensons que les représentations ont tendance à se stabiliser
par un processus de typification. Les systèmes informatiques et différents systèmes d'aide sont des formes de cette stabilisation, parmi
d'autres : procédures administratives, règlements, législations, codifications de description comme l'est, par exemple, la comptabilité.
Par les technologies informatiques, l'organisation se dote de multiples formes de mémoire, de systèmes d'assistance variés : aides à la
décision, à la rédaction en commun, à l'échange de documents. Ces
supports d'information nouveaux, outils bureautiques, réseaux constituent un support commun à des représentations et permettent une
certaine homogénéisation de celles-ci. Par ailleurs, ils interviennent
dans le processus de construction de représentations partagées.
Comme tels, ils figent certaines représentations et ils en modifient
d'autres. Les représentations conditionnent fortement la conception
de tels systèmes et inversement ces systèmes influencent de plus en
plus nos représentations. Plus ces systèmes sont sophistiqués, plus
les schémas conceptuels sur lesquels ils reposent modélisent mais
aussi par la suite, « interfèrent » avec les processus cognitifs qu'ils
assistent. Conçus pour aider l'utilisateur à remplir sa tâche, ils reposent sur une modélisation de ses procédures de résolution. Figeant
en partie ces procédures, ils « conduisent » la façon d'exécuter la
tâche et conditionnent en partie la façon d'aborder les problèmes. La
maîtrise d'ouvrage et les concepteurs doivent être attentifs à cette
1. Par exemple la probabilité de reproduction des événements plus récents
est surévaluée par rapport à celles d'événements lointains (Kahneman et al.,
1982).
Les représentations : médiations de l'action stratégique
133
influence et avoir d'autant plus d'échanges et de vigilance commune
au sujet des représentations lors de la conception de ces assistances.
Chacun sait que pour ne pas perdre de temps lors de la ré-ouverture d'un dossier, il est préférable d'avoir pris des notes avant de le
refermer, sans cette précaution, on met un certain temps à se l'approprier à nouveau. Une des difficultés de constituer une « mémoire
d'entreprise » l réside dans le fait qu'on ne se souvient que de la décision qui a été prise. H a été observé, par exemple, qu'on ne garde pas
trace des erreurs. Mais nous pensons que ce n'est pas le seul
problème ; on ne conserve pas la trace de toutes les représentations
qui ont été instanciées, de tous les « paysages cognitifs » évoqués. On
ne mémorise pas plus les justifications des décisions prises que celles
des alternatives repoussées. La construction d'une « mémoire
d'entreprise » n'a ainsi de sens qu'en permettant de retrouver d'une
certaine façon le système de représentation qui accompagne une
information. Garder les clés pour décrypter, en même temps qu'on
stocke l'information mémorisée, est presque indispensable. Or on ne
sait pas dans quel contexte on voudra ré-utiliser cette information.
Les concepts de data ware house et de data mining2 vont dans ce
sens. Même si ce ne sont pas des savoir-faire qui sont stockés, on
s'oriente vers une exploitation de toutes les données de l'organisation
pour la décision (N. Fabbe-Costes chap. 7). Les modèles d'exploitation du data ware house 3 suppose que l'on ait une représentation
« centrée-utilisateur »4 des regroupements pertinents de données, de
leur agrégation, et de leur présentation. Cette technologie montre
bien (au prix de quelques échecs) qu'on ne peut pas exploiter les données si on ne mémorise pas les représentations élaborées qui permettent de les exploiter.
L'évolution de ces technologies et de ces supports 5, de plus en plus
distribués et partagés modifie la construction et l'échange des représentations dans l'organisation. L'impact organisationnel est certain,
ces outils conditionnent non seulement la façon de travailler individuellement face à l'écran mais aussi les échanges et la coopération
entre les acteurs. L'adoption, probablement très large et très rapide
d'Internet et des Intranet va aussi dans ce sens. Permettant de produire, de stocker, de retrouver des masses importantes de documents
électroniques, ils vont autoriser l'implantation de systèmes de
1. Ou - corporate knowledge ».
2 Littéralement « fouilles de données » : façon d'aller chercher les données
pertinentes et de les rapprocher dans un grand ensemble de données disparates
par leur contenu et leur lieu de stockage
3. Littéralement « entrepôt de données », c'est-à-dire de grandes bases de
données stratégiques constituées à partir d'extractions de l'ensemble des enregistrements de l'entreprise.
4 Au sens de D. Norman, c'est-à-dire adoptant complètement le point de vue
de l'utilisateur au moment ou il utilisera ces données.
5. Par exemple de - flux de documents » (Workflow) ou de Gestion Électronique de Documents.
134 _________________________________ Régine Teulier-Bourgine
mémorisation des savoir-faire de l'entreprise jusqu'ici balbutiants.
Imposant des standards de présentation, d'identification, de composition de documents, ils vont permettre la circulation inter-acteurs,
intra et inter services ou organisation, d'une information élaborée,
sous forme rédigée, et qui nécessitera à son tour ^émergence de nouveaux savoir-faire pour la gérer.
Concevoir l'esprit humain comme fonctionnant avec des représentations semble assez intuitif, mais parallèlement il est difficile de
cerner précisément une activité cognitive qui suppose cohérence,
souplesse, et évolutivité du système de représentations. L'activité
cognitive est difficile à embrasser dans une seule vision et ne se
laisse pas enfermer dans une conception monolithique de son fonctionnement. Les représentations partagées construites par l'échange
et la coopération des systèmes cognitifs des acteurs sont cruciales
pour toute activité de management, mais plus encore pour l'action
stratégique, co-conçue et s'élaborant chemin faisant. Elles sont un
enjeu, tant pour les acteurs eux-mêmes que pour les organisations.
À tel point que toute contribution de l'acteur à l'organisation peut
être vue à travers ce challenge personnel : comment produire un
énoncé « enseignable », pertinent pour les autres acteurs, fait de propositions appropriables qui, de ce fait, deviennent collectives.
L'interaction entre les activités cognitives individuelles et collectives est centrale dans ce processus. Elle demeure mystérieuse et
pourtant ses imbrications sont observables pour tous. La conception
et l'action stratégiques sont des activités collectives et coopératives.
Dans tout processus de négociation ou d'élaboration collective, les
capacités de raisonnement, la façon de réagir individuelles interviennent et construisent ensemble les représentations partagées et l'évolution des représentations individuelles. De formulation en reformulations, de réfutations en argumentations, l'énoncé produit par un
acteur s'échange, évolue, se diffuse et se transforme, s'établit en
façon de faire puis en procédure. Les énoncés produits par certains
acteurs revêtent pour d'autres une certaine pertinence et à ce titre
sont repris, appropriés, intégrés dans leur propre vision du monde à
la condition du maintien de leur propre identité.
Nous proposons de voir les représentations mentales dans un continuum avec les discours, procédures, échanges, constructions organisationnelles. L'acteur en tant que sujet cognitif n'est pas différent
de l'acteur social. Le tissu social, les échanges entre acteurs constituent un enchevêtrement de processus qui vont jusqu'à l'établissement de constructions organisationnelles. On peut ainsi considérer
que ces procédures de savoir-faire, d'échanges dont une des origines
étaient des représentations, deviennent à leur tour une des sources
de l'institutionnalisation, c'est-à-dire de l'établissement de construc-
Les représentations : médiations de l'action stratégique
135
tions sociales en dehors des sujets cognitifs, acquérant ainsi une
apparence de « réalité objective ». Celle-ci intervient comme contexte
organisationnel et collectif et conditionne à son tour les sujets cognitifs.
Le travail sur les représentations constitue l'ingénierie des connaissances, c'est un véritable métier constitué de savoir-faire longs à
acquérir et délicats à mettre en œuvre. Pourtant c'est aussi un sujet
qui concerne chacun d'entre nous et particulièrement ceux qui réfléchissent dans les organisations aux possibilités de faire évoluer les
acteurs. C'est donc à un travail pluridisciplinaire que nous invite ce
constat.