pp. 101-104 Suite des nouvelles ecclésiastiques. Du 26 juin 1754. p

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pp. 101-104 Suite des nouvelles ecclésiastiques. Du 26 juin 1754. p
pp. 101-104
Suite des nouvelles ecclésiastiques.
Du 26 juin 1754.
p. 101
De Paris
Les observations que nous fîmes en 1750 sur l’Histoire naturelle (F.F. des 6 & 13
Février) donnèrent lieu à la Faculté de Théologie d’examiner ce livre pernicieux, & lui firent
prendre la résolution de le censurer. M. de Buffon son auteur crut devoir et prévenir & arrêter
une Censure, dont les suites étoient à craindre pour lui. Il pria donc un Docteur de déclarer à
la Faculté, qu’il étoit disposé à la satisfaire sur chacun des articles qu’elle trouveroit
répréhensibles dans son Ouvrage. En conséquence les Députés & Sindic de la Faculté
nommés pour l’examiner, envoyèrent à M. de Buffon le 15 Janvier 1751 14 propositions
extraites des deux premiers Volumes. Par une Lettre du 12 Mars suivant, M. de Buffon
remercie ces Mrs de l’avoir mis à portée d’expliquer les propositions de son Livre d’une
maniere qui ne laisse aucun doute, ni aucune incertitude sur la droiture de ses intentions. Il
ajoute qu’il publiera bien volontiers, dans le premier Vol. de son Ouvrage qui paroîtra, les
Explications qu’il a l’honneur de leur envoyer. Elles sont contenues en dix articles, dont la
faculté a été très-satisfaite ; & M. de Buff. les a mises à la tête de son 4 e Vol. imprimé l’année
derniere. Les Journalistes de Trévoux rapportent la Déclaration de M. de Buffon, & en font
l’éloge. « Dans une Déclaration si précise & si sincere, disent-ils, M. de Buff. donne aux
Docteurs un gage de son orthodoxie, & aux Philosophes un exemple de
soumission. » (Décembre 1753, 1er Volume.)
Si l’on veut prendre la peine de conférer nos 2 F. indiquées avec les Explications de M.
de Buff., on verra s’il ne manque rien à la Déclaration de cet Auteur, pour la rendre également
sincere & orthodoxe. 1° Il prétend n’avoir jamais eu intention de contredire le récit de
l’Ecriture, dans ce qu’il a avancé touchant la maniere dont la Terre a été formée. Dans quel
endroit de l’Ecriture a-t-il donc trouvé que la Terre doit sa naissance à la chute d’une Comète,
qui tombant sur le Soleil, l’a déplacé, & a fait sortir de cet Astre notre globe, & celui des
autres Planettes ? Dans lequel des Livres SS. a-t-il lu que la Terre que nous habitons, a été
très-longtems un fond de mer ; Que les montagnes s’y sont formées durant une longue suite
d’années : Que l’espace qu’occupe aujourd’hui la mer, deviendra une terre semblable à la
nôtre ; & que la terre que nous habitons, redeviendra par la succession des tems un fond de
mer ? Quoi de plus contraire aux divines Ecritures, que ce sistême ? Et M. de Buffon, qui a
prétendu l’établir sur des preuves indubitables, veut que nous croyions aujourd’hui qu’il n’a
jamais eu intention en cela de contredire l’Ecriture ! Quelle honte pour la Faculté & pour les
Journalistes, d’applaudir à une pareille Déclaration ! Que M. de Buff. confesse humblemt qu’il
a erré, & qu’il voudroit n’avoir jamais écrit ce qu’il a écrit ; il sera dans l’ordre de la recevoir
au nombre des Pénitens. Mais qu’il prétende nous faire croire qu’il n’a jamais eu que des
intentions droites, en s’écartant si grossierement de la narration de Moïse, c’est vouloir que le
monde soit sa duppe, comme la Carcasse Sorbonnique l’a été.
2° Nous lui avions reproché d’avoir dit que le mot de Vérité na fait naître qu’une idée
vague : Qu’il n’a jamais eu de définition précise : Que la définition de la Vérité n’est qu’une
abstraction, qui n’existe qu’en vertu de quelque supposition : Que les vérités mathématiques
n’ont aucune réalité : Qu’il n’y a rien dans la Science mathématique, que ce que nous y avons
mis : Que nous sommes les créateurs de cette Science ; Qu’elle ne comprend absolumt rien
que ce que nous-mêmes imaginé : Que l’essence des vérités phisiques consiste dans la
succession non interrompue des mêmes événemens ; & que les vérités de Morale n’ont pour
objet & pour fin, que des convenances & des probabilités &c.
Aujourd’hui M. de Buff. déclare, comme en ayant toujours été persuadé, « qu’il y a
des premiers principes absolumt vrais & certains dans tous les cas & indépendammt de toutes
les suppositions : Que les conséquences déduites avec évidence de ces principes, ne sont pas
des vérités arbitraires, mais des vérités éternelles & évidentes ; n’ayant uniquement entendu
par vérités de définition, que les seules vérités mathématiques : Qu’il y a de ces principes
évidens, & de ces conséquences évidentes dans plusieurs Sciences ; que tels sont en
particulier dans la Métaphisique l’existence de Dieu, ses principaux attributs, l’existence, la
spiritualité, & l’immortalité de l’ame ; & dans la Morale, l’obligation de rendre un culte à
Dieu, & à chacun ce qui lui est dû. (Il ajoute que) quand il a dit que les vérités de la Morale
n’ont pour objet & pour fin que des convenances & des probabilités, il n’a pas voulu parler
des vérités réelles, telles que sont les préceptes de la Loi divine& de la Loi naturelle, mais des
Loix qui dépendent de la volonté des hommes, & qui sont différentes dans différens pays, &
par rapport à la constitution des différens Etats. » C’est-à-d. que M. de Buffon n’est pas
coupable. Ce n’est ici qu’un malentendu. On a pris mal sa pensée. Ses intentions ont toujours
été très-droites. On ne doit pas le soupçonner d’avoir méconnu jamais aucune des vérités qu’il
confesse dans sa Déclaration. C’est à MM. les Docteurs à voir quelle réparation ils veulent lui
faire. Pour nous, nous ne sommes nullement disposés à lui en faire aucune. Encore
aujourd’hui il ne reconnoît dans les Mathématiques QUE des vérités de définition. D’où il
résulte qu’il n’y a dans cette Science que ce que nous y avons mis. M. de Buff. a donc eu
raison de soutenir que ce
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qu’on appelle vérités mathématiques, n’a aucune réalité : que nous sommes les créateurs de
cette Science, & qu’elle ne comprend absolument rien que ce que nous avons nous-mêmes
imaginé. N’est-il pas étonnant que la Faculté toute entiere n’ait pas aperçu les conséquences
de ce qu’elle a laissé dire à M. de Buff., qu’il n’a entendu par vérités de définition, que les
seules vérités mathématiques ? Il le dit, en persistant à soutenir qu’à cet égard son assertion
est hors d’atteinte. S’il n’y a aucune réalité dans les vérités mathématiques, qui de toutes sont
les plus claires ; comment persuadera-t-on aux Incrédules que les vérités métaphisiques & les
vérités de la Morale sont plus réelles ? L’Arithmétique fait partie des Mathématiques. Si deux
& deux ne font quatre, que parce que nous l’avons ainsi imaginé ; qu’y aura-t-il de réel dans
les autres Sciences ? Ce n’est pas tout. M. de Buff. prétend que lorsqu’il a dit des vérités de
Morale en général, qu’elles n’ont pour objet & pour fin que des convenances & des
probabilités, il n’a entendu par vérités de Morale, que les Loix qui dépendent de la volonté
des hommes, & qui varient selon les tems & les lieux. M. de Buff., membre de l’Académie
Françoise, comme de l’Académie des Sciences, n’entend donc pas le François. L’étrange
métode que celle qui s’introduit aujourd’hui ! Veut-on condanner un bon Livre ? on détourne
les propositions les plus orthodoxes à des sens mauvais. Veut-on justifier un méchant Livre ?
on rappelle à un sens orthodoxe les propositions qui en sont le moins susceptibles. Pour
approuver comme pour condanner de la sorte, il faut, il est vrai recourir à des sens forcés.
Mais dans cette lie des Siècles, aime-t-on assez la Vérité & la sincérité, pour craindre de les
blesser ? Les Docteurs ont entre les mains les protestations du P. Quesnel contre les mauvais
sens qu’on lui a imputés : Qui d’entr’eux auroit le courage de prendre sa défense ? Cependant
les voilà qui reçoivent avec applaudissement des Explications de M. de Buff. démenties par le
texte. Qui justificat impium, & qui condemnat justum, abominabilis est unterque apud Deum.
Prov. XVII. 15. Quand on condanne le juste, on mérite d’être abandonné jusqu’à consentir de
justifier l’impie.
Mais la nouvelle Faculté n’a pas prévu l’amertume du calice qu’elle s’est préparé. Le
Néophite, pour preuve de la sincérité de sa conversion, nous a donné à la suite de sa
Profession de Foi un Discours sur la nature des animaux, où il soutient que l’ame n’est
capable que de connoître & de réfléchir ; & que toutes les sensations & les passions
appartiennent à la matiere. Si on l’en croit, c’est la matiere qui aime, qui hait, qui craint, qui
désire. C’est la matiere qui sent du plaisir, de la douleur ; qui voit, qui entend, & qui éprouve
toutes les sensations dont l’homme est capable. Quel pas vers le Matérialisme ! Ou plutôt,
quel pas dans le Matérialisme ! La matiere est-elle plus capable de sentir & d’aimer, que de
penser & de réfléchir ? M. de Buff. lui accorde de sentir & d’aimer, Looke & Voltaire ne
voient pas qu’il soit impossible qu’elle pense & qu’elle réfléchisse. On comprend que cela ne
sauroit se dire dans un Ouvrage qui s’imprime au Louvre : mais on a pouvoir y dépouiller
l’ame des sensations & des passions, pour en faire honneur à la matiere. Tels sont les fruits de
la charité Carcassienne. Elle n’est faite que pour engendrer des monstres.
M. de Buffon distingue dans l’animal deux sens : l’un intérieur, l’autre extérieur. Par
un abus des termes, il appelle sens intérieur la racine qui prend son origine dans le cerveau, &
sens extérieur l’extrémité des nerfs qui couvre la surface du corps de l’animal. L’impression
que les objets font sur le sens extérieur, se communique au sens intérieur : Et ce sens interne
ébranlé, l’animal éprouve, selon les différens ébranlemens, tout ce que les sensations & les
passions sont capables de produire. Qu’on aille pas croire que l’ébranlement qui se fait dans le
cerveau, n’est qu’une cause occasionnelle des sensations & des passions qu’éprouveroit
l’animal dans une substance qui ne seroit pas matiere. M. de Buffon reconnoît que la
substance spirituelle n’a été accordée qu’à l’homme : Et encore ne lui a-t-elle été donnée que
pour connoître, pour penser, pour réfléchir. L’animal au contraire est un être purement
matériel. (Page 23.) Si l’on objecte bien mal à propos à l’Auteur, qu’il fait de l’animal une
simple machine, un automate insensible ; il répond que « bien loin de tout ôter aux animaux,
il leur accorde tout, à l’exception de la pensée & de la réflexion. Ils ont le sentiment ; ils l’ont
même à un plus haut degré que nous ne l’avons : ils ont aussi la conscience de leur existence
actuelle : (remarquez bien ce terme :) mais ils n’ont pas celle de leur existence passée. Ils ont
des sensations ; mais il leur manque la faculté de les comparer, c’est-à-d. la puissance qui
produit les idées ; car les idées (ajoute-t-il) ne sont que des sensations comparées, ou, pour
mieux dire, des associations de sensations. » (Page 41.) Il continue : « Les animaux ont
comme nous de la douleur & du plaisir : ils ne connoissent pas le bien & le mal ; mais ils le
sentent : ce qui leur est agréable, est bon ; ce qui leur est désagréable, est mauvais. » (Ibidem.)
Or ce qui se passe dans le cerveau de l’animal se passe de même dans le nôtre. Chez nous ce
n’est pas l’ame qui a des sensations & des passions : c’est le principe matériel : c’est la
matiere organisée & ébranlée de telle ou telle façon. « Séparons de nous, dit M. de Buffon,
tout ce qui appartient à l’ame. Ostons-nous l’entendement, l’esprit & la mémoire : ce qui nous
restera, sera la partie matérielle, par laquelle nous sommes animaux ; nous aurons encore des
besoins, des sensations, des appétits ; nous aurons de la douleur & du plaisir ; nous aurons
même des passions ; car une passion est-elle autre chose qu’une sensation plus forte que les
autres, & qui se renouvelle à tout instant. Or nos sensations pourront se renouveller dans notre
sens intérieur matériel ; nous aurons donc toutes les passions, du moins toutes les passions
p. 103.
aveugles, que l’ame, ce principe de la connoissance, ne peut ni produire, ni fomenter. » (Page
77.)
Ici l’Auteur se fait une objection : « Est-il certain, est-il croyable que les animaux
puissent avoir des passions ? N’est-il pas au contraire convenu que toute passion est-une
émotion de l’ame ? Doit-on par conséquent chercher ailleurs que dans ce principe spirituel les
germes de l’orgueil, de l’envie, de l’ambition, de l’avarice, & de toutes les passions qui nous
commandent ? » (p. 78.)
L’Auteur répond en distinguant le phisique du moral des passions. Le phisique vient
d’une cause extérieure, & est bon. Le moral vient de l’ame, & est mauvais. L’animal pouvant
être remué par des objets extérieurs, il aura des passions, mais il n’en aura pas le mauvais.
« Dans l’amour, par exemple, tout ce qu’il y a de bon appartient aux animaux tout aussi bien
qu’à nous (dit M. de Buffon p. 82) Amour ! (s’écrit-il) Divine flamme ! Précieux sentiment,
qui peut seul amollir les cœurs féroces & glacés !... Amour pourquoi fais-tu l’état heureux de
tous les êtres, & le malheur de l’homme ? C’est, répond notre Académicien, qu’il n’y a que le
phisique de cette passion qui soit bon. C’est que, malgré ce que peuvent dire les gens épris, le
moral n’en vaut rien. Qu’est-ce en effet, continue-t-il, que le moral de l’amour ? La vanité…
Les animaux ne sont point sujets à toutes ces misères. Ils ne cherchent pas des plaisirs où il ne
peut y en avoir ; guidés par le sentiment seul, ils ne se trompent jamais dans leurs choix : leurs
désirs sont toujours proportionnés à la puissance de jouir. Ils sentent autant qu’ils jouissent, &
ne jouissent qu’autant qu’ils sentent ; l’homme au contraire, en voulant inventer des plaisirs,
n’a fait que gâter la nature. En voulant se forcer sur le sentiment, il ne fait qu’abuser de son
être, & creuser dans son cœur un vuide que rien ensuite n’est capable de remplir. » (p. 81.)
Voilà, comme l’on voit, des textes d’où il résulte bien clairement que le Néophite de la
nouvelle Sorbonne met les sensations & les passions dans la matiere. Quand on lit son Livre,
on est tenté de croire qu’il veut faire regretter à l’homme d’être homme. Tantôt il élève l’ame
& lui donne un empire souverain sur son corps. Tantôt il la dégrade, & la laisse à penser si le
sort des animaux n’est pas plus heureux que le nôtre. Extrême en tout, il donne dans des écarts
si grands, que non seulement on ne peut le concilier avec la Vérité, qu’il outrage
continuellement ; mais que souvent on ne peut le concilier avec lui-même.
Il dit (p. 33) que « l’ame de l’homme est un sens supérieur, une substance spirituelle,
entierement différente, par son essence & par son action de la nature des sens extérieurs. Ce
n’est pas, continue-t-il, qu’on puisse nier pour cela qu’il y ait dans l’homme un sens intérieur
matériel, relatif, comme dans l’animal, aux sens extérieurs… Mais ce que je prétends, c’est
que ce sens est infiniment subordonné à l’autre ; la substance spirituelle le commande : elle en
détruit, ou en fait naître l’action : ce sens en un mot, qui fait tout dans l’animal, ne fait dans
l’homme que ce que le sens supérieur n’empêche pas ; il fait aussi ce que le sens supérieur
ordonne. »
La conséquence que l’on devroit tirer de cette assertion, c’est que l’homme est le
maître absolu de ses sensations & de ses passions : Qu’il ne sent la douleur que quand il veut :
Qu’il n’aime que quand il veut & autant qu’il veut ; & qu’il ne peut jamais dire avec vérité, Je
ne fais pas le bien que je veux, & je fais le mal que je ne veux pas. Mais M. de Buffon, qui
donne ici à l’ame un si grand empire sur son corps, oublie bientôt tous ces avantages, pour la
rendre l’esclave de ce même corps dans lequel il place les sensations & les passions.
« L’imagination, dit-il, fait tout, ou plutôt ne fait rien que pour le malheur de l’homme ; car
elle ne présente à l’ame que des phantômes vains & des images exagérées, & la force à s’en
occuper ; plus agitée par ces illusions qu’elle ne le peut être par les objets réels, l’ame perd sa
faculté de juger, & même son empire : Elle ne compare que des chimères, elle ne veut plus
qu’en second, & souvent elle veut l’impossible : sa volonté qu’elle ne détermine plus, lui
devient donc à charge ; ses desirs outrés sont des peines, & ses vaines espérances sont tout au
plus de faux plaisirs. » (p. 44.)
Dans la page suivante, après avoir dit que l’appétit de savoir est pour l’homme une
source de plaisirs que n’ont pas les animaux, il ajoute : « cette source de plaisirs seroit la plus
abondante & la plus pure, si nos passions, en s’opposant à son cours, ne venoient à la troubler.
Elles détournent l’ame de toute contemplation. Dès qu’elles ont pris le dessus, la raison est
dans le silence, ou du moins elle n’élève plus qu’une voix foible & souvent importune. Le
dégout de la vérité suit, le charme de l’illusion augmente, l’erreur se fortifie, nous entraîne &
nous conduit au malheur ; car quel malheur plus grand, que de ne plus rien juger que
relativement à sa passion, de n’agir que par son ordre ?... Dans cet état d’illusion & de
ténèbre, nous voudrions changer la nature même de notre ame. Elle ne nous a été donné
donnée QUE pour connoître. Nous ne voudrions l’employer qu’à sentir. Si nous pouvions
étouffer en entier sa lumiere, nous n’en regretterions pas la perte. Nous envierons volontiers le
sort des insensés. Comme ce n’est plus que par intervalles que nous sommes raisonnables, &
que ces intervalles de raison nous sont à charge, & se passent en reproches secrets, nous
voudrions les supprimer : ainsi marchant toujours d’illusions en illusions, nous cherchons
volontairement à nous perdre de vue, pour arriver bientôt à ne nous plus connoître, & finir par
nous oublier. »
Voilà ce qui s’appelle dire le oui & le non ; affirmer & nier tout à la fois. L’ame a un
empire souverain sur les passions ; on le dit ap. 104
vec une emphase qui ne permet pas d’en douter. Le moment d’après on vous dit encore avec
plus d’emphase, que ce sont les passions qui tirannisent l’ame, jusqu’à lui faire desirer de
n’être plus.
Ce n’est pas une petite satisfaction pour un homme qui croit en Dieu, de voir
l’embarras de ces Incrédules, quand ils veulent définir l’homme sans le secours de la
Révélation. Dans des momens ils voient ce que l’homme devroit être, & ils disent : Il a
l’empire sur tous ses sens & sur ses passions ; mais ensuite l’expérience les force de
reconnoître le contraire, & ils disent : ce sont les sens, ce sont les passions qui gourmandent,
qui tirranisent l’ame. C’est-à-dire que l’homme est pour eux un cahos, un être
incompréhensible. Si l’homme n’avoit que la partie animale : ou s’il étoit un pur esprit, M. de
Buffon le trouveroit heureux ; mais les deux substances unies ensemble sont le tourment de
notre Académicien & de ses semblables. En effet comment concevoir que celui des êtres créés
qui est le plus élevé, soit le seul malheureux ? Si c’est une nature aveugle qui a tout produit,
on conçoit qu’elle aura pu se tromper assez lourdement, pour faire de deux substances qui
auroient pu être heureuses séparément, un tout malheureux. Mais qu’un Dieu, qu’un Estre
infiniment sage, infiniment bon, infiniment puissant, ait uni l’ame & le corps pour être
continuellement en guerre l’un avec l’autre : c’est ce qui répugne à l’idée de Dieu. Sous un
Dieu juste (dit un génie des plus sublimes, Saint Augustin) nul ne peut être malheureux, s’il
ne l’a mérité. Mais M. de Buffon fait l’homme malheureux par l’institution même du
Créateur. « L’homme, dit-il, est double. Il est composé de deux principes différens par leur
nature, & contraires par leur action. L’ame, ce principe spirituel, ce principe de toute
connoissance, est toujours en opposition avec cet autre principe animal & purement matériel :
le premier est une lumiere pure qu’accompagne le calme & la sérénité, une source salutaire
dont émanent la science, la raison, la sagesse : l’autre est une fausse lueur qui ne brille que par
la tempête & dans l’obscurité, un torrent impétueux qui roule & entraîne à sa suite les
passions & les erreurs. (page 69.) C’est donc parce que la nature de l’homme est composée de
deux principes opposés, qu’il a tant de peine à se concilier avec lui-même ; c’est de là que
viennent son inconstance & son irrésolution, ses ennuis. » (p. 77.) Où l’on voit que le combat
que M. de Buffon reconnoît dans son homme double, il le fait aussi ancien que l’homme
même. C’est parce qu’il est composé de deux principes contraires & opposés l’un à l’autre,
qu’il est malheureux par état. Ce n’est point sa faute : c’est l’institution du Créateur. Le
remède a un si grand mal, notre Académicien le trouve à ne laisser agir en nous qu’un des
deux principes dont nous sommes composés. « Dans le tems, dit-il, où la faculté raisonnable
domine, on s’occupe tranquillement de soi-même, de ses amis, de ses affaires… Lorsque le
principe matériel vient à dominer à son tour, on se livre ardemment à la dissipation, à ses
gouts, à ses passions… Dans ces deux états NOUS SOMMES HEUREUX : Dans le premier, nous
commandons avec satisfaction ; & dans le second, nous obéissons encore avec plus de plaisir :
comme il n’y a qu’un des deux principes qui soit alors en action, & qu’il agit sans opposition
de la part de l’autre, nous ne sentons aucune contrariété intérieure, notre moi nous paroît
simple ; parce que nous n’éprouvons qu’une impulsion simple ; & c’est dans cette unité
d’action que consiste notre bonheur : car pour peu que par des réflexions nous venions à
blâmer nos plaisirs, ou que par la violence de nos passions nous cherchions à haïr la raison,
nous cessons dès lors d’être heureux, nous perdons l’unité de notre existence, en quoi consiste
notre tranquillité. La contrariété intérieure se renouvelle, les deux personnes se représentent
en opposition ; & les deux principes se font sentir & se manifestent par les doutes, les
inquiétudes & les remors. » (p. 72.)
Par une conséquence nécessaire M. de Buffon ne trouve point d’état plus malheureux
que celui d’être poussé en même tems, & par des forces égales, par les deux principes qui
nous animent. De là, dit-il, on peut conclure que le plus malheureux de tous les états, est celui
où ces deux puissances souveraines de la nature de la nature de l’homme sont toutes les deux
en grand mouvement, mais en mouvement égal & qui fait l’équilibre ; c’est là le point de
l’ennui le plus profond, & de cet horrible dégout de soi-même, qui ne nous laisse d’autre désir
que celui de cesser d’être, & ne nous permet qu’autant d’action qu’il en faut pour nous
détruire, en tournant froidement contre nous des armes de fureur. » (p. 73.) M. de Buffon ne
voit pas que pour en venir à cette horrible extrémité, il faudroit perdre l’équilibre, & avec
l’équilibre la raison : Qu’il faudroit que le principe matériel l’emportât de beaucoup sur le
principe spirituel : Qu’il le dominât totalement ; auquel cas l’homme seroit très-heureux,
parce qu’il se trouveroit dans l’unité, qui est l’état parfait de M. de Buffon. Ce ne seroit plus
l’homme double, homo duplex, ce seroit l’homme simple. Et il n’auroit plus de raison de se
déplaire jusqu’à se donner la mort.
[La fin l’Ordinaire prochain.]
pp. 105-108
Suite des Nouvelles Ecclésiastiques.
Du 3 Juillet 1754.
Fin de l’Article de l’Histoire naturelle de M. de Buffon &c.
Les inconséquences & les défauts de raisonnement, sont ce qu’il y a de moins
révoltant dans M. de Buff. Sa morale est tout autrement pernicieuse. En donnant pour conseil
de travailler à n’agir que par l’un des deux principes dont il nous compose, il met le bonheur
de l’homme à se livrer, ou à l’appétit de savoir, ou à l’appétit de sentir. Le premier fait de
l’homme un animal de gloire. Le second en fait un pourceau. C’est-à-dire que pour être
heureux, il faut être Stoïcien, ou Epicurien ; ou l’un & l’autre tour à tour. Mais surtout qu’on
ne soit pas Chrétien. Le Chrétien redoute la science qui enfle, & soupire après la charité qui
édifie. Le Chrétien n’aime que Dieu, & ne trouve de bonheur qu’en Dieu. Et dans la morale
de M. de Buffon, on ne cherche le bonheur que dans la jouissance de soi même & de tout
objet créé. C’est le plaisir de savoir ou la plaisir de sentir, qui rend heureux : c’est la
concupiscence de la chair, c’est la concupiscence des yeux, c’est l’orgueil de la vie.
Qu’il faille chercher le bonheur dans la jouissance de soi même, M. de Buffon le dit
dans des termes les plus énergiques. « Considérons, dit-il, l’homme sage, le seul qui soit digne
d’être considéré. Maître de lui-même, il l’est des événemens : content de son état, il ne veut
être que comme il a toujours été, ne vivre que comme il a toujours vécu : se suffisant à luimême, il n’a qu’un foible besoin des autres ; il ne peut leur être à charge : occupé
continuellement à exercer les facultés de son ame, il perfectionne son entendement, il cultive
son esprit, il acquiert de nouvelles connoissances, & se satisfait à tout instant sans remors,
sans dégout : il jouit de tout l’Univers, en jouissant DE LUI-MESME. Un tel homme est sans doute
l’être LE PLUS HEUREUX DE LA NATURE. Il joint aux plaisirs du corps qui lui sont communs avec les
animaux, les joies de l’esprit qui n’appartiennent qu’à lui : il a deux moyens d’être heureux,
qui s’aident & se fortifient MUTUELLEMENT. » (Page 47.)
Ici M. de Buff. oublie que ses deux principes sont, par l’institution de la nature,
toujours en contrariété l’un avec l’autre ; & que pour être heureux, il faut n’en laisser agir
qu’un à la fois. Mais ce que nous avions à prouver, c’est qu’il met le bonheur de l’homme
sage à jouir de soi-même. Pour tous les autres hommes, leur bonheur est dans les plaisirs des
sens, & ne va plus loin. « Le bonheur de l’homme, dit-il, consistant dans l’unité de son
intérieur, il est heureux dans le tems de l’enfance ; parce que le principe matériel domine seul,
& agit presque continuellement… Si l’enfant étoit entierement livré à lui-même, il seroit
parfaitement heureux… Dans la jeunesse, …le principe matériel domine encore, & peut-être
avec plus d’avantage que jamais : car non seulement il efface & soumet la raison ; mais il la
pervertit… On ne pense & on n’agit que pour approuver & pour satisfaire sa passion : tant
que cette ivresse dure, ON EST HEUREUX. » (Pag. 73 &74.) Dans les autres âges, on est
malheureux que parce que les deux principes, le matériel & le spirituel, veulent agir en même
tems.
Telle est la Morale du nouveau Converti. Messieurs de Sorbonne n’ont-ils pas lieu de
s’applaudir de la conquête qu’ils ont faite ? Les Journalistes de Trévoux n’ont rien dit de cette
exécrable Morale, parce que sur bien des points la Morale de la Société rentre dans celle des
Sectateurs de la Religion prétendue naturelle : mais les Journalistes ont fait observer que M.
de Buffon met les sensations & les passions dans la matiere. Ils relèvent aussi divers endroits
qui n’annoncent rien moins dans M. de Buff. qu’un homme qui croit en Dieu. Cependant leur
critique est mêlée de tant de flatterie, qu’on ne sait si l’on ne doit pas être encore plus indigné
du personnage qu’ils font, que celui de l’Académicien. « Dans ses Discours Philosophiques,
disent nos Jésuites, TOUT EST GRAND, noble, élevé. Ce sont des sistêmes raisonnés, des idées
brillantes. » Ils font l’analise du Discours sur la nature des animaux ; & enivrés de ce qu’ils
ont analisé, ils s’écrient : « Les deux Académies dont M. de Buff. est membre, semblent dans
tout ce Discours confondre leur langage : les graces élégantes y prêtent tous leurs ornemens
aux profondes recherches. Tâchons cependant de reprendre nos esprits :….. laissons expirer
ces sons heureux, dont la durable harmonie remplit encore nos oreilles ; & cherchons si parmi
tant de vérités que nous avons vu couler, ou plutôt étinceler de la plume de M. de Buffon, il
ne s’est point glissé quelque alliage, quelques paradoxes, qui doivent nous causer des doutes,
des scrupules, ou même des peines. » (p. 2835.) Ils relèvent tout de suite les endroits qu’ils
jugent répréhensibles, & surtout celui du Matérialisme des sensations & des passions ; après
quoi ils finissent par « prier M. de Buff. d’agréer, ou du moins de leur permettre ces
observations. Elles nous empêchent, disent-ils, de gouter & d’adopter tous les principes de
son sistême avec autant de sécurité & de confiance, que nous estimons & que nous admirons
la beauté de son génie. » Est-ce là montrer pour l’impiété tout l’horreur qu’on doit avoir, &
travailler à inspirer cette horreur aux autres ? Quelle bassesse dans des hommes d’ailleurs si
fiers & si dédaigneux ! Mais ils craignent ceux qui passent parmi les gens du monde pour
avoir de l’esprit. Ils n’osent les attaquer de front : ils biaisent : ils émoussent la pointe de leurs
armes : ils n’attaquent que légèrement. M. de Tillemont faisant l’Histoire des Ap. 106.
riens, a mis à la tête d’un Article : Les Ariens souffrent tout, hors la Vérité. Cela est encore
vrai des Jésuites. Ils n’ont de zele que contre ceux qui combattent leurs erreurs.
Nous n’avons fait qu’indiquer les endroits qui nous ont paru les plus révoltans dans le
Discours de M. de Buffon. Il n’est point du plan de nos Mémoires d’entrer des discussions
polémiques. Nous laissons à d’autres le soin de relever les absurdités, les contrariétés, les faux
raisonnemens que l’on trouve dans cet Ouvrage. On vient de voir jusqu’à quel point M. de
Buffon dégrade l’homme. Il n’assigne d’autre bonheur au très-grand nombre du Genre
humain, que celui qu’il accorde aux animaux. Car selon lui il y a très-peu d’hommes qui
fassent usage de leur ame. Elle n’est donnée, à ce qu’il dit, que pour penser & pour réfléchir.
Eh ! qui est-ce qui pense & qui réfléchit ? Presque personne, selon M. de Buffon. Ceux qui ne
réfléchissent point, sont pour lui comme s’ils n’avoient point d’ame. Cependant ils ne laissent
pas d’être heureux, parce qu’ils goutent tous les plaisirs qui sont accordés aux bêtes. Mais
comme pour gouter ces plaisirs, le principe matériel suffit, voilà le Matérialisme admis pour
la très-grande partie du Genre humain. Maintenant si vous séparez de la totalité des hommes
le très-petit nombre de Sages, auxquels il faut une ame pour penser & pour réfléchir ; tout le
reste du Genre humain n’en aura pas besoin. Or comme le monde peut très bien se passer de
ces hommes si difficiles à trouver, le monde pourra aller comme il va, en n’admettant qu’un
principe matériel dans tous les hommes. Et ainsi de conséquence en conséquence on nous
conduira au Matérialisme universel.
Qu’on lise avec attention le Discours de M. de Buffon, on verra que l’on nous y mène
au Matérialisme par des nuances qui ne sont pas insensibles. Il faut cependant avertir qu’il
règne dans tout ce Discours une espèce de désordre nécessaire à l’Auteur, pour couvrir sa
marche. Il ne suit pas son sujet par des raisonnemens qui naissent l’un de l’autre. Quelquefois
il se fait des objections qui ne sont pas celles qu’il devroit se faire. Et quelquefois aussi, pour
se débarrasser d’une difficulté pressante, il se jette à l’écart. Il fait des descriptions vives. Il
étourdit son Lecteur, & lui fait perdre de vue son premier objet. Veut-il affirmer ? Veut-il
nier ? Les paradoxes ne lui coûtent rien. Demandez-lui des preuves de ce qu’il dit ; il n’en a
point. Pour prouver que la matiere a des sensations & des passions, il prouve qu’elle peut être
organisée & ébranlée de telle & telle façon ; & rien de plus. Il confond les sensations avec les
passions ; & la preuve qu’il en apporte, c’est que selon lui les passions ne sont que des
sensations continuées. Il confond de même les idées avec les sensations ; & s’en se mettre en
peine de le prouver, il pose pour principe que les idées ne sont que des associations de
sensations. Mais, comme l’ont remarqué les Journalistes de Trévoux, les sensations étant chez
M. de Buffon du ressort de la matiere, les idées doivent en être aussi : à quoi il faut ajouter
que l’ame n’étant pas d’un ordre plus élevé que les idées, puisqu’elles l’éclairent & la
perfectionnent, il ne doit y avoir aucun inconvénient selon ces principes, à dire que l’ame est
matérielle. Or des principes qui sont épars dans le Livre de M. de Buffon, est-il difficile de les
réunir, pour en faire un système suivi ?
Les Matérialistes ont saisi avec avidité cet axiome d’Aristote, que toutes nos idées
viennent de nos sens. Cet axiome qui avoit régné longtems dans les Ecoles, en étoit banni.
Descartes l’avoit rejeté, & M. Nicole dans la Logique de P. R. en avoit montré l’absurdité. Il
avoit fait sentir en même tems combien il étoit dangereux pour la Religion. Aujourd’hui on y
revient, & l’on voit de quelle utilité il est pour enseigner le Matérialisme, en paroissant ne dire
que ce que l’on a enseigné depuis le règne des Scholastiques jusqu’au Siècle dernier. Mais
ceux qui par une mauvaise Philosophie, faisoient naître les idées des sens, ne mettoient pas les
sensations & les passions dans la matiere. Ils ne disoient pas que les idées ne sont que des
associations de sensations, d’où il résulte que les idées sont matérielles. Il y a plus. Dans les
principes de M. de Buff. on ne voit pas comment on peut prouver qu’il y a un Dieu. Les idées
n’étant que des associations de sensations, & les tentations une matiere organisée & ébranlée
de telle ou telle façon, comment tirer d’un principe purement matériel l’idée de Dieu, l’idée
d’un Estre qui n’est qu’esprit ? Une autre conséquence du sistême de notre Académicien, c’est
que ce n’est pas point dans son ame que Jésus-Christ a éprouvé au jardin des Oliviers cette
tristesse dont il dit, Mon ame est triste jusqu’à la mort. La tristesse est une passion, & M. de
Buffon met les sensations & les passions dans ce qu’il appelle le sens intérieur matériel,
c’est-à-dire le cerveau. On ne finiroit point, si on vouloit tout relever dans cet Auteur.
Mais le mal & le grand mal est qu’il n’est pas seul. Les Editeurs de l’Enciclopédie ont
fourni au sieur de Praces les principes d’impiété semés dans sa Thèse. Il est visible qu’il a
copié le Discours qui est à la tête du premier Tome de leur Dictionnaire. Cependant voici une
nouvelle Société qui s’élève en France, dont on a tout lieu de craindre qu’elle ne vienne à
l’appui de l’Enciclopédie & des autres Livres de cette trempe. Elle s’annonce sous des dehors
qui semblent n’avoir rien que d’avantageux pour la Littérature. Elle se propose de donner tous
les mois un Livre qui aura pour titre : Journal Etranger. On invite tous les Savans de l’Europe
& du monde à entrer en correspondance avec les Auteurs du Journal, & à leur envoyer leurs
productions. Et ceux-ci de leur côté s’engagent à faire connoître à tout l’Univers les Ouvrages
qu’on leur enverra. Ils en feront des analises exactes. Ils en transcriront les plus beaux
morceaux, & ils n’oublieront rien pour relever le mérite des productions dont on leur fera part.
La Société qui enfante ce projet, s’en promet des bien infinis. Elle chassera la barbarie ; elle
ramènera le bon goût ; elle apprendra aux François à quitter les amusemens, & à s’appliquer à
la vraie Philosophie. On étudiera la nature ; on
p. 107.
réglera les mœurs. On rompra le mur de séparation qui divisoit les Nations. Les préjugés
s’évanouiront. La charité deviendra universelle. Ce qui donne lieu aux Auteurs du nouveau
Journal de se promettre tous ces biens de leur Apostat, c’est que déjà des hommes tels qu’ils
les demandent, ont rompu la glace, & travaillé dans leurs vues. « En portant nos yeux, disentils, sur ceux qui tiennent aujourd’hui les premiers rangs dans la Littérature, nous ne pouvons
qu’en tirer les présages les plus favorables pour cette heureuse RÉVOLUTION, qui doit ramener
les recherches des Savans & toutes les connoissances humaines à l’unité générale, & au profit
de la Société. Jamais, continuent-ils, les hommes vulgaires ne furent plus petits ; mais jamais
on ne vit de plus grands hommes que dans le Siècle où nous vivons. Nous avons vu naître
l’ESPRIT DES LOIX, l’Histoire naturelle & l’Enciclopédie : trois ouvrages que la Postérité nous
enviera, qu’elle consultera avec raison comme ses Oracles, & dont malheureusement pour
nous elle seule connoîtra tout le prix. [Ils ajoutent :] Il suffit sans doute à la gloire de ceux qui
ont honoré l’esprit humain de ces Ouvrages immortels, d’être devenus les Professeurs des
Nations, & d’avoir vu admirer leur génie & adopter leurs Ecrits par toute l’Europe savante &
éclairée. Mais quel tribut de reconnoissance ne leur doit pas la patrie en particulier ? Leurs
noms devenus respectables & chers à tous ceux de leurs contemporains qui sont sensibles à
l’honneur de l’humanité, doivent être inscrits dans les fastes du Royaume… Ce sont ces noms
qui, trop exposés aux outrages d’une basse & populaire envie, doivent être dédommagés par
nos hommages publics, la seule récompense dont il soit permis d’honorer leur génie & leur
travaux. C’est à ces Ecrivains illustres & au zele généreux de ceux qui leur ressemblent, que
nous devons le gout des études raisonnables & des Livres utiles, qui commence à naître parmi
nous. En nous ouvrant une nouvelle carriere, ils nous ont donné l’exemple de la suivre avec
succès. »
Voilà un éloge qui dit beaucoup, & qui annonce tout ce qu’on doit craindre du JOURNAL
ÉTRANGER. Il ne faut pas des vues bien perçantes, pour comprendre que le projet des nouveaux
Journalistes est de nous donner, à la faveur de leur Journal, tout ce qui s’imprimera en
Angleterre & ailleurs de conforme aux grands modeles qu’ils proposent à l’Univers
scientifique. On fera des extraits de ces sistêmes qui sapent la Religion ; & sans paroître les
adopter, on les fera connoître, on les répandra ; & peu à peu la Religion prétendue naturelle
deviendra la Religion du monde entier, ou pour mieux dire, il n’y aura plus de Religion. C’est
à quoi tendent les nouveaux Missionnaires, & sur quoi nous prions que l’on soit extrêmement
attentif. Nous n’invitons point la Faculté de Théologie à conjurer ce nouvel orage. Elle n’est
plus capable de rien enfanter qui puisse consoler l’Eglise. Elle avoit entrepris la censure du
Livre de l’Esprit des Loix ; & elle n’a pu y parvenir. Nous lui en avions tracé le plan dans nos
Feuilles des 9 & 16 Octobre 1749 & dans celles des 24 Avril & 1er Mai 1750. (Celle du 4 Juin
1752 auroit été capable de ranimer des morts.) Nous y rapportions des blasphèmes si affreux
de l’Auteur de l’Esprit des Loix, que l’on ne comprend pas qu’un Corps de Théologiens y
soient demeuré insensible. Cependant ils n’y ont pas fait la moindre attention. On vient de
voir à quoi le zele de ces Messieurs a abouti par rapport à l’Histoire naturelle de M. de
Buffon. Cet Académicien s’est moqué d’eux, & ils le méritoient. Ils avoient encore projetté la
Censure du Poëme de Pope sur l’homme. Ils en avoient distribuer l’Indiculus. Pour celui-ci,
disoit-on, ils le condamneront. Mais leur projet a encore avorté. On croyoit qu’après la Thèse
de Prades ils arrêteroient la continuation du Dictionnaire de l’Enciclopédie, d’autant plus que
le Conseil d’Etat avoit rendu un Arrêt, où les Editeurs de ce Dictionnaire sont taxés d’y
« avoir inséré avec affectation plusieurs maximes tendantes à détruire l’Autorité Royale, à
établir l’esprit d’indépendance & de révolte ; &, sous des termes obscurs et équivoques, à
élever les fondemens de l’erreur, de la corruption des mœurs, de l’irréligion & de
l’incrédulité. » Cependant l’Enciclopédie subsiste toujours. Elle insulte même ses Censeurs,
& renvoie parmi les Visionnaires ceux qui ont prétendu trouver dans ses deux premiers
Volumes, des principes d’irréligion. Elle fait plus. Elle accorde un Certificat de Catholicité à
l’Auteur de l’Esprit des Loix, qu’elle prend sous sa protection. Il n’est ni Spinosiste ni Déiste,
quoi qu’en dise une Gazette sans aveu. C’est à nous que ce reproche s’adresse. Et l’on y joint
cette savante remarque : « qu’il est aussi impossible d’être Spinosiste & Déiste à la fois, que
d’être tout ensemble Idolâtre & Juif. » Pour trouver la Solution de ce Problême, nous
renvoyons le savant Géomètre de qui il vient, à notre Feuille du 24 Avril 1750, & à ce que
nous avons ajouté par supplément à celle du 1er Mai de la même année. Quand aux injures
qu’il nous dit, nous nous faisons un devoir de n’ y pas répondre. Mais qu’il nous permette de
lui donner un petit avis. S’il revient à la charge, il seroit bon qu’il mît un peu plus de justesse
dans ses raisonnemens. Il nous représente « comme une lumiere prête à s’éteindre, qui ranime
encore ses foibles restes, pour jetter un peu d’éclat, avant que de disparoître. » Et le moment
d’auparavant, il avoit invité tous les Savans de l’Europe à se réunir contre nous. Ici l’esprit
Géomètre a manqué à l’Auteur. Si nous sommes à l’agonie, où est le bon sens d’armer toute la
Littérature Européenne, pour repousser nos attaques ? Au reste quelque mépris qu’il veuille
ispirer pour ceux qui sont engagés dans la cause que nous défendons, il sent que ce sont eux
qui portent à l’impiété les plus rudes coups. Avec eux, point d’accommodement, point
d’égards. Fideles à Dieu, ils ne craignent que de manquer à ce qu’ils lui doivent : Et voilà,
sous une foiblesse apparente, ce qui fait leur force. Cum infirmor, tunc pop. 108.
tens sum. Ils connoissent tous les talents de leurs adversaires, & ils n’en sont point effrayés.
Un bâton, une fronde, cinq petites pierres, & l’invocation du Seigneur, en voilà assez pour
renverser les Géans les plus formidables. Les Editeurs de l’Enciclopédie n’invitent tous les
gens de Lettres de l’Europe à prendre les armes que, contre nous. Ils savent que les Evêques
sont si occupés de leur foi implicite pour des vérités indéterminées, qu’ils n’ont pas le tems de
combattre des impiétés bien déterminées. S’il s’agissait de réprimer un Chapitre qui osât
donner les Sacremens durant la maladie à un Prêtre qui auroit dit régulièrement la Messe
quand il se portoit bien, ils s’uniroient, ils écriroient au Roi, ils demanderoient justice envers
& contre tous. Mais que des Livres où l’on sappe tous les fondemens de la Religion se
débitent publiquement, qu’ils s’impriment avec privilège, & même au Louvre, cela ne les
touche pas assez pour travailler à y remédier. Ils ont paru à la fin de l’année dernière vouloir
se réunir contre un Livre qui prête la main aux Impies, le Livre du Jésuite Berruyer :
aujourd’hui c’est un problème pour bien des gens, s’ils tiendront la promesse qu’ils ont faite
de le censurer. Le souverain dispensateur des Bénéfices récompense quiconque montre du
zele pour une Bulle qui bouleverse l’Eglise & l’Etat. Mais un Evêque qui n’auroit d’autre
mérite que celui d’avoir combattu l’irréligion, auroit-il quelque crédit auprès de lui ? S’il
demandoit une Abbaye, ou un Evêché d’un plus gros revenu, on lui diroit : Mais vous n’avez
encore rien fait pour l’Eglise ? Les Impies le savent. Ils en rient, & ils en profitent. Tel est
aujourd’hui l’état de la France. Les Evêques sont sans action contre les Impies. Les Docteurs
font à peine à ceux-ci quelques égratignures. Les Jésuites les flattent, jusqu’à trouver tout
grand dans leur Ecrits. Qui les empêchera de renverser l’Evangile ? Les Promesses de J.C.
Des hommes foibles l’ont planté malgré les Stoïciens, malgré les Pirrhoniens, les
Pitagoriciens, les Epicuriens, & toute l’Ecole de la Grèce. Des hommes foibles le défendront
malgré ces HOMMES DE GÉNIE, qui depuis quelques années ont formé le projet de donner au
monde entier de nouvelles Loix. Quand ils feroient de grands progrès (& Dieu peut le leur
permettre,) ils seroient, sans le savoir, des témoins de l’Evangile contre eux-mêmes. Pensezvous, dit Jésus Christ, que lorsque le Fils de l’homme viendra, il trouve de la foi sur la terre ?
Nos hommes de génie travaillent à l’éteindre. Et en cela ils sont les exécuteurs des prédictions
menaçantes, & le fléau de Dieu pour les derniers tems. Mais parce qu’ils ont été prédits, il
faut donc croire à l’Evangile qui les annoncés, & qu’ils veulent détruire. Le Ciel, la Terre &
tous les Impies passeront, mais l’Evangile subsistera éternellement.
P.S. En parlant du Journal Etranger, nous avons omis sans y penser, une observation.
Les Auteurs du Journal avertissent qu’ils ont fait une heureuse recrue de coopérateurs zélés &
intelligens pour leur entreprise. Le Public ne saura leurs noms que quand le succès de leurs
travaux lui en aura fait naître la curiosité. Ils nomment quant à présent M. Toussaint de
l’Académie Royale de Prusse, qui a bien voulu le leur permettre : Or ce M. Toussaint est
Auteur du Livre impie des Mœurs, qui fut condanné au feu il y a quelques années par Arrêt du
Parlement. Il l’est aussi de l’Article du premier Volume de l’Enciclopédie sur le mot Autorité.
C’est cet Article qui a donné lieu à l’Arrêt du Conseil d’Etat de supprimer ce Dictionnaire,
comme contenant des maximes tendantes à détruire l’Autorité Royale, & à établir l’esprit
d’indépendance & de révolte. Les réflexions, c’est au Lecteur à les faire.
« Osons le dire avec sincérité (Avertissement des Editeurs du 3e Volume de
l’Enciclopédie) & pour l’avantage de la Philosophie, & pour celui de la Religion même : On
auroit besoin d’un Ecrit sérieux & raisonné contre les personnes mal intentionnées & peu
instruites, qui abusent souvent de la Religion, pour attaquer mal à propos les Philosophes,
c’est-à-dire pour nuire à ses intérêts, en transgressant ses maximes. C’est un Ouvrage qui
manque à notre Siècle. » C’est-à-dire, selon la judicieuse remarque d’un homme de mérite :
« On auroit besoin d’un Ecrit artificieux contre les personnes instruites & zélées pour la
Religion, qui ont la fermeté de la défendre, & de repousser les attaques des petits Philosophes,
minuti Philosophi, qui, pour mieux sapper les fondemens de la Religion, commencent par
renverser tous ceux de la Philosophie. Il ne manque plus qu’un tel Ouvrage, pour mettre le
comble que l’on fait en notre siècle pour renverser tout ensemble la Religion & la
Philosophie. »
Ce prétendu Ouvrage, qui manque encore, seroit l’apologie de la Métaphisique de Locke, de
celle de M. de Buffon, de la Thèse de M. de Prades &c. Il faut avouer que M. Toussaint seroit
bien propre à exécuter le projet de l’Enciclopédiste.
* On vient de donner au Public (vers le milieu du mois de Mai) un dixième Volume de
LETTRES sur divers sujets de morale & de piété. PAR l’Auteur du Traité de la Priere publique.
(C’est-à-dire par feu M. Diguet.) Premiere Edition. 359 pages in 12. XXVIII. Lettres, ou
Consultations, que l’Editeur, dans un Avis très-sage qui est à la tête de ce Volume, assure être
toutes du célèbre Auteur sous le nom duquel il les donne. « Il est facile (ajoute-t-il avec
raison) de le reconnoître à l’élégance de son stile, à ses expressions choisies, & à un certain
tour de phrase inimitable, qui caractérise tous ses Ecrits. » Dans les derniers Volumes des
Lettres de M. Duguet on en avoit indiscrétement inséré qui n’étoient pas faites pour être
exposées au grand jour. Le nouveau Recueil que nous annonçons, paroît fait avec plus de
prudence & de discernement ; & nous croyons qu’on peut le lire avec beaucoup d’utilité. On
en prépare un onzième Volume, pour lequel on observera sans doute le même choix & la
même circonspection, & où l’on aura apparemment attention de ne point insérer des Lettres
ou autres Pièces déjà imprimées.
p. 109.
Suite des nouvelles ecclésiastiques
Du 10 Juillet 1754.
De Paris.
Il paroît ici une Brochure de 138 pp. in 12, sur le même objet que celui des deux FF.
précédentes. Elle est intitulée : LETTRES d’un Philosophes à un Docteur de Sorbonne, sur les
Explications de M. DE BUFFON. Pour mettre le Lecteur à portée de juger de ce qui a donné
occasion à ces [4] Lettres, on place à la tête du Vol. les propositions qui étoient destinées à la
censure, les Explications de M. de Buffon, & les Lettres qui se sont écrites de part & d’autre.
L’Auteur, qui ne paroît pas moins Théologien que Philosophe, entre ensuite en matiere.
Dans la 1re Lettre, qui roule sur la formation du monde, il fait voir que M. de Buffon,
en expliquant les 4. 1res prop. que la Sorbonne se proposoit de censurer, a cherché à tromper
les Docteurs ; & qu’il y a réussi. Il finit en établissant une règle nécessaire pour ceux qui
forment des sistêmes sur cette matiere. Il y démontre que l’histoire de la formation du monde
est nécessairement une affaire de Révélation. Enfin il prouve qu’il est indispensable en
physique, de recourir au moins une fois à la cause premiere.
Dans la IIe il s’agit de la Vérité. On démontre en plusieurs manieres, que M. de Buffon
a regardé ce terme comme équivoque, & non comme générique, ainsi qu’il le prétend en
expliquant la 5e prop. où il avoit dit que le mot de Vérité ne fait naître qu’une idée vague. On
prouve qu’il a admis des vérités arbitraires & relatives. Il les restraint aux vérités
mathématiques ; & on lui démontre que celles-ci sont des vérités réelles & absolues, en
commençant par celles des nombres. On fait voir aussi que l’idée de la Vérité est très-nette.
Enfin on donne la définition de la Vérité.
Dans la 3e, où l’on examine l’explication des prop. 6. 7. 8. & 9., on continue à
démontrer que les vérités mathématiques, autres que celles des nombres, sont des vérités
absolues : que sur celles de Métaphisique l’Académicien ne sort point des limites du Déisme,
non plus que sur l’inspiration de l’Ecriture Ste : qu’enfin sur la Morale il se rend très-suspect
de ne pas reconnoître une Loi naturelle invariable.
La 4e a pour objet les explications des 4 dernieres prop. sur l’existence des corps (prop.
10. 11. 12. 13.) M. de Buff. a été acculé de ne pas reconnoître la certitude cette existence.
Pour s’en laver, il tombe dans une multitude de contradiction les plus grossieres, que l’on met
dans le plus grand jour. L’Auteur des Lettres prouve l’existence des corps par la raison, &, en
passant, celle de nos armes, & celle de Dieu.
Nota. On n’a pas eu dessein dans ces 4 Lettres, d’examiner les 4 Vol. de l’Histoire de
la nature de M. de Buff. mais seulement de montrer le vice des explications présentées à la
Sorbonne, acceptées par cette Faculté, & louées par les Journalistes de Trévoux.