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SOUS L’EGIDE DE L’ECOLE DOCTORALE DROIT DE L’UNIVERSITE DE DOUALA REVUE AFRICAINE DE PARLEMENTARISME ET DE DEMOCRATIE Volume III, N°5, Avril 2011 L’islamisme Algérien : de la réconciliation à l’échec de la participation politique «Risque mesuré ou surdimensionné» : instrumentalisation de l’AQMI et domination géostratégique ? L’autonomie relative des codes pétroliers en matière fiscale en Afrique noire : exemple à partir de l’impôt sur les sociétés en droit Camerounais et Ivoirien Decentralisation, local governance and poverty reduction in africa : Exploring the linkages in the light of the UN-HABITAT Decentralization Guidelines Droit constitutionnel et crises en Afrique Wikileaks et la guerre mondiale de l’information : pouvoirs, propagandes et prise de conscience politique globale ISSN 1561 - 7726 REVUE AFRICAINE DE PARLEMENTARISME ET DE DEMOCRATIE BP 12 809 DOUALA - CAMEROUN Tél/Fax : +237 3347 4138 E-mail : [email protected] DIRECTEURS FONDATEURS Roger Gabriel NLEP (+) Professeur à l’Université de Douala Stéphane DOUMBE BILLE Professeur à l’Université de Lyon III COMITE SCIENTIFIQUE PRESIDENT : Léopold DONFACK SOKENG (Université de Douala - Cameroun) MEMBRES : BOYOMO ASSALA Laurent Charles (Université de Yaoundé II Cameroun) - DARBON Dominique (CEAN de bordeaux - France) - DE GAUDUSS ON Jean Dubois (Université montesquieu de Bordeaux IV - France) - DOUMBE BILLE Stéphane (Université de Lyon III - France) - FLEINER Thomas (Institut du Fédéralisme de Fribourg - Suisse) - FREMONT Jacques (Université de montréal Canada) - GAUTRON Jérôme ( Université François Rabelais de Tours - France) - GELARD Patrice (Université du Havre - France) - HOLO Théodore (Université nationale du Bénin - Bénin) - HOTTINGER Julien Thomas (Institut du Fédéralisme de Fribourg - Suisse) - LAGGOUNNE Walid (Université d’Alger - Algérie) - KANTE Babacar (université de Dakar - Sénégal) - LEKENE DONFACK Etienne Charles (Université de Douala - Cameroun) - MASCLET Jean-Claude (Université de Paris I Panthéon Sorbonne - France) - ONDOA Magloire (Université de Yaoundé II - Soa) - MONTEIRO Celestin (ENA - Benin) - OTIS Ghislain (université de Laval - Canada) - WALI MOHAMMAD Ahmad (CAFRAD de Tanger - Maroc) - Léopold DONFACK SOKENG (Université de Douala - Cameroun) - Jean NJOYA (Université de Yaoundé II-Soa) - Ibrahim MOUICHE (Université de Yaoundé II-Soa) - Janvier Onana (Université de Douala) - André Tchoupié (Université de Dschang) - Auguste Ngeulieutou (Université de Douala) - Michel Kounou (Université de Yaoundé II Soa) - Dominique BANGOURA (OPSA, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne) Ricardo René LAREMONT (Binghamton University, SUNY) - Marc TRENTESEAU (Royal Institute for International Relations) - Mark ASTHUST (Africa Research Institute) REDACTEUR EN CHEF : Manassé ABOYA ENDONG (GREPDA - Université de Douala - Cameroun) SECRETAIRE DE REDACTION : Serge NTAMACK (GREPDA - Université de Douala - Cameroun) REVUE AFRICAINE DE PARLEMENTARISME ET DE DEMOCRATIE Volume III, N°5, Avril 2011 SOMMAIRE L’Islamisme Algérien : De la réconciliation à l’échec de la participation politique Par Amel BOUBEKEUR «Risque mésuré ou surdimensionné» : Instrumentalisation de l’AQMI et domination géostratégique ? Par Manassé Aboya Endong L’autonomie relative des codes pétroliers en matière fiscale en Afrique noire : exemple à partir de l’impôt sur les sociétés en droit Camerounais et Ivoirien Par Stéphane ESSAGA Decentralisation, local governance And poverty reduction in Africa : Exploring the linkages in the light of the UN-HABITAT Decentralization Guidelines By Dr Charles NACH MBACK Droit constitutionnel et crises en Afrique ParLéopold DONFACK SOKENG Wikileaks et la guerre mondiale de l’information : pouvoirs, propagandes et prise de conscience politique globale Par Andrew GAVIN MARSHALL L’Islamisme Algérien : De la réconciliation à l’échec de la participation politique Par ( ) Amel BOUBEKEUR ( ) L’auteur est Chercheure à l’EHESS et l’ENS, Paris (France) Amel BOUBEKEUR INTRODUCTION P resque vingt ans après l’interdiction du Front islamique du salut (FIS), l’avenir de l’islamisme algérien est toujours un élément structurant de la vie politique du pays, malgré sa fragmentation et l’amoindrissement de sa capacité de mobilisation (1). Depuis la victoire électorale du Front islamique du salut (FIS) lors des élections législatives de 1991, les partis islamistes n’ont jamais quitté la scène politique algérienne. Unis par la même volonté de donner une dimension militante à l’islam, ils sont pourtant loin de constituer un mouvement homogène. On peut néanmoins dénombrer trois formations politiques : En-Nahda, dont le secrétaire général est Fateh Rabiaï, le Mouvement de la société pour la paix (MSP/Hamas – Al-Harakat alMûjtama’a al-Silm), sous l’autorité d’Aboujerra Soltani, et le Mouvement de la réforme nationale (Islah – Al-Harakat al-Islah al-Watany), qui fut jusqu’à une période récente sous la présidence d’Abdallah Djaballah et qui est actuellement dirigé par Djahid Younsi. Alors qu’une partie de l’«opposition» islamiste, principalement incarnée par le FIS, choisit l’usage d’une violence politique profondément an- (1) ti-État, une autre, principalement incarnée par les partis du Hamas, d’En-Nahda et d’Islah, opte pour la participation au régime en place. Organisés en partis politiques, ces acteurs sont autorisés à participer à la majorité des scrutins depuis 1995, date à laquelle le régime algérien décide de redonner vie à l’islam politique. Lors des élections présidentielles de 1995, le candidat islamiste du Hamas, feu Mahfoud Nahnah, récolte près de 25 % des suffrages, soit le soutien de plus de deux millions d’électeurs. Les élections législatives de 1997 confirment la persistance et l’ancrage du vote islamiste dans la population algérienne avec 69 sièges gagnés pour le Hamas et 34 sièges pour En-Nahda. Malgré un affaiblissement du vote islamiste au moment des élections présidentielles de 1999, Islah obtient 43 sièges et le Hamas fait élire 38 de ses députés lors des élections législatives de 2002, faisant des formations islamistes la deuxième force politique du pays. Même si les élections législatives de 2007 marquent un net recul des islamistes au Parlement algérien, force est de constater que les partis islamistes légalisés ont su devenir des acteurs incontournables du paysage institutionnel, au-delà d’un taux d’absten- Cet article est basé sur de nombreuses interviews et recherches sur le terrain réalisées en Algérie de 2006 à 2009, reprises dans la publication de la Friedrich Ebert Stiftung Alger, « L’impact de l’évolution de l’islam politique sur la cohésion nationale en Algérie », septembre 2009. 7 Amel BOUBEKEUR 8 tion important et des doutes quant à la régularité des différents scrutins. Bien qu’il revête une dimension protestataire, l’islamisme algérien est devenu une constante politique, un phénomène structurel du champ politique algérien, dont les acteurs se trouvent depuis lors piégés par une position contradictoire de partis cooptés et opposants au régime. Héritiers de la lutte nationaliste algérienne et de la Sahwa (l’« éveil de la communauté musulmane ») des années 1970, l’islamisme algérien est passé, en trente ans, de l’opposition radicale à une logique participationniste avec le régime, de la violence politique à l’expression de revendications démocratiques et du refus du compromis culturel au dialogue avec les puissances occidentales. Comment ce changement spectacu- laire s’est-il opéré ? Pour continuer d’exister, les partis islamistes légalisés, dits modérés, tels que le Hamas, Islah et Nahda, ont accepté de soutenir les politiques de réconciliation post guerre civile de l’État. Ils ne sont cependant pas parvenus à éviter leur marginalisation d’une scène politique sans réelle compétition et dirigée par le même président depuis onze années (2). Devant la neutralisation de la charge protestataire des partis islamistes légalisés et la repentance des membres des groupes armés, c’est le mouvement du salafisme de prédication (da’wa salafiyya) qui séduit aujourd’hui de plus en plus une base islamiste à la recherche de réseaux de solidarité islamique, sans s’encombrer de la question de la réforme de l’État pour exister. LA CRISE DES ELECTIONS PRESIDENTIELLES DE 2009 La participation politique («mousha- cependant plongé la mouvance israka») est, sur le plan national, l’un lamiste cooptée et oppositionnelle des plus grands acquis des partis is- dans l’impasse. Les élections prélamistes. L’objectif était de se former sidentielles de 2009, qui ont consaà la politique en pénétrant les insti- cré un troisième mandat pour le tutions afin de se préparer à pren- président, ont en effet révélé les lidre le pouvoir. La modification de mites des stratégies de l’islamisme la Constitution en novembre 2008, « accommodant » de l’après-FIS et autorisant Abdelaziz Bouteflika l’émiettement des partis concerà briguer un troisième mandat, a nés. La mousharaka semble même (2) Le taux de participation a atteint à peine 36,5 % aux dernières élections législatives de mai 2007. Le désintérêt autour de la réélection du président Bouteflika à un troisième mandat en avril 2009 était également flagrant. Amel BOUBEKEUR avoir beaucoup plus renforcé le régime historique du FLN (Front de libération nationale) et ses cercles décisionnels que les structures partisanes islamistes. En vingt ans de choix politiques institutionnalisés, ils ont été incapables de transformer la mobilisation sociale des citoyens en vraie mobilisation politique capable d’inverser les rapports de domination à l’œuvre dans le pays. Face à leur base potentielle et à leurs militants de longue date, les islamistes algériens, toutes tendances confondues, peinent à convaincre des avantages de la politique participationniste à un moment où la société civile est affaiblie et les institutions d’État inaptes à faire du multipartisme une réalité. Dans un contexte de postguerre civile, la question du changement, fer de lance de l’identité islamiste, a, peu à peu, disparu du programme islamiste pour laisser place à celle de la consolidation du pays grâce à l’achèvement des chantiers présidentiels, participant ainsi à leur propre neutralisation de la compétition politique. La nécessité de continuer à participer à un système politique qui les affaiblit et les neutralise ou, au contraire, de s’en soustraire afin de réinventer de nouveaux pôles de contestation se pose âprement pour les acteurs islamistes algériens aujourd’hui. Dans un contexte de désintérêt général de la part des citoyens pour la scène politique, les élections présidentielles de 2009 ont accueilli la participation de deux candidats au label islamiste. Le candidat Djahid Younsi, représentant du parti Islah, a ainsi promis l’ouverture du champ audiovisuel privé, la création de nouveaux partis politiques, la fin de l’état d’urgence en vigueur depuis 1992, l’élaboration d’une stratégie pour l’après-pétrole, la promotion des jeunes entrepreneurs et la poursuite de la réconciliation nationale, notamment en promettant une amnistie totale, y compris pour les membres d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), organisation rassemblant les anciens groupes armés. Djahid Younsi n’a cependant pas réussi à influer sur la campagne présidentielle et à remplacer Abdallah Djaballah qui, après quelques tractations avec le gouvernement, a refusé de concourir. Même le parti Nahda, allié historique avec lequel il a envisagé de faire front commun, lui a finalement préféré l’option du boycott. Le candidat Mohamed Saïd, quant à lui, a été qualifié de lièvre (nom donné à l’ensemble des candidats lors de la campagne, excepté le président, pour signifier qu’ils n’avaient aucune chance de succès et qu’ils étaient appelés uniquement à faire de la figuration) et pro- 9 Amel BOUBEKEUR 10 pulsé sans véritable base populaire. Mieux, son parti, le Parti de la liberté et la justice, fut créé deux mois avant les élections et n’était toujours pas validé le jour du vote. Collaborateur d’Ahmed Taleb al-Ibrahimi, fondateur du parti islamiste Wafa toujours non agréé, Mohamed Saïd espérait en fait être autorisé à revenir sur la scène politique de manière officielle. Pourtant, les espoirs des deux candidats ont été déçus. Ils ont violemment dénoncé les résultats annoncés et ont même appelé à la dissolution de l’Assemblée deux mois après leur participation au scrutin. La position de l’ex-FIS pendant les élections était tout aussi discordante. Alors que d’anciens militants, tels que Anouar Haddam ou Rabbah Kebir, appelaient à participer au scrutin pour faire entendre leurs revendications concernant la réintégration des repentis, la levée de l’état d’urgence ou la création d’un nouveau parti sur les cendres du FIS(3), Ali Benhadj, Abassi Madani et même AQMI appelaient, eux, à boycotter l’élection. La faiblesse de la participation des islamistes lors des présidentielles de 2009 et des débats publics afférents s’explique aussi par la monopolisation par l’État de la ressource « islam » dans le soutien au troisième mandat du président. Ainsi, les Algériens ont pu s’entendre dire de la (3) bouche de leur ministre des Affaires religieuses que l’abstention est contraire aux valeurs islamiques et dans leur mosquée que voter est un devoir religieux. D’ailleurs, l’argument phare de la campagne de Bouteflika était la poursuite de la réconciliation nationale et la réintégration sociale des repentis grâce à un plan généreux de 9,5 milliards de dinars (soit 152,6 millions d’euros). Les dissensions et reconfigurations les plus remarquables des stratégies participationnistes des islamistes en Algérie restent sans conteste celles observées au sein du parti du MSP. La décision d’Aboujerra Soltani de ne plus se présenter aux élections et de soutenir la candidature du président Bouteflika au nom de la participation du parti à l’alliance présidentielle a amené beaucoup de militants à s’interroger sur le rôle du MSP sur la scène politique. Cela a surtout exacerbé la guerre de leadership opposant Soltani à Menasra, le numéro deux du parti qui, trois mois avant les élections, décida de créer le MPC (Mouvement pour la prédication et le changement) en avril 2009. Menasra indique que son parti « n’est pas une formation religieuse, ni une association à caractère religieux, mais […] un parti avec une orientation islamique conforme à la Constitution » (4). L’ambition est là C’est notamment l’ambition de Rabah Kebir et de son « Mouvement de la liberté et de la justice sociale », créé en janvier 2007. (4) Ramdane Koubabi, « Abdelmadjid Menasra l’a réitéré hier : le MPC plaide pour un État islamique », El-Watan, 16 mai 2009. Amel BOUBEKEUR aussi de tenter de recycler pêle-mêle les repentis, les anciens membres du FIS et la nouvelle génération salafie dans une même formation. Peu avant les élections, et à la suite de nombreuses démissions de députés, 564 femmes ont quitté les rangs du MSP pour protester contre la ligne participationniste du parti et pour rejoindre le MPC dirigé désormais par Mustafa Belmahdi, membre fondateur du MSP. Pour faire face à la crise, Soltani a abandonné son poste de ministre d’État et ainsi tenté de reconquérir sa base. TERRORISME, REPENTANCE ET REINTEGRATION POLITIQUE DE L’EX-FIS Le FIS a indubitablement été affaibli réintégration politique. Mais compar les seize années de violences qui ment parler de la réhabilitation du ont suivi sa dissolution. Son instru- FIS dans un contexte de blocage de mentalisation de la violence pour se compétition des partis depuis que la maintenir en tant qu’acteur central(5) concorde a été promulguée ? lui a valu le rejet d’un grand nom- Les anciens leaders du FIS ne pèsent bre de ses anciens adeptes et la re- plus dans la vie politique nationale. conversion de beaucoup d’entre eux Belhadj, Madani et d’autres leaders dans le salafisme prédicatif. Son in- historiques ont été soit assignés à capacité à canaliser la violence lui résidence, soit exilés après avoir a également valu le désintérêt de été emprisonnés. Ne pouvant plus l’État comme acteur du dialogue de exister en tant que tels, leur position force. Pour répondre à cette margi- est ambivalente et une vraie concurnalisation, on assiste depuis la fin rence existe entre eux pour la sucdes années 1990 à l’émergence d’un cession du capital symbolique de ce islamisme postrévolutionnaire chez parti. Ils condamnent aujourd’hui de nombreux anciens leaders du FIS. plus ou moins la violence, car ils ont Accepter le projet de réconciliation compris que le paradoxe de la charte nationale et rejeter la révolution vio- pour la paix et la réconciliation nalente leur a permis de se créer une tionale leur interdit de revenir sur la niche dans le système politico-mili- scène politique tout en le leur faisant taire de l’Algérie post conflit(6). Avec espérer. La réconciliation les neutraleur soutien à Bouteflika et leur réin- lise politiquement, car ils sont toutégration sociale négociée, ils po- jours considérés comme terroristes sent aujourd’hui la question de leur repentis, mais elle leur permet aussi (5) Pour en savoir plus, voir Kamil Tawil, Al-haraka al-islamiyya al-musallaha fil djazair. Min al-inqad ila eldjama’a, Dar an-Nahar, Beyrouth, 1998. (6) Frédéric Volpi, « Algeria’s pseudo-democratic politics: Lessons for democratization in the Middle East », in Democratization, 13:3, p. 442-455, 2006 11 Amel BOUBEKEUR 12 d’exister. Pour ne pas être marginalisés politiquement, ils rejettent la violence d’Al-Qaïda au Maghreb islamique et se posent en intermédiaire en appelant à déposer les armes. Après les avoir considérés comme mécréants(7), Madani et Benhadj tentent désormais un travail d’alliance avec des membres de l’opposition démocratique algérienne, eux aussi marginalisés par le pouvoir, tels Aït Ahmed (dirigeant du Front des forces socialistes, FFS), ou Mouloud Hamrouche (ex-Premier ministre, réformateur), Taleb Ibrahimi (président du parti islamiste Wafa, non légalisé), Abdelhamid Mehri (exsecrétaire général du Front de libération nationale, ancien parti unique), ou encore Ali Yahia Abdenour (avocat et ex-président de la Ligue algérienne de défense des Droits de l’homme)(8). Au niveau des militants actifs, beaucoup d’anciens membres du FIS dissout se sont même représentés sous d’autres étiquettes politiques lors des dernières élections législatives de mai 2007. D’autres responsables, comme Madani Mezrag de l’Armée islamique du salut, ont déclaré vouloir créer leur propre formation et envisagent des alliances avec les partis islamistes légalisés tels que le Hamas et l’Islah, qui (7) se sont dits prêts à les accueillir. Le gouvernement semble indécis quant à la possibilité pour ces activistes de former de nouveaux partis et oscille entre faux espoirs et refus catégorique, utilisant ainsi ce qui reste du poids du FIS, selon les circonstances politiques internes algériennes et leur catégorie de repentis ou d’opposants. L’avenir des anciens du FIS n’évoluera pas de façon spectaculaire dans les prochains mois, car l’État ne souhaite pas leur redonner vie après avoir instauré le consensus autour du projet de réconciliation. La fin du FIS et son passage dans la violence ont même consolidé l’État algérien qui, à travers la guerre contre le terrorisme, a pu atténuer la pression internationale sur les tortures des militants du FIS et de ses populations civiles partisanes, faire accepter certaines mesures restrictives de l’activité politique et bénéficier du soutien international(9). Seulement, même si ce parti est neutralisé à travers sa condamnation commune du terrorisme, le vide qu’il a laissé sur le terrain en matière de mobilisation de la base islamiste semble de plus en plus être comblé par le développement exponentiel de la da’wa salafiyya. Zohra Benarros, Amokrane Ait Idir et Fella Midjek, L’Islamisme politique : la tragédie algérienne, Dar Al Farabi, Beyrouth, 2002. (8) Interview d’Ali Benhadj par Florence Beaugé, in Le Monde, 9 février 2008. (9) Hassan Remaoun, «La question de l’histoire dans le débat sur la violence en Algérie», in Insaniyat, n° 10, janvier-février 2000. Amel BOUBEKEUR DA’WA SALAFIYYA : UNE ALTERNATIVE POLITIQUE AU PARTI ISLAMISTE ? Ce courant s’inspire grandement de sur leurs téléphones portables pour la doctrine wahhabite. Il a connu un leur demander des fatwas(12) portant nouvel élan durant les années 1980, sur tout un tas de questions de la vie lorsque de nombreux jeunes Algé- quotidienne. Cette tendance a littériens ayant poursuivi une formation ralement explosé en nombre depuis en sciences islamiques en Arabie une dizaine d’années. Premièrement, saoudite reviennent enseigner dans parce que la da’wa a recueilli en son leur pays(10). L’un des principaux sein de nombreux partisans du salareprésentants de la da’wa salafiyya fisme politique, échaudés par l’interen Algérie est Abdelmalek Ramda- diction du FIS en 1992. De nombreux ni, un Algérien actuellement imam partisans du salafisme djihadi, andans une mosquée saoudienne. Il a ciens membres des Groupes islamiquitté le pays après avoir reçu des ques armés (GIA) et du Groupe salamenaces de mort à cause de ses po- fiste pour la prédication et le combat sitions antiviolences et proétatiques. (GSPC), se sont également repentis, D’autres prédicateurs, comme Ali troquant les armes pour les perspecFerkous, Cheikh Yassin, Cheikh Na- tives de commerce que leur offre le jib, Cheikh Lazhar ou encore Abdul réseau de la da’wa salafiyya, notamMadjid Djoumah(11), sont les princi- ment avec la région du Golfe. paux animateurs de ce mouvement Depuis la promulgation de la loi sur qui ont tous en commun de garder la concorde civile en 2000, signant des liens extrêmement forts avec les la mort définitive des partis islamisinstitutions religieuses saoudien- tes « révolutionnaires » en Algérie, ce nes. Ils animent régulièrement des mouvement a surtout été renforcé dourouss (« leçons religieuses ») dans par une génération de jeunes Alles mosquées algériennes sous in- gériens ayant entre quinze et trenfluence saoudienne. Leur popularité te-cinq ans, déçus par l’islamisme est d’ailleurs accréditée par les ijaza politique de leurs aînés. Comparé («autorisation d’enseigner le dogme») aux partis politiques islamistes, la que leur délivrent les savants saou- da’wa salafiyya est un mouvement diens représentants du wahhabisme. dont les conditions d’adhésion sont Accessibles et respectés, beaucoup relativement faciles. Nul n’a besoin de jeunes Algériens les contactent de posséder un niveau d’éducation (10) Zoubir Arous, « Les courants salafistes, de la profondeur du processus historique à la réalité de l’expérience contemporaine », in Naqd, n° 24, automne/hiver 2007. (11) On peut trouver un exemple de leur production sur le site http://www.ferkous.com/ rep/A.php (12) Fatwas : avis de jurisprudence islamique. 13 Amel BOUBEKEUR 14 islamique et politique élevé, que peu possèdent par ailleurs. Les partis islamistes légalisés et cooptés par le pouvoir rejettent largement l’enrôlement de ces jeunes, les jugeant trop voyants avec leur niqab (voile qui couvre l’ensemble du visage) et leur qamiss (longue chemise souvent blanche que portent les hommes). En se rendant dans une mosquée réputée salafie ou sur les sites Internet de cette communauté, la solidarité idéologique de ses membres permet de se socialiser, d’acheter un appartement, d’ouvrir un commerce et, bien sûr, de se marier, simplement en fréquentant le même lieu de culte ou les mêmes amis ou en s’habillant de la même façon. Pour cette «génération terrorisme», comme ils se nomment eux-mêmes, la da’wa salafiyya représente donc le moyen de rejeter en douceur les valeurs de consommation et d’annihilation du politique d’une société post conflit qu’est l’Algérie, sans entrer en conflit violent avec leur environnement. Cette génération n’est pas prête à payer de nouveau le prix des violences passées et en même temps, elle rejette l’utilisation politique de l’islam pour changer la société, qui a, selon elle, été un parfait échec. Cette organisation par le réseau est aussi le moyen de combler les déficiences des institutions publiques dans la prise en charge des citoyens et dans l’absence de représentativité politique, et de s’auto-organiser sur le modèle d’une société islamique idéale. En proposant une alternative au cadre du parti et à un champ politique algérien post conflictuel où l’islamisme oppositionnel ne peut trouver de place, la da’wa salafiyya est devenue le principal mouvement de réislamisation du pays, bien avant les partis islamistes cooptés trop élitistes et aux visées politiques changeantes et hasardeuses. Sa force se situe dans son accessibilité en dehors de toute socialisation politique. Ainsi, nul n’a besoin de passer par un cursus long en sciences islamiques pour pouvoir être salafi. De nombreux sites Internet proposent des fatwas toutes prêtes, conseillant les visiteurs sur les comportements politiques à adopter. Dans un climat où l’espace audiovisuel algérien est toujours fermé et contrôlé par l’État, les chaînes religieuses du Golfe captées par les paraboles algériennes ont aussi permis à toute une génération de se familiariser avec la doctrine du salafisme prédicatif. La littérature religieuse que l’on peut trouver en Algérie est également principalement salafie et, encore plus important, très bon marché. Il existe d’immenses réseaux de librairies tenues et fréquentées par des salafistes, et de nombreuses librairies généralistes trouvent dans la demande salafie une confortable Amel BOUBEKEUR opportunité d’améliorer leurs fins de mois. Avec environ 20 000 livres religieux importés chaque année d’Égypte, d’Arabie saoudite, du Liban ou de Syrie, la littérature salafie monopolise l’offre d’ouvrages religieux et inonde bien au-delà du cercle immédiat de ses sympathisants, notamment en proposant plusieurs ouvrages de prédication gratuits dans les mosquées. Il est intéressant de noter que de nombreux repentis sont devenus importateurs de livres religieux salafis. Le salafisme prédicatif permet une solidarité de groupe qui n’est plus seulement basée sur une même appartenance politique à un parti, d’ailleurs difficile à afficher désormais et peu accessible à une génération désenchantée, mais sur l’appartenance à différents réseaux, notamment de petits commerces. Ce sentiment de pouvoir organiser une société dans la société sans être inquiétés par la police, par exemple, revient également dans les entretiens avec les salafistes en Algérie. Possédant leurs propres écoles privées, dont la plus prisée reste l’école saoudienne à Alger, et leurs propres circuits commerciaux, les membres de la salafiyya peuvent arborer longues barbes, qamiss et djilbab (long voile couvrant tout le corps) sans risquer de subir la répression infligée par leurs aînés du FIS, puisqu’ils refusent explicitement de se mêler de politique et disent ne vouloir que «pratiquer leur religion en paix». En effet, la salafiyya exclut toute activité politique. Ses membres considèrent le système électoral et le cadre du parti comme un non-sens islamique et l’importation d’une tradition occidentale. Ils font valoir la préséance des savants comme détenteurs du savoir. Ces derniers étant largement employés par l’État dans les universités islamiques ou dans les mosquées, ce salafisme propose un consensus de neutralité visà-vis du gouvernement. Ils considèrent ceux qui s’engagent dans un parti politique comme hizbi (du mot hizb, «parti», «partisans», mais comportant une forte connotation péjorative). Leur critique est encore plus accentuée par l’expérience sanglante de la politisation de l’islam dans les années 1990. Dans une Algérie qui n’accorde plus d’agrément aux nouveaux partis depuis 1999, le salafisme prédicatif réactive l’ancien schéma de substitution des partis par le mouvement associatif qui prévalait à l’époque du monopartisme. Devant l’instrumentalisation par l’État des formations islamistes officielles cooptées ou neutralisées en fonction de la conjoncture politique du pays, ce salafisme non oppositionnel et populaire représente pour beaucoup une alternative à la crise de représentativité du champ politique algérien actuel. 15 «RISQUE MESURE OU SURDIMENSIONNE» : INSTRUMENTALISATION DE L’AQMI ET DOMINATION GEOSTRATEGIQUE ? Par Manassé Aboya Endong O O L’auteur est enseignant-chercheur à l’Université de Douala (Cameroun). Il est le Directeur exécutif du GREPDA (Groupe de recherches sur le parlementarisme et la démocratie en Afrique) Manassé ABOYA ENDONG INTRODUCTION Al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) défraye une actualité terrorisante depuis plusieurs années. En effet, alors qu’il ne recrute plus que très difficilement en Algérie (1), le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), rebaptisé «Al-Qaeda pour le Maghreb islamique» le 11 septembre 2006 (2), démontre au fil des jours sa volonté de trouver une nouvelle assise régionale (3), au moment où Al-Qaeda se prévaut de pouvoir matérialiser une « version africaine » de l’Afghanistan (4). En effet, la bande saharo-sahélienne et, dans son extension régionale, l’Afrique de l’Ouest sont désormais, au même titre que le Maghreb, au cœur de la tourmente djihadiste et au centre de la stratégie d’Al-Qaeda, notamment sous la supervision de l’Emir Abdel Maleck Droukdal, alias Abou Moussa Abdoul Wadoud. Le (1) secteur qu’il est censé diriger est divisé ainsi en quatre zones, à savoir: les zones Est, Ouest et Centre situées en territoire algérien ; la zone Sud qui, elle, chevauche l’Algérie, le Mali, la Mauritanie et le Niger. Elle est dirigée par Yahiya Djouadi. Dans le cas particulier de la zone Sud, les combattants sont organisés en deux compagnies dites Katibat(5) pour désigner littéralement la phalange ou le groupe. Il s’agit notamment de la Katibat Al Moulathamoune (les enturbannés) commandée par Khaled Abdou El Abass alias Moctar Bel Moctar, alias Bel Laware et de la Katibat Tareq Ben Ziyad, commandée par Abdel Hamid alias Abou Zaid. Deux Sections ou Sariat, bénéficiant d’une certaine autonomie d’action, sont rattachées à cette Katibat. Il s’agit de : la Sariat Al Fourkane de Yahiya Abou El Hamam ; la Sariat Al Si dans les années 1990, il comptait encore plusieurs milliers de membres, le nombre de ses employés n’a, depuis, de cesse de diminuer. Il fait face à un problème marketing: son discours ne convainc plus en Algérie. Résultat, les martyrs sont de moins en moins nombreux et ses réseaux logistiques se réduisent peu à peu sous la pression des attaques et de la politique de réconciliation du gouvernement algérien. (2) Al-Qaeda au Maghreb Islamique n’existe que depuis le 11 septembre 2006. Comme beaucoup de sociétés le font pour relancer leur image par le biais d’un coup de pub, le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) algérien choisit de changer de nom à cette date emblématique et de revendiquer son allégeance à un groupe plus large, plus «bankable» que lui : l’organisation terroriste, Al-Qaeda, qui à l’époque fait trembler le monde entier. (3) L’objectif stratégique de la nouvelle « filiale » d’Al- Qaeda semble être l’unification sous la même bannière de tous les mouvements islamistes d’Afrique du Nord et du Sahel. Plusieurs leaders au Maroc et en Libye annoncèrent leur adhésion au groupe central. En mars 2007, la presse marocaine soulignait qu’Abou El Baraa, un Marocain originaire de Tétouan, venait d’intégrer le Conseil consultatif d’Al-Qaida Maghreb, composé de 16 membres et dont le quartier général se trouverait dans le sud-est algérien. (4) Abdelhamid Boumerzha et Azine Djamila, L’islamisme algérien, de la genèse au terrorisme, Alger, Chihab éditions, 2002. (5) Sur cette notion, lire : Jean-Christophe Rufin, Katiba, Paris, Flammarion, 2010 17 Manassé ABOYA ENDONG 18 Ançar de Abdelkrim, le touareg (6). Les deux Katibat sont très mobiles. Elles agissent de façon autonome, ou suivant les directives de l’Emir Abdel Maleck Droukdal alias Abou Moussa Abdoul Wadoud, qui se trouve en Algérie. Les combattants aguerris, chargés de la formation au combat et de la formation idéologique, sont des algériens. Les simples combattants sont originaires de pays de la sous région ouest-africaine, à savoir : la Mauritanie, le Niger, le Mali, le Sénégal, le Nigeria, le Burkina, le Ghana, etc. Les deux Katibat bénéficient aussi de complicités locales, aussi bien dans les limites des territoires servant directement de théâtres d’opération que dans les pays d’origine des combattants où les complices mêlés parfois au narcotrafic leur fournissent des renseignements et exécutent à leur profit quelques missions de liaison dont les ravitaillements (6) en armes, munitions, carburant, alimentation, documents administratifs falsifiés, engrais pour la fabrication des explosifs. D’autres complices viennent des pays arabes du Maghreb, d’Afrique subsaharienne, d’Asie et d’Occident(7). Ces complices étrangers séjournent dans les pays de la région en qualité d’hommes d’affaires, de prêcheurs (Dawa) (8) ou simples visiteurs (9). Aussi, depuis quelques temps déjà, la branche sahélienne(10) de ce mouvement s’en prend-il expressément aux étrangers, sinon aux occidentaux, du moins aux européens, en procédant à des enlèvements spectaculaires qui se terminent parfois en assassinats(11). Comment cette organisation islamique fondamentaliste(12), forte de moins d’un millier d’activistes peut-elle tenir tête à l’ensemble des forces de sécurité algériennes(13), mauritaniennes, nigériennes, tunisiennes, libyennes et Marocaines Les populations nomades constituent le premier cercle de recrutement de complicités. C’est notamment le cas des tribus Touaregs dans le sud algérien, au nord du mali et du Niger. Souvent ces tribus ont de vieux contentieux avec les régimes en place. Par surcroit, elles se livrent naturellement à des trafics pour tenter de subsister. (7) Consulter : TESAT 2008, EU Terrorism Situation and Trend Report, p. 24, http://www. europol.europa.eu (8) Sur cette notion, lire : Janine & Dominique Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, PUF, coll. « Quadrige », 2004, p. 237 (9) Pour toutes ces précisions, lire l’excellente contribution de : Mohamed T. F. Maiga, ‘’Passivité, complicité et appui de certains groupes et bandes criminelles à l’AQMI ?’’, Communication présentée à la deuxième édition du « Marrakech Security Forum », Fédération africaine des études stratégiques, 20 au 22 janvier 2011 (10) AQMI se divise officiellement en deux branches : la branche algérienne et celle qui intervient au Sahel. (11) Lire : ‘’Otages tués : implication certaine d’Aqmi’’, AFP, 10 Janvier 2011 (12) Luis Martinez, ‘’Al-Qaida au Maghreb islamique’’, Analyse - n°0, novembre 2007, Institut d’études de sécurité, http://www.iss.europa.eu/index.php. (13) Lire notamment : Abdelhamid Boumerzha et Azine Djamila, L’islamisme algérien, de la genèse au terrorisme, Alger, Chihab éditions, 2002. Manassé ABOYA ENDONG épaulées pourtant par Washington et Paris, au point de constituer un véritable risque international sur mesure? Al-Qaeda au Maghreb islamique serait-il alors au centre des dominations géostratégiques dans la zone sahélienne ? Tels sont les principaux axes de cette étude intitulée : «Risque mesuré ou surdimensionné» : Instrumentalisations de l’AQMI et dominations géostratégiques ? (14) En effet, hier le terrorisme était considéré comme ne relevant que des instances du pays touché, donc d’une gouvernance nationale(15). Comme nouveau risque à grande échelle aujourd’hui, il devient un enjeu transnational(16) : c’est le cas avec Al-Qaeda au Maghreb islamique qui constitue un risque international taillé sur la mesure sahélienne (I). De ce fait, cette organisation terroriste, constitue incontestablement, un risque stratégique éminent pour tous les pays autour du Sahel (II). I - AL-QAEDA AU MAGHERB ISLAMIQUE : UN RISQUE INTERNATIONAL SUR MESURE ? A l’observation de la réalité sur le ter- vements, etc.) (19). rain, Al-Qaeda au Maghreb islami- En effet, les risques dits «internaque constitue à n’en point douter un tionaux» concernent la plupart de risque international sur mesure(17). temps les menaces qui pèsent sur les Tant sur le plan de l’organisation(18), entreprises qui exportent, s’implance mouvement terroriste cadre par- tent, sous-traitent ou conduisent une faitement avec les nouvelles mena- partie de leurs activités dans les réces liées à l’accroissement qualita- gions du globe caractérisées par leur tif et quantitatif des zones à risque insécurité notoire (20). Or ces régions, (conflits, terrorisme, guérillas, enlè- qualifiées de «zones grises», ne cessent (14) Ce titre correspond à la version originale de notre communication présentée à la deuxième édition de la rencontre internationale : «Marrakech Security Forum», Fédération africaine des études stratégiques, 20 au 22 janvier 2011 (15) Lire notamment : Jean-François Daguzan, ‘’Terrorisme et mondialisation : la coopération, réponse à la menace transnationale’’, dans Mélanges offerts à Jean-Pierre Marichy, Toulouse, Presses de l’IEP de Toulouse, 2003 (16) Gérard Chaliand, Arnaud Blin (dir.), Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Al Qaida, Paris, Éditions Bayard, 2004 (17) Jean-Marc Balencie, Arnaud de La Grange, Monde rebelle-Guérillas, milices, groupes terroristes, Paris, Éditions Michalon, 2001 (18) Gérard Chaliand, Les stratégies du terrorisme, Éditions Desclée de Brouwer, Collection Culture de Paix, 2002 (19) Gerhard Wisnewsk, Les dessous du terrorisme. Qui dirige le monde par la peur ?, Editions Demi-Lune, Collection Résistances, 2007 (20) Luigi Bonanate, Le terrorisme international, Paris, Éditions Casterman/Giunti, Coll. XXe siècle, 1994 19 Manassé ABOYA ENDONG 20 de s‘étendre en Afrique (21). Les conditions des activités à l’étranger sont en conséquence de plus en plus dangereuses dans le continent africain, notamment au Sahel(22). Alors que l’économie se mondialise chaque jour davantage, cette situation devient de plus en plus problématique. Depuis le début des années 1990, nombre d’Etats africains, n’ayant plus la capacité d’exercer leur autorité sur leur propre territoire, minés par la corruption et le népotisme, sont entrés en décomposition interne. Leur effondrement a laissé le champ libre à des mouvements de guérilla et des organisations criminelles qui ont établi leur contrôle sur des régions entières, souvent riches en ressources naturelles. Aussi, dans la région saharo-sahélienne, AlQaeda dans le Maghreb islamique revêt-il deux formes de prédilection : les enlèvements et les attentats terroristes(23). A-Al-Qaeda dans le Maghreb islamique et les risques d’enlèvements Dans son modus opérandi, AlQaeda au Maghreb islamique a une prédilection pour la furtivité ; mais, aussi pour la mobilité par petits élé(21) ments de un à trois véhicules dispersés dans le Sahara, loin des bases de l’armée et généralement non loin d’une frontière. Sauf en cas de ravitaillement logistique ou autres missions de liaison. Par contre, chaque fois qu’une patrouille militaire sort, ces véhicules se regroupent pour lui tendre une embuscade et traverser aussitôt la frontière la plus proche pour échapper aux poursuites. En dépit de la difficulté à faire la différence, en situation de terrain notamment, entre un complice et un simple nomade, AQMI bénéficie de trois types de soutien : le soutien idéologique, le soutien matériel et le soutien financier. - Le soutien idéologique : dans ce cadre, des jeunes, adeptes de la Dawa ou en situation de chômage, sont recrutés, endoctrinés et envoyés dans les Katibat de l’AQMI ; - Le soutien matériel : à travers ses complicités, AQMI reçoit du matériel électronique (ordinateurs, téléphones de marque Thuraya, postes radio, GPS, etc.) ; - Le soutien financier : par la mise à disposition des complices de l’AQMI de fonds pour l’achat, au profit des Katibat, d’armes, de Le Sahel est donc devenu le nouveau front des combattants islamistes tant pour des raisons stratégiques - choix des Etats-Unis comme nouveau champ de bataille que tactiques - facilité d’action. L’océan de sable et de pierres qu’est le Sahara est un espace vide qui facilite les manœuvres tactiques et l’action opérationnelle des groupes de guérilla. (22) Christophe Ayad, «le Sahel dans le piège de la guerre contre Al Qaida», Libération du vendredi 30 juillet 2010 (23) Ibidem. Manassé ABOYA ENDONG munitions, de nourriture, de carburants et de véhicules. Face à ce mode opératoire, la menace majeure à laquelle sont confrontés les touristes, les entreprises et leurs représentants dans la région saharosahélienne est l’enlèvement contre rançon (Kidnap and Ransom)24). Aujourd’hui le voyageur d’affaires ou l’expatrié européen sont des cibles privilégiées pour Aqmi, car ils représentent une valeur marchande(25). C’est la raison pour laquelle on assiste à une croissance exponentielle du nombre d’enlèvements à travers le monde. A ce jour en effet, le nombre d’enlèvements oscille entre 20 000 et 30 000 par an, dont un quart d’Occidentaux. Le chiffre d’affaires «Kidnap and Ransom» quant à lui est estimé à près de 40 millions de dollars. A l’évidence, le différentiel de croissance et de richesse qui ne cesse de s’accentuer entre le Nord et le Sud est aujourd’hui un prétexte idéal indiqué, permettant d’extirper de l’ar(24) gent aux représentants du «monde des nantis» (26). Le phénomène a pris une telle ampleur que les compagnies d’assurances ont été contraintes de couvrir ce type de risque. Sur une vingtaine d’enlèvements perpétrés en deux ans dans la zone saharosahélienne contrôlée par AQMI(27), près de 18 otages ont été libérés et 4 exécutés(28). En somme, AQMI excelle dans les prises d’otages d’expatriés, si possibles originaires de pays «mécréants» impliqués dans le conflit en Afghanistan(29) contre la maison mère(30). Au total depuis sa création, AQMI aurait touché quelque 70 millions d’euros, à raison en moyenne de 2 millions par otage. B- Al-Qaeda dans le Maghreb islamique et la récurrence des attentats terroristes A côté des enlèvements, on note également une recrudescence des actions terroristes(31) et criminelles dans l’arc saharo-sahélien. Les en- Hostage to Fortune in High Risk Regions, in http://www.globerisk.com/kidnap/article1.php Christian Makarian, «Sahel : La France, une cible idéale pour Aqmi», L’Express, 11 janvier 2011 (26) L’exemple des 7 otages membres d’Areva et de Vinci enlevés dans la nuit du 15 au 16 septembre 2010 au Niger à Airlit (27) Thomas Hofnung, « La prise d’otages, un mode d’action privilégié », Libération du mardi 27 juillet 2010, p. 4 (28) Notamment Michel Germaneau en juillet dernier à la suite d’une intervention militaire mauritanienne appuyée non officiellement par la France, et Vincent Delory et Antoine de Leocour exécutés courant janvier 2011 (29) Mohamed Mokeddem, Les Afghans algériens de la Djamaâ à la Q’a’ïda, Editions ANEP, Alger, 2002 (30) Les Français Pierre Camatte et Michel Germaneau, le Britannique Edwyn Dyer, le Canadien Robert Fowler, les Espagnols Albert Vilalta, Alicia Gámez et Roque Pascual, etc. (31) L’AQMI est responsable du développement des attentats suicides, pratique longtemps ignorée au Maghreb. Le 6 septembre 2007, un attentat visait le cortège du président Bouteflika à Batna. Le 8 septembre de la même année, un autre frappait une caserne des garde-côtes à Dellys. Depuis cette date, les attentats se poursuivent à un rythme soutenu (25) 21 Manassé ABOYA ENDONG 22 treprises occidentales sont de plus en plus fréquemment ciblées, quelle que soit leur activité (tourisme, transport, finance, assistance technique, etc.). Cela parce que, d’une part Al-Qaeda recherche globalement un vrai effet économique à travers ses attentats ; d’autre part, parce que toute entreprise occidentale est l’incarnation de ce que haïssent les djihadistes(32). La France est particulièrement visée à travers une de ses grandes entreprises(33). A l’évidence, le Sahel est devenu un enjeu croissant dans ces menaces et en passe de devenir un nouveau sanctuaire d’Al-Qaïda en Afrique. En effet, Al-Qaeda au Maghreb islamique a choisi le cœur de la terre musulmane majoritaire en Afrique, c’est-à-dire à l’interaction de l’Afrique du Nord et de celle située au sud du Sahara, pour se redéployer(34). Pour preuve, les récents attentats de ces derniers mois ont touché l’Algérie, où ont été assassinés 10 gardes frontières ; mais aussi les attaques à répétition au Niger, en Mauritanie et jusqu’au nord du Nigeria. Vraisemblablement, toutes ses incursions semblent être l’œuvre d’un noyau installé au nord du Mali(35). Une (32) situation rendue possible par plusieurs raisons : - La première explication réside dans l’étendue de leur zone d’action qui couvre presque tout le Maghreb et une grande partie du Sahel. Ce qui rend titanesque la possibilité d’opérer des recherches efficaces dans leur poursuite. - La deuxième explication tient au fait qu’au sein d’AQMI, malgré la structure hiérarchique pyramidale, chaque entité agit avec une très grande indépendance de décision et d’action. - La troisième explication réside en ce que ses chefs ont une expérience indéniable de la vie clandestine et de la guérilla, la plupart ayant été formés au Pakistan ou en Afghanistan. De plus, ces derniers ont survécu à des années de lutte clandestine, ce qui démontre leur réel professionnalisme. - Enfin, la quatrième explication réside dans la différence de moyens des Etats engagés dans la lutte et surtout, à leurs intérêts parfois divergents quand ils ne sont pas radicalement opposés. Mathieu Guidère, Les Nouveaux terroristes, Paris, Éditions Autrement, 2010 Dans son discours, ce mouvement vise globalement les pays européens et au premier chef la France, mais aussi les possessions espagnoles en Afrique du Nord : Ceuta et Melilla (34) Jean-Pierre Filiu, Les neuf vies d’Al Qaida, Fayard, Paris, 2009. (35) Jean-François Daguzan, « Terrorisme(s) : abrégé d’une violence qui dure », Revue historique des armées, 249 | 2007 (33) Manassé ABOYA ENDONG II- AL-QAEDA AU MAGHREB ISLAMIQUE : UNE MENACE STRATEGIQUE ? Les principaux états de service d’Al Qaida au Maghreb Islamique mettent en évidence la présence d’un groupe terroriste persistant sur l’espace Maghreb-Sahel(36). Ce groupe constitue une véritable menace stratégique dans cet espace. Ce qui met en évidence la nécessité d’élaborer un front commun de lutte contre le terrorisme. A- Al-Qaeda au Maghreb islamique: la face cachée d’une domination géostratégique ? Al-Qaeda au Maghreb islamique constitue incontestablement, un risque stratégique éminent pour tous les pays autour du Sahel (37). Dans ses visées de départ, il s’était réapproprié le concept de Zawahiri sur l’«ennemi proche-ennemi lointain» en annonçant des actions spectaculaires à venir également en Europe et principalement en France(38). Mais (36) l’efficacité des systèmes de sécurité en Europe depuis 2004 a rendu l’action outre-Méditerranée difficile. Le champ de bataille s’est donc ajusté plus durablement sur la zone SaharaSahel. L’AQMI opère ainsi un retour sur «l’ennemi proche». En effet, Avec la double mission d’instaurer «un califat planétaire» et de «combattre les croisés», les terroristes d’AQMI ont fait de la bande saharo-sahélienne, leur zone d’opération privilégiée (39). Notamment en raison de ses richesses naturelles – uranium, pétrole, gaz–, cette région désertique suscite la convoitise des pays occidentaux, de la Chine et bien entendu des terroristes islamistes. Tant à y voir de près, le Sahel est la plus grande zone géographique de nondroit dans le monde qui s’étend de la Mauritanie au Tchad. Dans cette région, il n’y a pratiquement pas de présence étatique efficace(40). Mieux, Luis Martinez, « Al-Qaïda au Maghreb islamique », Analyse - n°0, novembre 2007, Institut d’études de sécurité, http://www.iss.europa.eu/index.php (37) François Burgat, L’islamisme à l’heure d’Al-Qaïda, La Découverte, Paris, 2006 (38) Edgard Weber, Georges Reynaud, Croisade d’hier, Djihad de demain. Théorie et pratique de la violence dans les rapports entre l’occident chrétien et l’orient musulman, Paris, Les éditions du Cerf, 1989 (39) Lire : Mohamed Mokeddem, Al-Qaïda au Maghreb islamique, contrebande au nom de l’islam, Alger, Éditions Casbah, 2010 (40) Les pays de la zone saharo-sahélienne, l’Algérie et surtout la Mauritanie et le Mali, ne semblent pas suffisamment armés pour contrer ces hommes du désert. Engagés dans une guerre imposée par les conséquences de l’après 11-septembre, ils n’ont pas les moyens de contenir l’assaut des terroristes. Cette tâche est d’autant plus difficile que cette région désertique, qui va de l’océan Atlantique à la mer rouge, est une terre d’irrédentisme. Le Polisario revendique son autonomie dans le Sahara occidental, la rébellion Touareg sévit dans le nord du Mali, les Toubous du Tchad réclament leur indépendance. 23 Manassé ABOYA ENDONG 24 sur le plan géopolitique, la région est formée d’Etats instables(41). Aussi, traqués par les forces de sécurité algériennes, les terroristes ont-ils résolument ouvert un front en Afrique subsaharienne. Une aubaine parce que les États de la région ne sont pas assez forts pour repousser leurs assauts(42). Pris dans ce sens, la souveraineté des Etats limitrophes du Sahel est donc toute relative, voire nulle dans une partie de leurs territoires respectifs. L’océan de sable et de pierres qu’est le Sahara est un espace vide qui facilite les manœuvres tactiques et l’action opérationnelle des groupes de guérilla. Aussi constitue-t-il la base logistique de l’AQMI pour l’ensemble de la région. C’est-à-dire sa base pour le recrutement, la formation, la préparation des actions terroristes et des actes criminels(43). Or mis à part la région, AQMI est actuellement confronté à trois grandes menaces : - La première serait de voir les plus faibles Etats du Sahel tomber entre les mains de groupes mafieux et assister ainsi à une criminalisation de la politique. - La deuxième menace réside dans la possibilité pour les grandes firmes internationales de prendre (41) la décision d’attiser les rivalités entre Etats (ou à l’intérieur des pays) pour s’assurer le contrôle des richesses de la région et la transformer en «hub énergétique». Ces dangers ne sauraient être une simple vue de l’esprit dans la mesure où le nouveau capital occidental et le capital mondialisé n’ont certes pas encore entamé la division du monde, mais cela ne saurait tarder. - Enfin, la troisième menace serait que des acteurs locaux ouvrent la porte à l’ingérence étrangère et que le Sahel se voit précipité dans le chaos au point de finir par ressembler aux zones tribales se trouvant à cheval entre l’Afghanistan et le Pakistan. Une perspective qui pourrait faire peser de graves menaces autant pour l’Afrique que pour l’Europe. D’où l’intérêt pour les pays du Sahel d’unir leurs forces pour lutter contre le terrorisme et de s’opposer à l’ingérence en entreprenant sans plus tarder à réduire les facteurs de vulnérabilité du Sahel (sous-administration des pays, mauvaise gouvernance, corruption, pauvreté, etc.). Or, ce qui est évident réside en ce que sans gouvernement central actif et reconnu en place, des états dé- La Mauritanie est en passe de battre le record du monde de putschs militaires tandis qu’au Niger une junte militaire a chassé en février 2010 le président Mamadou Tandja du pouvoir. (42) Jean-François Daguzan, Le dernier rempart ? Forces armées et politiques de défense au Maghreb, Publisud, Paris, 1998. (43) Lire : Jean-François Daguzan, Oliver Lepick, Le terrorisme non conventionnel, Recherches & documents n°12, nouvelle édition augmentée, PUF, Paris, 2003. Manassé ABOYA ENDONG faillants et faibles offrent un refuge sûr pour le terrorisme local et international. Pris dans ce sens, aucune opération militaire ne peut rendre ces pays sûrs si elle n’est pas accompagnée d’un processus dont le but ultime vise à la réconciliation et à la reconstruction d’un Etat qui fonctionne avec un gouvernement en charge sur le territoire, tant urbain que rural, et contrôlant les frontières au sol, en mer et dans l’espace. Pardessus tout, un engagement international solide pour amener la paix intérieure et pour reconstruire les Etats en échec, faibles et non démocratiques, est le défi auquel l’Afrique et la communauté internationale doivent faire face(44). B- Lutte contre Al-Qaeda au Maghreb islamique : vers une stratégie commune contre le terrorisme? En prélude à une stratégie commune de lutte contre le terrorisme, version AQMI, il faut relever que plusieurs facteurs ont favorisé son ancrage sur le terrain. Ces facteurs sont indispensables à maîtriser pour déployer des stratégies de lutte plus appropriées. De manière beaucoup plus précise, ces facteurs sont à dimensions et enjeux multiples. De façon non exhaustive, on peut relever : 1- Un facteur d’ordre sociologique: (44) l’instrumentalisation du religieux aidée par l’exacerbation des facteurs identitaires a favorisé l’existence dans les confins sahélo-sahariens d’une «zone grise» qui préfigure d’une forme «d’ethnofédéralisme» et de phénomènes de sanctuarisation à partir de zones de cohérence ethnique et de solidarités naturelles. Al-Qaeda est, de fait, en quête d’un repaire idéal pour s’organiser, un peu comme dans les zones montagneuses de Tora Bora ou comme dans les zones tribales entre l’Afghanistan et le Pakistan ; 2- Un facteur d’ordre sociopolitique: une conflictualité en spirale, en Algérie comme au Mali et au Niger qui va du local au national puis au sous régional, ayant abouti à l’intégration de vastes espaces et territoires par des acteurs non étatiques. Ceux-ci, constitués en milices, fonctionnent presque sur le mode du Groupement d’intérêt économique (GIE) et organisent différentes formes de délinquances entre action politique et banditisme ; 3- Un facteur d’ordre socio-économique : l’immense pauvreté des populations en ces vastes étendues désertiques, propice à l’émergence d’une économie de type criminel et mafieux à travers Jakkie Cilliers and Kathryn Sturman, ‘’Le terrorisme et l’Afrique : un survol et une introduction’’, in L’Afrique et le terrorisme. Participer à la campagne planétaire, Institute for Security Studies Monograph Series, N°74, June 2002 25 Manassé ABOYA ENDONG 26 les prises d’otages, le trafic d’armes, de drogue, d’êtres humains. Le constat fait par Antonio Maria Costa, Directeur de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC) reste valable en l’espèce, quand il affirme : «Il y a plus qu’un faisceau de preuves pour attester d’un lien entre les trafiquants de drogue et des groupes terroristes… De la drogue arrive en Afrique de l’Ouest par l’Atlantique et est échangée contre des armes »(45) ; 4- Un facteur d’ordre politique : la fragilité des institutions étatiques et du pouvoir politique. Car, la force d’AQMI réside dans le fait que les Etats locaux soient faibles et qu’ils raisonnent plus souvent en termes de survie qu’en termes de stratégie ; 5- Un facteur d’ordre géopolitique : l’accentuation des contrôles aux frontières des pays de l’Union Européenne dans la lutte contre le trafic de drogue a contraint les trafiquants de drogue internationaux à se trouver de nouvelles routes de transit vers l’occident. La proximité du bassin méditerranéen associée à l’immensité de la bande sahélo-saharienne et la faiblesse des moyens de surveillance des territoires ont fait de la zone la nouvelle route de transit de la drogue vers l’Europe. C’est le (45) (46) cas de l’Affaire dite «Air Cocaïne» dans le Nord Mali, avec en arrière plan les cartels sud américains ; 6- Un autre facteur d’ordre géopolitique : faire écho à la propagande djihadiste d’Oussama Ben Laden en combattant partout pour mettre en échec «la nouvelle alliance des croisés» ; 7- Un facteur d’ordre historique : l’existence dans la bande sahélosaharienne, depuis des siècles, d’une forme traditionnelle de commerce et de contrebande dans l’espace compris entre la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Soudan ; 8- Un facteur d’ordre psychologique : les populations sont souvent contraintes de faire allégeance à des groupes criminels ou rebelles pour bénéficier des retombées des trafics et obtenir une protection(46). En tout état de cause, le caractère transnational des menaces induites par AQMI, interpelle la coopération régionale et internationale comme le cadre le plus adéquat pour apporter une réponse collective à la montée du phénomène dans un espace où se côtoient aisément rebelles impénitents, terroristes et trafiquants. Aussi, conscients de leurs limites face à la montée de tels actes, les représentants du Burkina-Faso, de la Déclaration faite le 8 décembre 2009 devant le Conseil de sécurité à New York: Pour ces aspects, lire : Jean-Marc Balencie, Arnaud de La Grange, Monde rebelleGuérillas, milices, groupes terroristes, Paris, Éditions Michalon, 2001 Manassé ABOYA ENDONG Libye, du Mali, de la Mauritanie, du Niger et du Tchad échangent-ils depuis quelques temps sur la nécessité de mettre en place une coopération frontalière qui permette de lutter efficacement contre le terrorisme sur cette partie du continent, où la porosité des frontières reste un problème majeur(47). Mieux, les enjeux géopolitiques, les ingérences régulières de puissances étrangères dans la région et les rébellions cycliques des Touareg maliens ont fini, néanmoins, par avoir raison sur toute autre volonté consistant à mettre en place une politique sécuritaire régionale coordonnée pour venir à bout des groupes terroristes qui écument le Sahel. Des idées précises sont ainsi avancées, en l’occurrence : la mise sur pied d’un commandement régional. Mais des idées qui s’avèrent la plupart de temps bridées par la récurrence des (47) divergences d’approches, voire des incidents politico-diplomatiques(48). Toutefois, ces idées doivent se greffer à des actions concrètes. A l’instar du plan américain destiné à former certaines armées de la région aux techniques de la lutte antiterroriste, baptisé «Pan Sahel Initiative»(49). Cette idée lancée en 2002, a été reconduite en 2004 et 2006 a été rebaptisée «Trans-Sahara Counter Terrorism Initiative» (50). 27 Au total la stratégie commune tant recherchée pour barrer la voie aux avancées d’AQMI s’apparente davantage à la formule imagée de «l’arbre qui cache la forêt». Car une bonne partie des causes de la crise d’identité, voire de la crise sociale, que traversent certains pays de la région saharo-sahélienne se réfèrent à des Zine Cherfaoui, ‘’ Algérie-pays du sahel : offensive commune contre le terrorisme’’, El Watan, 10 septembre 2009 (48) Après la libération de quatre terroristes par Bamako en échange de l’otage français Pierre Camatte, Alger et Nouackchott avaient exprimé leur désapprobation en rappelant leurs ambassadeurs (49) Abdelhak Najib, ‘’Pan Sahel Initiative et sécurité au Maghreb : Le Pentagone s’installe en Afrique subsaharienne’’, in La Gazette du Maroc, 19 février 2007 (50) C’est l’une des rares initiatives concrète, soucieuse de renforcer les capacités opérationnelles des armées des pays du Sahel et de trouver des parades aux incursions terroristes. Le Partenariat Transsaharien Contre le Terrorisme (Trans-Sahara Counter Terrorism Partnership - TSCTP) est un programme du gouvernement Américain qui est multidimensionnel et de long terme dont l’objectif est de battre les organisations terroristes a travers: le renforcement des capacités régionales anti-terroristes, l’amélioration et l’institutionnalisation de la coopération entre les forces de sécurité régionales, l’encouragement de la gouvernance démocratique, de supprimer l’idéologie du terrorisme, et le renforcement des liens militaires bilatéraux avec les États-Unis. L’objectif général est d’améliorer les capacités domestiques des gouvernements du Pan Sahel (Mauritanie, Mali, Tchad, Niger, Nigéria et Sénégal) afin d’affronter le défi posé par les organisations terroristes dans la région. En outre, le TSCTP facilitera la coopération entre les pays du Pan Sahel et les pays partenaires du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie) pour combattre le terrorisme (http://www. africom.mil/tsctpEnFrancais.asp) Manassé ABOYA ENDONG 28 causes plus générales, qui trouvent la plupart de temps des explications plus significatives dans les problématiques socio-économiques ou des crises de confiance politique, voire des politiques d’exclusion sociale(51) ou de mauvaise gouvernance. En effet, de tout temps la promotion et la protection des droits de l’homme occupent une place centrale dans une stratégie effective de lutte contre le terrorisme. Deux dimensions importantes et liées entre elles s’attachent à cet aspect des choses. Premièrement, le besoin de s’assurer que les mesures prises pour combattre le terrorisme ne limitent pas injustement les droits de l’homme et les libertés fondamentales et, deuxièmement, le fait de reconnaître que le terrorisme menace la pleine jouissance des libertés civiles et les droits de l’homme. Le besoin d’assurer que la lutte contre le terrorisme reste vigilante quant à la protection des droits humains les plus inaliénables (51) a été le sujet de plusieurs commentaires académiques, internationaux et non gouvernementaux(52). De même, le lien entre le terrorisme et la promotion des droits de l’homme ont reçu au fil des années une attention grandissante(53). Aussi, si sur le plan global, il s’agit de définir effectivement une politique de coopération et de développement durable permettant d’offrir une autre voie aux victimes des excès du marché, de la «financiarisation» et de la mondialisation(54), il s’agit surtout de promouvoir des stratégies politicoinstitutionnelles visant à redistribuer équitablement les richesses nationales aux fins de baisser les tensions politiques et préserver la paix sociale. Car les fidélités que peut s’attacher tout régime politique auprès de certaines populations africaines ne dépendent pas tant de son incarnation d’un idéal démocratique(55). Mais beaucoup plus de ses capacités à gérer à court terme des problèmes En clair, le vrai danger réside dans le grand désarroi d’une certaine jeunesse qui ne voit d’autre issue que sortir et faire trois pas hors de chez elle pour se faire sauter faute du plus modeste espoir. Ce phénomène préoccupant trouve un écho dans les pays du Sahel parmi les plus pauvres du monde. Le Sénégal, pourtant longtemps un modèle d’islam modéré, n’échappe pas non plus à cette tendance (52) Lire S. Jagwanth et F. Soltau, «Le terrorisme et les droits de l’homme en Afrique», in Jakkie Cilliers and Kathryn Sturman, L’Afrique et le terrorisme. Participer à la campagne planétaire, Institute for Security Studies Monograph Series, N°74, June 2002 (53) Rapport du Haut Commissaire des Nations-Unies pour les droits de l’homme et le suivi de la Conférence Mondiale sur les droits de l’homme, E/CN.4.2002/18, paragraphe 7 (54) Lire notamment : Jean-François Daguzan, «Terrorisme et mondialisation : la coopération, réponse à la menace transnationale», op. cit, pp 242 et ss (55) Manassé Aboya Endong : «Bicamérisme et démocratisation en Afrique : entre visions ‘’post-conflict» et tendances globales», dans Politeia, Revue semestrielle de droit constitutionnel comparé, publiée par l’Académie internationale de droit constitutionnel, N° 6, décembre 2004 Manassé ABOYA ENDONG intéressant le plus grand nombre de ses citoyens(56). Etant entendu que le pouvoir en Afrique est perçu comme un gâteau dont le destin est d’être partagé aux différentes composantes sociales de l’Etat(57). Dans une logique de justice ethnique(58), seul gage susceptible de préserver la paix dans les sociétés pluriethniques à l’africaine(59). 29 (56) Jean-Pascal Daloz et Patrick Quantin : Transitions démocratiques africaines : dynamiques et contraintes (1990-1994), Paris, Karthala, 1997 Lire particulièrement : Manassé Aboya Endong : «Parti administratif, transitions démocratiques et patrimonialisme en Afrique noire francophone», dans Stéphane Bell (Sous la direction de), La recherche scientifique et le développement en Afrique – Idées nomades, Paris, Karthala, 2008 (58) Lire notamment : Ernest-Marie Mbonda : Justice ethnique. Identités ethniques, reconnaissance et représentation politique, Laval, Presses de l’Université de Laval, Collection Verbatim, 2009 (59) Lire particulièrement sur cette question : Mwayila Tshiyembé : «L’Afrique face au défi de l’Etat multinational», dans Le Monde Diplomatique, septembre 2000 (57) L’AUTONOMIE RELATIVE DES CODES PETROLIERS EN MATIERE FISCALE EN AFRIQUE NOIRE : 30 EXEMPLE A PARTIR DE L’IMPOT SUR LES SOCIETES EN DROIT CAMEROUNAIS ET IVOIRIEN Par Stéphane ESSAGA( ( ) ) L’auteur de cet article est chercheur, cumulativement avec ses fonctions d’Inspecteur des Impôts en service à la Direction Générale des Impôts du Cameroun. Il est également Négociateur Pétrolier pour le compte de la République du Cameroun, Représentant de l’Association Internationale des Négociateurs Pétroliers de Houston en Afrique Centrale et Directeur Exécutif du Centre Africain de Recherche sur les Politiques Energétiques et Minières (CARPEM, France) Lire Noel (P.), Production d’un ordre pétrolier libéral. Une politique normative américaine dans les relations internationales entre 1980 et 2000, Thèse Université de Grenoble II, 2000 Stéphane ESSAGA INTRODUCTION P lus de 10 ans après la promulgation des Codes Pétroliers Camerounais et ivoirien, aucune analyse de ces instruments n’est disponible. Aucune étude ni partielle ni complète, sur la nature, la portée et l’intérêt de ces lois-charnière n’a été faite par les universitaires et / ou chercheurs, alors même qu’elles constituent la pierre angulaire de pilotage, de gestion et finalement d’exploitation des ressources pétrolières de ces Etats. Les Codes Pétroliers constituent un gisement d’informations à haute portée heuristique. Déjà leur irruption généralisée dans les années libérales s’explique de façon subjective et téléologique par la dynamique de marchandisation des droits pétroliers impulsée par les Etats-Unis d’Amérique, et pas seulement ob- (2) jectivement par l’autonomisation du droit pétrolier vis-à-vis du droit minier (1). Autrement dit, les Codes Pétroliers en tant qu’instruments juridiques symbolisent (2) clairement l’arrimage (voulu ou contraint) à la mondialisation des Etats africains aux lois du marché, et plus précisément constituent les vecteurs de l’hégémonie du régime para constitutionnel (3) en matière pétrolière. La problématique de leur attractivité est au demeurant prise au sérieux par les acteurs, ceci indépendamment de l’environnement économique international (4). En effet, les Codes Pétroliers sont des instruments juridiques décisifs dans l’appréciation de la citoyenneté internationale des Etats. Des mécanismes de protection aussi importants désormais tels l’arbitrage, notam- Au début des indépendances, la législation minière ne distinguait pas les différentes ressources minières, y compris celles du pétrole. Progressivement dans le temps, certaines lois commencèrent à statuer seulement sur le pétrole brut, pour déboucher sur la généralisation des codes pétroliers à partir du milieu des années quatre –vingt, avec de rares exceptions comme le Maroc qui adopta son premier Code Pétrolier le 21 juillet 1958 sous la pression il est vrai de la rédaction alors en cours de la Convention entre l’Etat marocain et le groupe italien E.N/I, signée le 26 juillet 1958. (Lire Moulay Ahmed, Idrissi Benyacine, Droit pétrolier et conventions pétrolières au Maroc, Les éditions maghrébines, Casablanca, 1974, page 11). (3) Lire Cabrillac (R.), Le symbolisme des codes, in L’Avenir du droit, Mélanges en hommage à François Terré, Paris Editions Dalloz, 1999, pp 212-220. (4) Selon Pierre Noël, op. cit, 9, « les dispositions centrales du régime juridique para-constitutionnel des investissements concernent le règlement des différends entre investisseurs et Etat, le droit applicable au contrat, la définition des droits économiques, les conditions d’exercice du droit des nationalisations et de certaines prérogatives réglementaires, l’égalité de traitement entre investisseurs étrangers et nationaux, et enfin les conditions d’octroi des droits d’accès au territoire ». 31 Stéphane ESSAGA ment CIRDI (5), les clauses législatives de stabilisation (6) et de droit applicable(7), sont tant et plus de dispositifs à étudier, car permettant ensuite de mieux juger de la portée juridique des contrats pétroliers(8). Il s’agit donc également de véritables instruments d’information sur la politique pétrolière des Etats, appréhendés comme tels par le droit transnational . Ils fixent le cadre lé- 32 (5) gal d’octroi des droits d’explorationproduction, de résolution des litiges, des obligations environnementales et fiscales. S’agissant de la fiscalité pétrolière, élément central de négociation et de tension entre les parties, elle déroge dans ses caractéristiques au droit fiscal de droit commun (9). Les travaux actuels portant sur la fiscalité pétro- Ainsi le Président de la Commission permanente de négociation des Contrats Pétroliers et Gaziers au Cameroun affirmait : « la législation pétrolière précédente était jugée complexe par l’industrie pétrolière…Aujourd’hui, grâce notamment aux actions permises par le nouveau Code Pétrolier, nous sommes partis d’un niveau d’investissement de moins de 5 millions de dollars en 1997 à plus de 100 millions de dollars en 2002 ( …) C’est-à-dire qu’en trois années d’application du nouveau Code Pétrolier, les retombées sont fort éloquentes… » Interview parue dans le trimestriel d’informations SNH Infos N°13 juin 2003, page 9. Depuis lors, plusieurs autres contrats ont été signés avec la République du Cameroun. (6) Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre Etats et ressortissants d’autres Etats, entrée en vigueur le 14 octobre 1966. Elle a été signée par le Cameroun le 23 septembre 1965 et les instruments de ratification déposés le 3 Janvier 1967, pour une entrée en vigueur le 02 février 1967, c’est-à-dire assez rapidement. Quant à la Côte d’Ivoire, elle a signé cette Convention le 30 juin 1965, déposé les instruments de ratification le 16 février 1966, pour une entrée en vigueur de la Convention dès le 14 octobre 1966, plus tôt encore que le Cameroun. Or, alors qu’aucun des Codes pétroliers camerounais et ivoirien n’impose le CIRDI comme instance d’arbitrage (article 115 alinéa 2 du Code pétrolier camerounais et 85 du Code Pétrolier ivoirien), il est l’instance arbitrale presque systématiquement choisie par les parties aux contrats. (Pour l’exemple du Cameroun, voire ESSAGA (V.S), La clause de stabilité fiscale dans les contrats pétroliers au Cameroun, mémoire de D.E.S.S. en Administration fiscale, Université de Douala, juin 2008). (7) Voir CAMERON (P.D), « Stabilisation in Investment Contracts and changes of rules in Host countries: Tools for Oil & Gas investors », final report 7 July 2006, www.aipn.org; CAMERON (P.D), International Energy Investment law : the pursuit of stability, Oxfrd University Press, mars 2010 ; MAYER (P.), « La neutralisation du pouvoir normatif de l’Etat en matière de contrats d’Etat », clunet , 1986, p.5 et suiv. ; MONTEMBAULT (B.), « La stabilisation des contrats d’Etats à travers l’exemple des contrats pétroliers. Le retour des dieux sur l’olympe ? » RDAI/IBLJ, N°6, 2003; DAVID (N.), « Les clauses de stabilité dans les contrats pétroliers. Questions d’un praticien », Clunet 1986 ; WEIL (P.), « Les clauses de stabilisation ou d’intangibilité insérées dans les accords de développement économiques », Mélanges Rousseau, Pédone 1974 (8) WEIL (P.), « Principes généraux du droit et contrats d’Etat », Etudes offertes à Berthold Goldman. Le droit des relations économiques internationales, Paris, Litec, 1982 (9) WENGLER (W.), « Les accords entre Etats et entreprises étrangères sont ils des Traités de droit international ? », R.G.D.I.P, 1972, p.313) ; KAMTO (M.), « La notion de Contrat d’Etat: une contribution au débat», Revue de l’arbitrage 2003, 719 ; LANKARANI (L.EL ZEIN), Les contrats d’Etat à l’épreuve du droit international, Thèse de droit international (inutile de la mention de la thèse car tu ne supprimes pas l’université ni la date de soutenance), Editions Bruylant, Université de Bruxelles, 2001. Stéphane ESSAGA lière ne rendent pas suffisamment compte de cette spécificité(10). Toutefois, l’identification puis l’évaluation de la législation fiscale pétrolière dans ce qu’elle a de rigide, permet in fine d’apprécier la volonté des Etats d’instrumenter au mieux (ou pas) la fiscalité pétrolière comme source de financement de leurs budgets. La maîtrise de la surface de rigidité des termes fiscaux, puis son pesage in concreto, contribuent dans une large mesure à coter les Etats sur le marché des Etats «souverainistes» en matière pétrolière. L’impôt sur les sociétés constitue alors le terreau d’analyse par excellence, dans la mesure où c’est lui qui ambitionne directement et explicitement d’amputer le résultat bénéficiaire de l’entreprise. Une telle étude laisse clairement dégager l’énonciation d’une liste de produits illusoirement originale (I), tandis que les conditions de déductibilité des charges, davantage étoffées, sont illusoirement optimales (II) I-LA COMPOSITION DES PRODUITS : UNE LISTE ILLUSOIREMENT ORIGINALE Trois tendances générales se dégagent des systèmes fiscaux en matière pétrolière : calité (redevances, impôt sur les bénéfices, taxe pétrolière spéciale, exonérations), et le Code Général des Impôts reste applicable aux opérations pétrolières. - Soit le Code Pétrolier traite de la fiscalité pétrolière, et certains aménagements sont introduits quant à l’imposition des bénéfices (prix affichés, charges déductibles…); - Un chapitre particulier du Code Général des Impôts traite de la fiscalité pétrolière (11). - Soit le Code Pétrolier ne traite que de certains aspects de la fis- En réalité, la combinaison des deux premières variantes est la formule (10) La définition légendaire de l’impôt suivant laquelle « l’impôt est une prestation pécuniaire requise des particuliers par voie d’autorité, à titre définitif et sans contrepartie, en vue de la couverture des charges publiques » (in ENCYCLOPEDIAS UNIVERSALIS, v Impôt, Corpus 11, 1996, p.1000 et s. spéc.p.1001), n’est pas opérante en matière de fiscalité pétrolière. Elle ne s’accommode ni du caractère (partiellement) contractuel de la fiscalité pétrolière, ni de l’usage occasionnel du pétrole comme moyen de payement. Lire dans ce sens Lascombe (M.), Eléments pour l’étude des clauses financières et fiscales des contrats pétroliers internationaux, mémoire de D.E.A de droit international, Université de Strasbourg 1978, pages 14 à 23. (11) Voir notre article « La spécificité de la fiscalité pétrolière », à paraître. L’on peut observer un contresens théorique lorsqu’il est dit que « la fiscalité de droit commun et la fiscalité spécifique à laquelle est assujettie l’entreprise sont négociées entre l’Etat producteur et son partenaire dans le cadre d’un package deal » Weiss (P.), in 33 Stéphane ESSAGA retenue par les Codes camerounais et ivoirien. Il y a un amalgame manifeste de dispositions spécifiques au secteur pétrolier d’une part, et une appropriation parfois pour les réformer des textes de droit commun d’autre part. Il convient d’identifier le contenu de l’énonciation (A), puis de l’analyser ensuite (B). 34 A-Un contenu commun Ce contenu est manifestement varié. Il comporte les aspects suivants : 1-Les produits listés S’agissant des produits, les codes pétroliers(12) ivoirien et camerounais énoncent similairement ainsi leur constitution : - la valeur de la production commercialisée par le Titulaire qui doit être conforme aux prix courants du marché international établis suivant les dispositions des Contrats Pétroliers; - la valeur de la quote-part de la production versée en nature à l’Etat au titre de la redevance proportionnelle à la production en ce qui concerne les Contrats de Concession, le cas échéant ; Encyclopédie juridique de l’Afrique, tome cinquième, Droit des biens, Les nouvelles Editions Africaines 1982, page 355). De même, le classement opéré par le docteur Dikoumé dans sa thèse par exemple (La fiscalité pétrolière des Etats membres de la CEMAC. Cameroun, Congo, Gabon, Guinée Equatoriale, Tchad, Centrafrique, Paris, L’Harmattan, 2008), divisant la fiscalité pétrolière en «prélèvements spécifiques» d’une part, et « impositions de droit commun » d’autre part souffre d’une impureté théorique certaine. Une caractéristique essentielle de l’impôt au sens classique, c’est que l’impôt est un prélèvement obligatoire, et perçu par voie d’autorité. Selon Laure Agron, « Aujourd’hui, l’impôt se définit comme un prélèvement obligatoire et sans contrepartie… » ( in Histoire du vocabulaire fiscal, thèse (inutile la mention), Paris, L.G.D.J. 2000, page 226), et les dictionnaires définissent pareillement l’impôt comme un « prélèvement obligatoire » (Cornu (G.), Vocabulaire juridique, Paris PUF, 6è édition mise à jour juin 2004, page 461), ou comme «une contribution obligatoire» (Albert (J.L.), Pierre (J.L.), Richer (D.), (sous la dir), Dictionnaire de droit fiscal et douanier, Paris, Editions Ellipses 2007, page 280). Selon Gaston jèze, un « élément essentiel de l’impôt dans tous les Etats civilisés modernes, c’est la contrainte juridique. L’impôt est essentiellement un paiement forcé » (in Cours de finances publiques 1936-1937, LGDJ, 1937, p.33. Lire aussi Négrin (O.), « Une légende fiscale : la définition de l’impôt de Gaston Jèze », Revue de droit public - n°1-2008). Or le caractère obligatoire des règles considérées comme « de droit commun », est contestable. Les règles d’assiette tant pour les produits (avec la règle de la fixation paritaire des prix affichés), que des charges (avec l’arrêté contractuel des taux d’amortissement ainsi que des montants déductibles au titre des provisions pour remise en état des sites par exemple), traduisent non pas une obligation extérieure imposée à l’entreprise, mais une logique consensuelle sur les règles de calcul de l’impôt sur les sociétés. En droit commun, il n’est pas possible de négocier ainsi les bases de calcul de l’impôt sur les sociétés, pour ne parler que cet impôt. En fait, il y a une confusion entre les pouvoirs législatifs de l’Etat-puissance publique, seul susceptible de fixer des règles fiscales obligatoires, et les pouvoirs administratifs de l’Etat-entrepreneur, qui contracte avec l’entreprise privée étrangère, et susceptible, dans le jeu de l’équilibre des contrats, de consentir des aménagements dans le cadre légal fixé par l’Etat-puissance publique. (Voire Mayer (P.), « La neutralisation du pouvoir normatif de l’Etat en matière de contrats d’Etat », op.cit. ; Kamto (M.), « La notion de contrat d’Etat : une contribution au débat », Revue de l’arbitrage 2003, n°4). Stéphane ESSAGA - les revenus provenant du stockage, du traitement et du transport des Hydrocarbures, ainsi que la vente des substances connexes, s’il y a lieu; - les plus-values provenant de la cession ou du transfert d’éléments quelconques de l’actif ; - tous autres revenus ou produits se rapportant aux Opérations Pétrolières ou connexes à celles-ci. 2- Le cas particulier du traitement des plus-values en Côte d’Ivoire S’agissant des plus-values sur cession d’immobilisations, le Code Pétrolier ivoirien se veut particulièrement incitatif , dans la mesure où il précise que «si l’exploitation est assurée par plusieurs sociétés associées, en cas de cession entre les sociétés associées ou entre une des sociétés associées et une de ses filiales, qui deviendrait partie dans ladite association, les plus- values de cession sont exclues, à condition que les actifs ainsi cédés soient comptabilisés par la société cessionnaire à la valeur apparaissant dans les livres de ladite société».(13) (13) Cet avantage en soi paraît logique et utile, dans la mesure où le modèle associatif au moins entre sociétés nationales et investisseurs pétroliers étrangers est largement répandu en Afrique Noire, en Côte d’Ivoire notamment. B- Une originalité relative 1- La relative originalité des produits identiquement énumérés dans les deux législations Toutefois, à l’analyse, cette composition de produits qui se veut exhaustive, n’est pas si originale dans sa nomenclature. Seul le premier point portant sur la valorisation de la production vendue est nécessairement particulier, car dérogeant aux règles de droit commun sur la détermination des produits imposables (14). En ce qui concerne le deuxième point, les règles comptables OHADA relatives à la comptabilisation de la variation des stocks d’une part(15), et fiscales relatives aux règles de rattachement des charges aux produits(16) Lire Recherche et production du pétrole et du gaz. Réserves, coûts, contrats, Institut français du pétrole, Editions Technip, Paris 2002, page 186 (14) Articles 71 et 94 des Codes Pétroliers ivoirien et camerounais. (15) Article 71 alinéa 4 in fine. Cette disposition déroge au droit commun ivoirien (article 8 du CGI institué par l’article 6 alinéa 1 de l’ordonnance n° 2000-252 du 28 mars 2000). (16) L’article 8 de l’acte uniforme organisation et harmonisation des comptabilités des entreprises (AUOHC) en OHADA exige que les états financiers « décrivent de façon régulière et sincère les évènements, opérations et situations de l’exercice pour donner une image fidèle du patrimoine… ». Il est curieux que ce principe ne soit pas explicitement listé dans les neuf « fondements même de la comptabilité » d’une doctrine récente (Voir Benoît Atangana Onana, Vers les normes mondiales : comparaison OHADA et IAS/IFRS, Editions Presses de l’UCAC Yaoundé 2007, page 54). Non seulement il est explicitement édicté par le droit comptable OHADA, mais figure 35 Stéphane ESSAGA 36 d’autre part, conduisent à la valorisation automatique dans les produits de la quote-part de stocks de pétrole ainsi utilisée comme monnaie de payement. Autrement dit, il s’agit d’une édiction non nécessaire, dans la mesure où même en son absence, cette règle prévaudrait. Dans le même sens, les trois autres précisions de comptabilisation en produits sont parfaitement couvertes par les dispositions fiscales de droit commun libellées dans un même wording, qui exigent, dans le cadre du calcul du bénéfice imposable, la prise en compte de toutes les opérations effectuées par l’entreprise (18). Enumérer les prestations diverses telles le stockage, les produits provenant du traitement et du transport des Hydrocarbures, ainsi que la vente des substances connexes, puis terminer par la disposition-bateau «tous autres revenus ou produits se rapportant aux Opérations Pétrolières ou connexes à celles-ci», relève pratiquement de l’effet d’affichage. Dès lors, la volonté d’autonomie ici ne peut être valorisée que du point de vue de l’intégration formelle de règles de fond déjà existantes dans le dispositif tant comptable que fiscal du Cameroun que de la Côte d’Ivoire. Aucune substance normative fondamentale supplémentaire ne résulte de cette intégration-appropriation, mais cela dénote clairement d’une dynamique d’autonomie voire d’hégémonie de ces codes pétroliers, par rapport au dispositif de droit commun. 2- La relative pertinence du traitement des plus-values en Côte d’Ivoire : violation du droit communautaire et irrationalité de l’avantage ainsi consenti La technique de comptabilisation énoncée par le dispositif ivoirien n’est ni pertinente, ni nécessaire. Elle n’est pas pertinente car en vertu de l’article 35 de l’AUOHC, «la méthode d’évaluation des éléments inscrits en comptabilité est fondée sur la convention du coût historique», le coût historique des biens inscrits à l’actif du bilan étant constitué par « le coût réel d’acquisition pour ceux achetés à des tiers » (19). Autrement dit, une telle comptabilisation violerait la fiabilité des états financiers de l’entreprise, et serait contraire au droit communautaire d’une part. dans les cadres 33, 34 et 46 des normes de l’International Financial Reporting Standards / IFRS. Il s’agit plus précisément de donner une « image fidèle de la position financière et de ses changements ainsi que de la performance d’une entité » (Voir Mémento IFRS 2009, Editions Francis Lefebvre 2009, page 90). (17) Dans le compte 73 précisément : voire Journal Officiel de l’OHADA n°10 – Droit comptable et système comptable OHADA, page 179. (18) CE, 29 juill.1998, n°149517, Bergère de France : RJF 10/1998, p.746, n°1083 ; Oudenot (P.), Fiscalité approfondie des sociétés, Paris LITEC 2001, n°536, page 247 Stéphane ESSAGA D’autre part, il n’est pas nécessaire de comptabiliser à l’ancienne valeur vénale le bien acquis à une valeur marchande quelconque pour assurer la neutralité fiscale d’une telle opération. Il suffit d’exiger comme règle fiscale particulière que les amortissements (fiscaux et non comptables) du bien en question soient effectués en fonction de l’ancienne valeur, et non la comptabilisation du bien lui-même. Autrement dit, l’amortissement comptable sera bel et bien effectué sur la base du coût d’acquisition, tandis que la quotepart d’amortissement relative à la plus value constituée sera réintégrée dans la liasse fiscale (Tableau de détermination du résultat fiscal). S’agissant maintenant de l’appréciation économique d’un tel avantage, elle dévoile une acception naïve de l’association et des intérêts des parties. Lorsqu’une société vend une immobilisation à une autre faisant partie de la même association qu’elle, leur intérêt commun à la bonne marche de ce consortium(20) peut être témoigné par une cession à la valeur (19) vénale dudit bien, ce qui évacue du coup la question de l’imposition de la plus-value. En revanche, admettre la possibilité d’une majoration d’une marge dans la valeur nette comptable du bien cédé, mais prévoir une exonération de l’imposition de la plus-value ainsi dégagée, est contradictoire et inutile. Si les parties se distancent économiquement par l’admission en interne (dans l’association) de telles opérations commerciales, l’Etat n’a pas à rougir de devoir taxer le profit ainsi dégagé dans les conditions de droit commun. Enfin, interdire à la société cessionnaire la récupération intégrale de sa dépense par le mécanisme légal des amortissements, c’est favoriser finalement le cédant et défavoriser le cessionnaire, alors qu’il s’agirait de procéder inversement. L’étude de l’édiction des règles concernant les charges déductibles confirme une logique d’autonomie qui dans ce cas, compte tenu de la réformation du dispositif de droit commun, est en général préjudiciable soit aux Etats, soit aux parties « Le bénéfice imposable est le bénéfice net déterminé d’après les résultats d’ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises au cours de la période servant de base à l’impôt, y compris notamment les cessions d’éléments quelconques de l’actif, soit en cours, soit en fin d’exploitation ». Article 6 alinéa 2 du CGI camerounais, et 6 du CGI ivoirien, tel que modifié par les articles 16 et 17 de l’ordonnance n°2000-252 du 28 mars 2000. (20) Article 36 de l’AUOHC. 37 Stéphane ESSAGA II- LES CONDITIONS DE DEDUCTIBILITE DES CHARGES : UNE EDICTION ILLUSOIREMENT OPTIMALE 38 Dans une imitation évidente de la structuration des Codes des Impôts, les Codes Pétroliers camerounais et ivoiriens commencent par énoncer le principe général suivant lequel : «le bénéfice net est établi après déduction de toutes les charges supportées pour les besoins des Opérations Pétrolières».(21) Dans un souci de précision par rapport à certaines charges précises, et non d’exhaustivité(22), les deux Codes énoncent alors un certain nombre de charges, qui relèvent tantôt d’une appropriation-réformation a minima (A), tantôt d’une appropriation – réformation inutilisable (B). A-Les charges faisant l’objet d’une appropriationréformation a minima Dans un wording quasi similaire, les deux Codes Pétroliers énoncent deux types de charges sans aucune spécificité par rapport aux charges de droit commun dans leur nature, mais dont l’appropriation par le législateur pétrolier débouche en général sur une édiction en-deçà des termes de droit commun. (21) 1- Le domaine circonscrit des charges régies par les Codes Pétroliers A l’analyse, très peu de charges sont expressément régies par les Codes Pétroliers camerounais et ivoirien. Il s’agit uniquement : - des pertes de matériels ou de bien résultant de destructions ou de dommages, les biens auxquels il sera renoncé ou qui seront abandonnés en cours d’année, les créances irrécouvrables et les indemnités versées aux tiers à titre de dommages (23) ; - des provisions raisonnables constituées en vue de faire face à des pertes ou charges nettement précisées et que des événements en cours rendent probables (24). Le reste de charges intégrées dans ces Codes Pétroliers font l’objet d’une «contractualisation» entre les parties quant à ce qui est de leurs conditions de déductibilité, ce qui souligne l’intérêt de l’analyse de celles sus-évoquées se voulant impératives. Notamment en vertu du jus fraternitatis qui le caractérise. Lire Chenut (C.-H.), Le contrat de consortium, Paris L.G.D.J. 2003, n°50, page 35. (22) Articles 95 et 72 des Codes Pétroliers camerounais et ivoirien (23) Les deux Codes disent alors que « Celles-ci (les charges déductibles) comprennent notamment… ». (24) Article 72 alinéa 4 du Code Pétrolier ivoirien. Le Code Camerounais parle de « pertes de matériels ou de biens résultant de destructions ou d’avaries, les biens auxquels il est renoncé ou qui sont mis au rebut en cours d’année, les créances irrécouvrables et les indemnités versées aux tiers à titre de dommages » (article 95 alinéa d) Stéphane ESSAGA 2- La portée délétère de cette appropriation A la différence de l’énoncé des produits sus évoqués, l’appropriation de certaines règles concernant les conditions de déductibilité des charges par le législateur pétrolier ne se fait pas sans conséquence. Pour certaines d’entre elles, il édicte des conditions de déductibilité moins restrictives qu’en droit commun, alors même que ce n’était manifestement pas son intention. Ainsi par exemple en ce qui concerne les conditions de déductibilité des provisions en matière de fiscalité pétrolière ivoirienne, elles sont en-deçà du droit commun (25) . Il s’agit d’une rédaction très laconique, voire simpliste. Aucun encadrement formel n’est édicté, alors que le dispositif comptable et fiscal de droit commun est plus étoffé (26). (25) De même, les conditions de déductibilité fiscale des créances irrécouvrables ont été alignées en droit fiscal camerounais aux conditions communautaires. Depuis la loi n°2007/005 du 26 décembre 2007 portant loi de finances en République du Cameroun pour l’exercice 2008, les créances commerciales ne sont passées en charges déductibles que si le créancier apporte la preuve que l’ensemble des voies et moyens de recouvrement amiable ou forcé prévus par l’Acte Uniforme OHADA portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution (AUPSRVE) ont été vainement mises en œuvre (27). Concrètement, le législateur introduit des conditions objectives de droit à déductibilité fiscale, consti- Article 72 alinéa 6 du Code Pétrolier Ivoirien. Au Cameroun, le législateur ajoute « en particulier la provision pour l’abandon des gisements, constituée conformément à la réglementation en vigueur et au Contrat Pétrolier ». (Article 95 alinéa f). (26) L’article 6, III, E du CGI ivoirien, tel que modifié par la loi n°81-150 du 27 février 1981, an.fiscale (article 14), dispose comme charge déductible : « Les provisions constituées en vue de faire face à des pertes ou charges nettement précisées et que les évènements en cours rendent probables, à condition qu’elles aient été effectivement constatées dans les écritures de l’exercice et figurant au relevé des provisions prévu à l’article 17 ci-après ». (27) La Côte d’Ivoire a signé le traité OHADA le 17 Octobre 1993, et l’a ratifié assez tôt (le 29 septembre 1995), dont elle a déposé les instruments le 13 décembre 1996. Or, l’Acte Uniforme portant organisation et harmonisation des comptabilités des entreprises, a été adopté le 23 mars 2000, et publié au journal officiel de l’OHADA n°10 du 20 novembre 2000. Il est donc opposable à la République de Côte d’Ivoire depuis le 30 décembre 2001, et entré en vigueur dès mars 2001, conformément aux mécanismes d’entrée en vigueur des Actes uniformes OHADA. En vertu de cet acte uniforme, les entreprises sont tenues de procéder au provisionnement comptable de toutes les charges ou pertes nettement précisées quant à leur objet, que des évènements survenus en cours rendent seulement probables, au passif du bilan dans les dettes financières. En vertu du principe de primauté du fait comptable, de nombreuses législations ainsi que la jurisprudence administrative exigent une comptabilisation effective de la provision pour sa déductibilité fiscale (CE, 14 mars 1979, n°7360 : RJF 5/1979, n°272.- Doc.adm.4E 121, n°4, 26 nov.1996 cités par Oudenot (P.), op.cit .page 324). 39 Stéphane ESSAGA 40 tuées par la mise en demeure en bonne et due forme, la saisie des biens ou le cas échéant, un procès verbal de carence, la vente des biens, sans que cette vente ne permette de réaliser la créance (28). Ainsi, « lorsque les conditions ci-dessus ne sont pas respectées, les services procèdent aux réintégrations nécessaires de toutes les créances passées en charges dont les preuves d’irrécouvrabilité ne sont pas fournies » (29). Même si l’antériorité du Code Pétrolier camerounais ( 1999 ) par rapport à cette règle désormais fiscale (depuis 2008) seulement justifie une impossible parité entre les deux dispositifs (de droit commun et du Code Pétrolier), il n’en demeure pas moins un antagonisme entre deux normes, surtout que l’Administration fiscale, dans chacun de ces deux pays, peut fonder une telle réintégration à partir des dispositions OHADA uniquement, dont l’effet immédiatement abrogatoire a été plusieurs fois réaffirmé par la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage de l’OHADA(30). (28) B- Les charges faisant l’objet d’une complexification des conditions de déductibilité Il s’agit ici des charges dont les conditions de déductibilité sont contrôlées en vue d’éviter des prix de transferts, mais pour lesquelles malheureusement le législateur a davantage compliqué que simplifié la tâche soit aux Administrations fiscales, soit aux entreprises pétrolières. 1- Le périmètre des charges concernées a- Les charges constitutives de frais généraux Il s’agit dans un premier temps des coûts des fournitures, du personnel et des prestations de services fournis par des sociétés affiliées aux titulaires des contrats pétroliers, qui ne doivent pas excéder ceux qui seraient normalement facturés dans des conditions de pleine concurrence entre un acheteur et un vendeur indépendants pour des fournitures ou prestations de services similaires(31). Article 7 alinéa C nouveau du CGI camerounais. Il convient de préciser que l’AUPSRVE a été adopté au Gabon (Libreville) le 10 avril 1998, est entré en vigueur 90 jours plus tard, soit le 10 juillet 1998, conformément à l’article 9 du Traité OHADA. (29) Circulaire n°0002/MINDI/DGI/LC/L du 11 janvier 2008 portant modalités d’application des dispositions fiscales de la loi n°2007/005 du 26 décembre 2007 portant loi de finances de la République du Cameroun pour l’exercice 2008, page 3. (30) Ibidem. (31) Les juges ont notamment pu dire que « le droit fiscal ne fait pas partie à ce jour des matières rentrant dans le domaine du droit des affaires harmonisé tel que défini par l’article 2 du Traité relatif à l’harmonisation du Droit des Affaires en Afrique. Toutefois, si les procédures fiscales postérieures à la date d’entrée en vigueur de l’Acte Uniforme concerné mettent en œuvre des mesures conservatoires, mesures d’exécution forcée et procédures de recouvrement déterminées par ledit Acte Uniforme, ces procédures fiscales doivent se conformer aux dispositions de celui-ci. » (Avis n°001/2001/ EP Séance du 30 avril 2001, cité par Félix Onana Etoundi, La problématique de l’uni- Stéphane ESSAGA Le Code Pétrolier camerounais ajoute alors que « seul est déductible, le montant justifiable des rémunérations versées au personnel employé à l’étranger par le Titulaire ou l’une quelconque de ses sociétés affiliées, dans la mesure où ce personnel est affecté aux Opérations Pétrolières conduites par le Titulaire sur le Territoire Camerounais ». (32) Enfin les législations pétrolières camerounaise et ivoirienne édictent des règles spécifiques en ce qui concerne les conditions de déductibilité des intérêts, qui méritent un pesant d’attention particulier. b- Le cas particulier des charges financières Dans un second mouvement, ces codes invoquent le régime du traitement fiscal des intérêts, identiquement aménagé par les législations camerounaise et ivoirienne. Il est ainsi admis en charges déductibles «les intérêts des capitaux mis par des tiers à la disposition du Titulaire pour des besoins des Opérations Pétrolières de développement de gisements et de Transport des Hydrocarbures, dans la mesure où ils n’excèdent pas les taux normaux en usage sur les marchés financiers internationaux pour des prêts de nature similaire». Les codes disposent immédiatement après que «sont également concernés, les intérêts servis aux associés ou à des sociétés affiliées à raison des sommes qu’ils mettent à la disposition du Titulaire en sus de leur part de capital, à condition que ces sommes soient affectées à la couverture d’une quote-part raisonnable des investissements de développement de gisements d’Hydrocarbures et de Transport de leur production sur le Territoire Camerounais, et que les taux d’intérêts n’excèdent pas ceux mentionnés au paragraphe précédent».(33) 2- La nature de la complexité introduite a- Des conditions de déductibilité des frais généraux soit similaires, soit en deçà du droit commun S’agissant des frais généraux dont fication de la jurisprudence par la Cour Commune de Justice et d’arbitrage, collection « Pratique et contentieux du Droit Communautaire », Editions Droit au service du développement, février 2008, page 188). On ne voit pas comment ce qui est imposé à une administration fiscale ne le serait pas une entreprise dans le cadre du traitement de ses créances irrécouvrables d’une part. D’autre part, l’antériorité des Codes Pétroliers par rapport à l’entrée en vigueur de l’AUPSRVE n’est pas décisive, dans la mesure où de façon constante, les juges énoncent que « les Actes uniformes sont directement applicables et obligatoires dans les Etats parties nonobstant toute disposition contraire de droit interne antérieure ou postérieure » ( Avis n°001/2001/EP du 30 avril 2001, sur demande de la République de Côte d’Ivoire/99 ; arrêt n°21/2002 du 26 décembre 2002, Aff. Sté MOBIL OIL Côte d’Ivoire c/ SOUMAHORO MAMADOU, cités par ONANA ETOUNDI (F.) et MBOCK BIUMLA (J.-M.), Cinq ans de Jurisprudence commentée de la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage de l’OHADA, Presses de l’AMA, 1ère édition- 2005, page 131). 32) Article 72, alinéa 1, a du Code Pétrolier ivoirien. (33) Article 95 alinéa a du Code Pétrolier camerounais. 41 Stéphane ESSAGA 42 les conditions de déductibilité sont restrictives dans un but de contrôle de prix de transfert, il s’avère d’une part que l’une des conditions essentielles de déductibilité fiscale des charges, figurant déjà dans le dispositif de droit commun, est que celle-ci doit avoir un lien direct avec l’exploitation(34). Cela correspond parfaitement à la condition de lien direct avec les opérations pétrolières exigée par les législateurs pétroliers camerounais et ivoirien. Qui plus est en ce qui concerne les charges de personnel, les deux législations de droit commun posent déjà le principe suivant lequel «les rémunérations allouées à un salarié ne sont admises en déduction des résultats que dans la mesure où n’étant pas excessives par rapport au service rendu, elles correspondent à un travail effectif et sont conformes aux normes conventionnelles». (35) Il s’agit là alors d’une intégration (34) dans la législation pétrolière parfaitement neutre par rapport à ce qui est déjà consigné dans le droit commun. Enfin en ce qui concerne le contrôle des prix de transfert entre sociétés affiliées, par rapport auquel est introduite la méthode du prix comparable sur le marché libre (« CUP »(36), elle exige en réalité un canevas administratif sans lequel elle est difficilement applicable. Une telle règle pour méritoire qu’elle peut être, devait être complétée par l’obligation par les Etats de fixer un cadre réglementaire d’application sans lequel ce principe demeure une simple pétition (37). b- Des conditions de déductibilité des intérêts soit limités dans leur nature, soit iniques dans leur nature En droit fiscal, les intérêts sont des charges déductibles, pour peu qu’ils respectent les conditions générales de déductibilité des charges d’exploi- Articles 95 alinéa c du Code Pétrolier camerounais, et 72 alinéa 3 du Code Pétrolier ivoirien (35) Le CGI camerounais est plus précis que son homologue ivoirien, dans la mesure où en Côte d’Ivoire il est simplement affirmé que «Le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges» (article 6.III du CGI), alors qu’au Cameroun il est dit que «le bénéfice net imposable est établi sous déduction de toutes charges nécessitées directement par l’exercice de l’activité imposable au Cameroun» (article 7 du CGI). (36) Article 7, A, 1, a du CGI camerounais. Le libellé ivoirien est différent mais garde le même principe, en édictant que « les rémunérations ne sont admises en déduction que dans la mesure où elles correspondent à un travail effectif et ne sont pas excessives eu égard à l’importance du service rendu. Cette disposition s’applique à toutes les rémunérations directes ou indirectes, y compris les indemnités, allocations, avantages en nature et remboursement de frais». (Article 6, III, A1). (37) Ou comparable uncontrolled price method en anglais « La méthode du prix comparable sur le marché libre consiste à opérer une comparaison directe du prix de transfert avec le prix pratiqué par des entreprises indépendantes, dites entreprises référentes, pour des transactions similaires situées dans des conditions économiques sensiblement analogues à celles de l’entreprise dont les prix de transfert sont analysés ». (Douvier (P.-J.), Gibert (B.), Gelin (S.), Le Boulanger (A.), Prix de transfert , collection Dossiers pratiques Francis Lefebvre, Editions Francis Lefebvre 2008, page 68) Stéphane ESSAGA tation.(38) En l’occurrence, il faudrait juste que l’emprunt ait été contracté pour les besoins de l’entreprise (39). Or les Codes Pétroliers camerounais et ivoirien introduisent un double corset qui complexifie les mécanismes de déductibilité des intérêts : i. La (double) limite quant à la nature des intérêts fiscalement déductibles i.a. Une limite négative : la non déductibilité des intérêts courus en phase d’exploration Les législations camerounaise et ivoirienne introduisent une sélection des intérêts fiscalement déductibles en fonction de l’évolution des opérations pétrolières : les intérêts (et agios) doivent être consécutifs à des emprunts faits «pour des besoins (38) des Opérations Pétrolières de développement de gisements et de Transport des Hydrocarbures». Autrement dit, ceux concernant l’exploration et la production ne sont-ils pas déductibles(40) L’affirmative doit être faite en ce qui concerne les intérêts de capitaux en phase d’exploration(41) : ils doivent, en vertu de cette disposition, et par un raisonnement a contrario, être incorporés dans le coût des immobilisations, et amortis au rythme de ces dernières. Autrement dit, l’entreprise a l’obligation d’ «activer» les intérêts courus des emprunts contractés en phase d’exploration. Il s’agit là d’une contrainte dans la mesure où en droit comptable communautaire, l’option d’une telle comptabilisation est laissée au choix de l’entreprise (42). Lire Najib Gharbi, Le contrôle fiscal des prix de transfert, thèse Université de Paris 13, l’Harmattan 2005, pages 146 à 165. Il existe par exemple des Guides relatifs exclusivement au contrôle des prix de transfert dans l’administration fiscale française. Au Cameroun, un canevas similaire a été introduit par le législateur de droit commun, par l’insertion de l’article L 19 bis dans le dispositif de droit commun. (Voir la circulaire n°0004/MINEFI/DGI/LC/L précisant les modalités d’application des dispositions fiscales de la loi des finances pour l’exercice 2007, page 12. (39) Voir Mobibo Touré, Le traitement fiscal des charges financières de l’entreprise, Thèse Paris II, L.G.D.J. 1994, p.59 (40) Voir Oudenot (P.), Fiscalité approfondie des sociétés, op.cit., page 302 (41) L’activité de développement n’est curieusement pas définie dans les deux Codes Pétroliers, et n’est évoquée que dans le cadre de la définition des activités d’exploitation, entendues comme «opérations destinées à extraire les hydrocarbures à des fins commerciales, notamment les opérations de développement et de production…» (Article 1er alinéa j des deux Codes). Par contre l’activité de Transport est entendue comme étant constituée par les «activités de transport par canalisations des hydrocarbures extraits jusqu’aux points de chargement, ou de grosse consommation en république de Côte d’Ivoire, hormis les réseaux de collecte et de desserte sur les gisements…» (Article 1er alinéa k du Code ivoirien, et article 1er alinéa t du code Camerounais). (42) Ou «recherche», il s’agit des «activités de reconnaissance détaillée ainsi que les forages de recherche destinés à découvrir des gisements d’hydrocarbures économiquement exploitables, y compris les activités d’évaluation et de délimitation d’une découverte d’hydrocarbures présumée commerciale» (article 1er alinéa g). Elles sont effectuées avant la découverte du gisement, et recouvrent la géophysique sismique, l’interprétation géologique et géophysique, les forages d’exploration y compris les tests de puits. 43 Stéphane ESSAGA 44 i.b. Une limite positive : la déductibilité des intérêts capitalisés en phase de développement Quel est en revanche le traitement fiscal applicable à des intérêts courus sur acquisition d’une immobilisation, mais en phase de développement ? Il convient de rappeler que les coûts de développement sont constitués de l’ensemble des coûts recouvrant en général le forage des puits de production (et s’il y a lieu les puits d’injection), la réalisation des installations de surface (réseaux de collecte, unités de séparation et de traitement, réservoirs de stockage, unités de pompage et de comptage), et la réalisation des installations de transport (pipeline, terminaux de chargement) (43). En vertu des dispositions du droit comptable OHADA sus évoquées, l’option est laissée à l’entreprise sur l’activation ou non de ceux-ci. Dans l’hypothèse d’une activation de ces (43) intérêts(44), l’entreprise procèderait à l’amortissement comptable du bien suivant sa valeur d’acquisition, dont font partie les intérêts(45). Toutefois, sur le plan fiscal, la quotepart d’amortissement liquidée sur ceuxci peut être rejetée par les agents du fisc à titre d’amortissements non déductibles. Dans le même temps, le droit à déduction intégrale de la charge d’intérêts serait perdu, en vertu du principe de la spécialité des exercices(46). Dès lors, les deux Codes Pétroliers prévoyant la déductibilité immédiate des intérêts en phase de développement, indépendamment de l’incorporation possible de ceux-ci dans la valeur du bien immobilisé, l’entreprise est alors tenue de procéder chronologiquement aux traitements suivants - activer les intérêts capitalisables dans la valeur de l’immobilisation acquise, et amortir ainsi « Lorsque l’entreprise considère comme frais à immobiliser les intérêts intercalaires dus sur la période de construction d’une immobilisation, ces intérêts sont d’abord comptabilisés au débit du compte 67-frais financiers, puis transférés au débit du compte d’immobilisation concerné par le crédit du compte 72- Production immobilisée » ( Droit comptable et système comptable OHADA, journal officiel N°10, 20 novembre 2000, page 170. (44) Voir Recherche et Production du pétrole et du Gaz, op.cit., page 315 (45) Suivant l’article 37 de l’Acte Uniforme portant droit comptable OHADA, «le coût réel d’acquisition d’un bien est formé du prix d’achat définitif, des charges accessoires rattachables directement à l’opération d’achat et des charges d’installation qui sont nécessaires pour mettre le bien en état d’utilisation». (46) En vertu de l’article 45 de l’Acte Uniforme portant droit comptable OHADA, «l’amortissement est la constatation comptable obligatoire de l’amoindrissement de la valeur des immobilisations qui se déprécient de façon certaine et irréversible avec le temps, l’usage, ou en raison du changement des techniques, de l’évolution des marchés ou de toute autre cause. Il consiste pour l’entreprise à répartir le coût du bien sur sa durée probable d’utilisation…». Stéphane ESSAGA comptablement cette valeur au taux d’amortissement de cette dernière. - Réintégrer extracomptablement la quote-part d’amortissement liquidée sur les intérêts incorporés dans la valeur de l’immobilisation; - Déduire des résultats fiscaux de l’exercice au cours duquel ont couru les intérêts(47). Ce retraitement extracomptable concilie à la fois le traitement comptable choisi par l’entreprise d’une part, et l’application des dispositions fiscales relatives aux intérêts contractés en phase de développement d’autre part (48). Enfin, il convient de se demander le sort fiscal des intérêts contractés en phase de production, phase ultime de la phase d’exploitation. Si ce volet de l’activité pétrolière n’est pas explicitement cité dans le traitement fiscal des intérêts, nous pensons qu’en considération de ce qu’elle constitue l’autre pan des activités d’exploitation(49), les intérêts contrac- (47) tés pendant cette phase doivent être traités de la même manière que ceux courus en phase de développement. ii. La limite quant au taux des intérêts appliqué Plus substantiellement préjudiciable aux intérêts des entreprises pétrolières au Cameroun et en Côte d’Ivoire, est le plafonnement de déductibilité constitué par «les taux normaux en usage sur les marchés internationaux pour des prêts de nature similaire». Autrement dit, l’investisseur pétrolier camerounais et ivoirien doit toujours être capable de démontrer que la charge financière comptabilisée est conforme à ce qui est pratiquée à l’échelle internationale, au regard de la nature du prêt contracté. Cette contrainte est également retenue dans l’hypothèse où le prêteur ne serait pas un tiers, mais des associés ou sociétés affiliées à raison des sommes qu’ils mettent à la disposition de l’entreprise en sus de leur part de capital(50). Or cette limite du montant déductible, calculée en L’article 59 de l’Acte Uniforme portant droit comptable OHADA dispose clairement que «le résultat de chaque exercice est indépendant de celui qui le précède et de celui qui le suit ; pour sa détermination, il convient de lui rattacher et de lui imputer tous les évènements et toutes les opérations qui lui sont propres et ceux-là seulement». (48) Les intérêts courus sont ceux qui ont été «gagnés» depuis la précédente échéance, et sont acquis au jour le jour. Confer Lassègue (P.), Lexique de comptabilité, Dunod 6ème Editions 2007, page 418 (49) Pour la différence de traitement fiscal et comptable des intérêts incorporés dans les stocks en France, voir Oudenot (P.), op.cit.page 307 (50) Les activités d’exploitation sont entendues comme les «opérations destinées à extraire les hydrocarbures à des fins commerciales, notamment les opérations de développement et de production…» (Article 1er alinéa j). 45 Stéphane ESSAGA 46 référence aux taux en usage sur les marchés internationaux, est nécessairement plus restrictive que les taux admis dans les activités de droit commun. En effet, les taux directeurs de la Banque Centrale Européenne (BCE) par exemple, principal outil dont dispose la BCE pour influer sur l’octroi de crédits et moduler l’inflation dans la zone euro, sont largement en deçà des taux directeurs des banques centrales africaines. Les banques qui veulent se refinancer à court terme peuvent le faire en payant un intérêt sur la somme qu’elles empruntent auprès des banques centrales de leurs pays respectifs. Cet intérêt est calculé d’après le taux en cours à la BCE. Si ce taux d’intérêt est fort, les banques vont limiter leur crédit sachant que le refinancement leur sera couteux, elles auront le comportement inverse si ce taux d’intérêt est faible. Les banques répercutent ensuite, en principe, ce loyer sur les intérêts des crédits qu’elles accordent à leurs propres clients. Plus le taux de la BCE est bas, plus le coût du crédit a des chances d’être bon marché ce qui, en théorie, favorise la croissance. A l’inverse, une hausse du taux du crédit permet théoriquement de ralentir la demande et par conséquent d’éviter une surchauffe génératrice d’inflation. Or suivant les études faites par des spécialistes sur la po- litique du crédit en Afrique noire, les taux d’intérêts locaux sont en moyenne supérieurs de 3 points environ à ceux de la zone euro par exemple, qui elle-même est supérieure d’un point au moins au taux directeur de la Grande Bretagne, des Etats-Unis et du Japon. En considération du bonus de 3 points accordé en sus du taux directeur de la BCEAO comme plafond du droit à déduction en Afrique de l’ouest par exemple, un investisseur pétrolier en Côte d’Ivoire qui emprunterait dans une banque locale, et non sur les marchés internationaux, pourrait avoir à réintégrer plus de la moitié de la charge ainsi normalement due. Exemple : Liquidation d’une hypothèse d’emprunt local en zone BCEAO : MONTANT DE L’EMPRUNT 5 000 000 000 Taux d’Intérêt annuel BCEAO 5% Taux d’int.Banq secondaire 7,5% Charge annuelle réelle Taux d’escompte en GB ou aux USA Taux d’int.Banq secondaire 375 000 000 2% 2,50% Charge déductible (plafond) 125 000 000 Charge à réintégrer 250 000 000 Stéphane ESSAGA Maintenant, il peut se poser la question de savoir pourquoi une entreprise susceptible de se financer sur les marchés internationaux opterait pour un emprunt local. Indépendamment de toute réponse possible et imaginable, force est de constater qu’un tel dispositif est pénalisant tant pour les entreprises, que pour les banques locales d’ailleurs aussi dont les produits (les prêts) sont forcément peu attractifs au regard de leur fiscalité locale auprès des entreprises (quotepart d’intérêts fiscalement non déductibles). En tout état de cause, quand bien même les législateurs camerounais et ivoirien assumeraient parfaitement ce dispositif contraignant pour les entreprises pétrolières, il demeurerait la difficulté pour les Administrations fiscales de trouver des références précises comme le taux de plafonnement des intérêts payés d’une part, et il conviendrait de reconnaître qu’alors que les Codes Pétroliers se veulent incitatifs, il s’agirait clairement là d’une mesure quasi-répressive par rapport au droit commun d’autre part. CONCLUSION En conclusion, l’autonomie(51) des Codes Pétroliers camerounais comme source (52) de la fiscalité pétrolière est contestable. Il se dégage certes des dynamiques «autonomistes» et «indépendantistes» claires en matière d’impôt sur les sociétés. Mais ces instruments normatifs empruntent en réalité des dispositifs comptables existant, soit pour les «re placarder» parfaitement (les produits notamment), soit pour les reformer a minima (les créances irrécouvrables, les provisions en Côte d’Ivoire), soit enfin pour les réformer dans le sens d’une plus grande complexité et une relative pertinence (traitement fiscal des intérêts), ce qui introduit un doute sur la logique usitée par le législateur. Dès lors, ces logiques appropriatives et réformatrices s’apparentent davantage à des scenarii d’auto-assomption normative sans relief optimal. Additionnées aux nombreuses dispositions prévoyant des renvois aux contrats pétroliers notamment, ces règles se voulant autonomes et impératives fondent devant le dispositif flexible aménagé, relevant toutes des charges calculées. Ce sont précisément : - la fraction raisonnable des dépenses administratives du siège social de l’entreprise à l’étranger pouvant (51) Article 72 alinéa 3 du Code Pétrolier ivoirien et 95 alinéa c du Code Pétrolier camerounais. (52) Le mot « Autonomie » possède une origine étymologique grecque. Auto signifie que l’on se donne à soi-même et Nomos désigne la loi. 47 Stéphane ESSAGA 48 être imputée aux opérations pétrolières sur le territoire conformément au contrat pétrolier (53). - les amortissements portés en comptabilité par l’entreprise, dans la limite des taux définis dans le contrat pétrolier, y compris les amortissements qui auraient été différés au cours d’exercices antérieurs déficitaires (54). (…). -en droit camerounais, des provisions pour abandon de gisements, constituées pour l’abandon de des gisements, constituée conformément à la réglementation en vigueur et au Contrat Pétrolier (55). Cerise sur le gâteau, même «le taux de l’impôt sur les sociétés applicable aux revenus tirés des opérations de Re- (53) cherche et d’Exploitation est fixé par le Contrat Pétrolier» (56) au Cameroun, ce qui achève de flexibiliser les règles de l’impôt sur les sociétés. Si enfin l’on y ajoute toutes les «normes fiscales administratives» (57) non seulement inévitables mais indispensables dans l’entrelacs de dispositions tant éparses que complexes, les Codes pétroliers sus étudiés s’avèrent finalement davantage être des normes d’habilitation(58), que des sources autonomes et impératives en matière de droit fiscal, en tout cas en ce qui concerne l’impôt sur les sociétés, prélèvement central et décisif dans l’appréciation de la pression fiscale des entreprises pétrolières. La notion de source est utilisée ici dans son acception formelle, telle qu’introduite par François Gény, qui nous dit : « J’entends, par source formelle du droit positif, les injonctions d’autorités, extérieures à l’interprète et ayant qualité pour commander à son jugement, quand ces injonctions, compétemment formées, ont pour objet propre et immédiat la révélation d’une règle, qui serve à la direction de la vie juridique » ( in Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, T.I, 1919, réed.1996, LGDJ n°91). (54) Article 72, alinéa 1, b du Code Pétrolier ivoirien, et 95 alinéa b in fine du Code Pétrolier camerounais. (55) Article 95 alinéa b du Code Pétrolier camerounais, et 72 alinéa 2 du Code Pétrolier ivoirien, qui ajoute que « le contrat de partage de production peut définir des modalités particulières d’amortissement des coûts pétroliers récupérables ». (56) Article 95 alinéa f du Code Pétrolier camerounais. (57) Article 96 alinéa 1 du Code Pétrolier camerounais. Par contre, le Code Pétrolier ivoirien renvoie au Code général des impôts en ce qui concerne les modalités de calcul et de recouvrement de l’impôt sur les sociétés (article 73), ce qui entraîne l’applicabilité du taux de droit commun aux entreprises pétrolières. (58) Sur cette notion, lire Pelletier (M.), Les normes du droit fiscal, thèse Paris 1, Editions Dalloz, 2008, page 219 à 233. (59) Lire Tusseau (G.), Les normes d’habilitation, thèse Paris 10, Editions Dalloz, 2006 49 DECENTRALISATION, LOCAL GOVERNANCE AND POVERTY REDUCTION IN AFRICA 50 Exploring the linkages in the light of the UN-HABITAT Decentralization Guidelines (1) By Dr Charles Nach Mback• (1) This paper was initially prepared, presented and discussed at the UCLGA 1st Congress 2008, in Accra, Ghana, 7th-11th July 2008 on “Leadership for Local Governance, development and the delivery of the Millennium Development Goals (MDGs) in Africa”, Commission 10: African Local Governments and the Experience of Decentralization, I am grateful to the organizers who gave the opportunity to share these ideas and to all the members of the Commission 10 for their contributions. This version takes into account their inputs. • Senior Decentralization and Local Governance Expert, Member of the Scientific Board of the African Observatory of Decentralization of The Municipal Development Partnership (www.pdm-net.org ), the author is also member of GREPDA/The University of Douala Dr Charles NACH MBACK I. INTRODUCTION DECENTRALIZATION AND LOCAL GOVERNANCE : KEY FOR POVERTY REDUCTION AND MDGS TARGETING. I.1.Decentralization and Local Governance : exploring the linkages ecentralization is one of the most powerful, insistent and consistent emerging wave of the late twentieth and early twentyfirst centuries in Africa. The concept appeared as part of the institutional reforms package advocated for by activists and policy-makers during the sociopolitical crisis and unrest in the 1990s (Charles Nach Mback, 2001: 96). Historically, the first decentralization attempts occurred in Africa during the last decades of the colonial period, especially from late 1940s through early 1960s. During that period, local and state authorities were established by mutual agreement between emerging national political elites and the departing colonial authorities (Richard Stren and Dickson Eyoh, 2007: 2-3). Regardless to the colonial system, the introduction of decentralization policies was meant to transferring seemingly ruling powers to local élites through formalizing the understandings about the democratic delivery of basic services under the responsibility of local governments in urban centers and at certain extends rural areas. It is in this context that emer- D ged “Communes urbaines” and “communes rurales” in the French colonial empire, Native/Local Councils in the British colonial realm, Municipios in the Portuguese’s etc. As one can see from the beginning, decentralization has been associated with the transfer of powers and responsibilities to native/local elites, participation and service delivery. But local governance appears to be the newly arrived in the field. Actually, decentralization is referred to as the process whereby autonomy and responsibility for some substantial government functions are transferred from the central government to intermediate administrative, political and territorial units (Keith McLean with Jana Orac, Louis Helling and Rodrigo Serrano-Berthet, 2006: 34) called local governments (LG). The term LG is also used to mean the authorities (deliberative and executive) in charge of ruling the territorial unit itself. In the literature, scholars often draw lines between political, administrative and fiscal decentralizations. However, genuine decentralization includes the three components as a political process of power sharing between an upper and a lower layer of the overall national governance. It 51 Dr Charles NACH MBACK 52 is devolution of resources, tasks and decision-making power to democratically elected lower-level authorities that are largely independent from central government (Karijn de Jong, Christiane Loquai, Iina Soiri, 1999: 1). Decentralization here is synonymous to devolution (F.A. Olasupo, 2001: 16). From this perspective, it becomes clear why in the 1990s, decentralization was linked to democratization as an extension to the local level of the fundamental rights and freedom claimed at the national level. Thus, unlike many other development paradigms which have tended to come and go (Joop W. de Wit, 2004:265), decentralization has enjoyed a rather stable position in the agenda of African countries. However, the existence of LG as recipients of the powers and resources transferred from the central level is a pre-requisite for decentralization. This is not always the reality since in many countries in Africa and for many reasons, decentralization started without effective and reliable LG structures. In the process of decentralizing, powers and resources transferred to LGs are thereafter exercised according to certain rules and principles by the local authorities. These rules and principles include mainly participation, accountability, rule of law, efficiency and effectiveness of service delivery, equity and social inclusion. By complying with these rules and principles in managing their constituencies, local authorities work towards achieving (good) local governance. Finally, decentralization and local governance are different in terms of significance, but work together as two interrelated processes towards empowering people, especially the poor and the vulnerable to achieve their goals: getting rid of poverty. I.2.Decentralization and Local Governance towards Poverty reduction: the MDGs’ stake The linkage between decentralization/good local governance and poverty reduction is nowadays acknowledged by most African States who “have realized that the delivery of crucial services associated with the achievement of MDGs is not possible without effective local institutions [More over] a review of African national decentralization policies and legislations reveals that at least five of the MDGs fall under LGs’ responsibilities” (B.T. Satterwaite, 2005). Thus most African countries are persuaded since the 1990s, that deepening decentralization and strengthening local tiers of governance are keys to enable them to more effectively and more efficiently target the MDGs (Dele Olowu, 2006:10). Consistently, Dr Charles NACH MBACK national decentralization policies in Africa incorporate provisions and programme to empower LG and enforce service delivery capacities at local level. This trend is summarized by Jean Pierre Elong-Mbassi (2004:5) who stated that, “decentralization and local governance policies adopted by most African countries vest LG with important responsibilities for service delivery to the population in areas such as water and sanitation, domestic and industrial waste management, energy and transportation, education and primary health care, security and risk management among others”. This awareness is also present at the highest level of the international governance system when Kofi Annan (Assemblée Générale des Nations Unies, 2004:6) declared that for the great majority of people in the world, Local Authorities’ actions have greater impact in their daily life with regard to issues like water and sanitation, education and health services. By so saying, the Secretary General of the United Nations was formalizing the linkage between poverty alleviation, MDGs, Decentralization and Local Governance. The Millennium project report also endorses the now widely-held view that much of these basic services and infrastructures are most appropriately delivered locally, through decentralized financing, planning and delivery systems, and that local government bodies should play a key role in this (UNCDF, 2006:3). Actually, like their counterpart all over the world, African LGs are at the front-line for the struggle against poverty. In 2003, an international survey (Johannes Jutting & alii, 2004).) on “ does decentralization and local governance contribute to poverty alleviation? And if so how?” came out with results that are actually the best advocates for the linkage between effective decentralization and local governance and poverty reduction. The study revealed that countries with good performance in addressing the MDGs are also those who have gone further in making decentralization and local governance work (see also, World Bank, 2007). In fact those countries have used decentralization and local governance in their public policies to address the MDGs. The commitment of UN development agencies in general and the UN-HABITAT in particular to promote decentralization and good governance is an acknowledgement of the above reality that the MDGs which provide the framework for poverty reduction in the international and national agendas could only be achieved through local actions by authorities close and directly accountable to the population. The decentralization guidelines worked 53 Dr Charles NACH MBACK out by the UN-HABITAT is itself and achievement in the process of providing development actors, policy-makers at all levels with tools to design, monitor and evaluate decentralization and local government policies, processes and mechanisms. II. THE UN-HABITAT GUIDELINES ON DECENTRALIZATION : BACKGROUND 54 The United Nations’ interest in promoting decentralization and local governance started far in the past. So has been the linkage between decentralization and development in the UN understanding. A visit in the archives reveals that already in the early sixties, the United Nations (1964) published a study meaningfully titled “Decentralization in view of local and national development”. The authors were exploring various ways of exercising administrative functions and insuring technical services through local layers of central governments. Through this study, the United Nations urged Developing countries to decentralize as soon as possible, the sooner being the better, their political and administrative systems of government . The central form of governance was already identified as being one of the key obstacles for development in the so called Third World. However, the guidelines issued by UN-HABITAT emerge as a result of a long and tough process mixing sound expertise and consensus building around the key issues of decentralization and local governance. Its content combines decentralization per se and local governance guidelines. On 20 April 2007, the Governing Council of UN-Habitat passed a landmark resolution providing new guidelines aimed at strengthening local authorities around the world (Local Authorities worldwide, 2007). This resolution has been the fruit of 10 years of labor, involving “extensive consultations with member States, working with our local authority partners and an untold number of experts,” as UN-HABITAT’s Executive Director Mrs. Anna Tibaijuka explained in a closing address to the plenary session of the Governing Council. The process was launched as an aftermath of the Istanbul Summit. Actually, in June 1996, local authorities made the case for the preparation of a worldwide charter on local autonomy at the Partner Committee of Habitat II. The Chairperson summarizes the hearings as follow : Dr Charles NACH MBACK “It was suggested that the experience gained in the implementation of the European Charter of Local self-Government could be used as a basis for developing a global charter that would set out the key principles underlying a sound constitutional or legal framework for democratic local government system.” This inspiration of the UN-HABITAT guidelines from the European experience is confirmed by the Council of Europe (2005) in the following terms: “The Committee of Ministers welcomes the work being undertaken by UN-HABITAT to develop at global level Guidelines on decentralization and the strengthening of local authorities. These are crucial issues which the Council of Europe has worked on over the last five decades and continues to address as part of the Action Plan adopted by the Head of State and Government of Council of Europe member states in Warsaw in 2005. The Committee of Ministers notes with satisfaction that the draft Guidelines appear in several respects to correspond to, and possibly even derive inspiration from the European Charter of Local Self-Government, which has been ratified by 42 of the Council of Europe’s 46 member states.’’ Collaboration started between local authorities, national governments and UN-HABITAT on the issue . An expert group meeting was held in April 1998 to prepare a first draft of the charter, which was thereafter submitted for consultations in all regions of the world in 1999-2000. These consultations, held in Agadir, Strasbourg, Santiago de Chile, Mumbai, Chonju and Accra, involved hundreds of local authorities representatives as well as ministers and government officials. However, member States failed to adopt that draft, which was rejected with strong recommendations to UN-HABITAT to take the lead in this process with the aim at building consensus in order to make the international dialogue on decentralization as inclusive and open-ended as possible. During six years, UN-HABITAT intensified efforts to revive the process working hard on two fronts. The first involved political mobilization of both national and local governments to establish trust and harmonize divergent views, and the second a conceptual and substantive elaboration on key aspects of decentralization, working closely with the most recognized experts in the field to highlight new trends of decentralization, identify the challenges and provide recommendations to further support the on-going process worldwide. UN-HABITAT also commissioned a set of case studies on the current legislative frameworks on decentralization which formed the basis for a dialogue session at UN- 55 Dr Charles NACH MBACK 56 HABITAT’s Governing Council of May 2003. This resulted in a new resolution (19/12) calling on the Executive Director “to take further steps and measures to intensify dialogue with the aim of developing recommendations to be presented to the next session of the Governing Council” in April 2005. The establishment of an Advisory Group of Experts on Decentralisation (AGRED) to support the dialogue process was also endorsed by the Governing Council. This group met for the first time in March 2004 in Gatineau, Canada. The Governing Council at its twentieth session in Nairobi (5 to 8 April 2005) adopted resolution 20/18 on “Decentralization and strengthening of local authorities”, after taking note of the Report of the Executive Director on UN-HABITAT’s work in this context since the Habitat II Conference in 1996. The Governing Council in resolution 20/18 appreciated the draft of the “Guidelines”, which was annexed for its consideration to the Report of the Executive Director and invited Governments to provide further comments on that draft to the secretariat before the end of 2005, and to document cases of best practices for incorporation in the compendium of best practices in line with previous resolutions 18/11 and 19/12. Resolution 20/18 in particular requests the Executive Director to take these comments into account and to revise and finalize the “Guidelines” during 2006 in consultation with the Committee of Permanent Representatives to UN-HABITAT and with the support of the members of AGRED and the collaboration of United Cities and Local Governments (UCLG), and to submit a final draft to the Governing Council for its consideration at its twentyfirst session, in 2007. In direct follow up to resolution 20/18, the Executive Director requested the secretariat to intensify efforts in mobilizing the members of AGRED and other partners to ensure a successful finalization of the proposed Guidelines. An exchange of correspondences was undertaken in consultations with Governments to solicit further comments and suggestions of good practices as requested in resolution 20/18. In the meantime, intermediary draft of the document was presented in various forums for discussions and suggestions. This has been the case during the 4th Africities Summit held in Nairobi (Kenya) in September 2006. The draft was presented during the ministerial session of the All African Ministerial Conference of Decentralization and Local Development (AMCOD). Ministers participating discussed the content of the docu- Dr Charles NACH MBACK ment and formulated important remarks, comments and suggestions to UN-HABITAT. discussions adopted the draft which the secretariat thereafter released as the “Vancouver Draft”. The Organization took advantage from the following lessons learnt to successfully conduct the process: (i) decentralization is both a technical and political process, whose components are interdependent, (ii) political will in this process is important, but trust based on the complementary roles of both spheres of government is key, (iii) decentralization could effectively benefit to both local and national governments only if both spheres could jointly ensure that it is effective. At the third session of the World Urban Forum (Vancouver 18-23 June 2006) coordinated by UN-HABITAT at the invitation of the Government of Canada, a special meeting of AGRED was organized to evaluate progress made in the finalization of the Guidelines and agree on the next steps. The AGRED members after constructive Further steps included submitting The Guidelines to the United Nations General Assembly during its 62nd session in September 2007. The UN-Habitat governments also invited the United Cities and Local Governments (UCLG) to facilitate the sharing of best practices, skills and knowledge between local governments of member states and to contribute its expertise to the Executive Directors of UN-HABITAT programme report on the implementation of the Guidelines. The Council has also invited UN-HABITAT to assist UCLG in developing its Global Observatory of local democracy and decentralization (GOLD) which is now functioning. GOLD has released its first world report with a chapter on decentralization and local democracy in Africa early this year. III. THE UN-HABITAT GUIDELINES ON DECENTRALIZATION : A CONSISTENT AND FLEXIBLE FRAMEWORK As clearly acknowledged in the introduction of the document issued by UN-HABITAT, the guidelines outline the main principles underlying the democratic, constitutional/ legal and administrative aspects of local governance and decentraliza- tion. The document also contents provisions to orient cooperation between the central and the local levels. Guidelines are formulated in a flexible spirit to be applicable/adaptable/replicable to various national contexts: “They must be applied to spe- 57 Dr Charles NACH MBACK 58 cific conditions of State form (federal, regionalized or unitary), with different State traditions (for example, Napoleonic, Germanic or Anglo-Saxon, as well as traditions found in Asia, or in the Arab world). For that reason they do not provide a uniform and rigid blueprint applicable to all Member States of the United Nations. They may be subject to national adaptations”. The document contents sixty guidelines thematically organized in to four paragraphs: governance and democracy (14), power and responsibilities (13), administrative relations between local authorities and other spheres of government (14) and financial resources and capacities of local authorities (19). The main objective of the guidelines is to support and guide policy-makers and legislative reforms where necessary and appropriate. They constitute tools for policy-makers, law-makers in designing decentralization and local governance policy, strategic and legal frameworks. For the sake of this presentation, provisions of the document have been reorganized with regards to Local governance, Decentralization per se, and intergovernmental cooperation III.1. Promoting good governance at local level The Document opens with guideli- nes for governance and democracy at the local level. The main principles of Good local governance as incorporated in the document could be summarized in two main topics: representative and participatory local democracy and a code of conduct for local officials. The tow topics are meant to regulate the relation between public authorities and the population at local level. III.1.1. Representative and participatory democracy Democracy nowadays can be broadly defined as a permanent accountability of public powers to the population. This accountability means fundamentally that public authorities hold their power through mandate delivered by the population. Thus the first principle underlined by the document is that “Political decentralization to the local level is an essential component of democratization, good governance and citizen engagement; it should involve an appropriate combination of representative and participatory democracy”. While representative democracy is achieved through election at adult universal suffrage, democracy does not end there. Participation is an important component of democracy although it is yet to receive appropriate and consensual acceptance worldwide. Nevertheless, the document advises that “Participation through inclusive- Dr Charles NACH MBACK ness and empowerment of citizens shall be an underlying principle in decisionmaking, implementation and follow-up at the local level. […] Local authorities should recognize the different constituencies within civil society and should strive to ensure that all are involved in the progressive development of their communities and neighbourhoods. Local authorities should have the right to establish and develop partnerships with all actors of civil society, particularly non-governmental organizations and community-based organizations, and with the private sector and other interested stakeholders”. In this regard, traditional voiceless social categories such as women, youth, minorities and marginalized groups, people living with HIV/AIDS are targeted for participation. Participatory democracy is at the roots of decentralization as a way for ownership of the development by people. The document urges policy-makers to be creative by adopting “new forms of participation such as neighborhood councils, community councils, e-democracy, participatory budgeting, civil initiatives and referendums in as far as they are applicable in their specific context”. There is no particular moment for participation. All socio-economic categories should be consulted and given opportunity to raise their voice in all initiative likely to affect their life and destiny. Repre- sentative and participatory democracy establish and strengthen the legitimacy of public powers while responsibilizing the citizens at the same time. III.1.2. Transparency, Accountability and Responsiveness in Local administration In order to obtain the adherence of the population to local development programmes, local authorities, once elected, need to disclose good governance values in exercising the power vested to them. Transparency, accountability and responsiveness constitute the core values of good governance Thus the document urges politicians and officials in LGs to discharge their tasks with a sense of responsibility and accountability to the citizens. At all times they should maintain a high degree of transparency. The document does not propose any specific formula to achieve those values. It is up to local and national authorities in each context to find their way. However, the document disclosed a certain sense or realisms by identifying certain conditions which lack could hamper the efforts for transparency, accountability and responsiveness of local authorities. Thus it provides that “While local political office should be viewed as a commitment to the common good of society, the material and remu- 59 Dr Charles NACH MBACK nerative conditions of local politicians should guarantee security and good governance in the free exercise of their functions”. A code of conduct should be adopted “that requires public civil servants to act with integrity and avoid any situation that may lead to a conflict of interests. Such a code should be made public when available” 60 Transparency in local government management is fostered by a good communication mechanism to keep the populations and all stakeholders informed about the management of local affairs. Informed citizens are more able to provide constructive inputs to the public decision-making process. This mechanism should provide access to strategic information and documents whereby citizens could be aware of what is going on regarding the local public affairs. To achieve that, the document advises that “Records and information should be maintained and in principle made publicly available not only to increase the efficiency of local authorities but also to make it possible for citizens to enjoy their full rights and to ensure their participation in local decision-making”. territory, with their constituencies and all the various development stakeholders. This includes, the private sector and the civil society organizations. Taxes are the key component of the locally generated resources. The legislation should provide for appropriate fiscal power to LGs authorities with regard to their responsibilities in identifying taxable assets and activities. The document advises that “a significant proportion of the financial resources of local authorities should derive from local taxes, fees and charges to cover the costs of services provided by them and for which they have the power to determine the rate, notwithstanding their possible framing (…) or coordination by legislation”. With regard to national context and circumstances, the central government could either operate a transfer of taxes to LGs as a package or share the product of certain taxes with LGs. However, “taxes which local authorities should be entitled to levy, or of which they receive a guaranteed share, should be proportional to their tasks and needs and of a sufficiently general, dynamic and flexible nature to enable them to keep pace with their responsibilities”. III.1.3. Financial autonomy of LGs through locally generated resources LGs can consolidate their autonomy by mobilizing resources within their As part of their fiscal power, LGs should be recognized the ability to identify taxable assets, decide the fiscal rate and take the lead in tax collection, especially for certain stra- Dr Charles NACH MBACK tegic taxes which according to the document include “local taxes, such as land-based taxes”. These strategic taxes “should preferably be collected by local authorities themselves, provided that they have appropriate capacities and oversight mechanisms in place”. The higher in proportion is this locally generated resources in the LGs’ budget; the wider is the action margin for the Local authorities. However, resources from taxes are hardly sufficient to finance local investment programmes. In order to compliment their financial capacities, especially in the case of investments with heavy cost, LGs could borrow money to the national and international markets. This operation is highly risky and could engage the responsibility of the central government. Appropriate legislation should be promulgated to facilitate access to financial markets for LGs. However, State supervision may be necessary for warranties and risk coverage, especially in countries affected by volatile macro-economic situations. However, in exercising their power to borrow, LGs “should not endanger the fiscal policies designed to ensure financial stability of national governments”. III.2. Promoting adapted decentralization policies As indicated above, decentralizing is transferring powers, responsibilities and resources from the central to the local level. Given the complexity of the matter, the document proposes two guiding principles to policymakers: the principle of subsidiarity and the adoption of an incremental approach. III.2.1. The principle of Subsidiarity The document defines the principle of subsidiarity as constituting the rationale underlying the process of decentralization. It is a principle whereby public responsibilities should be exercised by those governance layers which are closest to the citizens of the targeted population. By adopting this principle, the document acknowledges that decentralization is meant not only to bring the administration close to the citizens, but in fact to make the citizen administer themselves directly or through elected representatives as may be the case. In many countries, decentralization creates many layers of local governance (Region or provinces, districts or Municipalities, Cities and metropolis etc.) In such a case, the distribution of powers and responsibilities should take into account the ultimate beneficiaries of the related services together with the distance between the latter and the service provider. Even if, for certain understandable reasons, some 61 Dr Charles NACH MBACK 62 powers and responsibilities though close to the populations are to be exercised concurrently among different sphere of government, “these should not lead to a diminution of local autonomy or prevent the development of local authorities as full partners”. such interference should be regulated under the supervision of an independent body: “The burden of justifying an intervention should rest with the national or regional government. An independent institution should assess the validity of such intervention”. However be the case, local government powers and responsibilities should be clearly defined and differentiated from those of other spheres of government, particularly the central government. The distribution of powers and responsibilities should be enshrined in legislation and other legal instruments of constitutional value in order to guarantee access to the resources necessary for the decentralized institutions to carry out the functions allocated to them. The principle of subsidiarity advocates against different spheres of government interfering in each other affairs without any clear regulation aimed at preserving the autonomy of LGs. However, it could appear necessary, due to some circumstances for upper spheres to intervene in lower spheres competencies. The documents wish to restrict this case by advising that “National principles relating to decentralization should ensure that the national or regional government may intervene in local government affairs only when the local government fails to fulfill its defined functions”. Moreover, III.2.2. The incremental approach As indicated above, the existence and the capacity of LGs to carry on powers and responsibilities transferred to them is important and could even act as a pre-requisite for a full implementation of the decentralization process. It is the responsibility of the central government to build the capacity of LGs to enable them to exercise their new responsibilities in the decentralization framework. The document thus advises central governments to accompany the increase in the functions allocated to local authorities by measures to build up their capacities to exercise those functions. The incremental approach advises that the transfer of powers and responsibilities should take into account the LG capabilities to exercise their new powers. In extreme cases where decentralization appears to be a new policy, “it may be implemented on an experimental basis and the lessons learned may be applied to enshrine this policy in national legislation”. In Dr Charles NACH MBACK the course of the decentralization process, the document advocates for constant and fair policy dialogue between all spheres of governance. In particular, and “as far as possible, nationally determined standards of local service provision should take into account the principle of subsidiarity when they are being drawn up and should involve consultation with local authorities and their associations. […] The participation of local authorities in decisionmaking processes at the regional and national levels should be promoted. Mechanisms for combining bottom up and top down approaches in the provision of national and local services should be established”. These consultations enforce and strengthen cooperation between all spheres of governance. III.2.3. Fiscal and financial decentralization to strengthen LGs Financial resources are crucial to insure LGs autonomy, effectiveness and efficiency of service delivery. The decentralization process ends up increasing the responsibilities of Local authorities. Exercising these responsibilities has a cost. The document seems to insist on these issues by advocating for a concomitant transfer of competencies and resources. It provides advices to all policymakers to ensure that in the course of the decentralization process, LGs are allocated sufficient financial resources together with the full management autonomy to use them at their convenience. The guidelines acknowledge that “effective decentralization and local autonomy require appropriate financial autonomy.” Obviously, competencies and responsibilities transferred from central government need financial means for their exercise. As is has been the case for the distribution of competencies and responsibilities between the upper and the lower level of governance, the distribution of resources, especially the issue of inter-governmental fiscal and financial transfers should be enshrined in the legislation or as the document puts it, “Local authorities should have access to a broad variety of financial resources to carry out their tasks and responsibilities. They should be entitled, preferably on the basis of constitutional and/or national legislative guarantees, to adequate resources or transfers, which they may freely use within the framework of their powers”. Moreover, in the course of decentralization, “where central or regional governments delegate powers to them, local authorities should be guaranteed the adequate resources necessary to exercise these powers as well as discretion in adapting the execution of their tasks to local conditions and priorities”. 63 Dr Charles NACH MBACK 64 Consequently, it should go without saying that the transfer of competencies should accompany budget allocations to LGs. The document provides no figure of formulas, but rather advises that “local authorities’ financial resources should be commensurate with their tasks and responsibilities and ensure financial sustainability and self-reliance. Any transfer or delegation of tasks or responsibilities by the State shall be accompanied by corresponding and adequate financial resources, preferably guaranteed by the constitution or national legislation, and decided upon after consultations between concerned spheres of government on the basis of objective cost assessments”. Due to the difference among LGs with respect to their economic potentials, decentralization could lead to regional disparities and a misbalanced overall development. Thus the need for a mechanism of balancing the national development by affirmatively supporting the less favored LGs to ensure that certain regions of the country does not lag behind. The document proposes that “financial sustainability should be ensured through a system of financial equalization, both vertical (between State and local authorities) and horizontal (among local authorities). This should happen especially where the local tax- base is weak or non-existent”. Equalization grants are some of the tool usually implemented to address this issue. The definition and the distribution of allocations for the purpose of equalization should be guaranteed by the legislation and ensure the “participation of local authorities in framing the rules governing the general apportionment of redistributed resources, including both vertical and horizontal equalizations”. However, financial transfers should not be used by central government to interfere in LGs operations and minimize their autonomy. One of the approaches used by central governments in this regard is the earmarking of certain grants to LGs. The earmarking system has the inconvenience of deprive the beneficiary from its freedom to determine their priority since the grants is prededicated to some specific services or projects. The document advocates for the respect of “the basic freedom of local authorities to exercise policy discretion within their own jurisdiction”, by avoiding earmarked allocations: “As far as possible, financial allocations to local authorities from Governments should respect their priorities and shall not be earmarked for specific projects”. However, “earmarked allocations shall be restricted to cases where there is a Dr Charles NACH MBACK need to stimulate the local implementation of national policies, in areas such as environmental protection, social development, health and education”. III.3. Promoting intergovernmental cooperation The intergovernmental cooperation is referred to in this context as the relations between the various spheres of governance within a given country. Local governments are meant to be autonomous vis-à-vis the other spheres of government and in particular the central government. All spheres of government should cooperate for the sake of effective and efficient service delivery and good governance. Three areas of cooperation are identified by the document: legislation, empowerment and Supervision and oversight. III.3.1. Legislative action The decentralization policy can become effective only after sound and consistent legislations are promulgated by the national government. Local government institutions “should be acknowledged in national legislation, and, if possible, in the constitution, as legally autonomous sub-national entities with a positive potential to contribute to national planning and development”. To make it clear and enforceable, “National legislation and, if possible, the constitution should determine the manner in which the local authorities are constituted, the nature of their powers, the scope of their authority, responsibilities, duties and functions”. Moreover, other spheres of government should consult local authorities and their associations when preparing or amending legislation affecting local authorities. These legal mechanisms could depend on the nature of the state’s political organization (federal, regionalized or unitary). However, alongside with the specific responsibilities of each sphere of government should also be provided regulations concerning their roles vis-à-vis each other. The document accordingly provides that “Legislative provisions and legal texts should clearly articulate the roles and responsibilities of local authorities vis-à-vis higher spheres of government, providing that only those roles and responsibilities beyond their scope and competence should be assigned to another authority. […] Local authorities should have full responsibility in spheres involving interests of local citizens except in those areas specified by national legislation, which should state what lies outside their competence”. III.3.2. Empowerment, capacities and supervision of LGs The document analyses empowerment in the scope of the freedom 65 Dr Charles NACH MBACK 66 of LGs to exercise their powers and responsibilities. The issue is closely linked to human resources and the central government responsibility to supervise and oversee LGs activities. In order to ensure the responsibility of LGs in exercising their powers, “Local authorities should freely exercise their powers, including those bestowed upon them by national or regional authorities, within the limits defined by legislation. These powers should be full and exclusive, and should not be undermined, limited or impeded by another authority except as provided by law”. However, upper spheres of government should be ready to provide assistance to Local Authorities and their institutions to determine local policy and strategic frameworks within the parameters set by national policies. This assistance includes supporting initiatives to develop responsive, transparent and accountable instruments necessary for efficient and effective management at local level. As part of intergovernmental cooperation, Local Governments exercise their powers and responsibilities in accordance with national policies and strategies. Thus, the central government retains the right to oversee and supervise activities undertaken by LGs. Nevertheless, this supervision power over LGs activities “should only be exercised in accordance with such procedures and in such cases as provided for by the constitution or by law” [and] be confined to a posteriori verification of the legality of local authority acts, and should respect the autonomy of the local authority”. According to the document, one should avoid the system whereby, local authorities’ decision can enter into force only after prior validation of approval by the central government agents. The supervision and oversight activities of the central government could detect important failures in the LGs officials’ performances requiring actions to remedy of readjust the situation. In many countries, the law goes further by providing for the dismissal of suspension of LGs’ elected organs by the central government in extreme cases. The law should at least strictly frame such cases by “specifying “the conditions- if any - for the suspension of local authorities. In the event that there is a need to suspend or dissolve a local council or to suspend or dismiss local executives, the exercise shall be carried out with due process of law”. However, the suspension or the dissolution of local authorities should not create a long lasting vacancy in the LGs political and administrative machinery. The prescription of the law should determine the resumption of their duties in as a short term as possible, Dr Charles NACH MBACK including as the case may be, organizing new elections to designate new officials. For the sake of fairness in the intergovernmental cooperation, the supervision and oversight responsibilities of the central government over LGs should be exercised under the control of independent bodies such as the judiciary power to which LGs’ authorities could made appeal against the central government decisions in this regard. In line with the above mentioned incremental approach, the document advises for LGs to be supported by other spheres of governments, especially the central government in the development of their administrative, technical and managerial capacities, and of structures, which are responsive, transparent and accountable. The issues of capacities and human resources are considered in the document in the scope of LGs staffed with sufficiently qualified personnel with respect to good governance values such as gender equality, equity, transparency and performance. While there should be, under the responsibility of the central government common standards of qualification and status in the management of local staff, the document advocates for LGs to be given full responsibility for their own personnel. This provision is meant to encourage change and improvement in countries where key local staffs are still appointed and remain accountable to the central government. Of course, the financial weakness of some LGs could constitute a barrier for them to hire sufficiently qualified personnel. However, the document proposes that “the service conditions of local government employees, as defined by national legislation, should be such as to permit the recruitment and retention of high-quality staff on the basis of best performance, professional competence and experience and of gender equality, and should exclude any type of discrimination based on religion, language or ethnicity. [Moreover] adequate training opportunities, remuneration and career prospects should be provided to local government employees in order to enable local authorities to reach a high quality performance in the provision of services to the citizens”. These training opportunities should be provided or supported by Governments, in collaboration with local authorities and their associations. 67 Dr Charles NACH MBACK 68 CONCLUSION Twenty years ago, decentralization could mean everything but definitely not competitive elections at local level, effective power sharing between central local governments, local authorities gathered in powerful national and international organizations raising their voice on governance and development, standing as partners and holding dialogue with central governments and international partners. Indeed, time has changed. Of course, this is not enough. The ultimate value added of decentralization and local governance expected by the population is the effective improvement of basic services in term of quality and access. In this regard, the way is still long, especially in sub-Saharan Africa. However, when we consider some countries who have taken the lead in decentralization in Africa, is it fair to support a completely negative view that nothing has been achieved? Moreover, service delivery is not the only indicator of effective decentralization and local governance. Although good governance is a mean to achieve sustainability in service delivery and development, it is also a value for itself. Good governance is about freedom, fundamentals human rights which are non-negotiable assets and cannot be assessed in terms of number of classrooms and functional drinking-water taps. Good governance paves the way for genuinely owned and sustainable development. The Decentralization guidelines issues by UN-HABITAT is a result of a collective commitment of a wide range of decentralization stakeholders worldwide come on time either to confirm some of the practices already ongoing in the Continent, or to orient and guide new policies and strategies aimed at making decentralization more effective and efficient. The provisions of the documents are formulated in such a way to open windows for innovation, creativity and adaptations with regards to national contexts. The guidelines are not exhaustive. Some important topics such as cooperation between LGs belonging to two or more different countries ranged as “international decentralized cooperation” (LGs twinning, trans-border municipal cooperation for instance) are not specifically addressed. The document rather proposes a framework with the strong wish for it to be useful for those who are committed without being harmful to the rest. It is up to every country alone and together with other international partners to find its way and boost its process. Dr Charles NACH MBACK BIBLIOGRAPHY - Assemblée générale des Nations Unies, doc. 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Et, corrélativement, les relations internationales n’auraient elles plus le monopole de l’intelligibilité et de l’explication scientifique des crises et conflits observées en Afrique au cours de ces deux dernières décennies ? L La récurrence des conflits déstabilisateurs aux conséquences souvent dramatiques, nonobstant les efforts réitérés d’une diplomatie internationale des plus actives, invite en effet à l’exploration de nouvelles pistes de réflexion en vue de relever le défi de la paix et du développement de l’Afrique. D’où de nouvelles esquisses de conceptualisation et de problématisation des conflits protéiformes observés au cours du denier quart de siècle sur le continent noir, esquisses reposant sur l’explication et la rationalité constitutionnelles, le droit constitutionnel, en complément des approches classiques fondées sur la rationalité internationale, et non plus, comme tend à l’entériner la doctrine et la pratique classiques toujours dominantes, la diplomatie et le droit, voire la sociologie des relations internationales. Cette démarche procède d’une double constatation: - D’abord, la problématique du Droit constitutionnel, à y regarder attentivement, se situe au cœur de la quasi-totalité des crises en Afrique ; ceci pour au moins 2 raisons. La 1ère est qu’il s’agit de crises qui naissent à l’intérieur des Etats et ont pour objet manifeste la contestation des règles du jeu politique; qu’il s’agisse de celles relatives à la conquête du Pouvoir, notamment les questions portant sur l’organisation des élections, qu’il s’agisse des règles de partage du Pouvoir et des ressources entre les élites ou les groupes en présence; qu’il s’agisse encore des règles de dévolution du pouvoir à l’exemple de la limitation des mandats, qu’il s’agisse enfin de l’exercice libéral et démocratique du pouvoir. La 2nde raison est qu’il existe des solutions constitutionnelles à de tels conflits, soit pour les prévenir, soit pour les résoudre lorsqu’ils sont déjà nés; un double pari étant la mise en œuvre 73 Léopold DONFACK SOKENG 74 de ces solutions d’une part et l’effectivité de celles ci d’autre part. - Ensuite, la part de plus en plus importante qui est celle de l’international dans la recherche des solutions à des conflits qui, pour le principe, résultent d’abord de crises internes et commandent ipso facto des solutions juridiques ou politiques tirées du jeu institutionnel et du droit constitutionnel, érodant ainsi ce qui était considéré jusqu’à une époque relativement récente comme relevant du « omaine réservé» de l’Etat, des affaires internes de celui-ci et impliquant, sauf cas exceptionnel, la non ingérence des autres Etats et de la communauté internationale. On ne peut donc que prendre acte, de ce point de vue, du recours de plus en plus fréquent à de nouvelles approches méthodologiques combinant - dans un amalgame ne faisant pas toujours bon cas de l’orthodoxie des principes - le droit constitutionnel au droit et à la sociologie des relations internationales dans la définition des stratégies de sorties de crises en Afrique. Partant donc de ce double constat, il nous semble possible d’appréhender le rapport du droit constitutionnel aux conflits observés en Afrique à partir de deux idées principales : - La première est d’affirmer que le Droit constitutionnel, entendu dans son acception matérielle comme corpus de normes juridiques relatives à l’organisation, à l’exercice et à la dévolution du pouvoir dans l’Etat, constitue ipso facto une des sources principales de ces crises ; tant le monopole de la constitution à s’imposer comme unique discours autorisé sur l’organisation du pouvoir est ici contesté par la force instituante de la violence armée, autrement dit, du fait accompli; d’où une réelle concurrence, voire un conflit ouvert entre la force instituante de la norme, et celle des faits. - La seconde est de soutenir que le Droit constitutionnel, en tant que technologie d’organisation et de répartition du Pouvoir dans l’Etat, est un important instrument de régulation des conflits et par conséquent de sortie de crise, de consolidation de la paix sociale, voire régionale ou internationale, à la condition de ne point l’enfermer dans une certaine rigidité conceptuelle, mais d’en avoir une conception souple, flexible et ouverte sur la recherche et la codification de Léopold DONFACK SOKENG solutions adaptées à l’environnement des sociétés africaines en profonde mutation. D’où l’internationalisation croissante du Droit constitutionnel. De fait, les conflits sont inhérents à toute société dont ils déterminent en partie la dynamique. Ils traduisent l’existence d’un désaccord plus ou moins profond suscité par des antagonismes qui, généralement, résultent de la divergence d’intérêts entre deux ou plusieurs parties. Les conflits sont générateurs de crises pouvant conduire à la rupture de la cohésion sociale, voire de la paix dans un groupe, une société donnée ou une région toute entière compte tenu des réseaux, alliances et jeux d’intérêts divers; d’où la complexité des solutions pour y remédier, lesquelles constituent bien souvent l’objet ou le contenu de la règle de droit. Celle-ci vise entre autres à prévenir les conflits et, lorsqu’ils sont déjà nés, à les résorber. Appliquée à la société politique, la nécessité d’une régulation des conflits conduit à la définition et à l’élaboration des normes constitutionnelles, objet du droit constitutionnel. Celuici est en effet généralement appréhendé comme un instrument endogène d’encadrement et de limitation du pouvoir politique dans la société, au moyen de la définition des règles relatives à l’organisation, à l’exercice et à la dévolution du pouvoir (Gicquel, 1999). Cette activité régulatrice se conçoit principalement dans l’ordre étatique interne, en relation avec le concept de souveraineté exclusive de l’Etat et dans un contexte de civilité politique, même s’il arrive que la norme constitutionnelle vise des situations d’exception, en référence à l’idée d’un constitutionnalisme de crise. En cela, le droit constitutionnel, parce qu’il est rationalisation de la conquête, de l’organisation et de l’exercice du pouvoir au moyen de la définition de normes juridiques plus ou moins consensuelles, apparaît comme un instrument de pacification de la vie et de la société politiques. Il est par conséquent censé canaliser la volonté de puissance des individus et des groupes. D’où le projet d’Etat de Droit, fondé sur la primauté d’un droit libéral démocratiquement déterminé et protecteur des droits fondamentaux, en ce qu’il limiterait le pouvoir politique. Rapportée au Continent Noir, l’idéalisation de ce projet ne serait-elle pas prétentieuse, voire platonique au regard d’une réalité africaine très contrastée dans laquelle le pouvoir politique, le droit et la force se côtoient en se contredisant bien plus qu’ils ne coopèrent? 75 Léopold DONFACK SOKENG Si en effet, le droit constitutionnel est bien, comme le souligne unanimement la doctrine, le droit de la régulation de la société politique, il va de soi que l’une de ses missions principales est bien la prévention et l’éradication des crises politiques, notamment par des moyens pacifiques. 76 Un problème demeure cependant non résolu : celui des crises internes dégénérant en révoltes ou en conflits armés, parfois très violents. Leur prolifération en Afrique constitue un défi majeur pour le droit constitutionnel, compte tenu des limites de la technique désormais classique de mise en œuvre des pouvoirs constitutionnels de crise. Car, ainsi qu’opinait jadis Adémar Esmein (Esmein, 1896: 39), il n’est rien de plus dangereux en matière constitutionnelle que de confondre le pouvoir avec le droit, et de conclure de l’un à l’autre. Cette question n’interpelle pas moins la communauté internationale et son droit, eu égard à l’intérêt croissant porté à la question des «changements anticonstitutionnels de gouvernements». L’actualité africaine du dernier quart de siècle est ainsi révélatrice de la détérioration des différends politiques en crises institutionnelles graves, traduisant des entreprises de conquête et de contrôle du pouvoir par la force. De telles crises évoluent assez souvent en conflits armés qui mena- cent parfois la stabilité régionale et mobilisent ipso facto la diplomatie internationale. Le défi est dès lors celui de l’élaboration de nouveaux mécanismes de prévention, de gestion efficace des crises et des situations insurrectionnelles, de résolution de conflits politiques armés et violents; étant entendu que la connaissance des racines de la violence, la détermination des causes et des dynamiques de telles crises constitueraient des éléments clés de leur solution (Shyaka, 2003). Dans les faits, la régulation juridique interne s’est généralement avérée malaisée, voire inefficace dans ces situations conflictuelles, consacrant sous des formes hideuses l’échec de la rationalisation du pouvoir politique et de la dynamique des institutions publiques. Bien que la violence soit inhérente à l’activité humaine, elle ne se développe sous ces formes non canalisées que dans un contexte où la violation des normes constitutionnelles ne prête que peu ou prou à conséquence. Doit-on pour autant saluer le retour du Léviathan, autrement dit, du gouvernement fondé sur la force et la crainte ? Certes non ! Mais on doit à la vérité de constater que l’histoire naturelle du pouvoir est surtout une histoire de violence – «Le premier Roi fut un soldat heureux», remarquait à ce propos Vol- Léopold DONFACK SOKENG taire – et que la norme constitutionnelle apparaît toujours comme une gêne, une contrainte pour les gouvernants, plutôt enclin à l’exercice d’un pouvoir personnalisé. Pouvoir individualisé par excellence, celuici est d’un exercice qui ne s’accommode pas souvent d’une longue période de paix sociale. Objet de luttes incessantes, il engendre l’instabilité de ses titulaires et au-delà, de la société toute entière, bien qu’il ne soit guère exact d’en conclure que les constitutions africaines demeurent des «chiffons de papier». La prolifération des conflits observée en Afrique au cours de ces dernières décennies procède de ce constat. Il s’agit en règle générale de conflits internes à l’origine, ayant pour objet la conquête du pouvoir et le contrôle des terroirs, ainsi que des ressources que ceux-ci renferment. De l’Angola au Soudan en passant par le Congo, la Centrafrique, le Rwanda, le Libéria, la Sierra Léone, la Côte d’Ivoire, le Tchad, le Mali, le Niger ou le Burundi, ces conflits peuvent être analysés, entre autres, comme des formes violentes et radicales de contestation de l’ordre constitutionnel dans sa totalité, de certains de ses mécanismes seulement, ou plus simplement de l’application de certaines règles constitutionnelles. Dans tous les cas, ils impliquent des milices armées, souvent constituées sur des bases ethno régionales, et sont motivés par la revendication d’une meilleure participation à l’exercice du Pouvoir (Balancie et De la Grange, 1999 : 14-22) ou par une volonté d’appropriation des ressources nationales. L’internationalisation de ces conflits vient ajouter à la complexité de ces situations. Elle résulte de plusieurs facteurs : fournitures d’armes, d’appui logistique et de base de repli, pressions sur les parties au conflit et alliances diverses, interventions directes d’Etats voisins ou de puissances étrangères (Sindjoun, 2002 : 97128) ; d’où l’ampleur et la complexité des conflits observés, les difficultés d’intelligibilité de ceux-ci et la complexité des démarches visant à les résoudre, qui impliquent le recours à la diplomatie internationale et aux solutions d’usage dans les relations internationales Il importe dès lors de se démarquer de la démarche épistémologique classique consistant à réserver l’étude des conflits armés au droit international et aux relations internationales, l’excluant ipso facto du champ du droit constitutionnel qui ne porterait que sur l’organisation et la dévolution du pouvoir dans un cadre social pacifique. 77 Léopold DONFACK SOKENG 78 Le Droit constitutionnel apparaît en effet – on l’a si souvent oublié -, sous réserve de son effectivité, comme un moyen de régulation et de prévisibilité des relations politiques et des différends qu’il engendre. Il procède, comme tout droit, des notions de justice et de raison. Dogmatique et stabilisateur, il est généralement facteur de paix sociale (Debbasch et autres, 2001 : 23). Mais sa contestation peut devenir source de conflits, parfois d’une violence qui remette en cause jusqu’à l’existence même de l’Etat, menace la paix et la sécurité d’une région ou déstabilise l’ordre international. Ce qui ne saurait indifférer les instances garantes de la paix et de la sécurité internationales. La conséquence en est l’imbrication sans cesse croissante du droit constitutionnel et du droit des relations internationales dans l’évolution des sociétés contemporaines. Cela est vrai dans l’espace européen avec la construction européenne et le développement du droit communautaire; cela l’est également en Afrique avec la recherche de solutions nouvelles aux conflits internes. Cependant, la rencontre du droit constitutionnel et du droit international s’opère ici dans une zone grise marquée par deux expertises complémentaires, mais qui semblent s’ignorer : les constitutionnalistes ne se reconnaissent pas toujours dans les solutions adoptées par la communauté internationale ; les internationalistes évoluent quant à eux sur la base de procédures propres à leurs disciplines et piétinent parfois les théories et principes du droit constitutionnel. A l’évidence, les zones grises sont par définition des zones dangereuses. En témoignent les difficultés techniques liées à l’application des solutions qui en émanent. Autant le dire : la nécessité d’un meilleur ancrage théorique des stratégies de consolidation de la paix s’impose d’elle-même et, de ce point de vue, le recours concomitant au Droit constitutionnel et au Droit des relations internationales est plus que jamais déterminant dans la recherche de solutions pertinentes aux conflits dans les cénacles diplomatiques. D’où la pertinence de nouvelles approches combinant le droit constitutionnel au droit et à la sociologie des relations internationales pour rendre compte des conflits et des stratégies de sortie de crise en Afrique et ailleurs. Si on considère que c’est bien la question de l’organisation du pouvoir et du fonctionnement de l’Etat, autrement dit, l’objet même du droit constitutionnel, qui fait problème et suscite ces conflits, force est alors Léopold DONFACK SOKENG d’admettre que la relation du droit constitutionnel aux conflits peut être pensée ici d’un double point de vue: d’une part, le droit constitutionnel y est source de conflits multiformes (I) ; d’autre part, il est un précieux instrument de sortie de crise et de garantie de la paix (II). I. LE DROIT CONSTITUTIONNEL, SOURCE DE CONFLITS MULTIFORMES L’idée d’un droit constitutionnel «conflictogène» a de quoi surprendre; on ne saurait pour autant la récuser dans le contexte africain, où l’on sait que les règles et mécanismes d’organisation, d’exercice et de dévolution du pouvoir sont plus imposées que négociées, et où les normes constitutionnelles dissimulent plus qu’elles ne révèlent la réalité du jeu politique. Si, en effet, l’existence d’un consensus large et ancien sur la société politique et son mode de régulation juridique a généré des institutions et des normes constitutionnelles stables dans les Etats occidentaux, lesquelles sont le reflet de processus historiques, culturels, sociaux et politiques proprement endogènes, il n’en va guère de même en Afrique. Ici, les arrangements institutionnels et les normes constitutionnelles ne reflètent point un «bien commun» émergeant de trajectoires nationales précises de peuples enracinés dans leur histoire. Ils ont été par le passé et demeurent encore aujourd’hui, dans une large mesure, inspirés et suscités de l’étranger, si nécessaire par la force, en fonction des intérêts autres que ceux des peuples auxquels ils sont destinés : hier ambitions coloniales et impérialisme ; aujourd’hui contrôle et exploitation des richesses, positionnement géostratégique, etc. La mondialisation et les processus de démocratisation ajoutent à l’ambiguïté ; ils suscitent, sous le signe de l’Etat de droit, un apparent consensus mondial sur des procédures, normes et mécanismes constitutionnels «universels» qui sont présentés comme définissant des «règles du jeu» universellement validées, mais dont l’effet visible est d’accélérer la pauvreté et l’exclusion en Afrique (Donfack Sokeng, 2007). Le terrain semble ainsi favorable à une résurgence des autoritarismes longtemps décriés, et qu’une partie de la doctrine avait tôt fait de reléguer aux oubliettes de l’histoire politique africaine. On peut comprendre dès lors le retour à des formes de contestation violente, voire radicale de l’ordre constitutionnel établi, source de nombreux conflits dans 79 Léopold DONFACK SOKENG les Etats d’Afrique. Pour en rendre compte, il peut sembler opportun de revisiter la théorie juridique des révolutions (Liet-Veaux, 1942) qui, dans ce contexte, apparaît comme une armature conceptuelle fort utile (A). Sans doute importera-t-il de relativiser la pertinence de cette seule approche juridique des conflits, au regard de l’extrême complexité des facteurs à relever, et qui en limitent la portée (B). 80 A.La théorie juridique des révolutions et la rationalité constitutionnelle des conflits La science constitutionnelle a intégré depuis longtemps le fait révolutionnaire en tant que donnée susceptible d’appréhension par le droit (Kamto, 1997 : 179), en sorte qu’une théorie juridique des conflits en Afrique peut être esquissée. Partant de la définition juridique de la révolution, présentée comme un « mode de transformation conflictuelle » de l’ordre politico-juridique (Leben, 1990 : 6), elle entend présenter les conflits internes en prolifération en Afrique comme des tentatives de rupture de l’ordre constitutionnel d’une part (1), et l’Afrique comme un cadre particulièrement favorable à la manifestation des «révolutions» (2). 1. Conflits et ruptures de l’ordre constitutionnel Dans son sens courant, une révolu- tion désigne un changement soudain, brusque et important dans l’ordre social, une transformation radicale de l’existant (Kamto, 1997 : 178). La théorie politique quant à elle tend à introduire dans la définition de la révolution un élément quantitatif, qui la démarque de l’approche juridique de la question. Ainsi, pour Hannah Harendt, «(…) la révolution est plus qu’une insurrection qui réussit et (…) nous ne sommes pas en droit d’appeler révolution n’importe quel coup d’Etat qui réussit ni même d’en détecter une dans chaque guerre civile(…)» (Harendt, 1967 : 45, citée par Kamto, 1997 : 178). Le même point de vue est partagé par Georges Burdeau qui, critiquant les tenants de la «définition constitutionnelle» de la révolution, leur reproche de «se condamner à une vue trop étroite de la réalité» (Burdeau, 1984 : 554). Pourtant, le juriste - positiviste normativiste - ne s’en tient qu’à une définition donnée comme «essentiellement technique, débarrassée d’appréciations qualitatives qui ne peuvent être que soit objectives, soit idéologiques, soit morales» (Kamto, 1997 : 178). Elle implique une rupture du pouvoir politique à l’intérieur de l’Etat. Pour Hans Kelsen, «la révolution – au sens large de ce mot, qui comprend également le coup d’Etat – est toute modification de la constitution ou tout changement ou substitution de constitution (…) qui ne Léopold DONFACK SOKENG sont pas opérés conformément aux dispositions de la constitution en vigueur» (Kelsen, 1962 : 279). Ainsi entendu, la révolution peut s’apparenter à un mode d’exercice du pouvoir. Auquel cas, elle ne peut que s’entendre d’un mode transitoire, « la transition entre deux modes d’exercice du pouvoir » (Liet-Veaux, 1942 : 44). Considérée comme telle, la révolution juridique est étroitement mêlée à la révolution politique dont elle peut constituer le prolongement ou la conséquence. Mais il se pourrait aussi qu’elle en soit la cause : «une constitution trop rigide, n’offrant pas de possibilité d’adaptation à l’évolution ou aux transformations sociopolitiques de la société peut, par le blocage qu’elle crée, être à l’origine d’un mouvement ou d’une dynamique révolutionnaire. Il s’agit alors de sortir d’une situation pour entrer dans une autre, d’aller de l’ancien, voire du connu vers le nouveau voire l’inconnu» (Kamto, 1997 : 179). Ce schéma est illustratif des situations conflictuelles en prolifération dans les Etats d’Afrique depuis la fin des années 1980. Placés sous le signe du droit à l’insurrection, ces conflits internes nés de mouvements insurrectionnels ou de coups d’Etat, sont porteurs de revendications d’un ordre constitutionnel nouveau que l’on croit ne point pouvoir instaurer par le libre jeu des mécanismes prévus par l’ordre constitutionnel existant, compte tenu de l’exercice monopolistique et autoritaire du pouvoir par les gouvernants en place. Le conflit armé devient une révolution, au sens juridique du terme, s’il débouche sur une substitution d’un ordre constitutionnel nouveau à celui ancien qu’il abolit. Peu importe alors qu’il ait été motivé par la contestation de processus de démocratisation, la contestation du verdict des urnes à l’issue d’élections, ou tout simplement une révolution de palais, c’est-à-dire d’un coup d’Etat. En prononçant la suspension de la constitution, la dissolution ou l’abolition des institutions en place, en les remplaçant par des institutions ad hoc, les nouvelles forces exercent un pouvoir constituant qui, parce que n’étant pas institué, est un pouvoir de fait qui s’institue par la force des choses et ne peut s’apparenter qu’au pouvoir constituant originaire compte tenu des circonstances de sa manifestation ; tout au moins si l’on se réfère à la nomenclature usitée par les juristes constitutionnalistes. 2. L’Afrique comme cadre favorable à la manifestation des révolutions L’Afrique apparaît assurément comme une région particulièrement conflictogène. Elle a vu se développer ces dernières années de nom- 81 Léopold DONFACK SOKENG 82 breuses crises internes, qui participent toutes de la même logique de rupture radicale, de l’ordre constitutionnel existant, et d’imposition par la force d’un ordre juridico-politique nouveau. Plusieurs facteurs y concourent au développement des révolutions juridiques. Les uns sont d’ordre politique. On évoquera d’abord l’absence de démocratie : Il s’agit d’une région longtemps soumise à des dictatures féroces, caractérisées par l’exercice sans partage d’un pouvoir personnalisé. Les réformes libérales introduites au cours des deux dernières décennies n’ont pas débarrassé ces Etats des vestiges du gouvernement autocratique (Donfack, 2003). Par ailleurs, les pannes de processus de démocratisation se sont multipliées dans les deux Congo, au Rwanda, au Burundi, en Centrafrique ou au Cameroun entre autres ; les guerres civiles congolaises quant à elles n’ont guère permis le développement d’une vie démocratique élémentaire (Kabamba Nkomany, 1997). L’absence de décentralisation effective explique bien souvent – à défaut de les justifier – les velléités révolutionnaires, notamment dans des Etats aussi étendus, contrastés et enclavés que la République Démocratique du Congo, le Tchad, l’Angola ou le Cameroun. L’idée est vite acquise, qu’il n’existe de solutions autres que l’insurrection, la lutte ou le coup d’Etat, bref le renversement par la force du régime et la substitution d’un ordre constitutionnel plus favorable, face à un pouvoir centralisé, individualisé, arbitraire et népotique, qui ne recule devant aucun artifice – y compris les trucages électoraux – pour se maintenir. L’absence d’alternance ôtant toute illusion d’accéder au pouvoir par des voies régulières, la tentative est grande de revendiquer par les armes, la participation des groupes ethno-régionaux laissés pour compte à l’exercice du pouvoir (Shyaka, 2003). Cette situation est favorisée par la jeunesse de l’Etat et l’absence d’enracinement social des institutions et des pratiques démocratiques (Sindjoun, 2002 b). La culture de la violence politique semble l’emporter sur celle de la civilité démocratique (Sindjoun, 2001). D’autres facteurs, d’ordre historique, économique et social concourent aussi au renforcement de l’instabilité institutionnelle, et au développement de la violence politique (Bangoura, 2002 ; Shyaka, 2003). Il s’agit notamment de : - l’importance des clivages ethniques, dont n’a pas toujours tenu compte le découpage artificiel des frontières, fruit de l’héritage colonial ; Léopold DONFACK SOKENG - la présence d’importantes ressources naturelles : pétrole, bois, minerais précieux (diamant, cuivre, or, uranium, etc.), objet de convoitises diverses ; - la pauvreté, l’analphabétisme, l’exclusion sociale et les autres formes d’injustice : l’argumentaire de la mauvaise répartition des ressources de l’Etat et de l’exclusion de certaines ethnies est très souvent développé par les forces révolutionnaires. Le contrôle et l’exploitation des ressources apparaissent comme des objectifs principaux des belligérants en Afrique. Nolens volens, les crises d’Afrique peuvent s’analyser : - soit en contestation des modes d’organisation de l’Etat. De ce point de vue, on distinguera d’une part les revendications en faveur d’un Etat fédéral ou largement décentralisé (Cameroun, R.D.C.) assurant la participation au pouvoir des groupes insurgés, et d’autres part les revendications de sécession, de partition des Etats existants ; - soit en contestation des modes d’exercice du pouvoir. On distingue de ce point de vue, d’une part la contestation du pouvoir personnalisé, et la dictature et du népotisme (Mobutu, Lissou- ba, Patasse, etc.) ; d’autre part la contestation du verdict des urnes comme au Cameroun en 1992. Une idée susceptible de prospérer serait que les crises d’Afrique peuvent être considérées comme des révolutions juridiques en ce qu’elles sont toujours porteuses d’un changement violent de l’ordre constitutionnel ; autrement dit, d’une entreprise de renversement de l’ordre constitutionnel existant et d’introduction subséquente d’une nouvelle constitution et d’institutions nouvelles. Cette révolution juridique s’opère à travers: - La déstabilisation de l’ordre politico-constitutionnel ancien (abolition ou suspension de la constitution ancienne) ; - L’imposition d’un ordre nouveau : c’est la logique qui préside à : • la convocation des instances telles que les « Forum de dialogue national » et la négociation des « Accords de paix pour le moins originaux ; • la définition d’un régime, d’un Gouvernement et d’institutions de la transition ; • au transfert de compétences aux institutions de la transition. 83 Léopold DONFACK SOKENG La révolution juridique s’accomplit avec : •L’élaboration d’une nouvelle constitution par les institutions de la transition, c’est à dire par des institutions autres que celles prévues par la constitution en vigueur ; • La mise en place d’institutions politiques nouvelles. 84 Les exemples du Congo-Brazzaville, de la RDC, du Rwanda, du Burundi, du Soudan, et dans une certaine mesure de Cote d’Ivoire en sont, entre autres, de récentes illustrations. Mais il peut arriver que la révolution juridique s’enlise comme en R.D.C. ou échoue comme en Angola avec Savimbi. Auquel cas, on assiste à la généralisation de la crise, débouchant sur l’enlisement et l’internationalisation du conflit ; d’où d’évidentes difficultés de maîtrise et de contrôle par l’Etat de son espace et de ses ressources. Ce qui conduit à la crise de l’Etat, caractérisée par la remise en cause de son existence, de sa viabilité même... On touche ici à l’une des limites fondamentales de la rationalité de l’explication constitutionnelle fondée sur la théorie des révolutions. La révolution est généralement portée par un idéal de justice et de liberté, mais surtout par un projet de société, une «idée de droit» qui ne s’affirment guère à l’occasion des crises observées en Afrique ces deux dernières décennies. L’évidence est plutôt le retour à l’état de nature hobbesien, le règne de la force brute et non maîtrisée… D’où la nécessité de tenir bon compte de la force instituante du fait, de la violence, qui concurrence la norme de droit écrite et, dans bien de cas, la tient en échec. L’hypothèse de l’urgence d’une reconsidération de la théorie du pouvoir constituant en Afrique, compte tenu des observations précédentes ne saurait être écartée. Cette hypothèse est d’autant plus à prendre au sérieux que l’appel du droit international et de la diplomatie internationale au secours du Droit constitutionnel dans la recherche et la mise en œuvre des solutions de sortie de crise, puis de consolidation de la paix se généralise en Afrique, accréditant la thèse de l’internationalisation du pouvoir constituant. Dans tous les cas, nous sommes en présence de modes violents et radicaux de participation à l’organisation et à l’exercice du pouvoir, qui ne sont perçus comme des révolutions au sens juridique du terme que s’ils aboutissent à un changement radical, total de la constitution et de l’or- Léopold DONFACK SOKENG dre juridico-politique qui en découle – ce qui ne fut point le cas en 1992 au Cameroun. Dans le cas contraire, ils conduisent à une impasse et mettent en évidence les limites de la rationalité constitutionnelle des conflits internes. B – LES LIMITES DE LA RATIONALITE CONSTITUTIONNELLE DES CONFLITS Les limites de la rationalité constitutionnelle des conflits doivent être mises en relief : perçu à l’origine comme un mode transitoire et exceptionnel d’exercice du pouvoir, leur prolifération et leur pérennisation déstabilisent manifestement les Etats, au point de remettre en cause l’existence de certains d’entre eux, voire la pertinence de l’Etat en Afrique (Tshiyembe, 2002). Par ailleurs, ils suscitent une multiplication d’interventions étrangères, lesquelles soulignent la dimension transétatique des conflits en Afrique (Adjovi, 2002). 1.L’effet déstabilisateur de l’ordre constitutionnel (crises, révolutions et déstabilisation de l’ordre constitutionnel) La révolution comme mode d’exercice du pouvoir ne peut que s’entendre d’une transition entre deux modes d’exercice «normal» du pouvoir (Liet-Veaux, 1942 : 44), autrement dit, reposant sur un ordre constitutionnel stabilisé, dans un contexte de paix et de stabilité institutionnelle. Se situant en dehors du débat sur la légitimité du renversement par la force d’un gouvernement démocratiquement élu, on pourrait soutenir que le coup d’Etat perpétué en Centrafrique par le général Bozizé est illustratif de la manière dont procède la révolution juridique : elle s’accomplit ici à travers la suspension de la constitution existante, la dissolution des institutions constitutionnelles: gouvernement, parlement, cour constitutionnelle, etc. ; puis elle désigne de nouvelles institutions de transition, ainsi qu’un programme de transition qui verra à terme l’adoption d’une nouvelle constitution, la restauration d’un nouvel ordre constitutionnel et de nouvelles institutions. Une telle démarche, si elle était effectivement conduite à son terme, participerait d’une révolution juridique réussie. Il n’en va guère de même lorsque le recours à la violence conduit à l’impasse, ainsi qu’on le constate assez souvent en Afrique. La persistance de la violence suscite la réaction du pouvoir en place qui met en œuvre les pouvoirs de crise, quand ceux-ci sont prévus. Le cas échéant, le re- 85 Léopold DONFACK SOKENG 86 cours à tous les moyens de défense pour préserver l’ordre constitutionnel existant suscite la généralisation de la violence, la suspension de la légalité «normale» et la crise de l’Etat: c’est la déstabilisation de l’ordre constitutionnel et le retour au chaos, le règne de la force et de la terreur, ainsi qu’on l’a observé en Angola, dans les deux Congo, au Rwanda ou au Burundi, etc. Le règne de la force, la loi des armes traduisent la crise du droit ; il est aussi négation de l’Etat, l’exemple emblématique en Afrique Centrale étant la R.D.C. La problématique du droit à l’insurrection, souvent évoquée par les théoriciens du droit pour justifier la prise des armes et la violence politique conduit dans ces cas à l’impasse. L’incertitude juridique et la désuétude de la constitution reflètent ici l’échec du droit dans son rêve de paix perpétuelle. Une autre limite de la rationalité constitutionnelle des conflits d’Afrique est certainement leur internationalisation. 2. La dimension transétatique des conflits en Afrique L’une des caractéristiques importantes des conflits observés dans les Etats d’Afrique est leur dimension transétatique. L’internationalisation de ces conflits résulte de plusieurs facteurs (Balancie et De la Grange, 1999 : 14-22 ; Shyaka, 2003 ; Annan, 1998) que l’on peut ainsi synthétiser: - L’escalade de la violence par les fournitures d’armes ; - L’usage, par un(des) Etat(s) voisin(s) ou une(des) puissance(s) étrangère(s) de différentes formes de pression à l’encontre de l’une ou de plusieurs des parties au conflit ; - L’entretien par un(des) acteur(s) étranger(s) des alliances avec l’une ou plusieurs des parties au conflit et l’exécution des actions communes en rapport au conflit ; - L’intervention directe armée d’un(des) pays voisin(s) ou d’une(des) puissance(s) étrangère(s). La conjonction de ces facteurs fait de l’Afrique, notamment dans la région des grands lacs (Shyaka, à paraître), une ère particulièrement propice aux logiques conflictuelles d’une extrême variété, et dont l’impact transcende le cadre étatique : mouvements de lutte armée, milices partisanes et populaires, mercenaires, bandes plus ou incontrôlées opérant de part et d’autres des frontières, réseaux transnationaux, forces d’interventions onusiennes ou africaines, forces occidentales, armées régulières d’Etats voisins, etc. Cette multiplicité d’acteurs dévoile une réalité souvent occultée : Léopold DONFACK SOKENG la conflictualité, ici est typiquement endogène dans sa composante victimaire, mais contient une importante composante extra-étatique de par ses acteurs et ses enjeux. Appréhender de tels conflits par la seule théorie constitutionnelle équivaudrait à se condamner à une lecture parcellaire, et nécessairement lacunaire du phénomène, tant l’imbrication de l’interne et de l’externe paraît ici évident ; le conflit interne peut déboucher sur une situation de rupture de la paix internationale… Sans doute est ce cette évidence qui explique la tendance nouvelle à l’association des solutions de droit constitutionnel à la définition des stratégies de sortie de crise. II – LE DROIT CONSTITUTIONNEL, INSTRUMENT DE PAIX Les crises politiques, notamment lorsqu’elles dérivent en conflits armés à ramification internationale, constituent bien souvent des menaces contre la paix internationale ou des situations de rupture de celle-ci. Elles impliquent dès lors des acteurs extra étatiques et interpellent la diplomatie internationale en application des chapitres 6 et 7 de la Charte des Nations Unies. La problématique des solutions aux conflits participe de ce fait au droit international ou des relations internationales; ce d’autant plus qu’il est de plus en plus admis des restrictions au principe de non ingérence dans les affaires intérieures des Etats. Si la problématique de la solution de tels conflits armés participe bien du Droit International Public et des Relations Internationales, nombre de questions envisagées et de solutions préconisées relèvent en revanche du champ matériel du Droit constitutionnel, et posent des problèmes que doit résoudre la théorie constitutionnelle. Ils soulignent la nécessité de réintroduire le Droit constitutionnel dans le champ de la résolution des conflits armés. Les exemples rwandais, burundais, congolais, libérien, soudanais ou ivoirien, avec notamment dans ce dernier cas l’épisode «Marcoussis-kleber» ainsi que les problèmes constitutionnels engendrés par les nombreux «Accords» (Accra I, II et III, Pretoria, etc.) et résolutions du Conseil de Sécurité (…) qu’il a suscités sont de ce point de vue emblématique de l’ambiguïté des récentes solutions aux crises en Afrique (Balde et Bangoura, 2003). N’ont-ils pas révélé la complexité des questions de théorie constitutionnelle qu’engendrent des «accords de paix» arrachés ou imposés bon gré mal gré 87 Léopold DONFACK SOKENG aux protagonistes de ces conflits ? Tenant compte de ce qui précède, il importe de souligner la contribution du droit constitutionnel dans la définition et la mise en œuvre des processus de sortie de crise d’une part (A), et dans les entreprises de consolidation de la paix d’autre part (B). A – DROIT CONSTITUTIONNEL ET SORTIE DE CRISE 88 Les processus de sortie de crise diffèrent généralement d’un conflit à l’autre. Il est toutefois possible d’en esquisser une systématisation à partir des données empiriques. Hormis les coups d’Etats et autres formes de révolution aboutissant à l’anéantissement du régime en place et l’adoption d’une constitution nouvelle, la sortie de crise procède par la négociation d’ « accords de paix » dont il convient de souligner la dimension constitutionnelle d’une part, l’originalité et l’ambiguïté d’autre part. 1- La dimension constitutionnelle des «accords de paix» La dimension constitutionnelle des accords de paix est mise en évidence par la définition d’un régime constitutionnel de la transition d’une part, et la redistribution du pouvoir entre belligérants. S’agissant du régime constitution- nel de la transition, l’analyse de la démarche – désormais classique – permet de mettre en évidence trois éléments principaux, qui témoignent de la prégnance des questions constitutionnelles. Au premier rang se situent les forums de discussion entre belligérants. Réunis sous l’égide d’un médiateur (Nelson Mandela au Burundi, Thabo Mbeki en R.D.C., Omar Bongo au Congo-Brazzaville, etc.), ces réunions, outre la négociations des termes d’un cessez-le-feu, ont pour objet la définition des bases d’un plan de transition : élaboration de la future constitution, définition et mise en place des institutions de transition (gouvernement et parlement de transition), restauration de l’armée et définition des conditions de maintien de l’ordre, définition des bases du futur régime électoral et chronogramme de la transition. La constitution de gouvernements d’union nationale ou de réconciliation nationale occupe également une place privilégiée dans le régime constitutionnel de la transition. Ces gouvernements de transition associent dans une même équipe gouvernementale représentants du pouvoir en place et représentants des forces belligérantes, dans les proportions à garantir un équilibre souvent pré- Léopold DONFACK SOKENG caire, mais patiemment négocié. En R.D.C., le gouvernement de transition intègre une équipe de présidence constituée d’un président et de 4 vices présidents (dont 2 représentants des mouvements rebelles et un représentant de l’opposition non armée). Au Burundi, un système de rotation alternative président-vice président entre Tutsi et Hutu a été mis en place pour conduire le gouvernement de transition et préparer l’organisation générale élections, après adoption d’une nouvelle constitution. ou de la nouvelle constitution du Rwanda), soit de l’organisation des élections démocratiques sur la base de la nouvelle constitution. L’originalité de tels processus de sortie mérite d’être soulignée. S’agissant de la maîtrise du pouvoir proprement dit, celui-ci fait l’objet d’un glissement des institutions établies par l’ordre constitutionnel précédant aux institutions de la transition. S’agit-t-il d’un pouvoir de fait ou procède-t-il d’un pouvoir constituant nouvellement manifesté, ou alors en cours de manifestation ? Il est difficile d’y apporter une réponse satisfaisante (Kamto, 1997 : 185-188). En tout état de cause, la définition des institutions et du régime de la transition dans l’édiction d’une nouvelle constitution du marquant l’aboutissement de la révolution juridique. Le processus de légitimation de l’ordre constitutionnel nouveau résulte, quant à lui, soit de l’adoption démocratique de la nouvelle constitution (cas du Congo-Brazzaville en 2002 En effet, si l’objet de la négociation et les modalités de concrétisation de ceux-ci participent des questions qu’appréhende aisément la théorie constitutionnelle, toujours est-il que la dimension internationale de la négociation demeure un point d’étrangeté au regard du droit constitutionnel. La médiation et les missions de bons offices relèvent du droit international et échappe au discours constitutionnel sur l’organisation et l’exercice du pouvoir politique dans l’Etat. 2 – L’originalité des processus de négociation de paix Cette originalité procède de l’ambiguïté fondamentale des processus de négociation de paix où d’entremêlent des éléments du droit constitutionnel et des procédés caractéristiques de la négociation internationale. Par ailleurs, l’extraterritorialité des lieux de définition du nouvel ordre constitutionnel et des institutions politiques qui en résultent fait problème. Quid de la validité d’une constitution ou d’un gouvernement congolais résultant de négociations 89 Léopold DONFACK SOKENG 90 tenues à Pretoria, Sun city ou Libreville sous l’égide d’un président sud africain et parfois en l’absence du chef d’Etat concerné ? Quel est le statut juridique des « accords » signés à l’issue des négociations ? Quid des conflits de compétences entre l’ordre subsistant et celui nouveau induit par ces « accords » ? S’agit-il d’actes fondateurs d’un ordre constitutionnel nouveau, autrement dit, d’actes constituants induit par la révolution juridique en cours, les négociateurs étrangers ne jouant qu’un rôle de «facilitation du dialogue national». Les problèmes théoriques souvent évoqués et controverses engendrées par la mise en œuvre de ces « accords » ne seraient, du point de vue de l’analyse révolutionnaire du phénomène (Liet-Veaux, 1942 ; Kamto, 1997 : 189192), que des remous et soubresauts suscités par la révolution juridique en marche. Avec l’imposition progressive de l’ordre nouveau s’écroulent les vestiges de l’ordre ancien et les institutions qui subsistent ne peuvent subsister que par la volonté des autorités nouvelles, issues de la révolution, qui est porteuse d’une idée de droit (Burdeau, 1972) à imposer. B - DROIT CONSTITUTIONNEL ET CONSOLIDATION DE LA PAIX La consolidation de la paix en Afri- que passe nécessairement par la mise à jour de l’agenda de démocratisation des Etats en crise. Le processus de sortie de crise opère en effet par la restauration d’un régime de droit constitutionnel et le retour à la vie démocratique normale (1). De ce point de vue, il est à souligner que la situation demeure extrêmement précaire dans plusieurs Etats de la région, révélant de facto les limites des seules solutions constitutionnelles en cours d’expérimentation (2). 1 – La restauration d’un régime de droit constitutionnel Le régime de droit constitutionnel se caractérise par l’institutionnalisation d’un ordre constitutionnel effectif, duquel dérivent toutes les autres institutions publiques, ainsi que les normes les régissant. La particularité des conflits qui sévissent en Afrique est de provoquer, par leur violence et leur enlisement, l’anéantissement des pouvoirs publics dans les zones de combat (Monin 2003). La disparition des services publics élémentaires (police, santé, éducation, justice) affecte durablement le lien social, et il urge de restaurer l’Etat dans ses fonctions essentielles dès l’arrêt des combats, en assurant notamment le fonctionnement régulier d’une administration minimale. De même convient-il de restaurer, Léopold DONFACK SOKENG puis de consolider un Etat démocratique et libéral, afin d’expurger l’essentiel des facteurs conflitogènes liés à l’absence de gouvernance démocratique. La mise en place d’institutions démocratiques et libérales, la décentralisation effective du pouvoir et la garantie des droits fondamentaux participent ainsi d’une stratégie de consolidation de la paix (Monin, 2003). Il en va de même de l’organisation des élections libres et disputées, de la restauration du règne du droit et d’une justice protectrice des populations de l’Etat et du droit qu’il produit. La mise en place de telles institutions et le retour à une vie constitutionnelle et sociale normale nécessitent des moyens dont ne disposent guère des Etats meurtris et désarticulés par de longues années de guerre (Bourgi, 2003; Shyaka, 2003). 2 – Les limites du régime de droit constitutionnel S’il est important, voire indispensable de recourir abondamment aux techniques constitutionnelles dans l’élaboration des solutions de sorties de crise et de consolidation de la paix, toujours est-il que la mise en œuvre de telles techniques s’avère limitée en Afrique, comme du reste partout ailleurs. Elle l’est d’autant plus que les institutions politiques se trouvent durablement affaiblies par la violence et la durée du conflit. Les normes qu’elles produisent souffrent bien souvent d’ineffectivité. L’absence de ressources financières, la persistance des conflits et de l’insécurité sont par ailleurs des facteurs qui concourent à l’affaiblissement de l’Etat (Annan, 1998), durablement affecté dans certain cas par la présence des forces étrangères ou de milices incontrôlées sur son territoire (Shyaka, à paraître). Il en est ainsi notamment de la République Démocratique du Congo. Dans ces cas, l’ultime recours demeure la diplomatie internationale et le recours à l’assistance humanitaire. L’assistance internationale est toujours révélatrice de l’échec des solutions internes, et de la persistance de la crise de l’Etat. Il traduit, dans une certaine mesure, l’échec du droit constitutionnel à réguler efficacement les sociétés en crise. Le parrainage des processus constitutionnels de sortie de crise ne s’apparentent-ils pas à une tutelle d’un Etat moribond? La souveraineté de et dans un tel Etat n’est-elle pas de ce seul fait hypothéquée ? Qu’elle qu’en soit la réponse, les processus de résolution des conflits en développement en Afrique traduisent le mouvement d’interpénétration progressive du droit international et du droit interne – ici le droit constitutionnel – dans un environ- 91 Léopold DONFACK SOKENG 92 nement caractérisé par le recul du principe de non ingérence et le développement corrélatif d’un «droit d’ingérence» ; qu’il soit humanitaire (Betati, 1993) ou démocratique (Thierry, 1990 : 171 et ss). Le recours au Droit constitutionnel «imposé» par les « parrains internationaux » du processus de paix est ici déterminant en vue de l’instauration ou de la restauration d’un régime de Droit fondé sur la justice, la primauté du droit, le droit au respect de l’autre et la gestion de la diversité, le respect des droits de l’homme et de la démocratie pluraliste, la prise en compte et l’implication des différentes communautés à l’exercice du pouvoir (power sharing), avec notamment la garantie des droits et de la participation des minorités diverses, l’exploitation durable et la redistribution équitable des ressources de l’Etat. A cet effet, le Droit constitutionnel propose comme solutions ayant fait preuve de leur pertinence l’Etat de droit démocratique et libéral, le fédéralisme et la décentralisation, y compris des moyens et des ressources, la multiplication des contre-pouvoirs en vue de contrebalancer la prépotence des Chefs d’Etats, une justice constitutionnelle et électorale forte et indépendante au service de la démocratie constitutionnelle et électorale, la démocratie locale sous des formes qui tiennent compte des réalités endogè- nes, la généralisation des techniques de médiation à tous les niveaux de la société et de l’Etat en vue d’anticiper et de désamorcer les crises diverses. Appuyé sur la diplomatie, l’aide et l’assistance internationale, ce retour «imposé» à un régime de droit et à une vie normale peut apparaître quelquefois et assez paradoxalement comme l’achèvement du processus juridique révolutionnaire entamé par la rébellion ou le coup d’Etat ; bien que ceux-ci soient proscrits pour le principe en droit constitutionnel autant qu’en droit international. Quelles leçons tirer en définitive de cette réflexion constitutionnelle sur les crises en Afrique? L’analyse de la relation entre Droit constitutionnel et crises en Afrique conduit à un ensemble d’observations déterminantes : - La 1ère, d’ordre pratique, conduit à accorder plus d’attention à la gouvernance démocratique au sein des Etats, celle-ci étant source d’importants conflits. D’où la nécessité de conduire à terme et en toute loyauté l’agenda démocratique des Etats de la région, avec comme leitmotiv la justice sociale, l’équité et le respect de la dignité humaine ; - La 2nde, d’ordre théorique, consiste à prendre acte de la difficulté qu’il y a à penser la Léopold DONFACK SOKENG théorie constitutionnelle, et notamment le pouvoir constituant en Afrique, en s’appuyant sur la grille d’analyse conceptuelle classique : la force instituante du fait, autant que l’imbrication croissante de l’interne et de l’international sont des paradigmes à intégrer nécessairement dans toute analyse sérieuse relative au contexte africain. - La 3ième, toujours d’ordre théorique, conduit à relever pour le déplorer l’importance des crises et de la violence comme vecteurs des mutations constitutionnelles et politiques sur le continent : décidément, le Droit constitutionnel sent effectivement la poudre et le souffre en Afrique et la violence apparaît plus que jamais comme le principal fondement du Droit. La prise en compte de la force comme source créatrice de droit suscite une interrogation sur l’identité véritable du souverain: face à un peuple de plus en plus introuvable, et au regard de la déliquescence de certains Etats, est plus que jamais souverain celui qui décide en état d’exception; fût-il rebelle ou puissance étrangère. La revanche de Carl Schmitt sur Hans Kelsen semble manifeste en Afrique… Et pourtant, rien n’est plus dangereux en matière constitutionnelle, opinait jadis Adhémar Esmein, que de confondre le pouvoir avec le droit et de conclure de l’un à l’autre. Procédant comme tout droit des notions de justice et de raison, dogmatique et stabilisateur, le Droit constitutionnel doit demeurer sur le continent africain ce moyen de régulation et de prévisibilité des relations politiques et de leurs conséquences dont les juristes de tout temps et de toute tradition ont considéré qu’il était facteur de paix et de justice sociale. Le cas échéant, les interventions de la diplomatie internationale et les solutions opérationnelles plus ou moins hétérodoxes commandées par la logique réaliste des initiatives de paix qu’elles mettent en œuvre doivent être accueillies avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elles constituent d’importants adjuvants pour le renouvellement de la théorie juridique. Ce recours ultime au droit international relève certes d’un pragmatisme avéré dans la recherche des solutions de sortie de crises internes; il est aussi le reflet, dans une large mesure, d’un monisme juridique triomphant, caractérisé par la supériorité de l’ordre international sur l’ordre interne, conformément à la vision kelsenienne du droit (kelsen, 1962). 93 WIKILEAKS ET LA GUERRE MONDIALE DE L’INFORMATION : POUVOIRS, PROPAGANDES ET PRISE DE CONSCIENCE POLITIQUE GLOBALE 94 Par Andrew Gavin Marshall • Andrew Gavin Marshall est chercheur au Centre de recherche sur la Mondialisation (CRM/CRG). Andrew GAVIN MARSHALL INTRODUCTION a publication récente des 250.000 documents de Wikileaks a soulevé un intérêt sans précédent, provoquant tout un éventail de réactions - des plus positives au plus négatives. Mais une chose est sûre : Wikileaks est en train de changer la donne. Il y a ceux qui prennent les contenus des documents publiés par Wikileaks pour argent comptant, principalement à cause de leur présentation erronée donnée par les grands médias commerciaux. Il y a ceux qui considèrent que ces documents sont authentiques et qu’il suffit de savoir les interpréter et de les analyser. Puis il y a ceux, dont beaucoup font partie des médias alternatifs, qui émet- L tent des doutes. Il y a ceux qui considèrent ces fuites tout simplement comme une opération de manipulation qui vise certains pays précis, dans l’intérêt de la politique étrangère des États-Unis. Et enfin, il y a ceux qui déplorent les fuites et les qualifient de «trahison» ou d’atteinte à la «sécurité». De toutes ces opinions, c’est sans doute cette dernière qui est la plus ridicule. Cet essai examinera la nature des publications Wikileaks et comment il faut les aborder et les comprendre. Si Wikileaks est en train de changer la donne, il faut espérer que les gens feront en sorte que le changement soit positif. PROPAGANDE MEDIATIQUE CONTRE L’IRAN : PRENDRE LES CABLES POUR ARGENT COMPTANT. Ce point de vue est probablement nucléaire iranien. Comme d’hale plus répandu puisqu’il est lar- bitude, c’est le New York Times gement diffusé par les grands mé- qui mène l’assaut contre la vérité dias commerciaux qui présentent et se livre sans relâche à une proces câbles diplomatiques comme pagande au service de l’impériaune « confirmation » de la validité lisme US, avec des gros titres tels de leur traitement des enjeux inter- que «L’Iran préoccupe le monde nationaux, plus particulièrement entier» et qui explique qu’Israël en ce qui concerne le programme et les dirigeants arabes sont d’ac- 95 Andrew GAVIN MARSHALL 96 cord sur la menace nucléaire que représente l’Iran. L’article est accompagné d’un commentaire qui dit «les câbles révèlent en filigrane l’opinion partagée par de nombreux dirigeants qu’à moins d’une chute du régime à Téhéran, l’Iran possédera tôt ou tard l’arme nucléaire.» (1) Fox News a diffusé un article affirmant que «Les documents montrent un consensus au Moyen-Orient sur la menace iranienne», avec le commentaire «la fuite explosive de Wikileaks a montré un consensus profond au Moyen-Orient que l’Iran est le principal fauteur de troubles dans la région.» (2) Ceci, bien entendu, n’est que de la propagande. Il faut néanmoins analyser cette propagande pour pouvoir déterminer avec précision quelle est la part de propagande contenue dans ces articles. S’il faut garder un esprit critique envers les sources et les campagnes de désinformation (qui sont monnaie courante comme le savent tous ceux qui suivent les médias de près), il faut aussi prendre en (1) (2) compte le point de vue personnel de la source et réussir à distinguer la part de la vérité de l’opinion exprimée. Je crois vraiment que ces documents sont authentiques. Je ne souscris donc pas à l’idée qu’ils font partie d’une opération de guerre psychologique ou d’une campagne de propagande, du moins pour ce qui concerne leur publication proprement dite. Il ne faut pas perdre de vue que les sources de ces documents sont les circuits diplomatiques US et que les déclarations qu’ils contiennent sont donc le reflet des points de vue et des opinions exprimés par le corps diplomatique US. Les documents sont donc une représentation fidèle de leurs déclarations et opinions mais ne constituent pas pour autant une représentation fidèle de la réalité. C’est là que les médias entrent en jeu pour organiser la propagande autour de ces fuites. Les deux exemples mentionnés ci-dessus affirment que les fuites montrent qu’il existe un «consensus» sur l’Iran et donc que les craintes exprimées par les États-Unis, et par David E. Sanger, James Glanz and Jo Becker, Around the World, Distress Over Iran, The New York Times, 28 November 2010: http://www.nytimes.com/2010/11/29/world/ middleeast/29iran.htmlin Fox, Leaked Documents Show Middle East Consensus on Threat Posed by Iran, Fox News, 29 November 2010: http://www.foxnews.com/politics/2010/11/29/leaked-documents-middle-east-consensus-threat-posed-iran/ Andrew GAVIN MARSHALL d’Israël bien sûr, ces dernières années se trouvent ainsi «confirmées». C’est ridicule. Les médias on pris pour argent comptant les dires des diplomates US et des dirigeants du Moyen-Orient et que s’ils répètent tous que l’Iran représente une «menace» ou cherche à se doter de «l’arme nucléaire», c’est que ça doit être vrai. Rien n’est moins sûr. Si un général ordonne à des soldats de prendre d’assaut une maison qui est censée abriter un terroriste, cela ne signifie nullement que la maison abrite effectivement un terroriste. De même, ce n’est pas parce que les dirigeants du Moyen-Orient présentent l’Iran comme une menace que l’Iran constitue effectivement une menace. Encore une fois, examinons les sources. Pour quelle raison les dirigeants arabes seraient-ils une source d’information «fiable» ? Par exemple, une «révélation» qui a fait le tour du monde est l’insistance du Roi Abdullah d’Arabie Saoudite auprès des États-Unis pour que ces derniers «tranchent la tête du serpent» ira(3) (4) nien, et son appel à l’Amérique pour lancer une frappe militaire contre l’Iran.(3) Les médias l’ont présenté comme une «preuve» du «consensus» sur la «menace» que représente l’Iran pour le MoyenOrient et le monde entier. C’est cette ligne de propagande qui a été servie par le New York Times, Fox News et le gouvernement israélien, parmi tant d’autres. Il faut pourtant remettre en contexte cette information, chose que le New York Times a l’habitude de ne pas faire (volontairement, pourrais-je ajouter). Je ne mets pas en doute l’authenticité de ces déclarations ni le fait que les dirigeants arabes affirment que l’Iran représente une «menace». D’un autre côté, l’Iran a déclaré que ces fuites sont «malveillantes» et qu’elles servent les intérêts des États-Unis. L’Iran a aussi déclaré qu’il était «ami» avec ses voisins. (4) Ca aussi, c’est de la propagande. Encore une fois, il faut remette les choses dans leur contexte. L’Iran est une nation chiite, alors que les pays arabes, l’Arabie Saoudite en tête, sont à majorité Ross Colvin, «Cut off head of snake» Saudis told U.S. on Iran, Reuters, 29 November 2010: http://www.reuters.com/article/idUSTRE6AS02B20101129 FT reporters, Iran accuses US over WikiLeaks, The Financial Times, 29 November 2010: http://www.ft.com/cms/s/0/940105fc-fbd1-11df-b79a-00144feab49a. html?ftcamp=rss#axzz16zUOP500 97 Andrew GAVIN MARSHALL 98 Sunnite. Ceci représente une division entre les pays de la région, du moins en surface. Mais la vérité est que l’Arabie Saoudite et l’Iran sont loin d’être des «amis», et qu’ils ne sont plus en bons termes depuis le renversement du Chah en 1979. L’Iran est le principal concurrent de l’Arabie Saoudite en termes de pouvoir et d’influence dans la région et représente donc une menace politique pour l’Arabie Saoudite. De plus, les états arabes, dont les déclarations sur l’Iran sont largement diffusées, comme celles de l’Arabie Saoudite, Bahreïn, Oman, les Émirats Arabes Unis et l’Égypte, doivent être interprétées dans le contexte des relations de ces pays avec les États-Unis. Les états arabes sont des marionnettes des États-Unis dans la région. Leurs armées sont subventionnées par le complexe militaro-industriel des ÉtatsUnis, leurs régimes (qui sont tous des dictatures ou des dynasties) sont soutenus et alimentés par les États-Unis. Il en est de même pour Israël, qui lui au moins affiche une façade démocratique, à la manière des États-Unis. Les pays arabes et leurs dirigeants savent que l’unique raison pour laquelle ils gardent le pouvoir, c’est parce que les États-Unis le veulent bien et les soutiennent. Ils sont ainsi dépendants des États-Unis et de son soutien politique, financier et militaire. S’opposer aux ambitions des États-Unis dans la région est le chemin le plus court pour finir comme l’Irak et Saddam Hussein. L’histoire moderne du MoyenOrient est remplie d’exemples de dirigeants marionnettes et favoris de l’Empire qui ont été rapidement transformés en ennemis et «menaces pour la paix». Dans ce cas, il s’ensuit un changement de régime provoqué par les États-Unis et une nouvelle marionnette prend la place de l’ancienne. Si les dirigeants arabes disaient que l’Iran n’était pas une menace pour la paix, ils se retrouveraient rapidement dans la ligne de mire de l’impérialisme occidental. De plus, de nombreux dirigeants, tels le Roi Abdullah, sont virulents et haïssent l’Iran tout simplement parce qu’ils sont concurrents dans la région. Une chose est sûre pour tous les états et leurs dirigeants, c’est qu’ils sont fondamentalement égoïstes et ob- Andrew GAVIN MARSHALL sédés par leurs intérêts propres et le renforcement de leurs pouvoirs. L’Arabie Saoudite, en particulier, mène activement une lutte d’influence contre l’Iran. Au Yémen, l’Arabie Saoudite est impliquée dans une autre guerre de conquête impériale des États-Unis, en participant à la répression des mouvements de libération scissionnistes au nord et au sud du Yémen. Le Yémen, dirigé par Saleh, un dictateur soutenu par les ÉtatsUnis et au pouvoir depuis 1978, se livre à l’extermination de sa propre population pour se maintenir au pouvoir, avec l’aide des ÉtatsUnis. Le conflit est pourtant présenté en général dans sa version propagandiste comme un conflit d’influence régionale entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Alors qu’il ne fait aucun doute que l’Arabie Saoudite est impliquée dans le conflit, ceci de son propre aveu, il n’existe par contre aucune preuve d’une implication de l’Iran, qui est pourtant constamment accusé d’ingérence par l’Arabie Saoudite et le Yémen. Il s’agit peut-être d’une tentative d’entraîner l’Iran dans le conflit ou tout simplement d’une nouvelle diabolisation du pays. Au milieu de cette nouvelle guerre yéménite, les États-Unis ont signé une vente d’armes avec l’Arabie Saoudite qui a battu tous les records de ventes d’armes des États-Unis, d’un montant de 60 milliards de dollars. Le contrat, et ce n’est pas un secret, est destiné à renforcer les capacités militaires de l’Arabie Saoudite afin de pouvoir intervenir plus efficacement au Yémen mais surtout pour défier et contrer l’influence croissante de l’Iran dans la région. Bref, les États-Unis sont en train d’armer leurs régimes marionnettes en vue d’une guerre contre l’Iran. Israël n’a pas dénoncé cette vente d’armes tout simplement parce qu’à terme, cette vente servira ses intérêts dans la région où sa cible principale est l’Iran. De plus, Israël, un autre état marionnette, est soumis aux intérêts des ÉtatsUnis. Si une guerre régionale contre l’Iran est effectivement en cours de préparation, et il semblerait pour beaucoup que ce soit le cas, il est certainement dans l’intérêt d’Israël d’avoir des alliés contre l’Iran dans la région. 99 Andrew GAVIN MARSHALL WIKILEAKS EST-IL UNE OPERATION DE PROPAGANDE ? 100 Les dirigeants israéliens ont insisté lourdement pour dire que les documents de Wikileaks ne leur portaient aucun tort. Avant leur publication, le gouvernement US a informé les officiels israéliens sur le type de documents qui allaient être publiés concernant Israël. (5) Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a déclaré, «il n’y a aucune divergence entre nos positions publiques, entre nous et Washington, et notre perception de nos positions respectives» (6) Le ministre de la Défense Ehud Barak a affirmé que ces documents «offrent une vision plus précise de la réalité.»(7) Un haut officiel turc a déclaré que de voir quels pays étaient satisfaits de ces fuites en disait suffisamment long et il a suggéré qu’Israël «est à l’origine de ces fuites» pour tenter de faire prévaloir ses intérêts et «faire pression sur la Turquie.»(8) (5) (6) (7) (8) De plus, des spéculations circulent sur Internet et dans différents médias au sujet de Wikileaks comme quoi ce dernier serait luimême un organe de propagande, peut-être même une façade de la CIA et un moyen pour «contrôler l’opposition» (qui, nous le savons, n’est pas immune aux activités de la CIA). Une telle spéculation est fondée sur l’utilisation qui est fait de l’information livrée par les câbles et semble totalement ignorer leur contexte. Quel est ce contexte ? Commençons par Israël. Il ne fait aucun doute qu’Israël est bien un état criminel (comme tous les états, au fond), mais sa criminalité dépasse celle de la plupart des autres états dans le monde, à l’exception peut-être des États-Unis. Le nettoyage ethnique des Palestiniens est un des crimes les plus terribles et un des crimes contre l’huma- Barak Ravid, Netanyahu: Israel will not stand at center of new WikiLeaks report, Ha’aretz, 28 November 2010: http://www.haaretz.com/news/diplomacy-defense/netanyahu-israel-will-not-stand-at-center-of-new-wikileaks-report-1 .327416?localLinksEnabled=false Jerrold Kessel and Pierre Klochendler, Unexpectedly, Israel Welcomes WikiLeaks Revelations, IPS News, 1 December 2010: http://ipsnews.net/news.asp?idnews=53731 JPOST.COM STAFF, Barak: ‘Wikileaks incident has not damaged Israel’, Jerusalem Post, 30 November 2010: http://www.jpost.com/DiplomacyAndPolitics/Article. aspx?id=197357 Haaretz Service, Senior Turkey official says Israel behind WikiLeaks release, Ha’aretz, 2 December 2010: http://www.haaretz.com/news/diplomacy-defense/senior-turkeyofficial-says-israel-behind-wikileaks-release-1.328373 Andrew GAVIN MARSHALL nité les plus persistants de ces 50 dernières années, et l’histoire jugera Israël comme l’état pervers, guerrier, inhumain et détestable qu’il est. Cela étant dit, Israël est tout sauf subtil. Lorsque le Premier Ministre israélien déclare que les documents de Wikileaks n’embarrassent pas son pays, il a très certainement raison. Et ce n’est pas parce qu’Israël n’a rien à cacher (rappelez-vous que les documents de Wikileaks ne sont pas des documents «top-secret», juste des câbles diplomatiques), mais tout simplement parce que les échanges diplomatiques d’Israël sont largement le reflet de ses déclarations publiques. Israël et ses dirigeants ont l’habitude de faire des déclarations absurdes, de menacer sans cesse l’Iran et ses voisins d’une guerre, ou de semer sa propagande selon laquelle l’Iran fabrique des armes nucléaires (chose qui reste à prouver). C’est pour cela que les fuites ne «touchent» pas Israël, parce que l’image d’Israël est déjà exécrable et parce que les diplomates et politiciens israéliens sont généralement aussi francs dans leurs déclarations publiques qu’ils le sont en privé. L’image d’Israël n’est donc pas modifiée par ces câbles. Bien sûr, les dirigeants israéliens – politiques et militaires – profitent de ces fuites pour déclarer qu’elles «confirment» leur opinions sur l’Iran, ce qui à l’évidence n’est qu’une opération de propagande, avec exactement la même technique que celle employée par les grands médias et qui consiste à prendre les câbles pour argent comptant. L’Iran a affirmé que les fuites de Wikileaks n’étaient qu’une opération de propagande occidentale qui visait l’Iran. Cette déclaration elle-même doit être considérée comme de la propagande. Après tout, l’Iran a déclaré aussi qu’il était «ami» avec tous ses voisins, ce qui est faux et a toujours été faux. L’Iran, comme tous les états, a recours à la propagande pour servir ses propres intérêts. L’Iran n’est en aucun cas un pays merveilleux. Mais comparé aux pays chéris par les États-Unis dans la région (l’Arabie Saoudite par exemple), l’Iran constitue un bastion de liberté et de démocratie. Ceux qui tentent 101 Andrew GAVIN MARSHALL 102 de contrer la désinformation et la propagande doivent demeurer vigilants devant les campagnes de désinformation menées contre l’Iran, et elles sont nombreuses. On sait que l’Iran fait partie des cibles des ambitions impérialistes des États-Unis. Mais il n’y a rien dans les documents de Wikileaks qui paraît faux en ce qui concerne l’Iran, particulièrement ceux rédigés par les diplomates occidentaux et les dirigeants arabes. Ces documents expriment effectivement leurs opinions et leurs opinions reflètent tout simplement les priorités politiques des États-Unis et de l’Occident et non l’expression d’une vérité. Il faut donc faire la distinction entre l’authenticité des documents et la véracité de leur contenu. Lorsque l’Iran déclare que les documents de Wikileaks ne sont que propagande, c’est faux. Il faut non seulement analyser l’authenticité des documents (et leurs sources) mais aussi, et c’est peutêtre le plus important, analyser l’interprétation qui est faite de ces documents. Ce n’est donc pas l’authenticité de ces documents qui ne font qu’exprimer l’opinion de l’Occident et du Moyen-Orient sur l’Iran (car ces opinions coïncident avec les réalités géopolitiques de la région) que je mets en doute, mais l’interprétation qui est faite de ces documents. C’est leur interprétation qui constitue à mes yeux la véritable opération de propagande de la part des gouvernements occidentaux et des médias. Cette propagande consiste à décrire ces documents comme des «analyses objectives» d’une réalité concrète, ce qui n’est pas le cas. Les documents sont «objectifs» dans la mesure où ils reproduisent des points de vues exprimés par leurs auteurs, ce qui ne signifie nullement qu’ils sont le reflet de la réalité. Il y a là une différence qu’il faut absolument comprendre, à la fois pour pouvoir dénoncer la propagande et discerner la part de vérité. La vérité sur la diplomatie Craig Murray est un de ceux qu’il faut écouter sur ce sujet. Craig Muray est un ancien ambassadeur britannique en Ouzbékistan qui s’est fait connaître en révélant que les renseignements de l’Ouzbékistan relatifs à Al-Qaeda Andrew GAVIN MARSHALL n’étaient absolument pas fiables, à cause des méthodes d’interrogation employés (comme faire bouillir les détenus vivants). Ces renseignements étaient ensuite transmises à la CIA et au MI6 et étaient, selon Murray, «tout à fait fausses». Lorsque Murray en a fait part à ses supérieurs au sein des services britanniques, il a été réprimandé pour avoir parlé de «droits de l’homme». (9) Le Bureau des Affaires étrangères britannique et du Commonwealth (FCO) a dit à Murray qu’il avait une semaine pour démissionner, et l’a menacé de procès et même de prison pour avoir révélé des «secrets d’état». (10) Il fut ensuite démis de ses fonctions et il est devenu depuis un militant politique. En un mot comme en cent, Murray est exactement le type de diplomate qu’il nous faut : honnête. Mais il est en même temps exactement le type de diplomate que les puissances occidentales ne veulent pas voir : honnête. Au cours des dernières publications de Wikileaks, Craig Murray a été sollicité par the Guardian pour écrire un article sur le su(9) jet. Comme Murray l’a remarqué plus tard, l’article, qui avait subi de larges coupures, fut placé au milieu d’un long article qui récapitulait différents commentaires sur Wikileaks. Murray a publié ensuite son article en intégralité sur son site. Dans cet article, Murray commence par analyser les déclarations officielles à travers le monde, et particulièrement aux États-Unis, selon lesquelles Wikileaks fait courir un «risque» aux États-Unis, qu’il met des vies en danger, que la notion de «secret gouvernemental est indispensable pour notre sécurité». Murray explique qu’il a été diplomate pendant 20 ans et qu’il connaît bien de genre d’arguments qui dit que les diplomates, à cause de Wikileaks, ne pourraient plus exprimer une opinion franche, «si cette opinion risquait de tomber dans le domaine public.» Murray explique : «En d’autres termes, le meilleur conseil (qu’un diplomate) peut donner n’est pas celui qu’il serait prêt à défendre en public. Vraiment ? Pourquoi ? Dans un monde globalisé, l’Ambassade n’est Craig Murray, Extraordinary Rendition, CraigMurray.org, 11 July 2005: http://www. craigmurray.org.uk/archives/2005/07/extraordinary_r_1.html (10) Nick Paton Walsh, The envoy who said too much, The Guardian, 15 July 2004: http:// www.guardian.co.uk/politics/2004/jul/15/foreignpolicy.uk 103 Andrew GAVIN MARSHALL 104 pas l’unique source d’expertise. Les organisations d’expatriés, universitaires et commerciales sont souvent bien mieux informées. Le meilleur conseil politique n’est pas celui que l’on cache à ses pairs. Ce que l’élite veut dire évidemment c’est que les Ambassadeurs devraient pouvoir conseiller des choses que l’opinion publique réprouverait, sans courir le risque d’être découvert. Mais dans une démocratie, devraient-ils vraiment être autorisés à le faire?»(11) Murray demande pourquoi un comportement généralement considéré comme répréhensible, comme mentir, «devrait être considéré comme acceptable, ou même louable, en diplomatie.» Murray explique que chez les diplomates britanniques, «cette croyance, que leur profession les dispense des limites habituellement admises par la décence, constitue un culte au machiavélisme, un orgueil envers leur propre immoralité.» Il explique que les diplomates sont issus des couches sociales supérieures et «se considèrent comme des supermen Nietzschéens ultra-intelligents, (11) au-dessus des normes morales habituelles» qui sont connectés à l’élite politique. En réponse aux nombreuses critiques selon lesquelles les fuites mettraient des vies en danger, Murray fait remarquer qu’une telle affirmation devrait être mise en parallèle avec «les risques encourus par les centaines de milliers qui sont déjà morts à cause de la politique étrangère des États-Unis et leurs complices ces dix dernières années.» De plus, à ceux qui pensent que Wikileaks est une opération de manipulation ou de propagande ou une façade de la CIA, Murray répond ceci : «Bien sûr, les documents reflètent l’opinion des États-Unis – ce sont des communications officielles du gouvernement. Ils montrent ce que j’ai personnellement constaté, à savoir que les diplomates dans leur ensemble racontent très rarement des vérités désagréables à entendre, mais relaient ou confirment plutôt ce que leurs maîtres veulent entendre, dans l’espoir d’être bien vus. Il y a donc une énorme quantité d’exagérations sur l’arsenal nucléaire supposé de l’Iran. Mais rien sur l’arsenal nucléaire Craig Murray, Raise A Glass to Wikileaks, CraigMurray.org, 29 November 2010: http:// www.craigmurray.org.uk/archives/2010/11/raise_a_glass_t.html Andrew GAVIN MARSHALL israélien. Ce n’est pas parce que Wikileaks a censuré toute critique à l’égard d’Israël mais parce que tout diplomate US qui ferait un bilan honnête et complet sur les crimes israéliens se retrouverait rapidement sans emploi». (12) Murray conclut son article avec cette déclaration que nous devrions tous garder à l’esprit : «la vérité protège le peuple des élites voraces – partout.» (13) ORDRE MONDIAL ET PRISE DE CONSCIENCE GLOBALE. Pour tenter de comprendre Wikileaks et ses effets potentiels (dans le cas où les médias alternatifs et les militants se décideraient à saisir cette opportunité), il nous faut placer Wikileaks dans un contexte géopolitique plus large. Notre monde est fait d’un réseau complexe d’interactions sociales. Aussi puissantes et dominatrices que sont, et ont toujours été, les élites, elles ne sont pas omnipotentes ; elles sont humaines et ne sont pas infaillibles, tout comme leurs méthodes et leurs idées. Il y a d’autres forces en action dans le monde et ce sont toutes ces interactions qui créent et changent le monde et déterminent son avenir. Rien n’est prédéterminé, rien n’est inéluctable. Des plans sont tracés par les élites, bien sûr, pour modeler et contrôler la société. Mais la société – dans un monde (12) (13) Ibid. Ibid. globalisé, la «société globalisée» - réagit et interagit avec les élites et ses idées. Tout comme les gens doivent s’adapter et subir les effets des changements imposés par les élites, les élites à leur tour aussi doivent s’adapter et subir les changements. Aujourd’hui nous pouvons conceptualiser cette dichotomie - devenue une réalité géopolitique du monde – comme «la prise de conscience politique globale et le nouvel ordre mondial». Nous assistons à un nouveau développement dans l’histoire de l’humanité, d’une ampleur sans précédent. Ce développement représente aussi la plus grande menace pour les structures de pouvoir global : le prise de conscience politique globale. Ce terme fut énoncé par Zbigniew Brzezinski. Voici sa définition : 105 Andrew GAVIN MARSHALL «Pour la première fois dans l’histoire, pratiquement toute l’humanité est politiquement active, politiquement consciente et politiquement en interaction. Le militantisme global fait émerger l’exigence d’un respect culturel et de justice économique dans un monde marqué par la mémoire de dominations coloniales ou impériales.» 106 C’est cette «prise de conscience politique» massive qui constitue le défi le plus dangereux et le plus important pour les pouvoirs organisés de la globalisation et de l’économie politique globale: les états nations, les sociétés multinationales et les banques, les médias et les institutions universitaires. La Classe Capitaliste Transnationale (CCT), ou «Superclasse» selon David Rothkopf, s’est globalisée comme jamais auparavant. Pour la première fois dans l’histoire, nous avons affaire à une élite réellement et profondément globalisée et intégrée. Alors que les élites ont globalisé leur pouvoir, pour construire leur «nouvel ordre mondiale» d’une gouvernance globale pour aboutir à un gouvernement global (d’ici quelques dizaines d’années), elles ont par la même occasion, globalisé les populations. La «révolution technologique» implique deux développements géopolitiques majeurs. Le premier est qu’au fur et à mesure des avancées technologiques, les systèmes de communications de masse connaissent une accélération rapide, et les populations ont la possibilité d’entrer instantanément en contact les unes avec les autres et accéder à l’information partout dans le monde. Ici réside le potentiel – et en dernier recours la principale source – d’une prise de conscience politique globale. Dans le même temps, la Révolution Technologique a permis aux élites d’orienter et de contrôler les sociétés d’une manière qu’on n’aurait pas pu imaginer il y a encore peu, avec le risque d’aboutir à une dictature scientifique globale au sujet de laquelle beaucoup ont tiré la sonnette d’alarme au début du 20eme siècle. Les possibilités et conditions pour contrôler les masses n’ont jamais été aussi favorables, tandis que la Andrew GAVIN MARSHALL science libère toute la puissance de la génétique, de la biométrie, de la surveillance et de nouvelles formes d’eugénisme, toutes mises en oeuvre par une élite dotée de systèmes de contrôle. Brzezinski a beaucoup écrit sur «La prise de conscience politique globale» et a donné des conférences à différents groupes de réflexion à travers le monde pour «informer» les élites du changement en cours. Brzezinski est un des principaux représentants de l’élite globale et un des intellectuels de l’élite les plus influents au monde. Son analyse de la «prise de conscience politique globale» est utile parce qu’il la présente comme la principale menace globale pour intérêts de l’élite. Il faut donc considérer que le concept de «prise de conscience politique globale» est un des plus grands espoirs pour l’humanité et devrait être encouragé et cultivé par opposition à Brzezinski qui voudrait le contrôler et le restreindre. Mais laissons la parole à Brzezinski qui explique en quoi il représente une menace pour les élites : «Pour la première fois dans l’his- toire de l’humanité, pratiquement toute l’humanité est politiquement active, politiquement consciente et politiquement interactive. Il ne reste que quelques poches dans les coins les plus reculés qui ne sont pas politiquement éveillés et connectés aux troubles politiques qui sont si répandus dans le monde. Le militantisme global fait émerger l’exigence d’un respect culturel et de justice économique dans un monde marqué par le souvenir de dominations coloniales ou impériales... L’aspiration globale à la dignité humaine constitue le défi principal inhérent au phénomène de prise de conscience politique globale. L’Amérique doit affronter une nouvelle réalité globale : la population mondiale connaît une prise de conscience politique sans précédent de par son ampleur et son intensité. Il en résulte que les politiques populistes sont en train de transformer les politiques de pouvoir. La nécessité de répondre à ce phénomène massif pose un dilemme historique à l’Amérique: quel devrait être la définition du rôle global de l’Amérique? Le défi principal de notre épo- 107 Andrew GAVIN MARSHALL 108 que n’est pas le terrorisme global mais plutôt les troubles croissants provoqués par le phénomène de prise de conscience politique globale. Cette prise de conscience est massive en termes sociaux et radicale en termes politiques. … Il n’est pas exagéré de dire que maintenant au 21eme siècle la population d’une bonne partie des pays en voie de développement est politiquement agitée et dans de nombreux cas en ébullition. C’est une population dotée d’une conscience aiguë des injustices sociales, sans précédent, et souvent irritée contre ce qu’elle perçoit comme un manque de dignité politique. L’accès quasi généralisé à la radio, à la télévision et de plus en plus à l’Internet est en train de créer une communauté qui partage les mêmes analyses et ressentiments qui pourraient être galvanisés et canalisés par des passions politiques ou religieuses démagogiques. Ces énergies transcendent les frontières et représentent un défi à la fois pour les états existants et la hiérarchie globale existante, au sommet de laquelle se trouve encore l’Amérique. La jeunesse du Tiers Monde est particulièrement agitée et irritée. De plus, la révolution démographique est une bombe politique à retardement. A l’exception de l’Europe, du Japon et de l’Amérique, le groupe démographique des tranches d’âge autour de 25 ans est en rapide expansion et est en train de créer une masse énorme de jeunes impatients. Leurs esprits ont été agités par les sons et les images lointains qui amplifient leur désaffection pour tout ce qui les entoure. L’avant-garde d’une révolution potentielle émergera probablement de ces millions d’étudiants concentrés dans les «troisièmes niveaux» intellectuellement douteuses des systèmes éducatifs des pays en voie de développement. Selon la définition des troisièmes niveaux, il y a actuellement entre 80 et 130 millions d’étudiants «d’université». Typiquement, ils sont originaires des classes moyennes inférieures et sont enflammés par un sentiment de révolte social et ces millions d’étudiants sont des révolutionnaires en puissance, déjà à moitié mobilisés au sein de larges congrégations, connectés par Internet et pré positionnés pour rejouer à une plus Andrew GAVIN MARSHALL grande échelle les événements qui ont eu lieu il y a quelques années à Mexico City ou sur la place Tienanmen. Leur énergie physique et leurs frustrations émotionnelles n’attentent que l’étincelle d’une cause, d’une croyance ou d’une haine pour exploser.» Brzezinski affirme donc que pour affronter ce nouveau défi «global» aux pouvoirs en place, particulièrement les états-nations qui sont incapables de gérer les populations de plus en plus agitées et les exigences populistes, il faut «un renforcement de la coopération supranationale, activement promue par les États-Unis.» En d’autres termes, Brzezinski préconise un renforcement et une extension de l’internationalisation, ce qui n’est pas une surprise puisqu’il est l’auteur intellectuel de la Commission Trilatérale. Il explique que «la démocratie en tant que telle n’est pas une solution viable,» et pourrait être renversée par «un populisme radical frustré». UNE REALITE GLOBALE VRAIMENT NOUVELLE : «Une humanité politiquement éveillée aspire à une dignité politique, que la démocratie peut apporter, mais la dignité politique requiert aussi l’autodétermination ethnique, nationale ou religieuse, et les droits humains et sociaux, le tout dans un monde désormais conscient des inégalités économiques, raciales et ethniques. La recherche de dignité, particulièrement par le biais de l’autodétermination nationale ou la transformation sociale, fait partie de la tentation d’affirmation des déshérités de la planète.» Ainsi, écrit Brzezinski, «une réponse efficace ne peut venir que d’une Amérique confiante en elle et réellement engagée dans une solidarité globale.» L’idée est que pour répondre aux revendications provoquées par la globalisation et les structures globales de pouvoir, le monde et les ÉtatsUnis doivent étendre et institutionnaliser le processus de globalisation, non seulement dans le domaine économique mais aussi dans le domaine social et politique. Le raisonnement est pour le moins tordu, puisqu’il s’agirait, 109 Andrew GAVIN MARSHALL pour réparer les problèmes systémiques, de renforcer les défauts systémiques qui les ont crées. On n’éteint pas un incendie en versant du combustible. 110 Brzezinski a même écrit que, «disons dés à présent que la supranationalité ne doit pas être confondue avec le gouvernement mondial. Même si l’idée est bonne, l’humanité n’est pas du tout prête pour un gouvernement mondial, et le peuple Américain sans aucun doute l’est encore moins.» L’Amérique doit plutôt jouer un rôle clé dans la construction d’un système de gouvernance globale, dit Brzezinski, «dans le modelage d’un monde qui est défini moins par la fiction de la souveraineté des nations et plus par la réalité d’une interdépendance en expansion et politiquement régulée.» En d’autres termes, pas de «gouvernement global» mais une «gouvernance globale», qui n’est qu’une astuce rhétorique puisque «gouvernance globale» - et quelque soit la forme sous laquelle elle se présente – n’est en réalité qu’une étape indispensable et une transition nécessaire pour aboutir à un gouvernement global. CONCEPTUALISER WIKILEAKS Je crois que Wikileaks doit être de perdre l’incroyable opportuniconceptualisé dans cette réalité té que représente Wikileaks, non géopolitique telle que nous la seulement pour toucher un public comprenons aujourd’hui. S’il faut plus large avec une information rester prudent devant de tels évé- importante, mais de faire mieux nements, il faut aussi se rappeler que simplement d’informer. que la vie réserve des surprises A ceux qui considèrent Wikileaks – pour tous – et que l’avenir est comme une conspiration ou un tout sauf décidé d’avance. Tout complot, une opération psychopeut arriver. Il y a bien sûr une logique ou je ne sais quoi, ce qui certaine logique derrière les dou- est déjà arrivé dans le passé, je fetes et scepticisme exprimés par rais remarquer qu’il n’y a aucune les médias alternatifs au sujet de preuve dans ce sens. Tous ces avis Wikileaks. Mais ils risquent aussi ne sont que le fruit de spécula- Andrew GAVIN MARSHALL tions. De nombreux pays à travers le monde, particulièrement au Moyen orient et en Asie du Sud, montrent du doigt les pays occidentaux en les accusant de se livrer à une campagne de propagande pour semer la discorde entre états et alliés. L’Iran, la Turquie, le Pakistan et l’Afghanistan l’ont affirmé. Il n’est pas étonnant que la plupart de ces états, surtout l’Iran, fassent partie des cibles de l’impérialisme US. Mais si ces documents parlent abondamment et négativement de l’Iran, du Pakistan, de l’Afghanistan, de la Russie, de la Chine, du Venezuela, etc., il ne faut pas oublier que ce sont des câbles «diplomatiques», et ne représentent que les «opinions et avis» des milieux diplomatiques, un groupe social qui a toujours été étroitement lié et soumis aux élites. En bref, il s’agit de communications rédigées par les envoyés spéciaux de l’Empire et qui en tant que tels sont les représentants impérialistes d’intérêts impérialistes. Comme toujours, les objectifs impérialistes sont cachés derrière une rhétorique politique. Puisque ces états sont visés par l’élite impériale des États-Unis, ses repré- sentants diplomatiques se concentreront sur ces états et adopteront ses idées et opinions. Combien de gens ont été promus pour avoir exprimé des doutes à l’égard de leurs supérieurs ? De même, les diplomates chercheront des informations qui iront dans le sens des objectifs impériaux des ÉtatsUnis. Si toute leur information n’est constituée que de rumeurs, de conjectures et de radotages, c’est ce que l’on retrouvera dans les câbles diplomatiques. Et c’est bien ce qui se passe. Ces câbles sont remplis de rumeurs et d’affirmations sans fondements. Naturellement, ce sont ces nations là qui seront ciblées – celles considérées comme significatives pour les intérêts impérialistes – et non Israël ou d’autres nations. C’est pour cela que ces câbles me paraissent authentiques. Elles paraissent bien refléter la réalité du «groupe social diplomatique», et représentent ainsi une source d’étude de l’impérialisme. Wikileaks nous a donné l’occasion de lire les «communications» de la diplomatie impériale. Et c’est cela qui représente une opportunité extraordinaire. 111 Andrew GAVIN MARSHALL De plus, en ce qui concerne les nations du Moyen Orient ou d’Asie qui accusent Wikileaks d’être un «complot occidental», nous devons être lucides quant à la réalité géopolitique de cette «prise de conscience globale». Tous les états sont égoïstes. Partout les élites sont conscientes de sa réalité et de son potentiel et essaient de la freiner ou de la contrôler. Des états souvent présentés comme des cibles de l’impérialisme occidental, tels que l’Iran, peuvent être tentés d’utiliser ce potentiel en leur faveur. Ils peuvent essayer d’influencer la «prise de conscience globale» et les «médias alternatifs» en leur faveur. Mais les médias alternatifs n’ont pas à «choisir leur camp» entre différents élites et pouvoirs globaux. (...) 112 WIKILEAKS ET LES MEDIAS Au lieu de dédaigner Wikileaks qui «ne nous apprend rien de nouveau», les médias alternatifs devraient en profiter pour extraire des documents tout ce qui peut renforcer leur argumentaire. (…) Les documents de Wikileaks ne sont une «révélation» que pour ceux qui croyaient aux «illusions» de ce monde : que nous vivons dans des «démocraties» qui promeuvent la «liberté» à travers le monde, etc. Les «révélations» remettent en cause non seulement la vision des Américains sur l’Amérique, mais aussi celle de toutes les populations sur tous les pays. Le fait que les gens se mettent à lire et à découvrir des choses est un changement radi- cal. C’est probablement pour cela que les grands médias en parlent autant (fait qui constitue en luimême un motif de suspicion de la part des médias alternatifs) : pour contrôler l’interprétation du message. C’est le travail des médias alternatifs et des intellectuels et autres penseurs de remettre en cause ces interprétations par des analyses plus objectives. En réalité, les documents de Wikileaks rendent un plus grand service aux médias alternatifs qu’aux grands médias commerciaux. Pourquoi les documents de Wikileaks sont-ils une « révélation » pour certains ? Tout simplement parce que les grands médias ont une solide emprise sur la diffu- Andrew GAVIN MARSHALL sion et l’interprétation de l’information. Ce sont des «révélations» parce que les gens sont endoctrinés par des mythes. Ce ne sont pas des «révélations» pour les médias alternatifs parce que ça fait des années qu’ils en parlent. Et si ce ne sont pas à proprement parler des «révélations», ce sont par contre des «confirmations» qui offrent la possibilité de faire d’autres analyses. Puisque ces documents confirment nos dires et nous informent mieux, nous pouvons nous appuyer sur eux. (...) Nous assistons en ce moment à une offensive majeure de propagande de la part des grands médias qui déforment et manipulent ces fuites pour servir leurs propres intérêts. Les médias alternatifs doivent utiliser Wikileaks à leur propre avantage. Ignorer ces documents ne fera que porter tort à notre cause. Les grands médias l’ont compris, alors nous devons le comprendre aussi. Wikileaks nous offre encore une occasion de dénoncer les grands médias comme une forme de propagande organisée. En «surprenant» autant de gens par des «révélations», les grands médias ont en réalité démontré leurs propres incompétences passées. Pour le moment, les grands médias en profitent. Mais nous sommes toujours dans la «révolution technologique» et il existe encore (pour le moment) une liberté sur Internet. A nous de jouer. Comme dit la phrase, «le riche vous vendra la corde pour le pendre s’il pense pouvoir en tirer un profit». Peut-être que les grands médias ont fait pareil. Aucune autre organisation n’aurait été capable de diffuser autant de matériel aussi rapidement et aussi massivement que les grands médias commerciaux. Si les fuites n’avaient été fournies qu’aux médias alternatifs, l’information n’aurait touché que ceux qui étaient déjà au courant. Et il n’y aurait pas eu de «révélations» et l’effet en aurait été amoindri. Grâce à une diffusion par les grands médias (peu importe leurs désinformations et leur propagande) la dynamique et la signification de l’information a changé. (…) Wikileaks est un événement de transformation global. Non seulement en termes de «prise de conscience» pour une «nouvelle» 113 Andrew GAVIN MARSHALL 114 information, mais aussi en termes d’effets sur les structures de pouvoir. Des ambassadeurs démissionnent, des diplomates se révèlent être des menteurs, des clivages apparaissent entre alliés impérialistes occidentaux et de nombreuses carrières et réputations chez l’élite sont en péril. Wikileaks crée le potentiel d’une énorme baisse de l’efficacité de l’impérialisme. Ce qui constitue en soi un objectif louable et admirable. Que ce potentiel existe montre déjà à quel point Wikileaks est utile et combien il pourrait l’être encore. Partout dans le monde, les gens commencent à voir leurs dirigeants sans le filtre des «relations publiques». Dans les grands médias, cette vision est filtrée par leur propagande. C’est pour cela qu’il est important que les médias alternatifs replacent ces documents dans un contexte plus large. Par la réaction de plusieurs états et organisations qui ont émis des mandats d’arrêt contre Julian Assange, ou appelé à son assassinat (comme un conseiller du Premier ministre canadien l’a suggéré à la télévision), ces derniers ont montré leur haine de la démocratie, de la transparence et de la liberté d’informer. Leurs réactions sont autant d’arguments pour leur ôter toute légitimité à «gouverner». Si les politiciens sont censés «protéger et servir», pourquoi cherchentils à «punir et éliminer» ceux qui exposent la vérité ? Encore une fois, ceci ne surprendra pas ceux qui connaissent la véritable nature de l’état et le phénomène moderne de militarisation des sociétés et le démantèlement des droits et libertés à travers le monde. Mais cette fois, ça se déroule là sous nos yeux et les gens sont attentifs. Ceci est nouveau(…) Un autre point à examiner est le rôle des universités, qui n’est pas «l’éducation» mais «l’endoctrinement» et la production de serviteurs du pouvoir. Par exemple, Columbia University est un des établissements les plus «respectés» et «vénérés» dans le monde, et a produit d’importants membres de l’élite politique (y compris des diplomates). En réaction aux fuites de Wikileaks, l’Université a averti les étudiants qu’ils «mettaient leur carrière en péril s’ils téléchargeaient ces documents», après que le gouvernement ait Andrew GAVIN MARSHALL «interdit aux employés, estimés à plus de 2,5 millions, qui utilisent des ordinateurs au travail, de consulter les documents diffusés par Wikileaks.» L’Université «a envoyé un courrier électronique aux étudiants du département des affaires internationales, un ter- rain de recrutement pour le ministère des affaires étrangères.»(14) (...) Cette réaction montre le rôle des universités dans notre société, et particulièrement le rôle des universités chargés de former les «managers» du futur. WIKILEAKS EST UNE OPPORTUNITE Si Wikileaks est une opération psychologique, alors c’est soit l’opération la plus stupide ou la plus intelligente jamais lancée. Mais une chose est certaine : les systèmes et structures de pouvoir sont en train d’être exposés à un public plus large que jamais. La question pour les médias alternatifs est de savoir qu’en faire. Julian Assange a été récemment interviewé par Time Magazine. Il a expliqué au journaliste mal informé de Time Magazine que toutes les organisations qui opèrent dans le secret doivent être dénoncées. «Si leur comportement est révélé au public, ils n’ont que deux op(14) (15) tions : soit se réformer de telle sorte à pouvoir être fiers de leurs actes, et fiers de les montrer au public. Soit resserrer les boulons en interne, en quelque sorte se ’balkaniser’, ce qui aurait pour effet, bien sûr, de les rendre moins efficaces. A mes yeux, c’est une excellente conclusion, parce que les organisations peuvent être soit efficaces, ouvertes et honnêtes, soit elles peuvent être fermées, conspirationnistes et inefficaces.»(15) Assange a ensuite expliqué son point de vue sur l’influence et les réactions de Wikileaks, en déclarant que les Chinois : «semblent être terrifiés par la li- Ewen Mac Askill, Columbia students told job prospects harmed if they access WikiLeaks cables, The Guardian, 5 December 2010: http://www.guardian.co.uk/ media/2010/dec/05/columbia-students-wikileaks-cables Richard Stengel, Transcript: TIME Interview with WikiLeaks’ Julian Assange, Time Magazine, 30 November 2010: http://news.yahoo.com/s/time/20101201/wl_ time/08599203404000 115 Andrew GAVIN MARSHALL 116 berté d’expression, et si certains pensent que c’est le signe qu’il se passe des choses terribles dans ce pays, moi je pense qu’il y a là un signe d’optimisme, parce que ça signifie que la parole peut encore provoquer des réformes et que la structure du pouvoir chinois est encore par essence politique, par opposition à un pouvoir juridique. Ainsi, le journalisme et l’écrit peuvent encore changer les choses, et c’est pour cela que les autorités chinoises en ont peur. D’un autre côté, aux États-Unis, et dans d’autres pays occidentaux aussi, les éléments fondamentaux de la société ont été si fermement encadrés par le biais d’obligations contractuelles que tout changement politique ne semble pas produire de changement économique. En d’autres termes, cela signifie que tout changement politique ne produit aucun changement du tout.»(16) Dans cette interview, Assange a abordé la question de l’Internet et des médias communautaires : «En ce qui concerne la montée des médias communautaires, c’est intéressant. Lorsque nous avons commencé (en 2006), nous pen(16) (17) Ibid. Ibid. sions que le travail d’analyse serait accompli par les blogueurs et ceux qui écrivaient les articles pour Wikipédia, etc. Et nous pensions que ce serait normal, puisque nous avions beaucoup de contenu, de qualité... Mais le gros du travail – un gros travail d’analyse – c’est nous qui le faisons, avec des journalistes professionnels et des militants des droits de l’homme collaborent avec nous. Le travail n’est pas effectué par la communauté. Mais une fois le gros du travail accompli, une fois qu’une document sort et devient une information, alors nous assistons à une implication de la part de la communauté qui creuse les données et offre d’autres points de vue. Les réseaux sociaux ont donc tendance à jouer un rôle d’amplificateur de notre travail. Et ils nous offrent aussi des sources ». (17) (…) Nous sommes à la veille d’une transformation sociale globale. La question est : qu’allons nous faire? Allons-nous tenter d’informer et de participer à cette transformation ou allons-nous l’observer, passifs, se faire manipuler et la critiquer tout en assistant à sa chute ? Andrew GAVIN MARSHALL Comme l’a fait remarquer Martin Luther King dans son discours de 1967, Beyond Vietnam (au-delà du Vietnam), il semblerait que l’Amérique se trouve «du mauvais côté d’une révolution mondiale». Nous avons désormais la possibilité de remédier à cette triste réalité et pas simplement à l’échelle nationale, mais globale. Malgré tous les moyens et méthodes déployés par les pouvoirs de ce monde, pour chaque action il y a une réaction. Tandis que les choses empirent peu à peu, comme tout observateur indépendant l’a remarqué, la vie trouve comment créer des moyens et des méthodes pour contrer ces agressions. La globalisation a facilité l’émergence d’une élite globale et de plusieurs institutions et idéologies de pouvoir global mais elle a aussi facilité la globalisation de l’opposition. Tandis que les élites œuvrent globalement et activement à l’intégration et à l’expansion des structures de pouvoir, elles ont aussi par inadvertance intégré et renforcé l’opposition globale à ces mêmes structures de pouvoir. (18) C’est un grand paradoxe de notre temps, un paradoxe qu’il faut avoir compris parce qu’il ne s’agit pas simplement de l’observer mais d’en tirer une source d’espoir. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’espoir. Il est difficile de trouver de «l’espoir» devant tant d’horreurs dans le monde et devant le constat de notre sentiment d’impuissance. Mais le militantisme et le changement ont besoin d’espoir. De ce point de vue, la campagne électorale d’Obama a été très claire et marquée par les mots «espoir» et «changement», choses que tout le monde voulait et avait besoin. Cela dit, l’«espoir» et le «changement» d’Obama n’étaient que des opérations de com’ et au final un magnifique exercice de propagande et un terrible coup porté contre le véritable «espoir» et le véritable «changement». Ce n’est pas pour rien que la campagne d’Obama a remporté les premiers prix attribués par l’industrie de la communication. (18) L’espoir est une nécessité mais ne doit pas devenir un faux es- Matthew Creamer, Obama Wins! ... AdAge’s Marketer of the Year, AdAge, 17 October 2008: http://adage.com/moy2008/article?article_id=131810; Mark Sweney, Barack Obama campaign claims two top prizes at Cannes Lion ad awards, The Guardian, 29 June 2009: http://www.guardian.co.uk/media/2009/jun/29/barackobama-cannes-lions 117 Andrew GAVIN MARSHALL 118 poir, comme avec Obama ; un espoir enraciné non dans une «foi aveugle» mais dans une «analyse objective». Tandis que les choses s’empiraient sur la plupart des fronts de la planète, les médias alternatifs se sont focalisés presque exclusivement sur ces sujets et ils ont ignoré les développements géopolitiques positifs de par le monde, notamment la «prise de conscience politique globale» et le rôle de l’Internet dans le remodelage de la société globale. Si les enjeux sont connus, ils ne sont pas forcément bien compris ou expliqués dans leur contexte plus général ; qu’il s’agit d’un développement positif, qu’il y a de l’espoir. Wikileaks peut renforcer cette idée si nous savons en profiter. Une critique qui n’offre pas d’espoir tombe à plat. Personne ne veut entendre que c’est «sans espoir». S’il est nécessaire d’examiner tout ce qui ne va pas dans le monde, il est indispensable d’examiner aussi tout ce qui peut donner de l’espoir. C’est comme ça que l’on peut diffuser un message et gagner des partisans. L’Internet est le médium par lequel le message peut être diffusé. Après tout, comme l’a dit un des plus grands théoriciens des médias, Marshall McLuhan, «le médium est le message». (...)