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SOUS L’EGIDE DE L’ECOLE DOCTORALE DROIT DE L’UNIVERSITE DE DOUALA
REVUE AFRICAINE DE PARLEMENTARISME ET DE DEMOCRATIE
Volume III, N°5, Avril 2011
L’islamisme Algérien : de la réconciliation à l’échec de la
participation politique
«Risque mesuré ou surdimensionné» : instrumentalisation
de l’AQMI et domination géostratégique ?
L’autonomie relative des codes pétroliers en matière fiscale
en Afrique noire : exemple à partir de l’impôt sur les sociétés
en droit Camerounais et Ivoirien
Decentralisation, local governance and poverty reduction in
africa : Exploring the linkages in the light of the UN-HABITAT
Decentralization Guidelines
Droit constitutionnel et crises en Afrique
Wikileaks et la guerre mondiale de l’information : pouvoirs,
propagandes et prise de conscience politique globale
ISSN 1561 - 7726
REVUE AFRICAINE DE PARLEMENTARISME ET DE DEMOCRATIE
BP 12 809 DOUALA - CAMEROUN
Tél/Fax : +237 3347 4138
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Professeur à l’Université de Douala
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Professeur à l’Université de Lyon III
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REDACTEUR EN CHEF :
Manassé ABOYA ENDONG (GREPDA - Université de Douala - Cameroun)
SECRETAIRE DE REDACTION :
Serge NTAMACK (GREPDA - Université de Douala - Cameroun)
REVUE AFRICAINE DE PARLEMENTARISME ET DE DEMOCRATIE
Volume III, N°5, Avril 2011
SOMMAIRE
L’Islamisme Algérien : De la réconciliation à l’échec de la
participation politique
Par Amel BOUBEKEUR
«Risque mésuré ou surdimensionné» : Instrumentalisation de l’AQMI et domination géostratégique ?
Par Manassé Aboya Endong
L’autonomie relative des codes pétroliers en matière fiscale en Afrique noire : exemple à partir de l’impôt sur les
sociétés en droit Camerounais et Ivoirien
Par Stéphane ESSAGA
Decentralisation, local governance And poverty reduction in Africa : Exploring the linkages in the light of the
UN-HABITAT Decentralization Guidelines
By Dr Charles NACH MBACK
Droit constitutionnel et crises en Afrique
ParLéopold DONFACK SOKENG
Wikileaks et la guerre mondiale de l’information :
pouvoirs, propagandes et prise de conscience politique
globale
Par Andrew GAVIN MARSHALL
L’Islamisme Algérien : De la réconciliation à l’échec
de la participation politique
Par
( )
Amel BOUBEKEUR
( )
L’auteur est Chercheure à l’EHESS et l’ENS, Paris (France)
Amel BOUBEKEUR
INTRODUCTION
P
resque vingt ans après l’interdiction du Front islamique du
salut (FIS), l’avenir de l’islamisme algérien est toujours un élément structurant de la vie politique
du pays, malgré sa fragmentation et
l’amoindrissement de sa capacité de
mobilisation (1).
Depuis la victoire électorale du
Front islamique du salut (FIS) lors
des élections législatives de 1991, les
partis islamistes n’ont jamais quitté
la scène politique algérienne. Unis
par la même volonté de donner une
dimension militante à l’islam, ils
sont pourtant loin de constituer un
mouvement homogène. On peut
néanmoins dénombrer trois formations politiques : En-Nahda, dont le
secrétaire général est Fateh Rabiaï,
le Mouvement de la société pour la
paix (MSP/Hamas – Al-Harakat alMûjtama’a al-Silm), sous l’autorité
d’Aboujerra Soltani, et le Mouvement de la réforme nationale (Islah –
Al-Harakat al-Islah al-Watany), qui
fut jusqu’à une période récente sous
la présidence d’Abdallah Djaballah
et qui est actuellement dirigé par
Djahid Younsi.
Alors qu’une partie de l’«opposition»
islamiste, principalement incarnée
par le FIS, choisit l’usage d’une violence politique profondément an-
(1)
ti-État, une autre, principalement
incarnée par les partis du Hamas,
d’En-Nahda et d’Islah, opte pour
la participation au régime en place.
Organisés en partis politiques, ces
acteurs sont autorisés à participer à
la majorité des scrutins depuis 1995,
date à laquelle le régime algérien décide de redonner vie à l’islam politique. Lors des élections présidentielles de 1995, le candidat islamiste du
Hamas, feu Mahfoud Nahnah, récolte près de 25 % des suffrages, soit
le soutien de plus de deux millions
d’électeurs. Les élections législatives
de 1997 confirment la persistance et
l’ancrage du vote islamiste dans la
population algérienne avec 69 sièges
gagnés pour le Hamas et 34 sièges
pour En-Nahda. Malgré un affaiblissement du vote islamiste au moment
des élections présidentielles de 1999,
Islah obtient 43 sièges et le Hamas
fait élire 38 de ses députés lors des
élections législatives de 2002, faisant
des formations islamistes la deuxième force politique du pays. Même
si les élections législatives de 2007
marquent un net recul des islamistes au Parlement algérien, force est
de constater que les partis islamistes
légalisés ont su devenir des acteurs
incontournables du paysage institutionnel, au-delà d’un taux d’absten-
Cet article est basé sur de nombreuses interviews et recherches sur le terrain réalisées
en Algérie de 2006 à 2009, reprises dans la publication de la Friedrich Ebert Stiftung
Alger, « L’impact de l’évolution de l’islam politique sur la cohésion nationale en Algérie », septembre 2009.
7
Amel BOUBEKEUR
8
tion important et des doutes quant
à la régularité des différents scrutins. Bien qu’il revête une dimension
protestataire, l’islamisme algérien
est devenu une constante politique,
un phénomène structurel du champ
politique algérien, dont les acteurs
se trouvent depuis lors piégés par
une position contradictoire de partis
cooptés et opposants au régime.
Héritiers de la lutte nationaliste algérienne et de la Sahwa (l’« éveil de
la communauté musulmane ») des années 1970, l’islamisme algérien est
passé, en trente ans, de l’opposition
radicale à une logique participationniste avec le régime, de la violence
politique à l’expression de revendications démocratiques et du refus
du compromis culturel au dialogue
avec les puissances occidentales.
Comment ce changement spectacu-
laire s’est-il opéré ?
Pour continuer d’exister, les partis
islamistes légalisés, dits modérés,
tels que le Hamas, Islah et Nahda,
ont accepté de soutenir les politiques de réconciliation post guerre
civile de l’État. Ils ne sont cependant
pas parvenus à éviter leur marginalisation d’une scène politique sans
réelle compétition et dirigée par le
même président depuis onze années (2). Devant la neutralisation de
la charge protestataire des partis
islamistes légalisés et la repentance
des membres des groupes armés,
c’est le mouvement du salafisme de
prédication (da’wa salafiyya) qui
séduit aujourd’hui de plus en plus
une base islamiste à la recherche de
réseaux de solidarité islamique, sans
s’encombrer de la question de la réforme de l’État pour exister.
LA CRISE DES ELECTIONS PRESIDENTIELLES DE 2009
La participation politique («mousha- cependant plongé la mouvance israka») est, sur le plan national, l’un lamiste cooptée et oppositionnelle
des plus grands acquis des partis is- dans l’impasse. Les élections prélamistes. L’objectif était de se former sidentielles de 2009, qui ont consaà la politique en pénétrant les insti- cré un troisième mandat pour le
tutions afin de se préparer à pren- président, ont en effet révélé les lidre le pouvoir. La modification de mites des stratégies de l’islamisme
la Constitution en novembre 2008, « accommodant » de l’après-FIS et
autorisant Abdelaziz Bouteflika l’émiettement des partis concerà briguer un troisième mandat, a nés. La mousharaka semble même
(2)
Le taux de participation a atteint à peine 36,5 % aux dernières élections législatives
de mai 2007. Le désintérêt autour de la réélection du président Bouteflika à un troisième mandat en avril 2009 était également flagrant.
Amel BOUBEKEUR
avoir beaucoup plus renforcé le régime historique du FLN (Front de
libération nationale) et ses cercles
décisionnels que les structures partisanes islamistes. En vingt ans de
choix politiques institutionnalisés,
ils ont été incapables de transformer
la mobilisation sociale des citoyens
en vraie mobilisation politique capable d’inverser les rapports de domination à l’œuvre dans le pays. Face
à leur base potentielle et à leurs militants de longue date, les islamistes
algériens, toutes tendances confondues, peinent à convaincre des
avantages de la politique participationniste à un moment où la société
civile est affaiblie et les institutions
d’État inaptes à faire du multipartisme une réalité. Dans un contexte
de postguerre civile, la question du
changement, fer de lance de l’identité islamiste, a, peu à peu, disparu
du programme islamiste pour laisser place à celle de la consolidation
du pays grâce à l’achèvement des
chantiers présidentiels, participant
ainsi à leur propre neutralisation de
la compétition politique.
La nécessité de continuer à participer
à un système politique qui les affaiblit et les neutralise ou, au contraire,
de s’en soustraire afin de réinventer
de nouveaux pôles de contestation
se pose âprement pour les acteurs
islamistes algériens aujourd’hui.
Dans un contexte de désintérêt général de la part des citoyens pour
la scène politique, les élections présidentielles de 2009 ont accueilli la
participation de deux candidats au
label islamiste. Le candidat Djahid
Younsi, représentant du parti Islah,
a ainsi promis l’ouverture du champ
audiovisuel privé, la création de
nouveaux partis politiques, la fin de
l’état d’urgence en vigueur depuis
1992, l’élaboration d’une stratégie
pour l’après-pétrole, la promotion
des jeunes entrepreneurs et la poursuite de la réconciliation nationale,
notamment en promettant une amnistie totale, y compris pour les
membres d’Al-Qaïda au Maghreb
islamique (AQMI), organisation
rassemblant les anciens groupes armés. Djahid Younsi n’a cependant
pas réussi à influer sur la campagne
présidentielle et à remplacer Abdallah Djaballah qui, après quelques
tractations avec le gouvernement, a
refusé de concourir. Même le parti
Nahda, allié historique avec lequel
il a envisagé de faire front commun,
lui a finalement préféré l’option du
boycott. Le candidat Mohamed Saïd,
quant à lui, a été qualifié de lièvre
(nom donné à l’ensemble des candidats lors de la campagne, excepté
le président, pour signifier qu’ils
n’avaient aucune chance de succès
et qu’ils étaient appelés uniquement à faire de la figuration) et pro-
9
Amel BOUBEKEUR
10
pulsé sans véritable base populaire.
Mieux, son parti, le Parti de la liberté
et la justice, fut créé deux mois avant
les élections et n’était toujours pas
validé le jour du vote. Collaborateur
d’Ahmed Taleb al-Ibrahimi, fondateur du parti islamiste Wafa toujours
non agréé, Mohamed Saïd espérait
en fait être autorisé à revenir sur la
scène politique de manière officielle.
Pourtant, les espoirs des deux candidats ont été déçus. Ils ont violemment dénoncé les résultats annoncés
et ont même appelé à la dissolution
de l’Assemblée deux mois après leur
participation au scrutin.
La position de l’ex-FIS pendant les
élections était tout aussi discordante. Alors que d’anciens militants, tels
que Anouar Haddam ou Rabbah Kebir, appelaient à participer au scrutin
pour faire entendre leurs revendications concernant la réintégration des
repentis, la levée de l’état d’urgence
ou la création d’un nouveau parti
sur les cendres du FIS(3), Ali Benhadj,
Abassi Madani et même AQMI appelaient, eux, à boycotter l’élection.
La faiblesse de la participation des
islamistes lors des présidentielles
de 2009 et des débats publics afférents s’explique aussi par la monopolisation par l’État de la ressource
« islam » dans le soutien au troisième
mandat du président. Ainsi, les Algériens ont pu s’entendre dire de la
(3)
bouche de leur ministre des Affaires religieuses que l’abstention est
contraire aux valeurs islamiques
et dans leur mosquée que voter est
un devoir religieux. D’ailleurs, l’argument phare de la campagne de
Bouteflika était la poursuite de la
réconciliation nationale et la réintégration sociale des repentis grâce à
un plan généreux de 9,5 milliards de
dinars (soit 152,6 millions d’euros).
Les dissensions et reconfigurations
les plus remarquables des stratégies
participationnistes des islamistes en
Algérie restent sans conteste celles
observées au sein du parti du MSP.
La décision d’Aboujerra Soltani de
ne plus se présenter aux élections et
de soutenir la candidature du président Bouteflika au nom de la participation du parti à l’alliance présidentielle a amené beaucoup de militants
à s’interroger sur le rôle du MSP sur
la scène politique. Cela a surtout
exacerbé la guerre de leadership opposant Soltani à Menasra, le numéro
deux du parti qui, trois mois avant
les élections, décida de créer le MPC
(Mouvement pour la prédication et
le changement) en avril 2009. Menasra indique
que son parti « n’est pas une formation
religieuse, ni une association à caractère religieux, mais […] un parti avec
une orientation islamique conforme à
la Constitution » (4). L’ambition est là
C’est notamment l’ambition de Rabah Kebir et de son « Mouvement de la liberté et
de la justice sociale », créé en janvier 2007.
(4)
Ramdane Koubabi, « Abdelmadjid Menasra l’a réitéré hier : le MPC plaide pour un
État islamique », El-Watan, 16 mai 2009.
Amel BOUBEKEUR
aussi de tenter de recycler pêle-mêle
les repentis, les anciens membres du
FIS et la nouvelle génération salafie dans une même formation. Peu
avant les élections, et à la suite de
nombreuses démissions de députés,
564 femmes ont quitté les rangs du
MSP pour protester contre la ligne
participationniste du parti et pour
rejoindre le MPC dirigé désormais
par Mustafa Belmahdi, membre fondateur du MSP. Pour faire face à la
crise, Soltani a abandonné son poste
de ministre d’État et ainsi tenté de
reconquérir sa base.
TERRORISME, REPENTANCE ET REINTEGRATION
POLITIQUE DE L’EX-FIS
Le FIS a indubitablement été affaibli réintégration politique. Mais compar les seize années de violences qui ment parler de la réhabilitation du
ont suivi sa dissolution. Son instru- FIS dans un contexte de blocage de
mentalisation de la violence pour se compétition des partis depuis que la
maintenir en tant qu’acteur central(5) concorde a été promulguée ?
lui a valu le rejet d’un grand nom- Les anciens leaders du FIS ne pèsent
bre de ses anciens adeptes et la re- plus dans la vie politique nationale.
conversion de beaucoup d’entre eux Belhadj, Madani et d’autres leaders
dans le salafisme prédicatif. Son in- historiques ont été soit assignés à
capacité à canaliser la violence lui résidence, soit exilés après avoir
a également valu le désintérêt de été emprisonnés. Ne pouvant plus
l’État comme acteur du dialogue de exister en tant que tels, leur position
force. Pour répondre à cette margi- est ambivalente et une vraie concurnalisation, on assiste depuis la fin rence existe entre eux pour la sucdes années 1990 à l’émergence d’un cession du capital symbolique de ce
islamisme postrévolutionnaire chez parti. Ils condamnent aujourd’hui
de nombreux anciens leaders du FIS. plus ou moins la violence, car ils ont
Accepter le projet de réconciliation compris que le paradoxe de la charte
nationale et rejeter la révolution vio- pour la paix et la réconciliation nalente leur a permis de se créer une tionale leur interdit de revenir sur la
niche dans le système politico-mili- scène politique tout en le leur faisant
taire de l’Algérie post conflit(6). Avec espérer. La réconciliation les neutraleur soutien à Bouteflika et leur réin- lise politiquement, car ils sont toutégration sociale négociée, ils po- jours considérés comme terroristes
sent aujourd’hui la question de leur repentis, mais elle leur permet aussi
(5)
Pour en savoir plus, voir Kamil Tawil, Al-haraka al-islamiyya al-musallaha fil djazair. Min
al-inqad ila eldjama’a, Dar an-Nahar, Beyrouth, 1998.
(6)
Frédéric Volpi, « Algeria’s pseudo-democratic politics: Lessons for democratization in
the Middle East », in Democratization, 13:3, p. 442-455, 2006
11
Amel BOUBEKEUR
12
d’exister. Pour ne pas être marginalisés politiquement, ils rejettent la violence d’Al-Qaïda au Maghreb islamique et se posent en intermédiaire
en appelant à déposer les armes.
Après les avoir considérés comme
mécréants(7), Madani et Benhadj tentent désormais un travail d’alliance
avec des membres de l’opposition
démocratique algérienne, eux aussi
marginalisés par le pouvoir, tels Aït
Ahmed (dirigeant du Front des forces socialistes, FFS), ou Mouloud
Hamrouche (ex-Premier ministre,
réformateur), Taleb Ibrahimi (président du parti islamiste Wafa, non
légalisé), Abdelhamid Mehri (exsecrétaire général du Front de libération nationale, ancien parti unique), ou encore Ali Yahia Abdenour
(avocat et ex-président de la Ligue
algérienne de défense des Droits de
l’homme)(8). Au niveau des militants
actifs, beaucoup d’anciens membres
du FIS dissout se sont même représentés sous d’autres étiquettes politiques lors des dernières élections
législatives de mai 2007. D’autres responsables, comme Madani Mezrag
de l’Armée islamique du salut, ont
déclaré vouloir créer leur propre
formation et envisagent des alliances avec les partis islamistes légalisés tels que le Hamas et l’Islah, qui
(7)
se sont dits prêts à les accueillir. Le
gouvernement semble indécis quant
à la possibilité pour ces activistes de
former de nouveaux partis et oscille
entre faux espoirs et refus catégorique, utilisant ainsi ce qui reste du
poids du FIS, selon les circonstances
politiques internes algériennes et
leur catégorie de repentis ou d’opposants. L’avenir des anciens du FIS
n’évoluera pas de façon spectaculaire
dans les prochains mois, car l’État ne
souhaite pas leur redonner vie après
avoir instauré le consensus autour
du projet de réconciliation. La fin du
FIS et son passage dans la violence
ont même consolidé l’État algérien
qui, à travers la guerre contre le terrorisme, a pu atténuer la pression
internationale sur les tortures des
militants du FIS et de ses populations civiles partisanes, faire accepter certaines mesures restrictives de
l’activité politique et bénéficier du
soutien international(9). Seulement,
même si ce parti est neutralisé à travers sa condamnation commune du
terrorisme, le vide qu’il a laissé sur
le terrain en matière de mobilisation
de la base islamiste semble de plus
en plus être comblé par le développement exponentiel de la da’wa salafiyya.
Zohra Benarros, Amokrane Ait Idir et Fella Midjek, L’Islamisme politique : la tragédie
algérienne, Dar Al Farabi, Beyrouth, 2002.
(8)
Interview d’Ali Benhadj par Florence Beaugé, in Le Monde, 9 février 2008.
(9)
Hassan Remaoun, «La question de l’histoire dans le débat sur la violence en Algérie»,
in Insaniyat, n° 10, janvier-février 2000.
Amel BOUBEKEUR
DA’WA SALAFIYYA : UNE ALTERNATIVE POLITIQUE
AU PARTI ISLAMISTE ?
Ce courant s’inspire grandement de sur leurs téléphones portables pour
la doctrine wahhabite. Il a connu un leur demander des fatwas(12) portant
nouvel élan durant les années 1980, sur tout un tas de questions de la vie
lorsque de nombreux jeunes Algé- quotidienne. Cette tendance a littériens ayant poursuivi une formation ralement explosé en nombre depuis
en sciences islamiques en Arabie une dizaine d’années. Premièrement,
saoudite reviennent enseigner dans parce que la da’wa a recueilli en son
leur pays(10). L’un des principaux sein de nombreux partisans du salareprésentants de la da’wa salafiyya fisme politique, échaudés par l’interen Algérie est Abdelmalek Ramda- diction du FIS en 1992. De nombreux
ni, un Algérien actuellement imam partisans du salafisme djihadi, andans une mosquée saoudienne. Il a ciens membres des Groupes islamiquitté le pays après avoir reçu des ques armés (GIA) et du Groupe salamenaces de mort à cause de ses po- fiste pour la prédication et le combat
sitions antiviolences et proétatiques. (GSPC), se sont également repentis,
D’autres prédicateurs, comme Ali troquant les armes pour les perspecFerkous, Cheikh Yassin, Cheikh Na- tives de commerce que leur offre le
jib, Cheikh Lazhar ou encore Abdul réseau de la da’wa salafiyya, notamMadjid Djoumah(11), sont les princi- ment avec la région du Golfe.
paux animateurs de ce mouvement Depuis la promulgation de la loi sur
qui ont tous en commun de garder la concorde civile en 2000, signant
des liens extrêmement forts avec les la mort définitive des partis islamisinstitutions religieuses saoudien- tes « révolutionnaires » en Algérie, ce
nes. Ils animent régulièrement des mouvement a surtout été renforcé
dourouss (« leçons religieuses ») dans par une génération de jeunes Alles mosquées algériennes sous in- gériens ayant entre quinze et trenfluence saoudienne. Leur popularité te-cinq ans, déçus par l’islamisme
est d’ailleurs accréditée par les ijaza politique de leurs aînés. Comparé
(«autorisation d’enseigner le dogme») aux partis politiques islamistes, la
que leur délivrent les savants saou- da’wa salafiyya est un mouvement
diens représentants du wahhabisme. dont les conditions d’adhésion sont
Accessibles et respectés, beaucoup relativement faciles. Nul n’a besoin
de jeunes Algériens les contactent de posséder un niveau d’éducation
(10)
Zoubir Arous, « Les courants salafistes, de la profondeur du processus historique à la
réalité de l’expérience contemporaine », in Naqd, n° 24, automne/hiver 2007.
(11)
On peut trouver un exemple de leur production sur le site http://www.ferkous.com/
rep/A.php
(12)
Fatwas : avis de jurisprudence islamique.
13
Amel BOUBEKEUR
14
islamique et politique élevé, que peu
possèdent par ailleurs. Les partis islamistes légalisés et cooptés par le
pouvoir rejettent largement l’enrôlement de ces jeunes, les jugeant trop
voyants avec leur niqab (voile qui
couvre l’ensemble du visage) et leur
qamiss (longue chemise souvent
blanche que portent les hommes).
En se rendant dans une mosquée réputée salafie ou sur les sites Internet
de cette communauté, la solidarité
idéologique de ses membres permet
de se socialiser, d’acheter un appartement, d’ouvrir un commerce et,
bien sûr, de se marier, simplement
en fréquentant le même lieu de culte
ou les mêmes amis ou en s’habillant
de la même façon. Pour cette «génération terrorisme», comme ils se nomment eux-mêmes, la da’wa salafiyya
représente donc le moyen de rejeter
en douceur les valeurs de consommation et d’annihilation du politique d’une société post conflit qu’est
l’Algérie, sans entrer en conflit violent avec leur environnement. Cette
génération n’est pas prête à payer de
nouveau le prix des violences passées et en même temps, elle rejette
l’utilisation politique de l’islam pour
changer la société, qui a, selon elle,
été un parfait échec. Cette organisation par le réseau est aussi le moyen
de combler les déficiences des institutions publiques dans la prise en
charge des citoyens et dans l’absence
de représentativité politique, et de
s’auto-organiser sur le modèle d’une
société islamique idéale.
En proposant une alternative au cadre du parti et à un champ politique
algérien post conflictuel où l’islamisme oppositionnel ne peut trouver de
place, la da’wa salafiyya est devenue
le principal mouvement de réislamisation du pays, bien avant les partis
islamistes cooptés trop élitistes et
aux visées politiques changeantes et
hasardeuses. Sa force se situe dans
son accessibilité en dehors de toute
socialisation politique. Ainsi, nul n’a
besoin de passer par un cursus long
en sciences islamiques pour pouvoir
être salafi. De nombreux sites Internet proposent des fatwas toutes prêtes, conseillant les visiteurs sur les
comportements politiques à adopter.
Dans un climat où l’espace audiovisuel algérien est toujours fermé et
contrôlé par l’État, les chaînes religieuses du Golfe captées par les paraboles algériennes ont aussi permis
à toute une génération de se familiariser avec la doctrine du salafisme
prédicatif. La littérature religieuse
que l’on peut trouver en Algérie est
également principalement salafie et,
encore plus important, très bon marché. Il existe d’immenses réseaux de
librairies tenues et fréquentées par
des salafistes, et de nombreuses librairies généralistes trouvent dans
la demande salafie une confortable
Amel BOUBEKEUR
opportunité d’améliorer leurs fins
de mois. Avec environ 20 000 livres
religieux importés chaque année
d’Égypte, d’Arabie saoudite, du Liban ou de Syrie, la littérature salafie
monopolise l’offre d’ouvrages religieux et inonde bien au-delà du cercle immédiat de ses sympathisants,
notamment en proposant plusieurs
ouvrages de prédication gratuits
dans les mosquées. Il est intéressant
de noter que de nombreux repentis
sont devenus importateurs de livres
religieux salafis. Le salafisme prédicatif permet une solidarité de groupe qui n’est plus seulement basée sur
une même appartenance politique à
un parti, d’ailleurs difficile à afficher
désormais et peu accessible à une
génération désenchantée, mais sur
l’appartenance à différents réseaux,
notamment de petits commerces. Ce
sentiment de pouvoir organiser une
société dans la société sans être inquiétés par la police, par exemple,
revient également dans les entretiens avec les salafistes en Algérie.
Possédant leurs propres écoles privées, dont la plus prisée reste l’école
saoudienne à Alger, et leurs propres
circuits commerciaux, les membres
de la salafiyya peuvent arborer longues barbes, qamiss et djilbab (long
voile couvrant tout le corps) sans
risquer de subir la répression infligée par leurs aînés du FIS, puisqu’ils
refusent explicitement de se mêler
de politique et disent ne vouloir que
«pratiquer leur religion en paix».
En effet, la salafiyya exclut toute activité politique. Ses membres considèrent le système électoral et le cadre du parti comme un non-sens
islamique et l’importation d’une
tradition occidentale. Ils font valoir
la préséance des savants comme
détenteurs du savoir. Ces derniers
étant largement employés par l’État
dans les universités islamiques ou
dans les mosquées, ce salafisme propose un consensus de neutralité visà-vis du gouvernement. Ils considèrent ceux qui s’engagent dans
un parti politique comme hizbi (du
mot hizb, «parti», «partisans», mais
comportant une forte connotation
péjorative). Leur critique est encore
plus accentuée par l’expérience sanglante de la politisation de l’islam
dans les années 1990. Dans une Algérie qui n’accorde plus d’agrément
aux nouveaux partis depuis 1999, le
salafisme prédicatif réactive l’ancien
schéma de substitution des partis
par le mouvement associatif qui prévalait à l’époque du monopartisme.
Devant l’instrumentalisation par
l’État des formations islamistes officielles cooptées ou neutralisées en
fonction de la conjoncture politique
du pays, ce salafisme non oppositionnel et populaire représente pour
beaucoup une alternative à la crise
de représentativité du champ politique algérien actuel.
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«RISQUE MESURE OU SURDIMENSIONNE» :
INSTRUMENTALISATION DE L’AQMI ET DOMINATION
GEOSTRATEGIQUE ?
Par
Manassé Aboya Endong O
O
L’auteur est enseignant-chercheur à l’Université de Douala (Cameroun). Il est le Directeur exécutif du GREPDA (Groupe de recherches sur le parlementarisme et la démocratie en Afrique)
Manassé ABOYA ENDONG
INTRODUCTION
Al-Qaeda au Maghreb islamique
(AQMI) défraye une actualité terrorisante depuis plusieurs années.
En effet, alors qu’il ne recrute plus
que très difficilement en Algérie (1),
le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), rebaptisé
«Al-Qaeda pour le Maghreb islamique»
le 11 septembre 2006 (2), démontre
au fil des jours sa volonté de trouver une nouvelle assise régionale (3),
au moment où Al-Qaeda se prévaut
de pouvoir matérialiser une « version
africaine » de l’Afghanistan (4).
En effet, la bande saharo-sahélienne
et, dans son extension régionale,
l’Afrique de l’Ouest sont désormais,
au même titre que le Maghreb, au
cœur de la tourmente djihadiste et
au centre de la stratégie d’Al-Qaeda,
notamment sous la supervision de
l’Emir Abdel Maleck Droukdal, alias
Abou Moussa Abdoul Wadoud. Le
(1)
secteur qu’il est censé diriger est
divisé ainsi en quatre zones, à savoir: les zones Est, Ouest et Centre
situées en territoire algérien ; la zone
Sud qui, elle, chevauche l’Algérie, le
Mali, la Mauritanie et le Niger. Elle
est dirigée par Yahiya Djouadi.
Dans le cas particulier de la zone
Sud, les combattants sont organisés
en deux compagnies dites Katibat(5)
pour désigner littéralement la phalange ou le groupe. Il s’agit notamment de la Katibat Al Moulathamoune (les enturbannés) commandée par
Khaled Abdou El Abass alias Moctar
Bel Moctar, alias Bel Laware et de la
Katibat Tareq Ben Ziyad, commandée
par Abdel Hamid alias Abou Zaid.
Deux Sections ou Sariat, bénéficiant
d’une certaine autonomie d’action,
sont rattachées à cette Katibat. Il
s’agit de : la Sariat Al Fourkane de
Yahiya Abou El Hamam ; la Sariat Al
Si dans les années 1990, il comptait encore plusieurs milliers de membres, le nombre
de ses employés n’a, depuis, de cesse de diminuer. Il fait face à un problème marketing: son discours ne convainc plus en Algérie. Résultat, les martyrs sont de moins en
moins nombreux et ses réseaux logistiques se réduisent peu à peu sous la pression des
attaques et de la politique de réconciliation du gouvernement algérien.
(2) Al-Qaeda au Maghreb Islamique n’existe que depuis le 11 septembre 2006. Comme
beaucoup de sociétés le font pour relancer leur image par le biais d’un coup de
pub, le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) algérien choisit
de changer de nom à cette date emblématique et de revendiquer son allégeance
à un groupe plus large, plus «bankable» que lui : l’organisation terroriste, Al-Qaeda,
qui à l’époque fait trembler le monde entier.
(3) L’objectif stratégique de la nouvelle « filiale » d’Al- Qaeda semble être l’unification sous la même bannière de tous les mouvements islamistes d’Afrique du Nord
et du Sahel. Plusieurs leaders au Maroc et en Libye annoncèrent leur adhésion au
groupe central. En mars 2007, la presse marocaine soulignait qu’Abou El Baraa, un
Marocain originaire de Tétouan, venait d’intégrer le Conseil consultatif d’Al-Qaida
Maghreb, composé de 16 membres et dont le quartier général se trouverait dans
le sud-est algérien.
(4) Abdelhamid Boumerzha et Azine Djamila, L’islamisme algérien, de la genèse au
terrorisme, Alger, Chihab éditions, 2002.
(5) Sur cette notion, lire : Jean-Christophe Rufin, Katiba, Paris, Flammarion, 2010
17
Manassé ABOYA ENDONG
18
Ançar de Abdelkrim, le touareg (6).
Les deux Katibat sont très mobiles.
Elles agissent de façon autonome,
ou suivant les directives de l’Emir
Abdel Maleck Droukdal alias Abou
Moussa Abdoul Wadoud, qui se
trouve en Algérie.
Les combattants aguerris, chargés de
la formation au combat et de la formation idéologique, sont des algériens. Les simples combattants sont
originaires de pays de la sous région
ouest-africaine, à savoir : la Mauritanie, le Niger, le Mali, le Sénégal, le
Nigeria, le Burkina, le Ghana, etc.
Les deux Katibat bénéficient aussi de
complicités locales, aussi bien dans
les limites des territoires servant
directement de théâtres d’opération que dans les pays d’origine des
combattants où les complices mêlés
parfois au narcotrafic leur fournissent des renseignements et exécutent à leur profit quelques missions
de liaison dont les ravitaillements
(6)
en armes, munitions, carburant, alimentation, documents administratifs falsifiés, engrais pour la fabrication des explosifs.
D’autres complices viennent des pays
arabes du Maghreb, d’Afrique subsaharienne, d’Asie et d’Occident(7).
Ces complices étrangers séjournent
dans les pays de la région en qualité
d’hommes d’affaires, de prêcheurs
(Dawa) (8) ou simples visiteurs (9).
Aussi, depuis quelques temps déjà,
la branche sahélienne(10) de ce mouvement s’en prend-il expressément
aux étrangers, sinon aux occidentaux, du moins aux européens, en
procédant à des enlèvements spectaculaires qui se terminent parfois en
assassinats(11). Comment cette organisation islamique fondamentaliste(12),
forte de moins d’un millier d’activistes peut-elle tenir tête à l’ensemble
des forces de sécurité algériennes(13),
mauritaniennes, nigériennes, tunisiennes, libyennes et Marocaines
Les populations nomades constituent le premier cercle de recrutement de complicités. C’est notamment le cas des tribus Touaregs dans le sud algérien, au nord du mali
et du Niger. Souvent ces tribus ont de vieux contentieux avec les régimes en place.
Par surcroit, elles se livrent naturellement à des trafics pour tenter de subsister.
(7)
Consulter : TESAT 2008, EU Terrorism Situation and Trend Report, p. 24, http://www.
europol.europa.eu
(8)
Sur cette notion, lire : Janine & Dominique Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam,
PUF, coll. « Quadrige », 2004, p. 237
(9)
Pour toutes ces précisions, lire l’excellente contribution de : Mohamed T. F. Maiga,
‘’Passivité, complicité et appui de certains groupes et bandes criminelles à l’AQMI
?’’, Communication présentée à la deuxième édition du « Marrakech Security Forum
», Fédération africaine des études stratégiques, 20 au 22 janvier 2011
(10) AQMI se divise officiellement en deux branches : la branche algérienne et celle qui
intervient au Sahel.
(11)
Lire : ‘’Otages tués : implication certaine d’Aqmi’’, AFP, 10 Janvier 2011
(12)
Luis Martinez, ‘’Al-Qaida au Maghreb islamique’’, Analyse - n°0, novembre 2007,
Institut d’études de sécurité, http://www.iss.europa.eu/index.php.
(13)
Lire notamment : Abdelhamid Boumerzha et Azine Djamila, L’islamisme algérien, de
la genèse au terrorisme, Alger, Chihab éditions, 2002.
Manassé ABOYA ENDONG
épaulées pourtant par Washington
et Paris, au point de constituer un
véritable risque international sur
mesure? Al-Qaeda au Maghreb islamique serait-il alors au centre des
dominations géostratégiques dans
la zone sahélienne ?
Tels sont les principaux axes de
cette étude intitulée : «Risque mesuré
ou surdimensionné» : Instrumentalisations de l’AQMI et dominations
géostratégiques ? (14)
En effet, hier le terrorisme était
considéré comme ne relevant que
des instances du pays touché, donc
d’une gouvernance nationale(15).
Comme nouveau risque à grande
échelle aujourd’hui, il devient un
enjeu transnational(16) : c’est le cas
avec Al-Qaeda au Maghreb islamique qui constitue un risque international taillé sur la mesure sahélienne
(I). De ce fait, cette organisation terroriste, constitue incontestablement,
un risque stratégique éminent pour
tous les pays autour du Sahel (II).
I - AL-QAEDA AU MAGHERB ISLAMIQUE : UN RISQUE
INTERNATIONAL SUR MESURE ?
A l’observation de la réalité sur le ter- vements, etc.) (19).
rain, Al-Qaeda au Maghreb islami- En effet, les risques dits «internaque constitue à n’en point douter un tionaux» concernent la plupart de
risque international sur mesure(17). temps les menaces qui pèsent sur les
Tant sur le plan de l’organisation(18), entreprises qui exportent, s’implance mouvement terroriste cadre par- tent, sous-traitent ou conduisent une
faitement avec les nouvelles mena- partie de leurs activités dans les réces liées à l’accroissement qualita- gions du globe caractérisées par leur
tif et quantitatif des zones à risque insécurité notoire (20). Or ces régions,
(conflits, terrorisme, guérillas, enlè- qualifiées de «zones grises», ne cessent
(14)
Ce titre correspond à la version originale de notre communication présentée à la
deuxième édition de la rencontre internationale : «Marrakech Security Forum», Fédération africaine des études stratégiques, 20 au 22 janvier 2011
(15)
Lire notamment : Jean-François Daguzan, ‘’Terrorisme et mondialisation : la coopération, réponse à la menace transnationale’’, dans Mélanges offerts à Jean-Pierre
Marichy, Toulouse, Presses de l’IEP de Toulouse, 2003
(16)
Gérard Chaliand, Arnaud Blin (dir.), Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Al Qaida,
Paris, Éditions Bayard, 2004
(17)
Jean-Marc Balencie, Arnaud de La Grange, Monde rebelle-Guérillas, milices, groupes terroristes, Paris, Éditions Michalon, 2001
(18)
Gérard Chaliand, Les stratégies du terrorisme, Éditions Desclée de Brouwer, Collection Culture de Paix, 2002
(19)
Gerhard Wisnewsk, Les dessous du terrorisme. Qui dirige le monde par la peur ?, Editions Demi-Lune, Collection Résistances, 2007
(20) Luigi Bonanate, Le terrorisme international, Paris, Éditions Casterman/Giunti, Coll.
XXe siècle, 1994
19
Manassé ABOYA ENDONG
20
de s‘étendre en Afrique (21). Les conditions des activités à l’étranger sont en
conséquence de plus en plus dangereuses dans le continent africain,
notamment au Sahel(22). Alors que
l’économie se mondialise chaque jour
davantage, cette situation devient de
plus en plus problématique.
Depuis le début des années 1990,
nombre d’Etats africains, n’ayant
plus la capacité d’exercer leur autorité sur leur propre territoire, minés
par la corruption et le népotisme,
sont entrés en décomposition interne. Leur effondrement a laissé le
champ libre à des mouvements de
guérilla et des organisations criminelles qui ont établi leur contrôle sur
des régions entières, souvent riches
en ressources naturelles. Aussi, dans
la région saharo-sahélienne, AlQaeda dans le Maghreb islamique
revêt-il deux formes de prédilection : les enlèvements et les attentats
terroristes(23).
A-Al-Qaeda dans le Maghreb
islamique et les risques
d’enlèvements
Dans son modus opérandi, AlQaeda au Maghreb islamique a une
prédilection pour la furtivité ; mais,
aussi pour la mobilité par petits élé(21)
ments de un à trois véhicules dispersés dans le Sahara, loin des bases
de l’armée et généralement non loin
d’une frontière. Sauf en cas de ravitaillement logistique ou autres missions de liaison. Par contre, chaque
fois qu’une patrouille militaire sort,
ces véhicules se regroupent pour lui
tendre une embuscade et traverser
aussitôt la frontière la plus proche
pour échapper aux poursuites.
En dépit de la difficulté à faire la
différence, en situation de terrain
notamment, entre un complice et
un simple nomade, AQMI bénéficie
de trois types de soutien : le soutien
idéologique, le soutien matériel et le
soutien financier.
- Le soutien idéologique : dans
ce cadre, des jeunes, adeptes de
la Dawa ou en situation de chômage, sont recrutés, endoctrinés
et envoyés dans les Katibat de
l’AQMI ;
- Le soutien matériel : à travers ses
complicités, AQMI reçoit du matériel électronique (ordinateurs,
téléphones de marque Thuraya,
postes radio, GPS, etc.) ;
- Le soutien financier : par la mise
à disposition des complices de
l’AQMI de fonds pour l’achat,
au profit des Katibat, d’armes, de
Le Sahel est donc devenu le nouveau front des combattants islamistes tant pour
des raisons stratégiques - choix des Etats-Unis comme nouveau champ de bataille que tactiques - facilité d’action. L’océan de sable et de pierres qu’est le Sahara est
un espace vide qui facilite les manœuvres tactiques et l’action opérationnelle des
groupes de guérilla.
(22)
Christophe Ayad, «le Sahel dans le piège de la guerre contre Al Qaida», Libération
du vendredi 30 juillet 2010
(23)
Ibidem.
Manassé ABOYA ENDONG
munitions, de nourriture, de carburants et de véhicules.
Face à ce mode opératoire, la menace
majeure à laquelle sont confrontés
les touristes, les entreprises et leurs
représentants dans la région saharosahélienne est l’enlèvement contre
rançon (Kidnap and Ransom)24).
Aujourd’hui le voyageur d’affaires
ou l’expatrié européen sont des cibles
privilégiées pour Aqmi, car ils représentent une valeur marchande(25).
C’est la raison pour laquelle on assiste à une croissance exponentielle du
nombre d’enlèvements à travers le
monde. A ce jour en effet, le nombre
d’enlèvements oscille entre 20 000 et
30 000 par an, dont un quart d’Occidentaux. Le chiffre d’affaires «Kidnap
and Ransom» quant à lui est estimé à
près de 40 millions de dollars.
A l’évidence, le différentiel de croissance et de richesse qui ne cesse de
s’accentuer entre le Nord et le Sud
est aujourd’hui un prétexte idéal indiqué, permettant d’extirper de l’ar(24)
gent aux représentants du «monde des
nantis» (26). Le phénomène a pris une
telle ampleur que les compagnies
d’assurances ont été contraintes de
couvrir ce type de risque. Sur une
vingtaine d’enlèvements perpétrés
en deux ans dans la zone saharosahélienne contrôlée par AQMI(27),
près de 18 otages ont été libérés et
4 exécutés(28). En somme, AQMI excelle dans les prises d’otages d’expatriés, si possibles originaires de
pays «mécréants» impliqués dans
le conflit en Afghanistan(29) contre la
maison mère(30). Au total depuis sa
création, AQMI aurait touché quelque 70 millions d’euros, à raison en
moyenne de 2 millions par otage.
B- Al-Qaeda dans le Maghreb
islamique et la récurrence des
attentats terroristes
A côté des enlèvements, on note
également une recrudescence des
actions terroristes(31) et criminelles
dans l’arc saharo-sahélien. Les en-
Hostage to Fortune in High Risk Regions, in http://www.globerisk.com/kidnap/article1.php
Christian Makarian, «Sahel : La France, une cible idéale pour Aqmi», L’Express, 11
janvier 2011
(26)
L’exemple des 7 otages membres d’Areva et de Vinci enlevés dans la nuit du 15 au
16 septembre 2010 au Niger à Airlit
(27)
Thomas Hofnung, « La prise d’otages, un mode d’action privilégié », Libération du
mardi 27 juillet 2010, p. 4
(28)
Notamment Michel Germaneau en juillet dernier à la suite d’une intervention militaire mauritanienne appuyée non officiellement par la France, et Vincent Delory et
Antoine de Leocour exécutés courant janvier 2011
(29)
Mohamed Mokeddem, Les Afghans algériens de la Djamaâ à la Q’a’ïda, Editions
ANEP, Alger, 2002
(30)
Les Français Pierre Camatte et Michel Germaneau, le Britannique Edwyn Dyer, le
Canadien Robert Fowler, les Espagnols Albert Vilalta, Alicia Gámez et Roque Pascual, etc.
(31)
L’AQMI est responsable du développement des attentats suicides, pratique longtemps ignorée au Maghreb. Le 6 septembre 2007, un attentat visait le cortège du
président Bouteflika à Batna. Le 8 septembre de la même année, un autre frappait
une caserne des garde-côtes à Dellys. Depuis cette date, les attentats se poursuivent à un rythme soutenu
(25)
21
Manassé ABOYA ENDONG
22
treprises occidentales sont de plus
en plus fréquemment ciblées, quelle que soit leur activité (tourisme,
transport, finance, assistance technique, etc.). Cela parce que, d’une part
Al-Qaeda recherche globalement
un vrai effet économique à travers
ses attentats ; d’autre part, parce
que toute entreprise occidentale est
l’incarnation de ce que haïssent les
djihadistes(32). La France est particulièrement visée à travers une de ses
grandes entreprises(33).
A l’évidence, le Sahel est devenu un
enjeu croissant dans ces menaces
et en passe de devenir un nouveau
sanctuaire d’Al-Qaïda en Afrique.
En effet, Al-Qaeda au Maghreb islamique a choisi le cœur de la terre
musulmane majoritaire en Afrique,
c’est-à-dire à l’interaction de l’Afrique du Nord et de celle située au sud
du Sahara, pour se redéployer(34).
Pour preuve, les récents attentats de
ces derniers mois ont touché l’Algérie, où ont été assassinés 10 gardes
frontières ; mais aussi les attaques à
répétition au Niger, en Mauritanie et
jusqu’au nord du Nigeria. Vraisemblablement, toutes ses incursions
semblent être l’œuvre d’un noyau
installé au nord du Mali(35). Une
(32)
situation rendue possible par plusieurs raisons :
- La première explication réside
dans l’étendue de leur zone d’action qui couvre presque tout le
Maghreb et une grande partie du
Sahel. Ce qui rend titanesque la
possibilité d’opérer des recherches efficaces dans leur poursuite.
- La deuxième explication tient au
fait qu’au sein d’AQMI, malgré
la structure hiérarchique pyramidale, chaque entité agit avec une
très grande indépendance de décision et d’action.
- La troisième explication réside en
ce que ses chefs ont une expérience indéniable de la vie clandestine et de la guérilla, la plupart
ayant été formés au Pakistan ou
en Afghanistan. De plus, ces derniers ont survécu à des années de
lutte clandestine, ce qui démontre leur réel professionnalisme.
- Enfin, la quatrième explication réside dans la différence de moyens
des Etats engagés dans la lutte et
surtout, à leurs intérêts parfois
divergents quand ils ne sont pas
radicalement opposés.
Mathieu Guidère, Les Nouveaux terroristes, Paris, Éditions Autrement, 2010
Dans son discours, ce mouvement vise globalement les pays européens et au premier chef la France, mais aussi les possessions espagnoles en Afrique du Nord : Ceuta
et Melilla
(34)
Jean-Pierre Filiu, Les neuf vies d’Al Qaida, Fayard, Paris, 2009.
(35)
Jean-François Daguzan, « Terrorisme(s) : abrégé d’une violence qui dure », Revue
historique des armées, 249 | 2007
(33)
Manassé ABOYA ENDONG
II- AL-QAEDA AU MAGHREB ISLAMIQUE :
UNE MENACE STRATEGIQUE ?
Les principaux états de service d’Al
Qaida au Maghreb Islamique mettent en évidence la présence d’un
groupe terroriste persistant sur l’espace Maghreb-Sahel(36). Ce groupe
constitue une véritable menace stratégique dans cet espace. Ce qui met
en évidence la nécessité d’élaborer
un front commun de lutte contre le
terrorisme.
A- Al-Qaeda au Maghreb
islamique: la face cachée d’une
domination géostratégique ?
Al-Qaeda au Maghreb islamique
constitue incontestablement, un risque stratégique éminent pour tous
les pays autour du Sahel (37). Dans
ses visées de départ, il s’était réapproprié le concept de Zawahiri sur
l’«ennemi proche-ennemi lointain» en
annonçant des actions spectaculaires à venir également en Europe et
principalement en France(38). Mais
(36)
l’efficacité des systèmes de sécurité
en Europe depuis 2004 a rendu l’action outre-Méditerranée difficile. Le
champ de bataille s’est donc ajusté
plus durablement sur la zone SaharaSahel. L’AQMI opère ainsi un retour
sur «l’ennemi proche». En effet, Avec
la double mission d’instaurer «un
califat planétaire» et de «combattre
les croisés», les terroristes d’AQMI
ont fait de la bande saharo-sahélienne, leur zone d’opération privilégiée (39). Notamment en raison de
ses richesses naturelles – uranium,
pétrole, gaz–, cette région désertique suscite la convoitise des pays
occidentaux, de la Chine et bien entendu des terroristes islamistes. Tant
à y voir de près, le Sahel est la plus
grande zone géographique de nondroit dans le monde qui s’étend de
la Mauritanie au Tchad. Dans cette
région, il n’y a pratiquement pas de
présence étatique efficace(40). Mieux,
Luis Martinez, « Al-Qaïda au Maghreb islamique », Analyse - n°0, novembre 2007,
Institut d’études de sécurité, http://www.iss.europa.eu/index.php
(37)
François Burgat, L’islamisme à l’heure d’Al-Qaïda, La Découverte, Paris, 2006
(38)
Edgard Weber, Georges Reynaud, Croisade d’hier, Djihad de demain. Théorie et
pratique de la violence dans les rapports entre l’occident chrétien et l’orient musulman, Paris, Les éditions du Cerf, 1989
(39)
Lire : Mohamed Mokeddem, Al-Qaïda au Maghreb islamique, contrebande au nom
de l’islam, Alger, Éditions Casbah, 2010
(40)
Les pays de la zone saharo-sahélienne, l’Algérie et surtout la Mauritanie et le Mali,
ne semblent pas suffisamment armés pour contrer ces hommes du désert. Engagés
dans une guerre imposée par les conséquences de l’après 11-septembre, ils n’ont
pas les moyens de contenir l’assaut des terroristes. Cette tâche est d’autant plus
difficile que cette région désertique, qui va de l’océan Atlantique à la mer rouge,
est une terre d’irrédentisme. Le Polisario revendique son autonomie dans le Sahara
occidental, la rébellion Touareg sévit dans le nord du Mali, les Toubous du Tchad
réclament leur indépendance.
23
Manassé ABOYA ENDONG
24
sur le plan géopolitique, la région
est formée d’Etats instables(41). Aussi, traqués par les forces de sécurité
algériennes, les terroristes ont-ils résolument ouvert un front en Afrique
subsaharienne. Une aubaine parce
que les États de la région ne sont
pas assez forts pour repousser leurs
assauts(42).
Pris dans ce sens, la souveraineté des
Etats limitrophes du Sahel est donc
toute relative, voire nulle dans une
partie de leurs territoires respectifs.
L’océan de sable et de pierres qu’est
le Sahara est un espace vide qui facilite les manœuvres tactiques et l’action opérationnelle des groupes de
guérilla. Aussi constitue-t-il la base
logistique de l’AQMI pour l’ensemble de la région. C’est-à-dire sa base
pour le recrutement, la formation, la
préparation des actions terroristes et
des actes criminels(43).
Or mis à part la région, AQMI est actuellement confronté à trois grandes
menaces :
- La première serait de voir les plus
faibles Etats du Sahel tomber entre les mains de groupes mafieux
et assister ainsi à une criminalisation de la politique.
- La deuxième menace réside dans
la possibilité pour les grandes firmes internationales de prendre
(41)
la décision d’attiser les rivalités
entre Etats (ou à l’intérieur des
pays) pour s’assurer le contrôle
des richesses de la région et la
transformer en «hub énergétique».
Ces dangers ne sauraient être
une simple vue de l’esprit dans
la mesure où le nouveau capital
occidental et le capital mondialisé n’ont certes pas encore entamé
la division du monde, mais cela
ne saurait tarder.
- Enfin, la troisième menace serait
que des acteurs locaux ouvrent
la porte à l’ingérence étrangère
et que le Sahel se voit précipité
dans le chaos au point de finir par
ressembler aux zones tribales se
trouvant à cheval entre l’Afghanistan et le Pakistan. Une perspective qui pourrait faire peser
de graves menaces autant pour
l’Afrique que pour l’Europe.
D’où l’intérêt pour les pays du Sahel
d’unir leurs forces pour lutter contre
le terrorisme et de s’opposer à l’ingérence en entreprenant sans plus tarder à réduire les facteurs de vulnérabilité du Sahel (sous-administration
des pays, mauvaise gouvernance,
corruption, pauvreté, etc.).
Or, ce qui est évident réside en ce
que sans gouvernement central actif et reconnu en place, des états dé-
La Mauritanie est en passe de battre le record du monde de putschs militaires tandis qu’au Niger une junte militaire a chassé en février 2010 le président Mamadou
Tandja du pouvoir.
(42)
Jean-François Daguzan, Le dernier rempart ? Forces armées et politiques de défense
au Maghreb, Publisud, Paris, 1998.
(43)
Lire : Jean-François Daguzan, Oliver Lepick, Le terrorisme non conventionnel, Recherches & documents n°12, nouvelle édition augmentée, PUF, Paris, 2003.
Manassé ABOYA ENDONG
faillants et faibles offrent un refuge
sûr pour le terrorisme local et international. Pris dans ce sens, aucune
opération militaire ne peut rendre
ces pays sûrs si elle n’est pas accompagnée d’un processus dont le but
ultime vise à la réconciliation et à la
reconstruction d’un Etat qui fonctionne avec un gouvernement en
charge sur le territoire, tant urbain
que rural, et contrôlant les frontières
au sol, en mer et dans l’espace. Pardessus tout, un engagement international solide pour amener la paix
intérieure et pour reconstruire les
Etats en échec, faibles et non démocratiques, est le défi auquel l’Afrique
et la communauté internationale
doivent faire face(44).
B- Lutte contre Al-Qaeda au
Maghreb islamique : vers une
stratégie commune contre le
terrorisme?
En prélude à une stratégie commune
de lutte contre le terrorisme, version
AQMI, il faut relever que plusieurs
facteurs ont favorisé son ancrage sur
le terrain. Ces facteurs sont indispensables à maîtriser pour déployer des
stratégies de lutte plus appropriées.
De manière beaucoup plus précise,
ces facteurs sont à dimensions et
enjeux multiples. De façon non exhaustive, on peut relever :
1- Un facteur d’ordre sociologique:
(44)
l’instrumentalisation du religieux
aidée par l’exacerbation des facteurs identitaires a favorisé l’existence dans les confins sahélo-sahariens d’une «zone grise» qui
préfigure d’une forme «d’ethnofédéralisme» et de phénomènes de
sanctuarisation à partir de zones
de cohérence ethnique et de solidarités naturelles. Al-Qaeda est,
de fait, en quête d’un repaire idéal
pour s’organiser, un peu comme
dans les zones montagneuses de
Tora Bora ou comme dans les zones tribales entre l’Afghanistan et
le Pakistan ;
2- Un facteur d’ordre sociopolitique: une conflictualité en spirale,
en Algérie comme au Mali et au
Niger qui va du local au national
puis au sous régional, ayant abouti à l’intégration de vastes espaces
et territoires par des acteurs non
étatiques. Ceux-ci, constitués en
milices, fonctionnent presque sur
le mode du Groupement d’intérêt
économique (GIE) et organisent
différentes formes de délinquances entre action politique et banditisme ;
3- Un facteur d’ordre socio-économique : l’immense pauvreté
des populations en ces vastes
étendues désertiques, propice à
l’émergence d’une économie de
type criminel et mafieux à travers
Jakkie Cilliers and Kathryn Sturman, ‘’Le terrorisme et l’Afrique : un survol et une introduction’’, in L’Afrique et le terrorisme. Participer à la campagne planétaire, Institute
for Security Studies Monograph Series, N°74, June 2002
25
Manassé ABOYA ENDONG
26
les prises d’otages, le trafic d’armes, de drogue, d’êtres humains.
Le constat fait par Antonio Maria
Costa, Directeur de l’Office des
Nations Unies contre la Drogue et
le Crime (ONUDC) reste valable
en l’espèce, quand il affirme : «Il y
a plus qu’un faisceau de preuves pour
attester d’un lien entre les trafiquants
de drogue et des groupes terroristes…
De la drogue arrive en Afrique de
l’Ouest par l’Atlantique et est échangée contre des armes »(45) ;
4- Un facteur d’ordre politique : la
fragilité des institutions étatiques
et du pouvoir politique. Car, la
force d’AQMI réside dans le fait
que les Etats locaux soient faibles
et qu’ils raisonnent plus souvent
en termes de survie qu’en termes
de stratégie ;
5- Un facteur d’ordre géopolitique :
l’accentuation des contrôles aux
frontières des pays de l’Union
Européenne dans la lutte contre
le trafic de drogue a contraint les
trafiquants de drogue internationaux à se trouver de nouvelles
routes de transit vers l’occident.
La proximité du bassin méditerranéen associée à l’immensité de la
bande sahélo-saharienne et la faiblesse des moyens de surveillance
des territoires ont fait de la zone
la nouvelle route de transit de
la drogue vers l’Europe. C’est le
(45)
(46)
cas de l’Affaire dite «Air Cocaïne»
dans le Nord Mali, avec en arrière
plan les cartels sud américains ;
6- Un autre facteur d’ordre géopolitique : faire écho à la propagande
djihadiste d’Oussama Ben Laden
en combattant partout pour mettre en échec «la nouvelle alliance des
croisés» ;
7- Un facteur d’ordre historique :
l’existence dans la bande sahélosaharienne, depuis des siècles,
d’une forme traditionnelle de
commerce et de contrebande dans
l’espace compris entre la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et
le Soudan ;
8- Un facteur d’ordre psychologique : les populations sont souvent
contraintes de faire allégeance à
des groupes criminels ou rebelles pour bénéficier des retombées des trafics et obtenir une
protection(46).
En tout état de cause, le caractère
transnational des menaces induites
par AQMI, interpelle la coopération
régionale et internationale comme le
cadre le plus adéquat pour apporter
une réponse collective à la montée
du phénomène dans un espace où
se côtoient aisément rebelles impénitents, terroristes et trafiquants.
Aussi, conscients de leurs limites
face à la montée de tels actes, les représentants du Burkina-Faso, de la
Déclaration faite le 8 décembre 2009 devant le Conseil de sécurité à New York:
Pour ces aspects, lire : Jean-Marc Balencie, Arnaud de La Grange, Monde rebelleGuérillas, milices, groupes terroristes, Paris, Éditions Michalon, 2001
Manassé ABOYA ENDONG
Libye, du Mali, de la Mauritanie, du
Niger et du Tchad échangent-ils depuis quelques temps sur la nécessité
de mettre en place une coopération
frontalière qui permette de lutter efficacement contre le terrorisme sur
cette partie du continent, où la porosité des frontières reste un problème
majeur(47). Mieux, les enjeux géopolitiques, les ingérences régulières de
puissances étrangères dans la région
et les rébellions cycliques des Touareg maliens ont fini, néanmoins, par
avoir raison sur toute autre volonté
consistant à mettre en place une politique sécuritaire régionale coordonnée pour venir à bout des groupes
terroristes qui écument le Sahel. Des
idées précises sont ainsi avancées,
en l’occurrence : la mise sur pied
d’un commandement régional. Mais
des idées qui s’avèrent la plupart de
temps bridées par la récurrence des
(47)
divergences d’approches, voire des
incidents politico-diplomatiques(48).
Toutefois, ces idées doivent se greffer à des actions concrètes. A l’instar
du plan américain destiné à former
certaines armées de la région aux
techniques de la lutte antiterroriste,
baptisé «Pan Sahel Initiative»(49). Cette
idée lancée en 2002, a été reconduite en 2004 et 2006 a été rebaptisée
«Trans-Sahara Counter Terrorism Initiative» (50).
27
Au total la stratégie commune tant
recherchée pour barrer la voie aux
avancées d’AQMI s’apparente davantage à la formule imagée de «l’arbre qui cache la forêt». Car une bonne
partie des causes de la crise d’identité, voire de la crise sociale, que traversent certains pays de la région
saharo-sahélienne se réfèrent à des
Zine Cherfaoui, ‘’ Algérie-pays du sahel : offensive commune contre le terrorisme’’,
El Watan, 10 septembre 2009
(48)
Après la libération de quatre terroristes par Bamako en échange de l’otage français
Pierre Camatte, Alger et Nouackchott avaient exprimé leur désapprobation en rappelant leurs ambassadeurs
(49)
Abdelhak Najib, ‘’Pan Sahel Initiative et sécurité au Maghreb : Le Pentagone s’installe en Afrique subsaharienne’’, in La Gazette du Maroc, 19 février 2007
(50)
C’est l’une des rares initiatives concrète, soucieuse de renforcer les capacités opérationnelles des armées des pays du Sahel et de trouver des parades aux incursions
terroristes. Le Partenariat Transsaharien Contre le Terrorisme (Trans-Sahara Counter
Terrorism Partnership - TSCTP) est un programme du gouvernement Américain qui
est multidimensionnel et de long terme dont l’objectif est de battre les organisations terroristes a travers: le renforcement des capacités régionales anti-terroristes,
l’amélioration et l’institutionnalisation de la coopération entre les forces de sécurité régionales, l’encouragement de la gouvernance démocratique, de supprimer
l’idéologie du terrorisme, et le renforcement des liens militaires bilatéraux avec les
États-Unis. L’objectif général est d’améliorer les capacités domestiques des gouvernements du Pan Sahel (Mauritanie, Mali, Tchad, Niger, Nigéria et Sénégal) afin
d’affronter le défi posé par les organisations terroristes dans la région. En outre, le
TSCTP facilitera la coopération entre les pays du Pan Sahel et les pays partenaires
du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie) pour combattre le terrorisme (http://www.
africom.mil/tsctpEnFrancais.asp)
Manassé ABOYA ENDONG
28
causes plus générales, qui trouvent
la plupart de temps des explications
plus significatives dans les problématiques socio-économiques ou des
crises de confiance politique, voire
des politiques d’exclusion sociale(51)
ou de mauvaise gouvernance. En effet, de tout temps la promotion et la
protection des droits de l’homme occupent une place centrale dans une
stratégie effective de lutte contre le
terrorisme. Deux dimensions importantes et liées entre elles s’attachent à
cet aspect des choses. Premièrement,
le besoin de s’assurer que les mesures prises pour combattre le terrorisme ne limitent pas injustement
les droits de l’homme et les libertés
fondamentales et, deuxièmement,
le fait de reconnaître que le terrorisme menace la pleine jouissance
des libertés civiles et les droits de
l’homme. Le besoin d’assurer que
la lutte contre le terrorisme reste
vigilante quant à la protection des
droits humains les plus inaliénables
(51)
a été le sujet de plusieurs commentaires académiques, internationaux
et non gouvernementaux(52). De
même, le lien entre le terrorisme et
la promotion des droits de l’homme
ont reçu au fil des années une attention grandissante(53). Aussi, si sur le
plan global, il s’agit de définir effectivement une politique de coopération et de développement durable
permettant d’offrir une autre voie
aux victimes des excès du marché, de la «financiarisation» et de la
mondialisation(54), il s’agit surtout de
promouvoir des stratégies politicoinstitutionnelles visant à redistribuer
équitablement les richesses nationales aux fins de baisser les tensions
politiques et préserver la paix sociale. Car les fidélités que peut s’attacher tout régime politique auprès
de certaines populations africaines
ne dépendent pas tant de son incarnation d’un idéal démocratique(55).
Mais beaucoup plus de ses capacités
à gérer à court terme des problèmes
En clair, le vrai danger réside dans le grand désarroi d’une certaine jeunesse qui
ne voit d’autre issue que sortir et faire trois pas hors de chez elle pour se faire sauter
faute du plus modeste espoir. Ce phénomène préoccupant trouve un écho dans les
pays du Sahel parmi les plus pauvres du monde. Le Sénégal, pourtant longtemps un
modèle d’islam modéré, n’échappe pas non plus à cette tendance
(52)
Lire S. Jagwanth et F. Soltau, «Le terrorisme et les droits de l’homme en Afrique», in
Jakkie Cilliers and Kathryn Sturman, L’Afrique et le terrorisme. Participer à la campagne planétaire, Institute for Security Studies Monograph Series, N°74, June 2002
(53)
Rapport du Haut Commissaire des Nations-Unies pour les droits de l’homme et le suivi
de la Conférence Mondiale sur les droits de l’homme, E/CN.4.2002/18, paragraphe 7
(54)
Lire notamment : Jean-François Daguzan, «Terrorisme et mondialisation : la coopération, réponse à la menace transnationale», op. cit, pp 242 et ss
(55)
Manassé Aboya Endong : «Bicamérisme et démocratisation en Afrique : entre visions
‘’post-conflict» et tendances globales», dans Politeia, Revue semestrielle de droit
constitutionnel comparé, publiée par l’Académie internationale de droit constitutionnel, N° 6, décembre 2004
Manassé ABOYA ENDONG
intéressant le plus grand nombre
de ses citoyens(56). Etant entendu
que le pouvoir en Afrique est perçu
comme un gâteau dont le destin est
d’être partagé aux différentes composantes sociales de l’Etat(57). Dans
une logique de justice ethnique(58),
seul gage susceptible de préserver la
paix dans les sociétés pluriethniques
à l’africaine(59).
29
(56)
Jean-Pascal Daloz et Patrick Quantin : Transitions démocratiques africaines : dynamiques et contraintes (1990-1994), Paris, Karthala, 1997
Lire particulièrement : Manassé Aboya Endong : «Parti administratif, transitions démocratiques et patrimonialisme en Afrique noire francophone», dans Stéphane Bell
(Sous la direction de), La recherche scientifique et le développement en Afrique –
Idées nomades, Paris, Karthala, 2008
(58)
Lire notamment : Ernest-Marie Mbonda : Justice ethnique. Identités ethniques, reconnaissance et représentation politique, Laval, Presses de l’Université de Laval, Collection Verbatim, 2009
(59)
Lire particulièrement sur cette question : Mwayila Tshiyembé : «L’Afrique face au
défi de l’Etat multinational», dans Le Monde Diplomatique, septembre 2000
(57)
L’AUTONOMIE RELATIVE DES CODES PETROLIERS EN
MATIERE FISCALE EN AFRIQUE NOIRE :
30
EXEMPLE A PARTIR DE L’IMPOT SUR LES SOCIETES
EN DROIT CAMEROUNAIS ET IVOIRIEN
Par
Stéphane ESSAGA(
( )
)
L’auteur de cet article est chercheur, cumulativement avec ses fonctions d’Inspecteur des Impôts en service à la Direction Générale des Impôts du Cameroun. Il est également Négociateur Pétrolier pour le compte de la République
du Cameroun, Représentant de l’Association Internationale des Négociateurs
Pétroliers de Houston en Afrique Centrale et Directeur Exécutif du Centre Africain de Recherche sur les Politiques Energétiques et Minières (CARPEM, France)
Lire Noel (P.), Production d’un ordre pétrolier libéral. Une politique normative américaine dans les relations internationales entre 1980 et 2000, Thèse Université de Grenoble II, 2000
Stéphane ESSAGA
INTRODUCTION
P
lus de 10 ans après la promulgation des Codes Pétroliers Camerounais et ivoirien,
aucune analyse de ces instruments
n’est disponible. Aucune étude ni
partielle ni complète, sur la nature,
la portée et l’intérêt de ces lois-charnière n’a été faite par les universitaires et / ou chercheurs, alors même
qu’elles constituent la pierre angulaire de pilotage, de gestion et finalement d’exploitation des ressources
pétrolières de ces Etats.
Les Codes Pétroliers constituent un
gisement d’informations à haute
portée heuristique. Déjà leur irruption généralisée dans les années libérales s’explique de façon subjective
et téléologique par la dynamique
de marchandisation des droits pétroliers impulsée par les Etats-Unis
d’Amérique, et pas seulement ob-
(2)
jectivement par l’autonomisation
du droit pétrolier vis-à-vis du droit
minier (1). Autrement dit, les Codes
Pétroliers en tant qu’instruments juridiques symbolisent (2) clairement
l’arrimage (voulu ou contraint) à la
mondialisation des Etats africains
aux lois du marché, et plus précisément constituent les vecteurs de
l’hégémonie du régime para constitutionnel (3) en matière pétrolière. La
problématique de leur attractivité
est au demeurant prise au sérieux
par les acteurs, ceci indépendamment de l’environnement économique international (4).
En effet, les Codes Pétroliers sont des
instruments juridiques décisifs dans
l’appréciation de la citoyenneté internationale des Etats. Des mécanismes de protection aussi importants
désormais tels l’arbitrage, notam-
Au début des indépendances, la législation minière ne distinguait pas les différentes
ressources minières, y compris celles du pétrole. Progressivement dans le temps, certaines lois commencèrent à statuer seulement sur le pétrole brut, pour déboucher
sur la généralisation des codes pétroliers à partir du milieu des années quatre –vingt,
avec de rares exceptions comme le Maroc qui adopta son premier Code Pétrolier le
21 juillet 1958 sous la pression il est vrai de la rédaction alors en cours de la Convention entre l’Etat marocain et le groupe italien E.N/I, signée le 26 juillet 1958. (Lire Moulay Ahmed, Idrissi Benyacine, Droit pétrolier et conventions pétrolières au Maroc, Les
éditions maghrébines, Casablanca, 1974, page 11).
(3)
Lire Cabrillac (R.), Le symbolisme des codes, in L’Avenir du droit, Mélanges en hommage à François Terré, Paris Editions Dalloz, 1999, pp 212-220.
(4)
Selon Pierre Noël, op. cit, 9, « les dispositions centrales du régime juridique para-constitutionnel des investissements concernent le règlement des différends entre investisseurs et Etat, le droit applicable au contrat, la définition des droits économiques,
les conditions d’exercice du droit des nationalisations et de certaines prérogatives
réglementaires, l’égalité de traitement entre investisseurs étrangers et nationaux, et
enfin les conditions d’octroi des droits d’accès au territoire ».
31
Stéphane ESSAGA
ment CIRDI (5), les clauses législatives de stabilisation (6) et de droit
applicable(7), sont tant et plus de
dispositifs à étudier, car permettant
ensuite de mieux juger de la portée
juridique des contrats pétroliers(8). Il
s’agit donc également de véritables
instruments d’information sur la
politique pétrolière des Etats, appréhendés comme tels par le droit
transnational . Ils fixent le cadre lé-
32
(5)
gal d’octroi des droits d’explorationproduction, de résolution des litiges,
des obligations environnementales
et fiscales.
S’agissant de la fiscalité pétrolière,
élément central de négociation et de
tension entre les parties, elle déroge
dans ses caractéristiques au droit fiscal de droit commun (9). Les travaux
actuels portant sur la fiscalité pétro-
Ainsi le Président de la Commission permanente de négociation des Contrats Pétroliers et Gaziers au Cameroun affirmait : « la législation pétrolière précédente
était jugée complexe par l’industrie pétrolière…Aujourd’hui, grâce notamment aux
actions permises par le nouveau Code Pétrolier, nous sommes partis d’un niveau
d’investissement de moins de 5 millions de dollars en 1997 à plus de 100 millions de
dollars en 2002 ( …) C’est-à-dire qu’en trois années d’application du nouveau Code
Pétrolier, les retombées sont fort éloquentes… » Interview parue dans le trimestriel
d’informations SNH Infos N°13 juin 2003, page 9. Depuis lors, plusieurs autres contrats
ont été signés avec la République du Cameroun.
(6)
Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre Etats
et ressortissants d’autres Etats, entrée en vigueur le 14 octobre 1966. Elle a été signée
par le Cameroun le 23 septembre 1965 et les instruments de ratification déposés le
3 Janvier 1967, pour une entrée en vigueur le 02 février 1967, c’est-à-dire assez rapidement. Quant à la Côte d’Ivoire, elle a signé cette Convention le 30 juin 1965,
déposé les instruments de ratification le 16 février 1966, pour une entrée en vigueur
de la Convention dès le 14 octobre 1966, plus tôt encore que le Cameroun. Or, alors
qu’aucun des Codes pétroliers camerounais et ivoirien n’impose le CIRDI comme instance d’arbitrage (article 115 alinéa 2 du Code pétrolier camerounais et 85 du Code
Pétrolier ivoirien), il est l’instance arbitrale presque systématiquement choisie par les
parties aux contrats. (Pour l’exemple du Cameroun, voire ESSAGA (V.S), La clause
de stabilité fiscale dans les contrats pétroliers au Cameroun, mémoire de D.E.S.S. en
Administration fiscale, Université de Douala, juin 2008).
(7)
Voir CAMERON (P.D), « Stabilisation in Investment Contracts and changes of rules in
Host countries: Tools for Oil & Gas investors », final report 7 July 2006, www.aipn.org;
CAMERON (P.D), International Energy Investment law : the pursuit of stability, Oxfrd
University Press, mars 2010 ; MAYER (P.), « La neutralisation du pouvoir normatif de
l’Etat en matière de contrats d’Etat », clunet , 1986, p.5 et suiv. ; MONTEMBAULT (B.),
« La stabilisation des contrats d’Etats à travers l’exemple des contrats pétroliers. Le
retour des dieux sur l’olympe ? » RDAI/IBLJ, N°6, 2003; DAVID (N.), « Les clauses de
stabilité dans les contrats pétroliers. Questions d’un praticien », Clunet 1986 ; WEIL (P.),
« Les clauses de stabilisation ou d’intangibilité insérées dans les accords de développement économiques », Mélanges Rousseau, Pédone 1974
(8)
WEIL (P.), « Principes généraux du droit et contrats d’Etat », Etudes offertes à Berthold
Goldman. Le droit des relations économiques internationales, Paris, Litec, 1982
(9)
WENGLER (W.), « Les accords entre Etats et entreprises étrangères sont ils des Traités
de droit international ? », R.G.D.I.P, 1972, p.313) ; KAMTO (M.), « La notion de Contrat
d’Etat: une contribution au débat», Revue de l’arbitrage 2003, 719 ; LANKARANI (L.EL
ZEIN), Les contrats d’Etat à l’épreuve du droit international, Thèse de droit international (inutile de la mention de la thèse car tu ne supprimes pas l’université ni la date de
soutenance), Editions Bruylant, Université de Bruxelles, 2001.
Stéphane ESSAGA
lière ne rendent pas suffisamment
compte de cette spécificité(10). Toutefois, l’identification puis l’évaluation
de la législation fiscale pétrolière
dans ce qu’elle a de rigide, permet in
fine d’apprécier la volonté des Etats
d’instrumenter au mieux (ou pas)
la fiscalité pétrolière comme source
de financement de leurs budgets.
La maîtrise de la surface de rigidité
des termes fiscaux, puis son pesage
in concreto, contribuent dans une
large mesure à coter les Etats sur le
marché des Etats «souverainistes» en
matière pétrolière.
L’impôt sur les sociétés constitue
alors le terreau d’analyse par excellence, dans la mesure où c’est lui qui
ambitionne directement et explicitement d’amputer le résultat bénéficiaire de l’entreprise. Une telle étude
laisse clairement dégager l’énonciation d’une liste de produits illusoirement originale (I), tandis que les
conditions de déductibilité des charges, davantage étoffées, sont illusoirement optimales (II)
I-LA COMPOSITION DES PRODUITS : UNE LISTE
ILLUSOIREMENT ORIGINALE
Trois tendances générales se dégagent des systèmes fiscaux en matière
pétrolière :
calité (redevances, impôt sur les
bénéfices, taxe pétrolière spéciale, exonérations), et le Code Général des Impôts reste applicable
aux opérations pétrolières.
- Soit le Code Pétrolier traite de la
fiscalité pétrolière, et certains aménagements sont introduits quant
à l’imposition des bénéfices (prix
affichés, charges déductibles…);
- Un chapitre particulier du Code
Général des Impôts traite de la
fiscalité pétrolière (11).
- Soit le Code Pétrolier ne traite
que de certains aspects de la fis-
En réalité, la combinaison des deux
premières variantes est la formule
(10)
La définition légendaire de l’impôt suivant laquelle « l’impôt est une prestation pécuniaire requise des particuliers par voie d’autorité, à titre définitif et sans contrepartie,
en vue de la couverture des charges publiques » (in ENCYCLOPEDIAS UNIVERSALIS, v
Impôt, Corpus 11, 1996, p.1000 et s. spéc.p.1001), n’est pas opérante en matière de
fiscalité pétrolière. Elle ne s’accommode ni du caractère (partiellement) contractuel de la fiscalité pétrolière, ni de l’usage occasionnel du pétrole comme moyen
de payement. Lire dans ce sens Lascombe (M.), Eléments pour l’étude des clauses
financières et fiscales des contrats pétroliers internationaux, mémoire de D.E.A de
droit international, Université de Strasbourg 1978, pages 14 à 23.
(11)
Voir notre article « La spécificité de la fiscalité pétrolière », à paraître. L’on peut observer un contresens théorique lorsqu’il est dit que « la fiscalité de droit commun
et la fiscalité spécifique à laquelle est assujettie l’entreprise sont négociées entre
l’Etat producteur et son partenaire dans le cadre d’un package deal » Weiss (P.), in
33
Stéphane ESSAGA
retenue par les Codes camerounais
et ivoirien. Il y a un amalgame manifeste de dispositions spécifiques au
secteur pétrolier d’une part, et une
appropriation parfois pour les réformer des textes de droit commun
d’autre part. Il convient d’identifier
le contenu de l’énonciation (A), puis
de l’analyser ensuite (B).
34
A-Un contenu commun
Ce contenu est manifestement varié.
Il comporte les aspects suivants :
1-Les produits listés
S’agissant des produits, les codes
pétroliers(12) ivoirien et camerounais
énoncent similairement ainsi leur
constitution :
- la valeur de la production commercialisée par le Titulaire qui
doit être conforme aux prix courants du marché international établis suivant les dispositions des
Contrats Pétroliers;
- la valeur de la quote-part de la
production versée en nature à
l’Etat au titre de la redevance proportionnelle à la production en
ce qui concerne les Contrats de
Concession, le cas échéant ;
Encyclopédie juridique de l’Afrique, tome cinquième, Droit des biens, Les nouvelles
Editions Africaines 1982, page 355). De même, le classement opéré par le docteur
Dikoumé dans sa thèse par exemple (La fiscalité pétrolière des Etats membres de la
CEMAC. Cameroun, Congo, Gabon, Guinée Equatoriale, Tchad, Centrafrique, Paris, L’Harmattan, 2008), divisant la fiscalité pétrolière en «prélèvements spécifiques»
d’une part, et « impositions de droit commun » d’autre part souffre d’une impureté théorique certaine. Une caractéristique essentielle de l’impôt au sens classique,
c’est que l’impôt est un prélèvement obligatoire, et perçu par voie d’autorité. Selon
Laure Agron, « Aujourd’hui, l’impôt se définit comme un prélèvement obligatoire
et sans contrepartie… » ( in Histoire du vocabulaire fiscal, thèse (inutile la mention),
Paris, L.G.D.J. 2000, page 226), et les dictionnaires définissent pareillement l’impôt
comme un « prélèvement obligatoire » (Cornu (G.), Vocabulaire juridique, Paris PUF,
6è édition mise à jour juin 2004, page 461), ou comme «une contribution obligatoire»
(Albert (J.L.), Pierre (J.L.), Richer (D.), (sous la dir), Dictionnaire de droit fiscal et douanier, Paris, Editions Ellipses 2007, page 280). Selon Gaston jèze, un « élément essentiel
de l’impôt dans tous les Etats civilisés modernes, c’est la contrainte juridique. L’impôt
est essentiellement un paiement forcé » (in Cours de finances publiques 1936-1937,
LGDJ, 1937, p.33. Lire aussi Négrin (O.), « Une légende fiscale : la définition de l’impôt
de Gaston Jèze », Revue de droit public - n°1-2008). Or le caractère obligatoire des
règles considérées comme « de droit commun », est contestable. Les règles d’assiette tant pour les produits (avec la règle de la fixation paritaire des prix affichés),
que des charges (avec l’arrêté contractuel des taux d’amortissement ainsi que
des montants déductibles au titre des provisions pour remise en état des sites par
exemple), traduisent non pas une obligation extérieure imposée à l’entreprise, mais
une logique consensuelle sur les règles de calcul de l’impôt sur les sociétés. En droit
commun, il n’est pas possible de négocier ainsi les bases de calcul de l’impôt sur les
sociétés, pour ne parler que cet impôt. En fait, il y a une confusion entre les pouvoirs
législatifs de l’Etat-puissance publique, seul susceptible de fixer des règles fiscales
obligatoires, et les pouvoirs administratifs de l’Etat-entrepreneur, qui contracte avec
l’entreprise privée étrangère, et susceptible, dans le jeu de l’équilibre des contrats,
de consentir des aménagements dans le cadre légal fixé par l’Etat-puissance publique. (Voire Mayer (P.), « La neutralisation du pouvoir normatif de l’Etat en matière de
contrats d’Etat », op.cit. ; Kamto (M.), « La notion de contrat d’Etat : une contribution
au débat », Revue de l’arbitrage 2003, n°4).
Stéphane ESSAGA
- les revenus provenant du stockage, du traitement et du transport
des Hydrocarbures, ainsi que la
vente des substances connexes,
s’il y a lieu;
- les plus-values provenant de la
cession ou du transfert d’éléments
quelconques de l’actif ;
- tous autres revenus ou produits
se rapportant aux Opérations Pétrolières ou connexes à celles-ci.
2- Le cas particulier du traitement
des plus-values en Côte d’Ivoire
S’agissant des plus-values sur cession
d’immobilisations, le Code Pétrolier
ivoirien se veut particulièrement incitatif , dans la mesure où il précise
que «si l’exploitation est assurée par plusieurs sociétés associées, en cas de cession
entre les sociétés associées ou entre une
des sociétés associées et une de ses filiales,
qui deviendrait partie dans ladite association, les plus- values de cession sont
exclues, à condition que les actifs ainsi
cédés soient comptabilisés par la société
cessionnaire à la valeur apparaissant
dans les livres de ladite société».(13)
(13)
Cet avantage en soi paraît logique et
utile, dans la mesure où le modèle
associatif au moins entre sociétés
nationales et investisseurs pétroliers
étrangers est largement répandu en
Afrique Noire, en Côte d’Ivoire notamment.
B- Une originalité relative
1- La relative originalité des
produits identiquement énumérés
dans les deux législations
Toutefois, à l’analyse, cette composition de produits qui se veut exhaustive, n’est pas si originale dans sa
nomenclature.
Seul le premier point portant sur la
valorisation de la production vendue est nécessairement particulier,
car dérogeant aux règles de droit
commun sur la détermination des
produits imposables (14).
En ce qui concerne le deuxième
point, les règles comptables OHADA
relatives à la comptabilisation de la
variation des stocks d’une part(15), et
fiscales relatives aux règles de rattachement des charges aux produits(16)
Lire Recherche et production du pétrole et du gaz. Réserves, coûts, contrats, Institut
français du pétrole, Editions Technip, Paris 2002, page 186
(14)
Articles 71 et 94 des Codes Pétroliers ivoirien et camerounais.
(15)
Article 71 alinéa 4 in fine. Cette disposition déroge au droit commun ivoirien (article
8 du CGI institué par l’article 6 alinéa 1 de l’ordonnance n° 2000-252 du 28 mars
2000).
(16)
L’article 8 de l’acte uniforme organisation et harmonisation des comptabilités des
entreprises (AUOHC) en OHADA exige que les états financiers « décrivent de façon
régulière et sincère les évènements, opérations et situations de l’exercice pour donner une image fidèle du patrimoine… ». Il est curieux que ce principe ne soit pas
explicitement listé dans les neuf « fondements même de la comptabilité » d’une
doctrine récente (Voir Benoît Atangana Onana, Vers les normes mondiales : comparaison OHADA et IAS/IFRS, Editions Presses de l’UCAC Yaoundé 2007, page 54). Non
seulement il est explicitement édicté par le droit comptable OHADA, mais figure
35
Stéphane ESSAGA
36
d’autre part, conduisent à la valorisation automatique dans les produits de la quote-part de stocks de
pétrole ainsi utilisée comme monnaie de payement.
Autrement dit, il s’agit d’une édiction non nécessaire, dans la mesure
où même en son absence, cette règle
prévaudrait. Dans le même sens, les
trois autres précisions de comptabilisation en produits sont parfaitement couvertes par les dispositions
fiscales de droit commun libellées
dans un même wording, qui exigent,
dans le cadre du calcul du bénéfice
imposable, la prise en compte de
toutes les opérations effectuées par
l’entreprise (18).
Enumérer les prestations diverses
telles le stockage, les produits provenant du traitement et du transport des Hydrocarbures, ainsi que la
vente des substances connexes, puis
terminer par la disposition-bateau
«tous autres revenus ou produits se rapportant aux Opérations Pétrolières ou
connexes à celles-ci», relève pratiquement de l’effet d’affichage.
Dès lors, la volonté d’autonomie ici
ne peut être valorisée que du point
de vue de l’intégration formelle de
règles de fond déjà existantes dans
le dispositif tant comptable que fiscal du Cameroun que de la Côte
d’Ivoire. Aucune substance normative fondamentale supplémentaire
ne résulte de cette intégration-appropriation, mais cela dénote clairement d’une dynamique d’autonomie voire d’hégémonie de ces codes
pétroliers, par rapport au dispositif
de droit commun.
2- La relative pertinence du
traitement des plus-values en
Côte d’Ivoire : violation du droit
communautaire et irrationalité de
l’avantage ainsi consenti
La technique de comptabilisation
énoncée par le dispositif ivoirien
n’est ni pertinente, ni nécessaire. Elle
n’est pas pertinente car en vertu de
l’article 35 de l’AUOHC, «la méthode
d’évaluation des éléments inscrits en
comptabilité est fondée sur la convention du coût historique», le coût historique des biens inscrits à l’actif du
bilan étant constitué par « le coût réel
d’acquisition pour ceux achetés à des
tiers » (19). Autrement dit, une telle
comptabilisation violerait la fiabilité
des états financiers de l’entreprise, et
serait contraire au droit communautaire d’une part.
dans les cadres 33, 34 et 46 des normes de l’International Financial Reporting Standards / IFRS. Il s’agit plus précisément de donner une « image fidèle de la position
financière et de ses changements ainsi que de la performance d’une entité » (Voir
Mémento IFRS 2009, Editions Francis Lefebvre 2009, page 90).
(17)
Dans le compte 73 précisément : voire Journal Officiel de l’OHADA n°10 – Droit
comptable et système comptable OHADA, page 179.
(18)
CE, 29 juill.1998, n°149517, Bergère de France : RJF 10/1998, p.746, n°1083 ; Oudenot
(P.), Fiscalité approfondie des sociétés, Paris LITEC 2001, n°536, page 247
Stéphane ESSAGA
D’autre part, il n’est pas nécessaire
de comptabiliser à l’ancienne valeur
vénale le bien acquis à une valeur
marchande quelconque pour assurer
la neutralité fiscale d’une telle opération. Il suffit d’exiger comme règle
fiscale particulière que les amortissements (fiscaux et non comptables) du bien en question soient
effectués en fonction de l’ancienne
valeur, et non la comptabilisation
du bien lui-même. Autrement dit,
l’amortissement comptable sera bel
et bien effectué sur la base du coût
d’acquisition, tandis que la quotepart d’amortissement relative à la
plus value constituée sera réintégrée
dans la liasse fiscale (Tableau de détermination du résultat fiscal).
S’agissant maintenant de l’appréciation économique d’un tel avantage,
elle dévoile une acception naïve de
l’association et des intérêts des parties. Lorsqu’une société vend une
immobilisation à une autre faisant
partie de la même association qu’elle, leur intérêt commun à la bonne
marche de ce consortium(20) peut être
témoigné par une cession à la valeur
(19)
vénale dudit bien, ce qui évacue du
coup la question de l’imposition de
la plus-value. En revanche, admettre
la possibilité d’une majoration d’une
marge dans la valeur nette comptable
du bien cédé, mais prévoir une exonération de l’imposition de la plus-value ainsi dégagée, est contradictoire
et inutile. Si les parties se distancent
économiquement par l’admission en
interne (dans l’association) de telles
opérations commerciales, l’Etat n’a
pas à rougir de devoir taxer le profit
ainsi dégagé dans les conditions de
droit commun.
Enfin, interdire à la société cessionnaire la récupération intégrale de
sa dépense par le mécanisme légal
des amortissements, c’est favoriser
finalement le cédant et défavoriser
le cessionnaire, alors qu’il s’agirait
de procéder inversement. L’étude de
l’édiction des règles concernant les
charges déductibles confirme une
logique d’autonomie qui dans ce cas,
compte tenu de la réformation du
dispositif de droit commun, est en
général préjudiciable soit aux Etats,
soit aux parties
« Le bénéfice imposable est le bénéfice net déterminé d’après les résultats d’ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises au cours de
la période servant de base à l’impôt, y compris notamment les cessions d’éléments
quelconques de l’actif, soit en cours, soit en fin d’exploitation ». Article 6 alinéa 2 du
CGI camerounais, et 6 du CGI ivoirien, tel que modifié par les articles 16 et 17 de
l’ordonnance n°2000-252 du 28 mars 2000.
(20)
Article 36 de l’AUOHC.
37
Stéphane ESSAGA
II- LES CONDITIONS DE DEDUCTIBILITE DES CHARGES : UNE
EDICTION ILLUSOIREMENT OPTIMALE
38
Dans une imitation évidente de la
structuration des Codes des Impôts,
les Codes Pétroliers camerounais et
ivoiriens commencent par énoncer
le principe général suivant lequel :
«le bénéfice net est établi après déduction
de toutes les charges supportées pour les
besoins des Opérations Pétrolières».(21)
Dans un souci de précision par rapport à certaines charges précises, et
non d’exhaustivité(22), les deux Codes énoncent alors un certain nombre de charges, qui relèvent tantôt
d’une appropriation-réformation a
minima (A), tantôt d’une appropriation – réformation inutilisable (B).
A-Les charges faisant l’objet
d’une appropriationréformation a minima
Dans un wording quasi similaire,
les deux Codes Pétroliers énoncent
deux types de charges sans aucune
spécificité par rapport aux charges
de droit commun dans leur nature,
mais dont l’appropriation par le législateur pétrolier débouche en général sur une édiction en-deçà des
termes de droit commun.
(21)
1- Le domaine circonscrit des charges régies par les Codes Pétroliers
A l’analyse, très peu de charges sont
expressément régies par les Codes
Pétroliers camerounais et ivoirien. Il
s’agit uniquement :
- des pertes de matériels ou de
bien résultant de destructions ou
de dommages, les biens auxquels
il sera renoncé ou qui seront
abandonnés en cours d’année, les
créances irrécouvrables et les indemnités versées aux tiers à titre
de dommages (23) ;
- des provisions raisonnables
constituées en vue de faire face à
des pertes ou charges nettement
précisées et que des événements
en cours rendent probables (24).
Le reste de charges intégrées dans
ces Codes Pétroliers font l’objet
d’une «contractualisation» entre les
parties quant à ce qui est de leurs
conditions de déductibilité, ce qui
souligne l’intérêt de l’analyse de celles sus-évoquées se voulant impératives.
Notamment en vertu du jus fraternitatis qui le caractérise. Lire Chenut (C.-H.), Le
contrat de consortium, Paris L.G.D.J. 2003, n°50, page 35.
(22)
Articles 95 et 72 des Codes Pétroliers camerounais et ivoirien
(23)
Les deux Codes disent alors que « Celles-ci (les charges déductibles) comprennent
notamment… ».
(24)
Article 72 alinéa 4 du Code Pétrolier ivoirien. Le Code Camerounais parle de « pertes
de matériels ou de biens résultant de destructions ou d’avaries, les biens auxquels il
est renoncé ou qui sont mis au rebut en cours d’année, les créances irrécouvrables
et les indemnités versées aux tiers à titre de dommages » (article 95 alinéa d)
Stéphane ESSAGA
2- La portée délétère de cette
appropriation
A la différence de l’énoncé des produits sus évoqués, l’appropriation
de certaines règles concernant les
conditions de déductibilité des charges par le législateur pétrolier ne se
fait pas sans conséquence.
Pour certaines d’entre elles, il édicte
des conditions de déductibilité moins
restrictives qu’en droit commun, alors
même que ce n’était manifestement
pas son intention. Ainsi par exemple
en ce qui concerne les conditions de
déductibilité des provisions en matière de fiscalité pétrolière ivoirienne,
elles sont en-deçà du droit commun
(25)
. Il s’agit d’une rédaction très laconique, voire simpliste. Aucun encadrement formel n’est édicté, alors
que le dispositif comptable et fiscal
de droit commun est plus étoffé (26).
(25)
De même, les conditions de déductibilité fiscale des créances irrécouvrables ont été alignées en droit
fiscal camerounais aux conditions
communautaires. Depuis la loi
n°2007/005 du 26 décembre 2007
portant loi de finances en République du Cameroun pour l’exercice
2008, les créances commerciales ne
sont passées en charges déductibles
que si le créancier apporte la preuve
que l’ensemble des voies et moyens
de recouvrement amiable ou forcé
prévus par l’Acte Uniforme OHADA
portant organisation des procédures
simplifiées de recouvrement et des
voies d’exécution (AUPSRVE) ont
été vainement mises en œuvre (27).
Concrètement, le législateur introduit des conditions objectives de
droit à déductibilité fiscale, consti-
Article 72 alinéa 6 du Code Pétrolier Ivoirien. Au Cameroun, le législateur ajoute « en
particulier la provision pour l’abandon des gisements, constituée conformément à la
réglementation en vigueur et au Contrat Pétrolier ». (Article 95 alinéa f).
(26)
L’article 6, III, E du CGI ivoirien, tel que modifié par la loi n°81-150 du 27 février 1981,
an.fiscale (article 14), dispose comme charge déductible : « Les provisions constituées en vue de faire face à des pertes ou charges nettement précisées et que les
évènements en cours rendent probables, à condition qu’elles aient été effectivement constatées dans les écritures de l’exercice et figurant au relevé des provisions
prévu à l’article 17 ci-après ».
(27)
La Côte d’Ivoire a signé le traité OHADA le 17 Octobre 1993, et l’a ratifié assez tôt
(le 29 septembre 1995), dont elle a déposé les instruments le 13 décembre 1996. Or,
l’Acte Uniforme portant organisation et harmonisation des comptabilités des entreprises, a été adopté le 23 mars 2000, et publié au journal officiel de l’OHADA n°10 du
20 novembre 2000. Il est donc opposable à la République de Côte d’Ivoire depuis
le 30 décembre 2001, et entré en vigueur dès mars 2001, conformément aux mécanismes d’entrée en vigueur des Actes uniformes OHADA. En vertu de cet acte
uniforme, les entreprises sont tenues de procéder au provisionnement comptable
de toutes les charges ou pertes nettement précisées quant à leur objet, que des
évènements survenus en cours rendent seulement probables, au passif du bilan
dans les dettes financières. En vertu du principe de primauté du fait comptable, de
nombreuses législations ainsi que la jurisprudence administrative exigent une comptabilisation effective de la provision pour sa déductibilité fiscale (CE, 14 mars 1979,
n°7360 : RJF 5/1979, n°272.- Doc.adm.4E 121, n°4, 26 nov.1996 cités par Oudenot (P.),
op.cit .page 324).
39
Stéphane ESSAGA
40
tuées par la mise en demeure en
bonne et due forme, la saisie des
biens ou le cas échéant, un procès
verbal de carence, la vente des biens,
sans que cette vente ne permette de
réaliser la créance (28). Ainsi, « lorsque les conditions ci-dessus ne sont pas
respectées, les services procèdent aux
réintégrations nécessaires de toutes les
créances passées en charges dont les
preuves d’irrécouvrabilité ne sont pas
fournies » (29).
Même si l’antériorité du Code Pétrolier camerounais ( 1999 ) par rapport
à cette règle désormais fiscale (depuis 2008) seulement justifie une impossible parité entre les deux dispositifs (de droit commun et du Code
Pétrolier), il n’en demeure pas moins
un antagonisme entre deux normes,
surtout que l’Administration fiscale,
dans chacun de ces deux pays, peut
fonder une telle réintégration à partir des dispositions OHADA uniquement, dont l’effet immédiatement
abrogatoire a été plusieurs fois réaffirmé par la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage de l’OHADA(30).
(28)
B- Les charges faisant l’objet d’une
complexification des conditions
de déductibilité
Il s’agit ici des charges dont les conditions de déductibilité sont contrôlées
en vue d’éviter des prix de transferts, mais pour lesquelles malheureusement le législateur a davantage
compliqué que simplifié la tâche soit
aux Administrations fiscales, soit
aux entreprises pétrolières.
1- Le périmètre des charges
concernées
a- Les charges constitutives de
frais généraux
Il s’agit dans un premier temps des
coûts des fournitures, du personnel
et des prestations de services fournis par des sociétés affiliées aux titulaires des contrats pétroliers, qui
ne doivent pas excéder ceux qui
seraient normalement facturés dans
des conditions de pleine concurrence
entre un acheteur et un vendeur indépendants pour des fournitures ou
prestations de services similaires(31).
Article 7 alinéa C nouveau du CGI camerounais. Il convient de préciser que l’AUPSRVE a été adopté au Gabon (Libreville) le 10 avril 1998, est entré en vigueur 90 jours
plus tard, soit le 10 juillet 1998, conformément à l’article 9 du Traité OHADA.
(29)
Circulaire n°0002/MINDI/DGI/LC/L du 11 janvier 2008 portant modalités d’application des dispositions fiscales de la loi n°2007/005 du 26 décembre 2007 portant loi de
finances de la République du Cameroun pour l’exercice 2008, page 3.
(30)
Ibidem.
(31)
Les juges ont notamment pu dire que « le droit fiscal ne fait pas partie à ce jour des
matières rentrant dans le domaine du droit des affaires harmonisé tel que défini par
l’article 2 du Traité relatif à l’harmonisation du Droit des Affaires en Afrique. Toutefois, si
les procédures fiscales postérieures à la date d’entrée en vigueur de l’Acte Uniforme
concerné mettent en œuvre des mesures conservatoires, mesures d’exécution forcée et procédures de recouvrement déterminées par ledit Acte Uniforme, ces procédures fiscales doivent se conformer aux dispositions de celui-ci. » (Avis n°001/2001/
EP Séance du 30 avril 2001, cité par Félix Onana Etoundi, La problématique de l’uni-
Stéphane ESSAGA
Le Code Pétrolier camerounais ajoute alors que « seul est déductible, le
montant justifiable des rémunérations
versées au personnel employé à l’étranger par le Titulaire ou l’une quelconque
de ses sociétés affiliées, dans la mesure où
ce personnel est affecté aux Opérations
Pétrolières conduites par le Titulaire sur
le Territoire Camerounais ». (32)
Enfin les législations pétrolières camerounaise et ivoirienne édictent
des règles spécifiques en ce qui
concerne les conditions de déductibilité des intérêts, qui méritent un
pesant d’attention particulier.
b- Le cas particulier des charges
financières
Dans un second mouvement, ces
codes invoquent le régime du traitement fiscal des intérêts, identiquement aménagé par les législations
camerounaise et ivoirienne. Il est
ainsi admis en charges déductibles
«les intérêts des capitaux mis par des
tiers à la disposition du Titulaire pour
des besoins des Opérations Pétrolières
de développement de gisements et de
Transport des Hydrocarbures, dans la
mesure où ils n’excèdent pas les taux
normaux en usage sur les marchés financiers internationaux pour des prêts
de nature similaire».
Les codes disposent immédiatement
après que «sont également concernés,
les intérêts servis aux associés ou à des
sociétés affiliées à raison des sommes
qu’ils mettent à la disposition du Titulaire en sus de leur part de capital, à
condition que ces sommes soient affectées
à la couverture d’une quote-part raisonnable des investissements de développement de gisements d’Hydrocarbures et
de Transport de leur production sur le
Territoire Camerounais, et que les taux
d’intérêts n’excèdent pas ceux mentionnés au paragraphe précédent».(33)
2- La nature de la complexité
introduite
a- Des conditions de déductibilité
des frais généraux soit similaires,
soit en deçà du droit commun
S’agissant des frais généraux dont
fication de la jurisprudence par la Cour Commune de Justice et d’arbitrage, collection « Pratique et contentieux du Droit Communautaire », Editions Droit au service
du développement, février 2008, page 188). On ne voit pas comment ce qui est
imposé à une administration fiscale ne le serait pas une entreprise dans le cadre du
traitement de ses créances irrécouvrables d’une part. D’autre part, l’antériorité des
Codes Pétroliers par rapport à l’entrée en vigueur de l’AUPSRVE n’est pas décisive,
dans la mesure où de façon constante, les juges énoncent que « les Actes uniformes
sont directement applicables et obligatoires dans les Etats parties nonobstant toute
disposition contraire de droit interne antérieure ou postérieure » ( Avis n°001/2001/EP
du 30 avril 2001, sur demande de la République de Côte d’Ivoire/99 ; arrêt n°21/2002
du 26 décembre 2002, Aff. Sté MOBIL OIL Côte d’Ivoire c/ SOUMAHORO MAMADOU,
cités par ONANA ETOUNDI (F.) et MBOCK BIUMLA (J.-M.), Cinq ans de Jurisprudence
commentée de la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage de l’OHADA, Presses de
l’AMA, 1ère édition- 2005, page 131).
32)
Article 72, alinéa 1, a du Code Pétrolier ivoirien.
(33)
Article 95 alinéa a du Code Pétrolier camerounais.
41
Stéphane ESSAGA
42
les conditions de déductibilité sont
restrictives dans un but de contrôle
de prix de transfert, il s’avère d’une
part que l’une des conditions essentielles de déductibilité fiscale des
charges, figurant déjà dans le dispositif de droit commun, est que
celle-ci doit avoir un lien direct avec
l’exploitation(34). Cela correspond
parfaitement à la condition de lien
direct avec les opérations pétrolières
exigée par les législateurs pétroliers
camerounais et ivoirien.
Qui plus est en ce qui concerne les
charges de personnel, les deux législations de droit commun posent déjà
le principe suivant lequel «les rémunérations allouées à un salarié ne sont admises en déduction des résultats que dans
la mesure où n’étant pas excessives par
rapport au service rendu, elles correspondent à un travail effectif et sont conformes aux normes conventionnelles». (35)
Il s’agit là alors d’une intégration
(34)
dans la législation pétrolière parfaitement neutre par rapport à ce qui est
déjà consigné dans le droit commun.
Enfin en ce qui concerne le contrôle
des prix de transfert entre sociétés affiliées, par rapport auquel est introduite la méthode du prix comparable
sur le marché libre (« CUP »(36), elle
exige en réalité un canevas administratif sans lequel elle est difficilement
applicable. Une telle règle pour méritoire qu’elle peut être, devait être
complétée par l’obligation par les
Etats de fixer un cadre réglementaire
d’application sans lequel ce principe
demeure une simple pétition (37).
b- Des conditions de déductibilité
des intérêts soit limités dans leur
nature, soit iniques dans leur
nature
En droit fiscal, les intérêts sont des
charges déductibles, pour peu qu’ils
respectent les conditions générales
de déductibilité des charges d’exploi-
Articles 95 alinéa c du Code Pétrolier camerounais, et 72 alinéa 3 du Code Pétrolier
ivoirien
(35)
Le CGI camerounais est plus précis que son homologue ivoirien, dans la mesure où
en Côte d’Ivoire il est simplement affirmé que «Le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges» (article 6.III du CGI), alors qu’au Cameroun il est dit que «le
bénéfice net imposable est établi sous déduction de toutes charges nécessitées directement par l’exercice de l’activité imposable au Cameroun» (article 7 du CGI).
(36)
Article 7, A, 1, a du CGI camerounais. Le libellé ivoirien est différent mais garde le
même principe, en édictant que « les rémunérations ne sont admises en déduction
que dans la mesure où elles correspondent à un travail effectif et ne sont pas excessives eu égard à l’importance du service rendu. Cette disposition s’applique à
toutes les rémunérations directes ou indirectes, y compris les indemnités, allocations,
avantages en nature et remboursement de frais». (Article 6, III, A1).
(37)
Ou comparable uncontrolled price method en anglais « La méthode du prix comparable sur le marché libre consiste à opérer une comparaison directe du prix de
transfert avec le prix pratiqué par des entreprises indépendantes, dites entreprises
référentes, pour des transactions similaires situées dans des conditions économiques
sensiblement analogues à celles de l’entreprise dont les prix de transfert sont analysés ». (Douvier (P.-J.), Gibert (B.), Gelin (S.), Le Boulanger (A.), Prix de transfert , collection Dossiers pratiques Francis Lefebvre, Editions Francis Lefebvre 2008, page 68)
Stéphane ESSAGA
tation.(38) En l’occurrence, il faudrait
juste que l’emprunt ait été contracté
pour les besoins de l’entreprise (39).
Or les Codes Pétroliers camerounais
et ivoirien introduisent un double
corset qui complexifie les mécanismes de déductibilité des intérêts :
i. La (double) limite quant à la
nature des intérêts fiscalement
déductibles
i.a. Une limite négative : la non
déductibilité des intérêts courus en phase d’exploration
Les législations camerounaise et
ivoirienne introduisent une sélection des intérêts fiscalement déductibles en fonction de l’évolution des
opérations pétrolières : les intérêts
(et agios) doivent être consécutifs à
des emprunts faits «pour des besoins
(38)
des Opérations Pétrolières de développement de gisements et de Transport des
Hydrocarbures». Autrement dit, ceux
concernant l’exploration et la production ne sont-ils pas déductibles(40)
L’affirmative doit être faite en ce qui
concerne les intérêts de capitaux en
phase d’exploration(41) : ils doivent,
en vertu de cette disposition, et par
un raisonnement a contrario, être incorporés dans le coût des immobilisations, et amortis au rythme de ces
dernières. Autrement dit, l’entreprise a l’obligation d’ «activer» les intérêts courus des emprunts contractés
en phase d’exploration.
Il s’agit là d’une contrainte dans la
mesure où en droit comptable communautaire, l’option d’une telle
comptabilisation est laissée au choix
de l’entreprise (42).
Lire Najib Gharbi, Le contrôle fiscal des prix de transfert, thèse Université de Paris 13,
l’Harmattan 2005, pages 146 à 165. Il existe par exemple des Guides relatifs exclusivement au contrôle des prix de transfert dans l’administration fiscale française. Au
Cameroun, un canevas similaire a été introduit par le législateur de droit commun,
par l’insertion de l’article L 19 bis dans le dispositif de droit commun. (Voir la circulaire
n°0004/MINEFI/DGI/LC/L précisant les modalités d’application des dispositions fiscales de la loi des finances pour l’exercice 2007, page 12.
(39)
Voir Mobibo Touré, Le traitement fiscal des charges financières de l’entreprise, Thèse
Paris II, L.G.D.J. 1994, p.59
(40)
Voir Oudenot (P.), Fiscalité approfondie des sociétés, op.cit., page 302
(41)
L’activité de développement n’est curieusement pas définie dans les deux Codes
Pétroliers, et n’est évoquée que dans le cadre de la définition des activités d’exploitation, entendues comme «opérations destinées à extraire les hydrocarbures à
des fins commerciales, notamment les opérations de développement et de production…» (Article 1er alinéa j des deux Codes). Par contre l’activité de Transport est
entendue comme étant constituée par les «activités de transport par canalisations
des hydrocarbures extraits jusqu’aux points de chargement, ou de grosse consommation en république de Côte d’Ivoire, hormis les réseaux de collecte et de desserte
sur les gisements…» (Article 1er alinéa k du Code ivoirien, et article 1er alinéa t du
code Camerounais).
(42)
Ou «recherche», il s’agit des «activités de reconnaissance détaillée ainsi que les forages de recherche destinés à découvrir des gisements d’hydrocarbures économiquement exploitables, y compris les activités d’évaluation et de délimitation d’une
découverte d’hydrocarbures présumée commerciale» (article 1er alinéa g). Elles
sont effectuées avant la découverte du gisement, et recouvrent la géophysique
sismique, l’interprétation géologique et géophysique, les forages d’exploration y
compris les tests de puits.
43
Stéphane ESSAGA
44
i.b. Une limite positive : la déductibilité des intérêts capitalisés en
phase de développement
Quel est en revanche le traitement
fiscal applicable à des intérêts courus sur acquisition d’une immobilisation, mais en phase de développement ? Il convient de rappeler que
les coûts de développement sont
constitués de l’ensemble des coûts
recouvrant en général le forage des
puits de production (et s’il y a lieu
les puits d’injection), la réalisation
des installations de surface (réseaux
de collecte, unités de séparation et
de traitement, réservoirs de stockage, unités de pompage et de comptage), et la réalisation des installations
de transport (pipeline, terminaux de
chargement) (43).
En vertu des dispositions du droit
comptable OHADA sus évoquées,
l’option est laissée à l’entreprise sur
l’activation ou non de ceux-ci. Dans
l’hypothèse d’une activation de ces
(43)
intérêts(44), l’entreprise procèderait
à l’amortissement comptable du
bien suivant sa valeur d’acquisition,
dont font partie les intérêts(45). Toutefois, sur le plan fiscal, la quotepart
d’amortissement liquidée sur ceuxci peut être rejetée par les agents
du fisc à titre d’amortissements non
déductibles. Dans le même temps,
le droit à déduction intégrale de la
charge d’intérêts serait perdu, en
vertu du principe de la spécialité des
exercices(46).
Dès lors, les deux Codes Pétroliers
prévoyant la déductibilité immédiate des intérêts en phase de développement, indépendamment de
l’incorporation possible de ceux-ci
dans la valeur du bien immobilisé,
l’entreprise est alors tenue de procéder chronologiquement aux traitements suivants
- activer les intérêts capitalisables
dans la valeur de l’immobilisation acquise, et amortir ainsi
« Lorsque l’entreprise considère comme frais à immobiliser les intérêts intercalaires
dus sur la période de construction d’une immobilisation, ces intérêts sont d’abord
comptabilisés au débit du compte 67-frais financiers, puis transférés au débit du
compte d’immobilisation concerné par le crédit du compte 72- Production immobilisée » ( Droit comptable et système comptable OHADA, journal officiel N°10, 20
novembre 2000, page 170.
(44)
Voir Recherche et Production du pétrole et du Gaz, op.cit., page 315
(45)
Suivant l’article 37 de l’Acte Uniforme portant droit comptable OHADA, «le coût réel
d’acquisition d’un bien est formé du prix d’achat définitif, des charges accessoires
rattachables directement à l’opération d’achat et des charges d’installation qui
sont nécessaires pour mettre le bien en état d’utilisation».
(46)
En vertu de l’article 45 de l’Acte Uniforme portant droit comptable OHADA, «l’amortissement est la constatation comptable obligatoire de l’amoindrissement de la valeur des immobilisations qui se déprécient de façon certaine et irréversible avec le
temps, l’usage, ou en raison du changement des techniques, de l’évolution des
marchés ou de toute autre cause. Il consiste pour l’entreprise à répartir le coût du
bien sur sa durée probable d’utilisation…».
Stéphane ESSAGA
comptablement cette valeur au
taux d’amortissement de cette
dernière.
- Réintégrer extracomptablement la
quote-part d’amortissement liquidée sur les intérêts incorporés dans
la valeur de l’immobilisation;
- Déduire des résultats fiscaux de
l’exercice au cours duquel ont
couru les intérêts(47).
Ce retraitement extracomptable
concilie à la fois le traitement comptable choisi par l’entreprise d’une
part, et l’application des dispositions fiscales relatives aux intérêts
contractés en phase de développement d’autre part (48).
Enfin, il convient de se demander le
sort fiscal des intérêts contractés en
phase de production, phase ultime
de la phase d’exploitation. Si ce volet de l’activité pétrolière n’est pas
explicitement cité dans le traitement
fiscal des intérêts, nous pensons
qu’en considération de ce qu’elle
constitue l’autre pan des activités
d’exploitation(49), les intérêts contrac-
(47)
tés pendant cette phase doivent être
traités de la même manière que ceux
courus en phase de développement.
ii. La limite quant au taux des intérêts appliqué
Plus substantiellement préjudiciable
aux intérêts des entreprises pétrolières au Cameroun et en Côte d’Ivoire,
est le plafonnement de déductibilité
constitué par «les taux normaux en
usage sur les marchés internationaux
pour des prêts de nature similaire».
Autrement dit, l’investisseur pétrolier camerounais et ivoirien doit toujours être capable de démontrer que
la charge financière comptabilisée
est conforme à ce qui est pratiquée à
l’échelle internationale, au regard de
la nature du prêt contracté.
Cette contrainte est également retenue dans l’hypothèse où le prêteur
ne serait pas un tiers, mais des associés ou sociétés affiliées à raison
des sommes qu’ils mettent à la disposition de l’entreprise en sus de
leur part de capital(50). Or cette limite
du montant déductible, calculée en
L’article 59 de l’Acte Uniforme portant droit comptable OHADA dispose clairement
que «le résultat de chaque exercice est indépendant de celui qui le précède et de
celui qui le suit ; pour sa détermination, il convient de lui rattacher et de lui imputer tous
les évènements et toutes les opérations qui lui sont propres et ceux-là seulement».
(48)
Les intérêts courus sont ceux qui ont été «gagnés» depuis la précédente échéance,
et sont acquis au jour le jour. Confer Lassègue (P.), Lexique de comptabilité, Dunod
6ème Editions 2007, page 418
(49)
Pour la différence de traitement fiscal et comptable des intérêts incorporés dans les
stocks en France, voir Oudenot (P.), op.cit.page 307
(50)
Les activités d’exploitation sont entendues comme les «opérations destinées à extraire les hydrocarbures à des fins commerciales, notamment les opérations de développement et de production…» (Article 1er alinéa j).
45
Stéphane ESSAGA
46
référence aux taux en usage sur les
marchés internationaux, est nécessairement plus restrictive que les
taux admis dans les activités de droit
commun. En effet, les taux directeurs
de la Banque Centrale Européenne
(BCE) par exemple, principal outil
dont dispose la BCE pour influer sur
l’octroi de crédits et moduler l’inflation dans la zone euro, sont largement en deçà des taux directeurs des
banques centrales africaines.
Les banques qui veulent se refinancer à court terme peuvent le faire
en payant un intérêt sur la somme
qu’elles empruntent auprès des banques centrales de leurs pays respectifs. Cet intérêt est calculé d’après
le taux en cours à la BCE. Si ce taux
d’intérêt est fort, les banques vont
limiter leur crédit sachant que le refinancement leur sera couteux, elles
auront le comportement inverse si ce
taux d’intérêt est faible. Les banques
répercutent ensuite, en principe,
ce loyer sur les intérêts des crédits
qu’elles accordent à leurs propres
clients. Plus le taux de la BCE est bas,
plus le coût du crédit a des chances
d’être bon marché ce qui, en théorie,
favorise la croissance.
A l’inverse, une hausse du taux du
crédit permet théoriquement de ralentir la demande et par conséquent
d’éviter une surchauffe génératrice
d’inflation. Or suivant les études
faites par des spécialistes sur la po-
litique du crédit en Afrique noire,
les taux d’intérêts locaux sont en
moyenne supérieurs de 3 points
environ à ceux de la zone euro par
exemple, qui elle-même est supérieure d’un point au moins au taux
directeur de la Grande Bretagne, des
Etats-Unis et du Japon.
En considération du bonus de 3
points accordé en sus du taux directeur de la BCEAO comme plafond
du droit à déduction en Afrique de
l’ouest par exemple, un investisseur
pétrolier en Côte d’Ivoire qui emprunterait dans une banque locale,
et non sur les marchés internationaux, pourrait avoir à réintégrer
plus de la moitié de la charge ainsi
normalement due.
Exemple : Liquidation d’une hypothèse d’emprunt local en zone
BCEAO :
MONTANT DE
L’EMPRUNT
5 000 000 000
Taux d’Intérêt
annuel BCEAO
5%
Taux d’int.Banq
secondaire
7,5%
Charge annuelle réelle
Taux d’escompte en GB
ou aux USA
Taux d’int.Banq
secondaire
375 000 000
2%
2,50%
Charge déductible
(plafond)
125 000 000
Charge à réintégrer
250 000 000
Stéphane ESSAGA
Maintenant, il peut se poser la question de savoir pourquoi une entreprise susceptible de se financer sur
les marchés internationaux opterait
pour un emprunt local. Indépendamment de toute réponse possible
et imaginable, force est de constater
qu’un tel dispositif est pénalisant
tant pour les entreprises, que pour
les banques locales d’ailleurs aussi
dont les produits (les prêts) sont forcément peu attractifs au regard de
leur fiscalité locale auprès des entreprises (quotepart d’intérêts fiscalement non déductibles).
En tout état de cause, quand bien
même les législateurs camerounais
et ivoirien assumeraient parfaitement ce dispositif contraignant
pour les entreprises pétrolières, il
demeurerait la difficulté pour les
Administrations fiscales de trouver
des références précises comme le
taux de plafonnement des intérêts
payés d’une part, et il conviendrait
de reconnaître qu’alors que les Codes Pétroliers se veulent incitatifs,
il s’agirait clairement là d’une mesure quasi-répressive par rapport au
droit commun d’autre part.
CONCLUSION
En conclusion, l’autonomie(51) des
Codes Pétroliers camerounais comme source (52) de la fiscalité pétrolière
est contestable. Il se dégage certes
des dynamiques «autonomistes» et
«indépendantistes» claires en matière
d’impôt sur les sociétés. Mais ces
instruments normatifs empruntent
en réalité des dispositifs comptables
existant, soit pour les «re placarder»
parfaitement (les produits notamment), soit pour les reformer a minima (les créances irrécouvrables,
les provisions en Côte d’Ivoire), soit
enfin pour les réformer dans le sens
d’une plus grande complexité et
une relative pertinence (traitement
fiscal des intérêts), ce qui introduit
un doute sur la logique usitée par
le législateur. Dès lors, ces logiques
appropriatives et réformatrices s’apparentent davantage à des scenarii
d’auto-assomption normative sans
relief optimal. Additionnées aux
nombreuses dispositions prévoyant
des renvois aux contrats pétroliers
notamment, ces règles se voulant
autonomes et impératives fondent
devant le dispositif flexible aménagé, relevant toutes des charges calculées. Ce sont précisément :
- la fraction raisonnable des dépenses administratives du siège social
de l’entreprise à l’étranger pouvant
(51)
Article 72 alinéa 3 du Code Pétrolier ivoirien et 95 alinéa c du Code Pétrolier camerounais.
(52)
Le mot « Autonomie » possède une origine étymologique grecque. Auto signifie
que l’on se donne à soi-même et Nomos désigne la loi.
47
Stéphane ESSAGA
48
être imputée aux opérations pétrolières sur le territoire conformément
au contrat pétrolier (53).
- les amortissements portés en comptabilité par l’entreprise, dans la limite des taux définis dans le contrat
pétrolier, y compris les amortissements qui auraient été différés au
cours d’exercices antérieurs déficitaires (54). (…).
-en droit camerounais, des provisions pour abandon de gisements,
constituées pour l’abandon de des
gisements, constituée conformément
à la réglementation en vigueur et au
Contrat Pétrolier (55).
Cerise sur le gâteau, même «le taux
de l’impôt sur les sociétés applicable
aux revenus tirés des opérations de Re-
(53)
cherche et d’Exploitation est fixé par le
Contrat Pétrolier» (56) au Cameroun,
ce qui achève de flexibiliser les règles de l’impôt sur les sociétés. Si
enfin l’on y ajoute toutes les «normes
fiscales administratives» (57) non seulement inévitables mais indispensables dans l’entrelacs de dispositions
tant éparses que complexes, les Codes pétroliers sus étudiés s’avèrent
finalement davantage être des normes d’habilitation(58), que des sources autonomes et impératives en matière de droit fiscal, en tout cas en ce
qui concerne l’impôt sur les sociétés,
prélèvement central et décisif dans
l’appréciation de la pression fiscale
des entreprises pétrolières.
La notion de source est utilisée ici dans son acception formelle, telle qu’introduite
par François Gény, qui nous dit : « J’entends, par source formelle du droit positif, les
injonctions d’autorités, extérieures à l’interprète et ayant qualité pour commander à
son jugement, quand ces injonctions, compétemment formées, ont pour objet propre et immédiat la révélation d’une règle, qui serve à la direction de la vie juridique
» ( in Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, T.I, 1919, réed.1996,
LGDJ n°91).
(54)
Article 72, alinéa 1, b du Code Pétrolier ivoirien, et 95 alinéa b in fine du Code Pétrolier camerounais.
(55)
Article 95 alinéa b du Code Pétrolier camerounais, et 72 alinéa 2 du Code Pétrolier
ivoirien, qui ajoute que « le contrat de partage de production peut définir des modalités particulières d’amortissement des coûts pétroliers récupérables ».
(56)
Article 95 alinéa f du Code Pétrolier camerounais.
(57)
Article 96 alinéa 1 du Code Pétrolier camerounais. Par contre, le Code Pétrolier ivoirien renvoie au Code général des impôts en ce qui concerne les modalités de calcul
et de recouvrement de l’impôt sur les sociétés (article 73), ce qui entraîne l’applicabilité du taux de droit commun aux entreprises pétrolières.
(58)
Sur cette notion, lire Pelletier (M.), Les normes du droit fiscal, thèse Paris 1, Editions
Dalloz, 2008, page 219 à 233.
(59)
Lire Tusseau (G.), Les normes d’habilitation, thèse Paris 10, Editions Dalloz, 2006
49
DECENTRALISATION, LOCAL GOVERNANCE
AND POVERTY REDUCTION IN AFRICA
50
Exploring the linkages in the light of the UN-HABITAT
Decentralization Guidelines (1)
By
Dr Charles Nach Mback•
(1)
This paper was initially prepared, presented and discussed at the UCLGA 1st Congress
2008, in Accra, Ghana, 7th-11th July 2008 on “Leadership for Local Governance, development and the delivery of the Millennium Development Goals (MDGs) in Africa”,
Commission 10: African Local Governments and the Experience of Decentralization,
I am grateful to the organizers who gave the opportunity to share these ideas and
to all the members of the Commission 10 for their contributions. This version takes into
account their inputs.
• Senior Decentralization and Local Governance Expert, Member of the Scientific
Board of the African Observatory of Decentralization of The Municipal Development
Partnership (www.pdm-net.org ), the author is also member of GREPDA/The University
of Douala
Dr Charles NACH MBACK
I. INTRODUCTION
DECENTRALIZATION AND LOCAL GOVERNANCE : KEY FOR
POVERTY REDUCTION AND MDGS TARGETING.
I.1.Decentralization and Local
Governance : exploring the
linkages
ecentralization is one of the
most powerful, insistent and
consistent emerging wave of
the late twentieth and early twentyfirst centuries in Africa. The concept
appeared as part of the institutional
reforms package advocated for by
activists and policy-makers during
the sociopolitical crisis and unrest
in the 1990s (Charles Nach Mback,
2001: 96). Historically, the first decentralization attempts occurred in
Africa during the last decades of the
colonial period, especially from late
1940s through early 1960s. During
that period, local and state authorities were established by mutual
agreement between emerging national political elites and the departing
colonial authorities (Richard Stren
and Dickson Eyoh, 2007: 2-3). Regardless to the colonial system, the
introduction of decentralization policies was meant to transferring seemingly ruling powers to local élites
through formalizing the understandings about the democratic delivery
of basic services under the responsibility of local governments in urban
centers and at certain extends rural
areas. It is in this context that emer-
D
ged “Communes urbaines” and “communes rurales” in the French colonial
empire, Native/Local Councils in the
British colonial realm, Municipios in
the Portuguese’s etc. As one can see
from the beginning, decentralization
has been associated with the transfer of powers and responsibilities to
native/local elites, participation and
service delivery. But local governance appears to be the newly arrived
in the field.
Actually, decentralization is referred
to as the process whereby autonomy
and responsibility for some substantial government functions are transferred from the central government
to intermediate administrative, political and territorial units (Keith
McLean with Jana Orac, Louis Helling and Rodrigo Serrano-Berthet,
2006: 34) called local governments
(LG). The term LG is also used to
mean the authorities (deliberative
and executive) in charge of ruling
the territorial unit itself. In the literature, scholars often draw lines
between political, administrative
and fiscal decentralizations. However, genuine decentralization includes the three components as a
political process of power sharing
between an upper and a lower layer
of the overall national governance. It
51
Dr Charles NACH MBACK
52
is devolution of resources, tasks and
decision-making power to democratically elected lower-level authorities
that are largely independent from
central government (Karijn de Jong,
Christiane Loquai, Iina Soiri, 1999:
1). Decentralization here is synonymous to devolution (F.A. Olasupo,
2001: 16). From this perspective,
it becomes clear why in the 1990s,
decentralization was linked to democratization as an extension to the
local level of the fundamental rights
and freedom claimed at the national
level. Thus, unlike many other development paradigms which have
tended to come and go (Joop W.
de Wit, 2004:265), decentralization
has enjoyed a rather stable position
in the agenda of African countries.
However, the existence of LG as recipients of the powers and resources
transferred from the central level is
a pre-requisite for decentralization.
This is not always the reality since
in many countries in Africa and for
many reasons, decentralization started without effective and reliable LG
structures.
In the process of decentralizing,
powers and resources transferred
to LGs are thereafter exercised according to certain rules and principles by the local authorities. These
rules and principles include mainly
participation, accountability, rule of
law, efficiency and effectiveness of
service delivery, equity and social
inclusion. By complying with these
rules and principles in managing
their constituencies, local authorities
work towards achieving (good) local
governance. Finally, decentralization
and local governance are different in
terms of significance, but work together as two interrelated processes
towards empowering people, especially the poor and the vulnerable
to achieve their goals: getting rid of
poverty.
I.2.Decentralization and Local
Governance towards Poverty
reduction: the MDGs’ stake
The linkage between decentralization/good local governance and
poverty reduction is nowadays
acknowledged by most African
States who “have realized that the
delivery of crucial services associated
with the achievement of MDGs is not
possible without effective local institutions [More over] a review of African
national decentralization policies and
legislations reveals that at least five of
the MDGs fall under LGs’ responsibilities” (B.T. Satterwaite, 2005). Thus
most African countries are persuaded since the 1990s, that deepening
decentralization and strengthening
local tiers of governance are keys to
enable them to more effectively and
more efficiently target the MDGs
(Dele Olowu, 2006:10). Consistently,
Dr Charles NACH MBACK
national decentralization policies in
Africa incorporate provisions and
programme to empower LG and enforce service delivery capacities at
local level. This trend is summarized
by Jean Pierre Elong-Mbassi (2004:5)
who stated that, “decentralization and
local governance policies adopted by
most African countries vest LG with
important responsibilities for service delivery to the population in areas such as
water and sanitation, domestic and industrial waste management, energy and
transportation, education and primary
health care, security and risk management among others”. This awareness
is also present at the highest level
of the international governance system when Kofi Annan (Assemblée
Générale des Nations Unies, 2004:6)
declared that for the great majority
of people in the world, Local Authorities’ actions have greater impact in
their daily life with regard to issues
like water and sanitation, education
and health services. By so saying,
the Secretary General of the United
Nations was formalizing the linkage between poverty alleviation,
MDGs, Decentralization and Local
Governance. The Millennium project report also endorses the now
widely-held view that much of these
basic services and infrastructures
are most appropriately delivered
locally, through decentralized financing, planning and delivery
systems, and that local government
bodies should play a key role in this
(UNCDF, 2006:3). Actually, like their
counterpart all over the world, African LGs are at the front-line for the
struggle against poverty. In 2003,
an international survey (Johannes
Jutting & alii, 2004).) on “ does decentralization and local governance contribute to poverty alleviation? And if so
how?” came out with results that are
actually the best advocates for the
linkage between effective decentralization and local governance and
poverty reduction. The study revealed that countries with good performance in addressing the MDGs are
also those who have gone further in
making decentralization and local
governance work (see also, World
Bank, 2007). In fact those countries
have used decentralization and local
governance in their public policies
to address the MDGs.
The commitment of UN development agencies in general and the
UN-HABITAT in particular to promote decentralization and good
governance is an acknowledgement
of the above reality that the MDGs
which provide the framework for
poverty reduction in the international and national agendas could only
be achieved through local actions
by authorities close and directly
accountable to the population. The
decentralization guidelines worked
53
Dr Charles NACH MBACK
out by the UN-HABITAT is itself
and achievement in the process of
providing development actors, policy-makers at all levels with tools
to design, monitor and evaluate decentralization and local government
policies, processes and mechanisms.
II. THE UN-HABITAT GUIDELINES ON DECENTRALIZATION :
BACKGROUND
54
The United Nations’ interest in promoting decentralization and local
governance started far in the past.
So has been the linkage between
decentralization and development
in the UN understanding. A visit in
the archives reveals that already in
the early sixties, the United Nations
(1964) published a study meaningfully titled “Decentralization in view
of local and national development”.
The authors were exploring various
ways of exercising administrative
functions and insuring technical services through local layers of central
governments. Through this study,
the United Nations urged Developing countries to decentralize as
soon as possible, the sooner being
the better, their political and administrative systems of government .
The central form of governance was
already identified as being one of the
key obstacles for development in the
so called Third World. However, the
guidelines issued by UN-HABITAT
emerge as a result of a long and tough process mixing sound expertise
and consensus building around the
key issues of decentralization and
local governance. Its content combines decentralization per se and local
governance guidelines.
On 20 April 2007, the Governing
Council of UN-Habitat passed a
landmark resolution providing new
guidelines aimed at strengthening
local authorities around the world
(Local Authorities worldwide, 2007).
This resolution has been the fruit of
10 years of labor, involving “extensive consultations with member States,
working with our local authority partners and an untold number of experts,”
as UN-HABITAT’s Executive Director Mrs. Anna Tibaijuka explained
in a closing address to the plenary
session of the Governing Council.
The process was launched as an aftermath of the Istanbul Summit.
Actually, in June 1996, local authorities made the case for the preparation of a worldwide charter on local
autonomy at the Partner Committee of Habitat II. The Chairperson
summarizes the hearings as follow :
Dr Charles NACH MBACK
“It was suggested that the experience
gained in the implementation of the European Charter of Local self-Government
could be used as a basis for developing a
global charter that would set out the key
principles underlying a sound constitutional or legal framework for democratic local government system.” This
inspiration of the UN-HABITAT
guidelines from the European experience is confirmed by the Council
of Europe (2005) in the following
terms: “The Committee of Ministers
welcomes the work being undertaken by
UN-HABITAT to develop at global level
Guidelines on decentralization and the
strengthening of local authorities. These
are crucial issues which the Council of
Europe has worked on over the last five
decades and continues to address as part
of the Action Plan adopted by the Head
of State and Government of Council of
Europe member states in Warsaw in
2005. The Committee of Ministers notes
with satisfaction that the draft Guidelines appear in several respects to correspond to, and possibly even derive inspiration from the European Charter of
Local Self-Government, which has been
ratified by 42 of the Council of Europe’s
46 member states.’’
Collaboration started between local
authorities, national governments
and UN-HABITAT on the issue .
An expert group meeting was held
in April 1998 to prepare a first draft
of the charter, which was thereafter
submitted for consultations in all
regions of the world in 1999-2000.
These consultations, held in Agadir, Strasbourg, Santiago de Chile,
Mumbai, Chonju and Accra, involved hundreds of local authorities
representatives as well as ministers
and government officials. However,
member States failed to adopt that
draft, which was rejected with strong
recommendations to UN-HABITAT
to take the lead in this process with
the aim at building consensus in order to make the international dialogue on decentralization as inclusive
and open-ended as possible.
During six years, UN-HABITAT intensified efforts to revive the process working hard on two fronts.
The first involved political mobilization of both national and local
governments to establish trust and
harmonize divergent views, and the
second a conceptual and substantive
elaboration on key aspects of decentralization, working closely with the
most recognized experts in the field
to highlight new trends of decentralization, identify the challenges and
provide recommendations to further
support the on-going process worldwide. UN-HABITAT also commissioned a set of case studies on the
current legislative frameworks on
decentralization which formed the
basis for a dialogue session at UN-
55
Dr Charles NACH MBACK
56
HABITAT’s Governing Council of
May 2003. This resulted in a new
resolution (19/12) calling on the Executive Director “to take further steps
and measures to intensify dialogue with
the aim of developing recommendations
to be presented to the next session of the
Governing Council” in April 2005.
The establishment of an Advisory
Group of Experts on Decentralisation (AGRED) to support the dialogue process was also endorsed by
the Governing Council. This group
met for the first time in March 2004
in Gatineau, Canada.
The Governing Council at its twentieth session in Nairobi (5 to 8 April
2005) adopted resolution 20/18 on
“Decentralization and strengthening
of local authorities”, after taking note
of the Report of the Executive Director on UN-HABITAT’s work in this
context since the Habitat II Conference in 1996. The Governing Council
in resolution 20/18 appreciated the
draft of the “Guidelines”, which was
annexed for its consideration to the
Report of the Executive Director and
invited Governments to provide further comments on that draft to the
secretariat before the end of 2005,
and to document cases of best practices for incorporation in the compendium of best practices in line
with previous resolutions 18/11 and
19/12. Resolution 20/18 in particular
requests the Executive Director to
take these comments into account
and to revise and finalize the “Guidelines” during 2006 in consultation
with the Committee of Permanent
Representatives to UN-HABITAT
and with the support of the members of AGRED and the collaboration of United Cities and Local Governments (UCLG), and to submit a
final draft to the Governing Council
for its consideration at its twentyfirst session, in 2007.
In direct follow up to resolution
20/18, the Executive Director requested the secretariat to intensify
efforts in mobilizing the members
of AGRED and other partners to ensure a successful finalization of the
proposed Guidelines. An exchange
of correspondences was undertaken in consultations with Governments to solicit further comments
and suggestions of good practices as
requested in resolution 20/18. In the
meantime, intermediary draft of the
document was presented in various
forums for discussions and suggestions. This has been the case during
the 4th Africities Summit held in
Nairobi (Kenya) in September 2006.
The draft was presented during the
ministerial session of the All African
Ministerial Conference of Decentralization and Local Development
(AMCOD). Ministers participating
discussed the content of the docu-
Dr Charles NACH MBACK
ment and formulated important remarks, comments and suggestions
to UN-HABITAT.
discussions adopted the draft which
the secretariat thereafter released as
the “Vancouver Draft”.
The Organization took advantage
from the following lessons learnt
to successfully conduct the process:
(i) decentralization is both a technical and political process, whose
components are interdependent, (ii)
political will in this process is important, but trust based on the complementary roles of both spheres of
government is key, (iii) decentralization could effectively benefit to both
local and national governments only
if both spheres could jointly ensure
that it is effective. At the third session of the World Urban Forum
(Vancouver 18-23 June 2006) coordinated by UN-HABITAT at the invitation of the Government of Canada,
a special meeting of AGRED was organized to evaluate progress made
in the finalization of the Guidelines
and agree on the next steps. The
AGRED members after constructive
Further steps included submitting
The Guidelines to the United Nations General Assembly during its
62nd session in September 2007.
The UN-Habitat governments also
invited the United Cities and Local
Governments (UCLG) to facilitate
the sharing of best practices, skills
and knowledge between local governments of member states and to
contribute its expertise to the Executive Directors of UN-HABITAT programme report on the implementation of the Guidelines. The Council
has also invited UN-HABITAT to
assist UCLG in developing its Global Observatory of local democracy
and decentralization (GOLD) which
is now functioning. GOLD has released its first world report with a
chapter on decentralization and local
democracy in Africa early this year.
III. THE UN-HABITAT GUIDELINES ON DECENTRALIZATION :
A CONSISTENT AND FLEXIBLE FRAMEWORK
As clearly acknowledged in the introduction of the document issued
by UN-HABITAT, the guidelines
outline the main principles underlying the democratic, constitutional/
legal and administrative aspects of
local governance and decentraliza-
tion. The document also contents
provisions to orient cooperation
between the central and the local levels. Guidelines are formulated in a
flexible spirit to be applicable/adaptable/replicable to various national
contexts: “They must be applied to spe-
57
Dr Charles NACH MBACK
58
cific conditions of State form (federal,
regionalized or unitary), with different
State traditions (for example, Napoleonic, Germanic or Anglo-Saxon, as well
as traditions found in Asia, or in the
Arab world). For that reason they do not
provide a uniform and rigid blueprint
applicable to all Member States of the
United Nations. They may be subject to
national adaptations”. The document
contents sixty guidelines thematically organized in to four paragraphs:
governance and democracy (14),
power and responsibilities (13), administrative relations between local
authorities and other spheres of government (14) and financial resources and capacities of local authorities (19).
The main objective of the guidelines
is to support and guide policy-makers and legislative reforms where
necessary and appropriate. They
constitute tools for policy-makers,
law-makers in designing decentralization and local governance policy,
strategic and legal frameworks. For
the sake of this presentation, provisions of the document have been
reorganized with regards to Local
governance, Decentralization per se,
and intergovernmental cooperation
III.1. Promoting good governance
at local level
The Document opens with guideli-
nes for governance and democracy
at the local level. The main principles of Good local governance as
incorporated in the document could
be summarized in two main topics:
representative and participatory local democracy and a code of conduct
for local officials. The tow topics
are meant to regulate the relation
between public authorities and the
population at local level.
III.1.1. Representative and participatory democracy
Democracy nowadays can be broadly
defined as a permanent accountability of public powers to the population.
This accountability means fundamentally that public authorities hold their
power through mandate delivered by
the population. Thus the first principle underlined by the document is
that “Political decentralization to the
local level is an essential component of
democratization, good governance and
citizen engagement; it should involve an
appropriate combination of representative and participatory democracy”. While
representative democracy is achieved through election at adult universal suffrage, democracy does not end
there. Participation is an important
component of democracy although
it is yet to receive appropriate and
consensual acceptance worldwide.
Nevertheless, the document advises
that “Participation through inclusive-
Dr Charles NACH MBACK
ness and empowerment of citizens shall
be an underlying principle in decisionmaking, implementation and follow-up
at the local level. […] Local authorities
should recognize the different constituencies within civil society and should strive
to ensure that all are involved in the progressive development of their communities and neighbourhoods. Local authorities should have the right to establish and
develop partnerships with all actors of civil society, particularly non-governmental organizations and community-based
organizations, and with the private sector and other interested stakeholders”. In
this regard, traditional voiceless social categories such as women, youth,
minorities and marginalized groups,
people living with HIV/AIDS are targeted for participation.
Participatory democracy is at the
roots of decentralization as a way
for ownership of the development
by people. The document urges policy-makers to be creative by adopting “new forms of participation such
as neighborhood councils, community
councils, e-democracy, participatory
budgeting, civil initiatives and referendums in as far as they are applicable in
their specific context”. There is no particular moment for participation. All
socio-economic categories should be
consulted and given opportunity to
raise their voice in all initiative likely
to affect their life and destiny. Repre-
sentative and participatory democracy establish and strengthen the
legitimacy of public powers while
responsibilizing the citizens at the
same time.
III.1.2. Transparency, Accountability and Responsiveness in
Local administration
In order to obtain the adherence of
the population to local development
programmes, local authorities, once
elected, need to disclose good governance values in exercising the power
vested to them. Transparency, accountability and responsiveness
constitute the core values of good
governance Thus the document urges politicians and officials in LGs to
discharge their tasks with a sense of
responsibility and accountability to
the citizens. At all times they should
maintain a high degree of transparency. The document does not propose any specific formula to achieve
those values. It is up to local and
national authorities in each context
to find their way. However, the document disclosed a certain sense
or realisms by identifying certain
conditions which lack could hamper
the efforts for transparency, accountability and responsiveness of local
authorities. Thus it provides that
“While local political office should be
viewed as a commitment to the common
good of society, the material and remu-
59
Dr Charles NACH MBACK
nerative conditions of local politicians
should guarantee security and good
governance in the free exercise of their
functions”. A code of conduct should
be adopted “that requires public civil
servants to act with integrity and avoid
any situation that may lead to a conflict
of interests. Such a code should be made
public when available”
60
Transparency in local government
management is fostered by a good
communication mechanism to keep
the populations and all stakeholders
informed about the management of
local affairs. Informed citizens are
more able to provide constructive
inputs to the public decision-making
process. This mechanism should provide access to strategic information
and documents whereby citizens
could be aware of what is going on
regarding the local public affairs. To
achieve that, the document advises
that “Records and information should
be maintained and in principle made
publicly available not only to increase
the efficiency of local authorities but also
to make it possible for citizens to enjoy
their full rights and to ensure their participation in local decision-making”.
territory, with their constituencies
and all the various development stakeholders. This includes, the private
sector and the civil society organizations. Taxes are the key component
of the locally generated resources.
The legislation should provide for
appropriate fiscal power to LGs
authorities with regard to their responsibilities in identifying taxable
assets and activities. The document
advises that “a significant proportion
of the financial resources of local authorities should derive from local taxes, fees
and charges to cover the costs of services provided by them and for which they
have the power to determine the rate,
notwithstanding their possible framing
(…) or coordination by legislation”.
With regard to national context and
circumstances, the central government could either operate a transfer
of taxes to LGs as a package or share
the product of certain taxes with
LGs. However, “taxes which local
authorities should be entitled to levy, or
of which they receive a guaranteed share,
should be proportional to their tasks and
needs and of a sufficiently general, dynamic and flexible nature to enable them
to keep pace with their responsibilities”.
III.1.3. Financial autonomy of LGs
through locally generated
resources
LGs can consolidate their autonomy
by mobilizing resources within their
As part of their fiscal power, LGs
should be recognized the ability to
identify taxable assets, decide the
fiscal rate and take the lead in tax
collection, especially for certain stra-
Dr Charles NACH MBACK
tegic taxes which according to the
document include “local taxes, such as
land-based taxes”. These strategic taxes
“should preferably be collected by local
authorities themselves, provided that they
have appropriate capacities and oversight
mechanisms in place”. The higher in
proportion is this locally generated
resources in the LGs’ budget; the wider is the action margin for the Local
authorities. However, resources from
taxes are hardly sufficient to finance
local investment programmes.
In order to compliment their financial capacities, especially in the case
of investments with heavy cost, LGs
could borrow money to the national and international markets. This
operation is highly risky and could
engage the responsibility of the central government. Appropriate legislation should be promulgated to
facilitate access to financial markets
for LGs. However, State supervision
may be necessary for warranties and
risk coverage, especially in countries
affected by volatile macro-economic
situations. However, in exercising
their power to borrow, LGs “should
not endanger the fiscal policies designed
to ensure financial stability of national
governments”.
III.2. Promoting adapted decentralization policies
As indicated above, decentralizing is
transferring powers, responsibilities
and resources from the central to the
local level. Given the complexity of
the matter, the document proposes
two guiding principles to policymakers: the principle of subsidiarity
and the adoption of an incremental
approach.
III.2.1. The principle of Subsidiarity
The document defines the principle
of subsidiarity as constituting the
rationale underlying the process
of decentralization. It is a principle whereby public responsibilities
should be exercised by those governance layers which are closest to the
citizens of the targeted population.
By adopting this principle, the document acknowledges that decentralization is meant not only to bring
the administration close to the citizens, but in fact to make the citizen
administer themselves directly or
through elected representatives as
may be the case. In many countries,
decentralization creates many layers
of local governance (Region or provinces, districts or Municipalities,
Cities and metropolis etc.) In such a
case, the distribution of powers and
responsibilities should take into account the ultimate beneficiaries of
the related services together with
the distance between the latter and
the service provider. Even if, for certain understandable reasons, some
61
Dr Charles NACH MBACK
62
powers and responsibilities though
close to the populations are to be
exercised concurrently among different sphere of government, “these
should not lead to a diminution of local
autonomy or prevent the development of
local authorities as full partners”.
such interference should be regulated under the supervision of an independent body: “The burden of justifying an intervention should rest with
the national or regional government. An
independent institution should assess
the validity of such intervention”.
However be the case, local government powers and responsibilities
should be clearly defined and differentiated from those of other spheres
of government, particularly the central government. The distribution of
powers and responsibilities should
be enshrined in legislation and other
legal instruments of constitutional
value in order to guarantee access to
the resources necessary for the decentralized institutions to carry out
the functions allocated to them. The
principle of subsidiarity advocates
against different spheres of government interfering in each other affairs
without any clear regulation aimed
at preserving the autonomy of LGs.
However, it could appear necessary,
due to some circumstances for upper
spheres to intervene in lower spheres competencies. The documents
wish to restrict this case by advising
that “National principles relating to
decentralization should ensure that the
national or regional government may
intervene in local government affairs
only when the local government fails to
fulfill its defined functions”. Moreover,
III.2.2. The incremental approach
As indicated above, the existence
and the capacity of LGs to carry on
powers and responsibilities transferred to them is important and could
even act as a pre-requisite for a full
implementation of the decentralization process. It is the responsibility
of the central government to build
the capacity of LGs to enable them
to exercise their new responsibilities
in the decentralization framework.
The document thus advises central
governments to accompany the increase in the functions allocated
to local authorities by measures to
build up their capacities to exercise
those functions.
The incremental approach advises that the transfer of powers and
responsibilities should take into account the LG capabilities to exercise
their new powers. In extreme cases
where decentralization appears to
be a new policy, “it may be implemented on an experimental basis and the lessons learned may be applied to enshrine
this policy in national legislation”. In
Dr Charles NACH MBACK
the course of the decentralization
process, the document advocates
for constant and fair policy dialogue
between all spheres of governance.
In particular, and “as far as possible,
nationally determined standards of local
service provision should take into account the principle of subsidiarity when
they are being drawn up and should involve consultation with local authorities
and their associations. […] The participation of local authorities in decisionmaking processes at the regional and
national levels should be promoted. Mechanisms for combining bottom up and
top down approaches in the provision
of national and local services should
be established”. These consultations
enforce and strengthen cooperation
between all spheres of governance.
III.2.3. Fiscal and financial
decentralization to
strengthen LGs
Financial resources are crucial to
insure LGs autonomy, effectiveness
and efficiency of service delivery.
The decentralization process ends
up increasing the responsibilities of
Local authorities. Exercising these
responsibilities has a cost. The document seems to insist on these issues
by advocating for a concomitant
transfer of competencies and resources. It provides advices to all policymakers to ensure that in the course
of the decentralization process, LGs
are allocated sufficient financial resources together with the full management autonomy to use them at
their convenience.
The guidelines acknowledge that
“effective decentralization and local
autonomy require appropriate financial
autonomy.” Obviously, competencies
and responsibilities transferred from
central government need financial
means for their exercise. As is has
been the case for the distribution of
competencies and responsibilities
between the upper and the lower level of governance, the distribution of
resources, especially the issue of inter-governmental fiscal and financial
transfers should be enshrined in the
legislation or as the document puts
it, “Local authorities should have access
to a broad variety of financial resources
to carry out their tasks and responsibilities. They should be entitled, preferably
on the basis of constitutional and/or national legislative guarantees, to adequate
resources or transfers, which they may
freely use within the framework of their
powers”. Moreover, in the course of
decentralization, “where central or
regional governments delegate powers
to them, local authorities should be guaranteed the adequate resources necessary
to exercise these powers as well as discretion in adapting the execution of their
tasks to local conditions and priorities”.
63
Dr Charles NACH MBACK
64
Consequently, it should go without
saying that the transfer of competencies should accompany budget
allocations to LGs. The document
provides no figure of formulas, but
rather advises that “local authorities’
financial resources should be commensurate with their tasks and responsibilities
and ensure financial sustainability and
self-reliance. Any transfer or delegation
of tasks or responsibilities by the State
shall be accompanied by corresponding
and adequate financial resources, preferably guaranteed by the constitution or
national legislation, and decided upon
after consultations between concerned
spheres of government on the basis of
objective cost assessments”.
Due to the difference among LGs
with respect to their economic potentials, decentralization could lead
to regional disparities and a misbalanced overall development. Thus
the need for a mechanism of balancing the national development by
affirmatively supporting the less
favored LGs to ensure that certain
regions of the country does not lag
behind. The document proposes
that “financial sustainability should be
ensured through a system of financial
equalization, both vertical (between State and local authorities) and horizontal
(among local authorities). This should
happen especially where the local tax-
base is weak or non-existent”. Equalization grants are some of the tool
usually implemented to address this
issue. The definition and the distribution of allocations for the purpose
of equalization should be guaranteed by the legislation and ensure
the “participation of local authorities in
framing the rules governing the general
apportionment of redistributed resources, including both vertical and horizontal equalizations”.
However, financial transfers should
not be used by central government
to interfere in LGs operations and
minimize their autonomy. One of
the approaches used by central governments in this regard is the earmarking of certain grants to LGs.
The earmarking system has the inconvenience of deprive the beneficiary from its freedom to determine
their priority since the grants is prededicated to some specific services
or projects. The document advocates
for the respect of “the basic freedom of
local authorities to exercise policy discretion within their own jurisdiction”,
by avoiding earmarked allocations:
“As far as possible, financial allocations
to local authorities from Governments
should respect their priorities and shall
not be earmarked for specific projects”.
However, “earmarked allocations shall
be restricted to cases where there is a
Dr Charles NACH MBACK
need to stimulate the local implementation of national policies, in areas such as
environmental protection, social development, health and education”.
III.3. Promoting intergovernmental
cooperation
The intergovernmental cooperation is referred to in this context as
the relations between the various
spheres of governance within a given country. Local governments are
meant to be autonomous vis-à-vis
the other spheres of government
and in particular the central government. All spheres of government
should cooperate for the sake of effective and efficient service delivery
and good governance. Three areas of
cooperation are identified by the document: legislation, empowerment
and Supervision and oversight.
III.3.1. Legislative action
The decentralization policy can
become effective only after sound
and consistent legislations are promulgated by the national government. Local government institutions
“should be acknowledged in national legislation, and, if possible, in the constitution, as legally autonomous sub-national entities with a positive potential
to contribute to national planning and
development”. To make it clear and
enforceable, “National legislation
and, if possible, the constitution should
determine the manner in which the local authorities are constituted, the nature of their powers, the scope of their
authority, responsibilities, duties and
functions”. Moreover, other spheres
of government should consult local
authorities and their associations
when preparing or amending legislation affecting local authorities.
These legal mechanisms could depend on the nature of the state’s political organization (federal, regionalized or unitary). However, alongside
with the specific responsibilities of
each sphere of government should
also be provided regulations concerning their roles vis-à-vis each other.
The document accordingly provides
that “Legislative provisions and legal
texts should clearly articulate the roles
and responsibilities of local authorities
vis-à-vis higher spheres of government,
providing that only those roles and responsibilities beyond their scope and
competence should be assigned to another authority. […] Local authorities
should have full responsibility in spheres involving interests of local citizens
except in those areas specified by national legislation, which should state what
lies outside their competence”.
III.3.2. Empowerment, capacities
and supervision of LGs
The document analyses empowerment in the scope of the freedom
65
Dr Charles NACH MBACK
66
of LGs to exercise their powers and
responsibilities. The issue is closely
linked to human resources and the
central government responsibility to
supervise and oversee LGs activities.
In order to ensure the responsibility
of LGs in exercising their powers,
“Local authorities should freely exercise
their powers, including those bestowed
upon them by national or regional
authorities, within the limits defined by
legislation. These powers should be full
and exclusive, and should not be undermined, limited or impeded by another
authority except as provided by law”.
However, upper spheres of government should be ready to provide
assistance to Local Authorities and
their institutions to determine local
policy and strategic frameworks within the parameters set by national
policies. This assistance includes
supporting initiatives to develop
responsive, transparent and accountable instruments necessary for efficient and effective management at
local level.
As part of intergovernmental cooperation, Local Governments exercise
their powers and responsibilities
in accordance with national policies and strategies. Thus, the central government retains the right
to oversee and supervise activities
undertaken by LGs. Nevertheless,
this supervision power over LGs
activities “should only be exercised in
accordance with such procedures and in
such cases as provided for by the constitution or by law” [and] be confined to a
posteriori verification of the legality of
local authority acts, and should respect
the autonomy of the local authority”.
According to the document, one
should avoid the system whereby,
local authorities’ decision can enter
into force only after prior validation
of approval by the central government agents. The supervision and
oversight activities of the central
government could detect important
failures in the LGs officials’ performances requiring actions to remedy
of readjust the situation. In many
countries, the law goes further by
providing for the dismissal of suspension of LGs’ elected organs by
the central government in extreme
cases. The law should at least strictly
frame such cases by “specifying “the
conditions- if any - for the suspension of
local authorities. In the event that there
is a need to suspend or dissolve a local
council or to suspend or dismiss local
executives, the exercise shall be carried
out with due process of law”. However,
the suspension or the dissolution of
local authorities should not create a
long lasting vacancy in the LGs political and administrative machinery.
The prescription of the law should
determine the resumption of their
duties in as a short term as possible,
Dr Charles NACH MBACK
including as the case may be, organizing new elections to designate new
officials. For the sake of fairness in
the intergovernmental cooperation,
the supervision and oversight responsibilities of the central government over LGs should be exercised
under the control of independent
bodies such as the judiciary power
to which LGs’ authorities could
made appeal against the central government decisions in this regard.
In line with the above mentioned incremental approach, the document
advises for LGs to be supported by
other spheres of governments, especially the central government in the
development of their administrative,
technical and managerial capacities,
and of structures, which are responsive, transparent and accountable.
The issues of capacities and human
resources are considered in the document in the scope of LGs staffed
with sufficiently qualified personnel
with respect to good governance values such as gender equality, equity,
transparency and performance.
While there should be, under the
responsibility of the central government common standards of qualification and status in the management
of local staff, the document advocates for LGs to be given full responsibility for their own personnel. This
provision is meant to encourage
change and improvement in countries where key local staffs are still
appointed and remain accountable
to the central government. Of course,
the financial weakness of some LGs
could constitute a barrier for them to
hire sufficiently qualified personnel.
However, the document proposes
that “the service conditions of local government employees, as defined by national legislation, should be such as to
permit the recruitment and retention
of high-quality staff on the basis of best
performance, professional competence
and experience and of gender equality,
and should exclude any type of discrimination based on religion, language or
ethnicity. [Moreover] adequate training
opportunities, remuneration and career
prospects should be provided to local government employees in order to enable
local authorities to reach a high quality
performance in the provision of services
to the citizens”. These training opportunities should be provided or
supported by Governments, in collaboration with local authorities and
their associations.
67
Dr Charles NACH MBACK
68
CONCLUSION
Twenty years ago, decentralization
could mean everything but definitely not competitive elections at
local level, effective power sharing
between central local governments,
local authorities gathered in powerful national and international organizations raising their voice on
governance and development, standing as partners and holding dialogue with central governments and
international partners. Indeed, time
has changed. Of course, this is not
enough. The ultimate value added of
decentralization and local governance expected by the population is the
effective improvement of basic services in term of quality and access.
In this regard, the way is still long,
especially in sub-Saharan Africa.
However, when we consider some
countries who have taken the lead in
decentralization in Africa, is it fair to
support a completely negative view
that nothing has been achieved?
Moreover, service delivery is not the
only indicator of effective decentralization and local governance. Although good governance is a mean
to achieve sustainability in service
delivery and development, it is also
a value for itself. Good governance
is about freedom, fundamentals
human rights which are non-negotiable assets and cannot be assessed
in terms of number of classrooms
and functional drinking-water taps.
Good governance paves the way for
genuinely owned and sustainable
development.
The Decentralization guidelines issues by UN-HABITAT is a result of
a collective commitment of a wide
range of decentralization stakeholders worldwide come on time either
to confirm some of the practices
already ongoing in the Continent, or
to orient and guide new policies and
strategies aimed at making decentralization more effective and efficient.
The provisions of the documents are
formulated in such a way to open
windows for innovation, creativity
and adaptations with regards to
national contexts. The guidelines
are not exhaustive. Some important
topics such as cooperation between
LGs belonging to two or more different countries ranged as “international decentralized cooperation” (LGs
twinning, trans-border municipal
cooperation for instance) are not specifically addressed. The document
rather proposes a framework with
the strong wish for it to be useful for
those who are committed without
being harmful to the rest. It is up to
every country alone and together
with other international partners to
find its way and boost its process.
Dr Charles NACH MBACK
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69
Dr Charles NACH MBACK
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Dr Charles NACH MBACK
71
DROIT CONSTITUTIONNEL ET CRISES EN AFRIQUE
72
Par
•
Léopold DONFACK SOKENG
•
Professeur agrégé de Droit public et science politique, l’auteur est directeur scientifique du GREPDA/Université de Douala (Cameroun)
Léopold DONFACK SOKENG
INTRODUCTION
e Droit constitutionnel peut-il
être un outil pertinent d’appréhension des nombreux
conflits en développement sur le
continent africain ? Si oui, comment rendre compte des crises et
conflits qui y ont cours à partir du
site d’observation, d’interprétation
et de compréhension des sociétés
politiques qu’offre la science du
droit constitutionnel ? Et, corrélativement, les relations internationales
n’auraient elles plus le monopole
de l’intelligibilité et de l’explication
scientifique des crises et conflits observées en Afrique au cours de ces
deux dernières décennies ?
L
La récurrence des conflits déstabilisateurs aux conséquences souvent
dramatiques, nonobstant les efforts
réitérés d’une diplomatie internationale des plus actives, invite en effet
à l’exploration de nouvelles pistes
de réflexion en vue de relever le défi
de la paix et du développement de
l’Afrique. D’où de nouvelles esquisses de conceptualisation et de
problématisation des conflits protéiformes observés au cours du denier
quart de siècle sur le continent noir,
esquisses reposant sur l’explication
et la rationalité constitutionnelles, le
droit constitutionnel, en complément
des approches classiques fondées
sur la rationalité internationale, et
non plus, comme tend à l’entériner
la doctrine et la pratique classiques
toujours dominantes, la diplomatie
et le droit, voire la sociologie des relations internationales.
Cette démarche procède d’une double constatation:
- D’abord, la problématique du
Droit constitutionnel, à y regarder attentivement, se situe
au cœur de la quasi-totalité des
crises en Afrique ; ceci pour au
moins 2 raisons. La 1ère est
qu’il s’agit de crises qui naissent à l’intérieur des Etats et ont
pour objet manifeste la contestation des règles du jeu politique;
qu’il s’agisse de celles relatives
à la conquête du Pouvoir, notamment les questions portant
sur l’organisation des élections,
qu’il s’agisse des règles de partage du Pouvoir et des ressources entre les élites ou les groupes en présence; qu’il s’agisse
encore des règles de dévolution
du pouvoir à l’exemple de la
limitation des mandats, qu’il
s’agisse enfin de l’exercice libéral et démocratique du pouvoir.
La 2nde raison est qu’il existe
des solutions constitutionnelles
à de tels conflits, soit pour les
prévenir, soit pour les résoudre
lorsqu’ils sont déjà nés; un double pari étant la mise en œuvre
73
Léopold DONFACK SOKENG
74
de ces solutions d’une part et
l’effectivité de celles ci d’autre
part.
- Ensuite, la part de plus en plus
importante qui est celle de
l’international dans la recherche des solutions à des conflits
qui, pour le principe, résultent
d’abord de crises internes et
commandent ipso facto des solutions juridiques ou politiques
tirées du jeu institutionnel et
du droit constitutionnel, érodant ainsi ce qui était considéré
jusqu’à une époque relativement récente comme relevant
du « omaine réservé» de l’Etat,
des affaires internes de celui-ci
et impliquant, sauf cas exceptionnel, la non ingérence des
autres Etats et de la communauté internationale.
On ne peut donc que prendre acte,
de ce point de vue, du recours de
plus en plus fréquent à de nouvelles
approches méthodologiques combinant - dans un amalgame ne faisant
pas toujours bon cas de l’orthodoxie
des principes - le droit constitutionnel au droit et à la sociologie des
relations internationales dans la définition des stratégies de sorties de
crises en Afrique.
Partant donc de ce double constat, il
nous semble possible d’appréhender
le rapport du droit constitutionnel
aux conflits observés en Afrique à
partir de deux idées principales :
- La première est d’affirmer que le
Droit constitutionnel, entendu
dans son acception matérielle
comme corpus de normes juridiques relatives à l’organisation,
à l’exercice et à la dévolution du
pouvoir dans l’Etat, constitue
ipso facto une des sources principales de ces crises ; tant le monopole de la constitution à s’imposer comme unique discours
autorisé sur l’organisation du
pouvoir est ici contesté par la
force instituante de la violence
armée, autrement dit, du fait accompli; d’où une réelle concurrence, voire un conflit ouvert
entre la force instituante de la
norme, et celle des faits.
- La seconde est de soutenir que
le Droit constitutionnel, en tant
que technologie d’organisation
et de répartition du Pouvoir
dans l’Etat, est un important
instrument de régulation des
conflits et par conséquent de sortie de crise, de consolidation de
la paix sociale, voire régionale
ou internationale, à la condition
de ne point l’enfermer dans une
certaine rigidité conceptuelle,
mais d’en avoir une conception
souple, flexible et ouverte sur la
recherche et la codification de
Léopold DONFACK SOKENG
solutions adaptées à l’environnement des sociétés africaines
en profonde mutation. D’où
l’internationalisation croissante
du Droit constitutionnel.
De fait, les conflits sont inhérents à
toute société dont ils déterminent en
partie la dynamique. Ils traduisent
l’existence d’un désaccord plus ou
moins profond suscité par des antagonismes qui, généralement, résultent de la divergence d’intérêts
entre deux ou plusieurs parties. Les
conflits sont générateurs de crises
pouvant conduire à la rupture de
la cohésion sociale, voire de la paix
dans un groupe, une société donnée
ou une région toute entière compte
tenu des réseaux, alliances et jeux
d’intérêts divers; d’où la complexité
des solutions pour y remédier, lesquelles constituent bien souvent
l’objet ou le contenu de la règle de
droit. Celle-ci vise entre autres à prévenir les conflits et, lorsqu’ils sont
déjà nés, à les résorber.
Appliquée à la société politique, la nécessité d’une régulation des conflits
conduit à la définition et à l’élaboration des normes constitutionnelles,
objet du droit constitutionnel. Celuici est en effet généralement appréhendé comme un instrument endogène d’encadrement et de limitation
du pouvoir politique dans la société,
au moyen de la définition des règles
relatives à l’organisation, à l’exercice
et à la dévolution du pouvoir (Gicquel, 1999). Cette activité régulatrice
se conçoit principalement dans l’ordre étatique interne, en relation avec
le concept de souveraineté exclusive
de l’Etat et dans un contexte de civilité politique, même s’il arrive que
la norme constitutionnelle vise des
situations d’exception, en référence
à l’idée d’un constitutionnalisme de
crise.
En cela, le droit constitutionnel, parce
qu’il est rationalisation de la conquête, de l’organisation et de l’exercice
du pouvoir au moyen de la définition
de normes juridiques plus ou moins
consensuelles, apparaît comme un
instrument de pacification de la vie
et de la société politiques. Il est par
conséquent censé canaliser la volonté de puissance des individus et
des groupes. D’où le projet d’Etat
de Droit, fondé sur la primauté d’un
droit libéral démocratiquement déterminé et protecteur des droits
fondamentaux, en ce qu’il limiterait
le pouvoir politique. Rapportée au
Continent Noir, l’idéalisation de ce
projet ne serait-elle pas prétentieuse,
voire platonique au regard d’une réalité africaine très contrastée dans laquelle le pouvoir politique, le droit et
la force se côtoient en se contredisant
bien plus qu’ils ne coopèrent?
75
Léopold DONFACK SOKENG
Si en effet, le droit constitutionnel
est bien, comme le souligne unanimement la doctrine, le droit de la
régulation de la société politique, il
va de soi que l’une de ses missions
principales est bien la prévention et
l’éradication des crises politiques, notamment par des moyens pacifiques.
76
Un problème demeure cependant
non résolu : celui des crises internes
dégénérant en révoltes ou en conflits
armés, parfois très violents. Leur
prolifération en Afrique constitue
un défi majeur pour le droit constitutionnel, compte tenu des limites de
la technique désormais classique de
mise en œuvre des pouvoirs constitutionnels de crise. Car, ainsi qu’opinait
jadis Adémar Esmein (Esmein, 1896:
39), il n’est rien de plus dangereux
en matière constitutionnelle que de
confondre le pouvoir avec le droit,
et de conclure de l’un à l’autre. Cette
question n’interpelle pas moins la
communauté internationale et son
droit, eu égard à l’intérêt croissant
porté à la question des «changements
anticonstitutionnels de gouvernements».
L’actualité africaine du dernier quart
de siècle est ainsi révélatrice de la détérioration des différends politiques
en crises institutionnelles graves, traduisant des entreprises de conquête
et de contrôle du pouvoir par la
force. De telles crises évoluent assez
souvent en conflits armés qui mena-
cent parfois la stabilité régionale et
mobilisent ipso facto la diplomatie
internationale. Le défi est dès lors celui de l’élaboration de nouveaux mécanismes de prévention, de gestion
efficace des crises et des situations
insurrectionnelles, de résolution de
conflits politiques armés et violents;
étant entendu que la connaissance
des racines de la violence, la détermination des causes et des dynamiques
de telles crises constitueraient des
éléments clés de leur solution (Shyaka, 2003).
Dans les faits, la régulation juridique
interne s’est généralement avérée
malaisée, voire inefficace dans ces
situations conflictuelles, consacrant
sous des formes hideuses l’échec de
la rationalisation du pouvoir politique et de la dynamique des institutions publiques. Bien que la violence
soit inhérente à l’activité humaine,
elle ne se développe sous ces formes
non canalisées que dans un contexte
où la violation des normes constitutionnelles ne prête que peu ou prou
à conséquence. Doit-on pour autant
saluer le retour du Léviathan, autrement dit, du gouvernement fondé
sur la force et la crainte ? Certes non
! Mais on doit à la vérité de constater
que l’histoire naturelle du pouvoir
est surtout une histoire de violence
– «Le premier Roi fut un soldat heureux», remarquait à ce propos Vol-
Léopold DONFACK SOKENG
taire – et que la norme constitutionnelle apparaît toujours comme une
gêne, une contrainte pour les gouvernants, plutôt enclin à l’exercice
d’un pouvoir personnalisé. Pouvoir
individualisé par excellence, celuici est d’un exercice qui ne s’accommode pas souvent d’une longue période de paix sociale. Objet de luttes
incessantes, il engendre l’instabilité
de ses titulaires et au-delà, de la société toute entière, bien qu’il ne soit
guère exact d’en conclure que les
constitutions africaines demeurent
des «chiffons de papier».
La prolifération des conflits observée
en Afrique au cours de ces dernières
décennies procède de ce constat. Il
s’agit en règle générale de conflits
internes à l’origine, ayant pour objet
la conquête du pouvoir et le contrôle
des terroirs, ainsi que des ressources
que ceux-ci renferment. De l’Angola au Soudan en passant par le
Congo, la Centrafrique, le Rwanda,
le Libéria, la Sierra Léone, la Côte
d’Ivoire, le Tchad, le Mali, le Niger
ou le Burundi, ces conflits peuvent
être analysés, entre autres, comme
des formes violentes et radicales
de contestation de l’ordre constitutionnel dans sa totalité, de certains
de ses mécanismes seulement, ou
plus simplement de l’application de
certaines règles constitutionnelles.
Dans tous les cas, ils impliquent des
milices armées, souvent constituées
sur des bases ethno régionales, et
sont motivés par la revendication
d’une meilleure participation
à
l’exercice du Pouvoir (Balancie et De
la Grange, 1999 : 14-22) ou par une
volonté d’appropriation des ressources nationales.
L’internationalisation de ces conflits
vient ajouter à la complexité de ces
situations. Elle résulte de plusieurs
facteurs : fournitures d’armes, d’appui logistique et de base de repli,
pressions sur les parties au conflit et
alliances diverses, interventions directes d’Etats voisins ou de puissances étrangères (Sindjoun, 2002 : 97128) ; d’où l’ampleur et la complexité
des conflits observés, les difficultés
d’intelligibilité de ceux-ci et la complexité des démarches visant à les
résoudre, qui impliquent le recours
à la diplomatie internationale et aux
solutions d’usage dans les relations
internationales
Il importe dès lors de se démarquer de la démarche épistémologique classique consistant à réserver
l’étude des conflits armés au droit
international et aux relations internationales, l’excluant ipso facto du
champ du droit constitutionnel qui
ne porterait que sur l’organisation
et la dévolution du pouvoir dans un
cadre social pacifique.
77
Léopold DONFACK SOKENG
78
Le Droit constitutionnel apparaît en
effet – on l’a si souvent oublié -, sous
réserve de son effectivité, comme un
moyen de régulation et de prévisibilité des relations politiques et des
différends qu’il engendre. Il procède,
comme tout droit, des notions de justice et de raison. Dogmatique et stabilisateur, il est généralement facteur
de paix sociale (Debbasch et autres,
2001 : 23). Mais sa contestation peut
devenir source de conflits, parfois
d’une violence qui remette en cause
jusqu’à l’existence même de l’Etat,
menace la paix et la sécurité d’une
région ou déstabilise l’ordre international. Ce qui ne saurait indifférer les
instances garantes de la paix et de la
sécurité internationales.
La conséquence en est l’imbrication
sans cesse croissante du droit constitutionnel et du droit des relations
internationales dans l’évolution des
sociétés contemporaines. Cela est
vrai dans l’espace européen avec la
construction européenne et le développement du droit communautaire;
cela l’est également en Afrique avec
la recherche de solutions nouvelles
aux conflits internes. Cependant, la
rencontre du droit constitutionnel et
du droit international s’opère ici dans
une zone grise marquée par deux
expertises complémentaires, mais
qui semblent s’ignorer : les constitutionnalistes ne se reconnaissent pas
toujours dans les solutions adoptées
par la communauté internationale ;
les internationalistes évoluent quant
à eux sur la base de procédures propres à leurs disciplines et piétinent
parfois les théories et principes du
droit constitutionnel. A l’évidence,
les zones grises sont par définition
des zones dangereuses. En témoignent les difficultés techniques liées
à l’application des solutions qui en
émanent.
Autant le dire : la nécessité d’un
meilleur ancrage théorique des stratégies de consolidation de la paix
s’impose d’elle-même et, de ce point
de vue, le recours concomitant au
Droit constitutionnel et au Droit des
relations internationales est plus
que jamais déterminant dans la recherche de solutions pertinentes aux
conflits dans les cénacles diplomatiques. D’où la pertinence de nouvelles approches combinant le droit
constitutionnel au droit et à la sociologie des relations internationales
pour rendre compte des conflits et
des stratégies de sortie de crise en
Afrique et ailleurs.
Si on considère que c’est bien la
question de l’organisation du pouvoir et du fonctionnement de l’Etat,
autrement dit, l’objet même du droit
constitutionnel, qui fait problème
et suscite ces conflits, force est alors
Léopold DONFACK SOKENG
d’admettre que la relation du droit
constitutionnel aux conflits peut être
pensée ici d’un double point de vue:
d’une part, le droit constitutionnel
y est source de conflits multiformes
(I) ; d’autre part, il est un précieux
instrument de sortie de crise et de
garantie de la paix (II).
I. LE DROIT CONSTITUTIONNEL, SOURCE DE
CONFLITS MULTIFORMES
L’idée d’un droit constitutionnel
«conflictogène» a de quoi surprendre;
on ne saurait pour autant la récuser
dans le contexte africain, où l’on sait
que les règles et mécanismes d’organisation, d’exercice et de dévolution
du pouvoir sont plus imposées que
négociées, et où les normes constitutionnelles dissimulent plus qu’elles
ne révèlent la réalité du jeu politique.
Si, en effet, l’existence d’un consensus
large et ancien sur la société politique
et son mode de régulation juridique
a généré des institutions et des normes constitutionnelles stables dans
les Etats occidentaux, lesquelles sont
le reflet de processus historiques,
culturels, sociaux et politiques proprement endogènes, il n’en va guère
de même en Afrique. Ici, les arrangements institutionnels et les normes
constitutionnelles ne reflètent point
un «bien commun» émergeant de trajectoires nationales précises de peuples enracinés dans leur histoire. Ils
ont été par le passé et demeurent encore aujourd’hui, dans une large mesure, inspirés et suscités de l’étranger,
si nécessaire par la force, en fonction
des intérêts autres que ceux des peuples auxquels ils sont destinés : hier
ambitions coloniales et impérialisme
; aujourd’hui contrôle et exploitation
des richesses, positionnement géostratégique, etc.
La mondialisation et les processus
de démocratisation ajoutent à l’ambiguïté ; ils suscitent, sous le signe de
l’Etat de droit, un apparent consensus mondial sur des procédures,
normes et mécanismes constitutionnels «universels» qui sont présentés
comme définissant des «règles du jeu»
universellement validées, mais dont
l’effet visible est d’accélérer la pauvreté et l’exclusion en Afrique (Donfack Sokeng, 2007). Le terrain semble
ainsi favorable à une résurgence des
autoritarismes longtemps décriés,
et qu’une partie de la doctrine avait
tôt fait de reléguer aux oubliettes de
l’histoire politique africaine. On peut
comprendre dès lors le retour à des
formes de contestation violente, voire
radicale de l’ordre constitutionnel établi, source de nombreux conflits dans
79
Léopold DONFACK SOKENG
les Etats d’Afrique. Pour en rendre
compte, il peut sembler opportun de
revisiter la théorie juridique des révolutions (Liet-Veaux, 1942) qui, dans ce
contexte, apparaît comme une armature conceptuelle fort utile (A). Sans
doute importera-t-il de relativiser la
pertinence de cette seule approche juridique des conflits, au regard de l’extrême complexité des facteurs à relever, et qui en limitent la portée (B).
80
A.La théorie juridique des
révolutions et la rationalité
constitutionnelle des conflits
La science constitutionnelle a intégré depuis longtemps le fait révolutionnaire en tant que donnée susceptible d’appréhension par le droit
(Kamto, 1997 : 179), en sorte qu’une
théorie juridique des conflits en Afrique peut être esquissée. Partant de
la définition juridique de la révolution, présentée comme un « mode de
transformation conflictuelle » de l’ordre politico-juridique (Leben, 1990 :
6), elle entend présenter les conflits
internes en prolifération en Afrique
comme des tentatives de rupture de
l’ordre constitutionnel d’une part (1),
et l’Afrique comme un cadre particulièrement favorable à la manifestation des «révolutions» (2).
1. Conflits et ruptures de l’ordre
constitutionnel
Dans son sens courant, une révolu-
tion désigne un changement soudain,
brusque et important dans l’ordre
social, une transformation radicale
de l’existant (Kamto, 1997 : 178). La
théorie politique quant à elle tend à
introduire dans la définition de la révolution un élément quantitatif, qui la
démarque de l’approche juridique de
la question. Ainsi, pour Hannah Harendt, «(…) la révolution est plus qu’une
insurrection qui réussit et (…) nous ne
sommes pas en droit d’appeler révolution
n’importe quel coup d’Etat qui réussit
ni même d’en détecter une dans chaque
guerre civile(…)» (Harendt, 1967 : 45,
citée par Kamto, 1997 : 178). Le même
point de vue est partagé par Georges
Burdeau qui, critiquant les tenants
de la «définition constitutionnelle» de
la révolution, leur reproche de «se
condamner à une vue trop étroite de la
réalité» (Burdeau, 1984 : 554).
Pourtant, le juriste - positiviste normativiste - ne s’en tient qu’à une
définition donnée comme «essentiellement technique, débarrassée d’appréciations qualitatives qui ne peuvent être
que soit objectives, soit idéologiques,
soit morales» (Kamto, 1997 : 178). Elle
implique une rupture du pouvoir
politique à l’intérieur de l’Etat. Pour
Hans Kelsen, «la révolution – au sens
large de ce mot, qui comprend également
le coup d’Etat – est toute modification de
la constitution ou tout changement ou
substitution de constitution (…) qui ne
Léopold DONFACK SOKENG
sont pas opérés conformément aux dispositions de la constitution en vigueur»
(Kelsen, 1962 : 279). Ainsi entendu,
la révolution peut s’apparenter à un
mode d’exercice du pouvoir. Auquel
cas, elle ne peut que s’entendre d’un
mode transitoire, « la transition entre
deux modes d’exercice du pouvoir »
(Liet-Veaux, 1942 : 44).
Considérée comme telle, la révolution juridique est étroitement mêlée
à la révolution politique dont elle
peut constituer le prolongement ou
la conséquence. Mais il se pourrait
aussi qu’elle en soit la cause : «une
constitution trop rigide, n’offrant pas
de possibilité d’adaptation à l’évolution
ou aux transformations sociopolitiques
de la société peut, par le blocage qu’elle
crée, être à l’origine d’un mouvement
ou d’une dynamique révolutionnaire.
Il s’agit alors de sortir d’une situation
pour entrer dans une autre, d’aller de
l’ancien, voire du connu vers le nouveau
voire l’inconnu» (Kamto, 1997 : 179).
Ce schéma est illustratif des situations conflictuelles en prolifération
dans les Etats d’Afrique depuis la fin
des années 1980. Placés sous le signe
du droit à l’insurrection, ces conflits
internes nés de mouvements insurrectionnels ou de coups d’Etat, sont
porteurs de revendications d’un ordre constitutionnel nouveau que l’on
croit ne point pouvoir instaurer par
le libre jeu des mécanismes prévus
par l’ordre constitutionnel existant,
compte tenu de l’exercice monopolistique et autoritaire du pouvoir par
les gouvernants en place. Le conflit
armé devient une révolution, au
sens juridique du terme, s’il débouche sur une substitution d’un ordre
constitutionnel nouveau à celui ancien qu’il abolit. Peu importe alors
qu’il ait été motivé par la contestation de processus de démocratisation, la contestation du verdict des
urnes à l’issue d’élections, ou tout
simplement une révolution de palais, c’est-à-dire d’un coup d’Etat.
En prononçant la suspension de la
constitution, la dissolution ou l’abolition des institutions en place, en
les remplaçant par des institutions
ad hoc, les nouvelles forces exercent
un pouvoir constituant qui, parce
que n’étant pas institué, est un pouvoir de fait qui s’institue par la force
des choses et ne peut s’apparenter
qu’au pouvoir constituant originaire
compte tenu des circonstances de sa
manifestation ; tout au moins si l’on
se réfère à la nomenclature usitée
par les juristes constitutionnalistes.
2. L’Afrique comme cadre favorable
à la manifestation des révolutions
L’Afrique apparaît assurément
comme une région particulièrement
conflictogène. Elle a vu se développer ces dernières années de nom-
81
Léopold DONFACK SOKENG
82
breuses crises internes, qui participent toutes de la même logique de
rupture radicale, de l’ordre constitutionnel existant, et d’imposition
par la force d’un ordre juridico-politique nouveau. Plusieurs facteurs
y concourent au développement
des révolutions juridiques. Les uns
sont d’ordre politique. On évoquera d’abord l’absence de démocratie
: Il s’agit d’une région longtemps
soumise à des dictatures féroces,
caractérisées par l’exercice sans partage d’un pouvoir personnalisé. Les
réformes libérales introduites au
cours des deux dernières décennies
n’ont pas débarrassé ces Etats des
vestiges du gouvernement autocratique (Donfack, 2003). Par ailleurs,
les pannes de processus de démocratisation se sont multipliées dans
les deux Congo, au Rwanda, au Burundi, en Centrafrique ou au Cameroun entre autres ; les guerres civiles
congolaises quant à elles n’ont guère
permis le développement d’une vie
démocratique élémentaire (Kabamba Nkomany, 1997).
L’absence de décentralisation effective explique bien souvent – à défaut
de les justifier – les velléités révolutionnaires, notamment dans des
Etats aussi étendus, contrastés et enclavés que la République Démocratique du Congo, le Tchad, l’Angola
ou le Cameroun.
L’idée est vite acquise, qu’il n’existe
de solutions autres que l’insurrection, la lutte ou le coup d’Etat, bref
le renversement par la force du régime et la substitution d’un ordre
constitutionnel plus favorable, face à
un pouvoir centralisé, individualisé,
arbitraire et népotique, qui ne recule
devant aucun artifice – y compris les
trucages électoraux – pour se maintenir. L’absence d’alternance ôtant toute
illusion d’accéder au pouvoir par des
voies régulières, la tentative est grande de revendiquer par les armes, la
participation des groupes ethno-régionaux laissés pour compte à l’exercice du pouvoir (Shyaka, 2003). Cette
situation est favorisée par la jeunesse
de l’Etat et l’absence d’enracinement
social des institutions et des pratiques démocratiques (Sindjoun, 2002
b). La culture de la violence politique
semble l’emporter sur celle de la civilité démocratique (Sindjoun, 2001).
D’autres facteurs, d’ordre historique,
économique et social concourent
aussi au renforcement de l’instabilité institutionnelle, et au développement de la violence politique (Bangoura, 2002 ; Shyaka, 2003). Il s’agit
notamment de :
- l’importance des clivages ethniques, dont n’a pas toujours tenu
compte le découpage artificiel
des frontières, fruit de l’héritage colonial ;
Léopold DONFACK SOKENG
- la présence d’importantes ressources naturelles : pétrole,
bois, minerais précieux (diamant, cuivre, or, uranium, etc.),
objet de convoitises diverses ;
- la pauvreté, l’analphabétisme,
l’exclusion sociale et les autres
formes d’injustice : l’argumentaire de la mauvaise répartition
des ressources de l’Etat et de
l’exclusion de certaines ethnies
est très souvent développé par
les forces révolutionnaires. Le
contrôle et l’exploitation des
ressources apparaissent comme
des objectifs principaux des belligérants en Afrique.
Nolens volens, les crises d’Afrique
peuvent s’analyser :
- soit en contestation des modes
d’organisation de l’Etat. De ce
point de vue, on distinguera
d’une part les revendications
en faveur d’un Etat fédéral ou
largement décentralisé (Cameroun, R.D.C.) assurant la participation au pouvoir des groupes insurgés, et d’autres part les
revendications de sécession, de
partition des Etats existants ;
- soit en contestation des modes
d’exercice du pouvoir. On distingue de ce point de vue, d’une
part la contestation du pouvoir
personnalisé, et la dictature et
du népotisme (Mobutu, Lissou-
ba, Patasse, etc.) ; d’autre part la
contestation du verdict des urnes
comme au Cameroun en 1992.
Une idée susceptible de prospérer
serait que les crises d’Afrique peuvent être considérées comme des
révolutions juridiques en ce qu’elles
sont toujours porteuses d’un changement violent de l’ordre constitutionnel ; autrement dit, d’une entreprise
de renversement de l’ordre constitutionnel existant et d’introduction
subséquente d’une nouvelle constitution et d’institutions nouvelles.
Cette révolution juridique s’opère à
travers:
- La déstabilisation de l’ordre
politico-constitutionnel ancien
(abolition ou suspension de la
constitution ancienne) ;
- L’imposition d’un ordre nouveau : c’est la logique qui préside à :
• la convocation des instances
telles que les « Forum de dialogue national » et la négociation des « Accords de paix
pour le moins originaux ;
• la définition d’un régime,
d’un Gouvernement et d’institutions de la transition ;
• au transfert de compétences
aux institutions de la transition.
83
Léopold DONFACK SOKENG
La révolution juridique s’accomplit
avec :
•L’élaboration d’une nouvelle
constitution par les institutions
de la transition, c’est à dire par
des institutions autres que celles prévues par la constitution
en vigueur ;
• La mise en place d’institutions
politiques nouvelles.
84
Les exemples du Congo-Brazzaville,
de la RDC, du Rwanda, du Burundi,
du Soudan, et dans une certaine mesure de Cote d’Ivoire en sont, entre
autres, de récentes illustrations.
Mais il peut arriver que la révolution
juridique s’enlise comme en R.D.C.
ou échoue comme en Angola avec
Savimbi. Auquel cas, on assiste à
la généralisation de la crise, débouchant sur l’enlisement et l’internationalisation du conflit ; d’où d’évidentes difficultés de maîtrise et de
contrôle par l’Etat de son espace et
de ses ressources. Ce qui conduit à
la crise de l’Etat, caractérisée par la
remise en cause de son existence, de
sa viabilité même...
On touche ici à l’une des limites fondamentales de la rationalité de l’explication constitutionnelle fondée
sur la théorie des révolutions. La
révolution est généralement portée
par un idéal de justice et de liberté,
mais surtout par un projet de société,
une «idée de droit» qui ne s’affirment
guère à l’occasion des crises observées en Afrique ces deux dernières
décennies. L’évidence est plutôt le
retour à l’état de nature hobbesien, le
règne de la force brute et non maîtrisée… D’où la nécessité de tenir bon
compte de la force instituante du
fait, de la violence, qui concurrence
la norme de droit écrite et, dans bien
de cas, la tient en échec.
L’hypothèse de l’urgence d’une reconsidération de la théorie du pouvoir constituant en Afrique, compte
tenu des observations précédentes
ne saurait être écartée. Cette hypothèse est d’autant plus à prendre au
sérieux que l’appel du droit international et de la diplomatie internationale au secours du Droit constitutionnel dans la recherche et la mise
en œuvre des solutions de sortie de
crise, puis de consolidation de la
paix se généralise en Afrique, accréditant la thèse de l’internationalisation du pouvoir constituant.
Dans tous les cas, nous sommes en
présence de modes violents et radicaux de participation à l’organisation et à l’exercice du pouvoir, qui ne
sont perçus comme des révolutions
au sens juridique du terme que s’ils
aboutissent à un changement radical, total de la constitution et de l’or-
Léopold DONFACK SOKENG
dre juridico-politique qui en découle
– ce qui ne fut point le cas en 1992 au
Cameroun. Dans le cas contraire, ils
conduisent à une impasse et mettent
en évidence les limites de la rationalité constitutionnelle des conflits
internes.
B – LES LIMITES DE LA RATIONALITE CONSTITUTIONNELLE
DES CONFLITS
Les limites de la rationalité constitutionnelle des conflits doivent être mises en relief : perçu à l’origine comme
un mode transitoire et exceptionnel
d’exercice du pouvoir, leur prolifération et leur pérennisation déstabilisent manifestement les Etats, au
point de remettre en cause l’existence
de certains d’entre eux, voire la pertinence de l’Etat en Afrique (Tshiyembe, 2002). Par ailleurs, ils suscitent
une multiplication d’interventions
étrangères, lesquelles soulignent la
dimension transétatique des conflits
en Afrique (Adjovi, 2002).
1.L’effet déstabilisateur de l’ordre
constitutionnel (crises,
révolutions et déstabilisation de
l’ordre constitutionnel)
La révolution comme mode d’exercice du pouvoir ne peut que s’entendre d’une transition entre deux modes d’exercice «normal» du pouvoir
(Liet-Veaux, 1942 : 44), autrement
dit, reposant sur un ordre constitutionnel stabilisé, dans un contexte
de paix et de stabilité institutionnelle. Se situant en dehors du débat sur
la légitimité du renversement par la
force d’un gouvernement démocratiquement élu, on pourrait soutenir
que le coup d’Etat perpétué en Centrafrique par le général Bozizé est illustratif de la manière dont procède
la révolution juridique : elle s’accomplit ici à travers la suspension de la
constitution existante, la dissolution
des institutions constitutionnelles:
gouvernement, parlement, cour
constitutionnelle, etc. ; puis elle désigne de nouvelles institutions de
transition, ainsi qu’un programme
de transition qui verra à terme
l’adoption d’une nouvelle constitution, la restauration d’un nouvel ordre constitutionnel et de nouvelles
institutions.
Une telle démarche, si elle était effectivement conduite à son terme,
participerait d’une révolution juridique réussie.
Il n’en va guère de même lorsque le
recours à la violence conduit à l’impasse, ainsi qu’on le constate assez
souvent en Afrique. La persistance
de la violence suscite la réaction du
pouvoir en place qui met en œuvre
les pouvoirs de crise, quand ceux-ci
sont prévus. Le cas échéant, le re-
85
Léopold DONFACK SOKENG
86
cours à tous les moyens de défense
pour préserver l’ordre constitutionnel existant suscite la généralisation
de la violence, la suspension de la légalité «normale» et la crise de l’Etat:
c’est la déstabilisation de l’ordre
constitutionnel et le retour au chaos,
le règne de la force et de la terreur,
ainsi qu’on l’a observé en Angola,
dans les deux Congo, au Rwanda ou
au Burundi, etc. Le règne de la force,
la loi des armes traduisent la crise du
droit ; il est aussi négation de l’Etat,
l’exemple emblématique en Afrique
Centrale étant la R.D.C.
La problématique du droit à l’insurrection, souvent évoquée par les
théoriciens du droit pour justifier la
prise des armes et la violence politique conduit dans ces cas à l’impasse.
L’incertitude juridique et la désuétude de la constitution reflètent ici
l’échec du droit dans son rêve de
paix perpétuelle. Une autre limite de
la rationalité constitutionnelle des
conflits d’Afrique est certainement
leur internationalisation.
2. La dimension transétatique des
conflits en Afrique
L’une des caractéristiques importantes des conflits observés dans les
Etats d’Afrique est leur dimension
transétatique. L’internationalisation
de ces conflits résulte de plusieurs
facteurs (Balancie et De la Grange,
1999 : 14-22 ; Shyaka, 2003 ; Annan,
1998) que l’on peut ainsi synthétiser:
- L’escalade de la violence par les
fournitures d’armes ;
- L’usage, par un(des) Etat(s)
voisin(s) ou une(des)
puissance(s) étrangère(s) de
différentes formes de pression
à l’encontre de l’une ou de plusieurs des parties au conflit ;
- L’entretien par un(des)
acteur(s) étranger(s) des alliances avec l’une ou plusieurs des
parties au conflit et l’exécution
des actions communes en rapport au conflit ;
- L’intervention directe armée d’un(des) pays voisin(s)
ou d’une(des) puissance(s)
étrangère(s).
La conjonction de ces facteurs fait
de l’Afrique, notamment dans la
région des grands lacs (Shyaka, à
paraître), une ère particulièrement
propice aux logiques conflictuelles
d’une extrême variété, et dont l’impact transcende le cadre étatique :
mouvements de lutte armée, milices partisanes et populaires, mercenaires, bandes plus ou incontrôlées opérant de part et d’autres des
frontières, réseaux transnationaux,
forces d’interventions onusiennes
ou africaines, forces occidentales,
armées régulières d’Etats voisins,
etc. Cette multiplicité d’acteurs dévoile une réalité souvent occultée :
Léopold DONFACK SOKENG
la conflictualité, ici est typiquement
endogène dans sa composante victimaire, mais contient une importante
composante extra-étatique de par
ses acteurs et ses enjeux.
Appréhender de tels conflits par la
seule théorie constitutionnelle équivaudrait à se condamner à une lecture parcellaire, et nécessairement
lacunaire du phénomène, tant l’imbrication de l’interne et de l’externe
paraît ici évident ; le conflit interne
peut déboucher sur une situation de
rupture de la paix internationale…
Sans doute est ce cette évidence
qui explique la tendance nouvelle à
l’association des solutions de droit
constitutionnel à la définition des
stratégies de sortie de crise.
II – LE DROIT CONSTITUTIONNEL, INSTRUMENT DE PAIX
Les crises politiques, notamment
lorsqu’elles dérivent en conflits armés à ramification internationale,
constituent bien souvent des menaces contre la paix internationale ou
des situations de rupture de celle-ci.
Elles impliquent dès lors des acteurs
extra étatiques et interpellent la diplomatie internationale en application des chapitres 6 et 7 de la Charte
des Nations Unies. La problématique des solutions aux conflits participe de ce fait au droit international ou des relations internationales;
ce d’autant plus qu’il est de plus en
plus admis des restrictions au principe de non ingérence dans les affaires intérieures des Etats.
Si la problématique de la solution de
tels conflits armés participe bien du
Droit International Public et des Relations Internationales, nombre de
questions envisagées et de solutions
préconisées relèvent en revanche du
champ matériel du Droit constitutionnel, et posent des problèmes que
doit résoudre la théorie constitutionnelle. Ils soulignent la nécessité de
réintroduire le Droit constitutionnel
dans le champ de la résolution des
conflits armés. Les exemples rwandais, burundais, congolais, libérien,
soudanais ou ivoirien, avec notamment dans ce dernier cas l’épisode
«Marcoussis-kleber» ainsi que les problèmes constitutionnels engendrés
par les nombreux «Accords» (Accra I,
II et III, Pretoria, etc.) et résolutions
du Conseil de Sécurité (…) qu’il a
suscités sont de ce point de vue emblématique de l’ambiguïté des récentes solutions aux crises en Afrique
(Balde et Bangoura, 2003). N’ont-ils
pas révélé la complexité des questions de théorie constitutionnelle
qu’engendrent des «accords de paix»
arrachés ou imposés bon gré mal gré
87
Léopold DONFACK SOKENG
aux protagonistes de ces conflits ?
Tenant compte de ce qui précède, il
importe de souligner la contribution
du droit constitutionnel dans la définition et la mise en œuvre des processus de sortie de crise d’une part
(A), et dans les entreprises de consolidation de la paix d’autre part (B).
A – DROIT CONSTITUTIONNEL
ET SORTIE DE CRISE
88
Les processus de sortie de crise diffèrent généralement d’un conflit à
l’autre. Il est toutefois possible d’en
esquisser une systématisation à partir des données empiriques. Hormis
les coups d’Etats et autres formes de
révolution aboutissant à l’anéantissement du régime en place et l’adoption d’une constitution nouvelle, la
sortie de crise procède par la négociation d’ « accords de paix » dont il
convient de souligner la dimension
constitutionnelle d’une part, l’originalité et l’ambiguïté d’autre part.
1- La dimension constitutionnelle
des «accords de paix»
La dimension constitutionnelle des
accords de paix est mise en évidence
par la définition d’un régime constitutionnel de la transition d’une part,
et la redistribution du pouvoir entre
belligérants.
S’agissant du régime constitution-
nel de la transition, l’analyse de la
démarche – désormais classique –
permet de mettre en évidence trois
éléments principaux, qui témoignent de la prégnance des questions
constitutionnelles.
Au premier rang se situent les forums de discussion entre belligérants. Réunis sous l’égide d’un
médiateur (Nelson Mandela au
Burundi, Thabo Mbeki en R.D.C.,
Omar Bongo au Congo-Brazzaville,
etc.), ces réunions, outre la négociations des termes d’un cessez-le-feu,
ont pour objet la définition des bases
d’un plan de transition : élaboration
de la future constitution, définition
et mise en place des institutions de
transition (gouvernement et parlement de transition), restauration de
l’armée et définition des conditions
de maintien de l’ordre, définition
des bases du futur régime électoral
et chronogramme de la transition.
La constitution de gouvernements
d’union nationale ou de réconciliation nationale occupe également
une place privilégiée dans le régime
constitutionnel de la transition. Ces
gouvernements de transition associent dans une même équipe gouvernementale représentants du pouvoir
en place et représentants des forces
belligérantes, dans les proportions
à garantir un équilibre souvent pré-
Léopold DONFACK SOKENG
caire, mais patiemment négocié. En
R.D.C., le gouvernement de transition intègre une équipe de présidence constituée d’un président et
de 4 vices présidents (dont 2 représentants des mouvements rebelles et
un représentant de l’opposition non
armée). Au Burundi, un système de
rotation alternative président-vice
président entre Tutsi et Hutu a été
mis en place pour conduire le gouvernement de transition et préparer
l’organisation générale élections,
après adoption d’une nouvelle
constitution.
ou de la nouvelle constitution du
Rwanda), soit de l’organisation des
élections démocratiques sur la base
de la nouvelle constitution. L’originalité de tels processus de sortie mérite d’être soulignée.
S’agissant de la maîtrise du pouvoir
proprement dit, celui-ci fait l’objet
d’un glissement des institutions établies par l’ordre constitutionnel précédant aux institutions de la transition. S’agit-t-il d’un pouvoir de fait
ou procède-t-il d’un pouvoir constituant nouvellement manifesté, ou
alors en cours de manifestation ? Il
est difficile d’y apporter une réponse
satisfaisante (Kamto, 1997 : 185-188).
En tout état de cause, la définition des
institutions et du régime de la transition dans l’édiction d’une nouvelle
constitution du marquant l’aboutissement de la révolution juridique.
Le processus de légitimation de l’ordre constitutionnel nouveau résulte,
quant à lui, soit de l’adoption démocratique de la nouvelle constitution
(cas du Congo-Brazzaville en 2002
En effet, si l’objet de la négociation
et les modalités de concrétisation
de ceux-ci participent des questions
qu’appréhende aisément la théorie
constitutionnelle, toujours est-il que la
dimension internationale de la négociation demeure un point d’étrangeté
au regard du droit constitutionnel.
La médiation et les missions de bons
offices relèvent du droit international
et échappe au discours constitutionnel sur l’organisation et l’exercice du
pouvoir politique dans l’Etat.
2 – L’originalité des processus de
négociation de paix
Cette originalité procède de l’ambiguïté fondamentale des processus de
négociation de paix où d’entremêlent
des éléments du droit constitutionnel et des procédés caractéristiques
de la négociation internationale.
Par ailleurs, l’extraterritorialité des
lieux de définition du nouvel ordre
constitutionnel et des institutions
politiques qui en résultent fait problème. Quid de la validité d’une
constitution ou d’un gouvernement
congolais résultant de négociations
89
Léopold DONFACK SOKENG
90
tenues à Pretoria, Sun city ou Libreville sous l’égide d’un président sud
africain et parfois en l’absence du
chef d’Etat concerné ? Quel est le statut juridique des « accords » signés à
l’issue des négociations ? Quid des
conflits de compétences entre l’ordre
subsistant et celui nouveau induit
par ces « accords » ? S’agit-il d’actes
fondateurs d’un ordre constitutionnel nouveau, autrement dit, d’actes
constituants induit par la révolution
juridique en cours, les négociateurs
étrangers ne jouant qu’un rôle de
«facilitation du dialogue national». Les
problèmes théoriques souvent évoqués et controverses engendrées par
la mise en œuvre de ces « accords »
ne seraient, du point de vue de l’analyse révolutionnaire du phénomène
(Liet-Veaux, 1942 ; Kamto, 1997 : 189192), que des remous et soubresauts
suscités par la révolution juridique
en marche. Avec l’imposition progressive de l’ordre nouveau s’écroulent les vestiges de l’ordre ancien
et les institutions qui subsistent ne
peuvent subsister que par la volonté
des autorités nouvelles, issues de la
révolution, qui est porteuse d’une
idée de droit (Burdeau, 1972) à imposer.
B - DROIT CONSTITUTIONNEL
ET CONSOLIDATION DE
LA PAIX
La consolidation de la paix en Afri-
que passe nécessairement par la
mise à jour de l’agenda de démocratisation des Etats en crise. Le processus de sortie de crise opère en effet
par la restauration d’un régime de
droit constitutionnel et le retour à la
vie démocratique normale (1). De ce
point de vue, il est à souligner que
la situation demeure extrêmement
précaire dans plusieurs Etats de la
région, révélant de facto les limites
des seules solutions constitutionnelles en cours d’expérimentation (2).
1 – La restauration d’un régime de
droit constitutionnel
Le régime de droit constitutionnel se
caractérise par l’institutionnalisation
d’un ordre constitutionnel effectif,
duquel dérivent toutes les autres
institutions publiques, ainsi que les
normes les régissant. La particularité
des conflits qui sévissent en Afrique
est de provoquer, par leur violence
et leur enlisement, l’anéantissement
des pouvoirs publics dans les zones
de combat (Monin 2003). La disparition des services publics élémentaires (police, santé, éducation, justice)
affecte durablement le lien social, et
il urge de restaurer l’Etat dans ses
fonctions essentielles dès l’arrêt des
combats, en assurant notamment le
fonctionnement régulier d’une administration minimale.
De même convient-il de restaurer,
Léopold DONFACK SOKENG
puis de consolider un Etat démocratique et libéral, afin d’expurger
l’essentiel des facteurs conflitogènes
liés à l’absence de gouvernance démocratique. La mise en place d’institutions démocratiques et libérales, la
décentralisation effective du pouvoir
et la garantie des droits fondamentaux participent ainsi d’une stratégie
de consolidation de la paix (Monin,
2003). Il en va de même de l’organisation des élections libres et disputées, de la restauration du règne
du droit et d’une justice protectrice
des populations de l’Etat et du droit
qu’il produit. La mise en place de telles institutions et le retour à une vie
constitutionnelle et sociale normale
nécessitent des moyens dont ne disposent guère des Etats meurtris et
désarticulés par de longues années de
guerre (Bourgi, 2003; Shyaka, 2003).
2 – Les limites du régime de droit
constitutionnel
S’il est important, voire indispensable de recourir abondamment aux
techniques constitutionnelles dans
l’élaboration des solutions de sorties de crise et de consolidation de
la paix, toujours est-il que la mise en
œuvre de telles techniques s’avère
limitée en Afrique, comme du reste
partout ailleurs. Elle l’est d’autant
plus que les institutions politiques
se trouvent durablement affaiblies
par la violence et la durée du conflit.
Les normes qu’elles produisent
souffrent bien souvent d’ineffectivité. L’absence de ressources financières, la persistance des conflits et
de l’insécurité sont par ailleurs des
facteurs qui concourent à l’affaiblissement de l’Etat (Annan, 1998), durablement affecté dans certain cas
par la présence des forces étrangères
ou de milices incontrôlées sur son
territoire (Shyaka, à paraître). Il en
est ainsi notamment de la République Démocratique du Congo. Dans
ces cas, l’ultime recours demeure la
diplomatie internationale et le recours à l’assistance humanitaire.
L’assistance internationale est toujours
révélatrice de l’échec des solutions internes, et de la persistance de la crise
de l’Etat. Il traduit, dans une certaine
mesure, l’échec du droit constitutionnel à réguler efficacement les sociétés
en crise. Le parrainage des processus
constitutionnels de sortie de crise ne
s’apparentent-ils pas à une tutelle
d’un Etat moribond? La souveraineté
de et dans un tel Etat n’est-elle pas de
ce seul fait hypothéquée ?
Qu’elle qu’en soit la réponse, les processus de résolution des conflits en
développement en Afrique traduisent le mouvement d’interpénétration progressive du droit international et du droit interne – ici le droit
constitutionnel – dans un environ-
91
Léopold DONFACK SOKENG
92
nement caractérisé par le recul du
principe de non ingérence et le développement corrélatif d’un «droit
d’ingérence» ; qu’il soit humanitaire
(Betati, 1993) ou démocratique
(Thierry, 1990 : 171 et ss). Le recours
au Droit constitutionnel «imposé»
par les « parrains internationaux »
du processus de paix est ici déterminant en vue de l’instauration ou de
la restauration d’un régime de Droit
fondé sur la justice, la primauté du
droit, le droit au respect de l’autre et
la gestion de la diversité, le respect
des droits de l’homme et de la démocratie pluraliste, la prise en compte
et l’implication des différentes communautés à l’exercice du pouvoir
(power sharing), avec notamment la
garantie des droits et de la participation des minorités diverses, l’exploitation durable et la redistribution
équitable des ressources de l’Etat.
A cet effet, le Droit constitutionnel
propose comme solutions ayant fait
preuve de leur pertinence l’Etat de
droit démocratique et libéral, le fédéralisme et la décentralisation, y compris des moyens et des ressources, la
multiplication des contre-pouvoirs en
vue de contrebalancer la prépotence
des Chefs d’Etats, une justice constitutionnelle et électorale forte et indépendante au service de la démocratie
constitutionnelle et électorale, la démocratie locale sous des formes qui
tiennent compte des réalités endogè-
nes, la généralisation des techniques
de médiation à tous les niveaux de la
société et de l’Etat en vue d’anticiper
et de désamorcer les crises diverses.
Appuyé sur la diplomatie, l’aide et
l’assistance internationale, ce retour
«imposé» à un régime de droit et à
une vie normale peut apparaître
quelquefois et assez paradoxalement
comme l’achèvement du processus
juridique révolutionnaire entamé par
la rébellion ou le coup d’Etat ; bien
que ceux-ci soient proscrits pour le
principe en droit constitutionnel
autant qu’en droit international.
Quelles leçons tirer en définitive de
cette réflexion constitutionnelle sur
les crises en Afrique? L’analyse de la
relation entre Droit constitutionnel et
crises en Afrique conduit à un ensemble d’observations déterminantes :
- La 1ère, d’ordre pratique, conduit
à accorder plus d’attention à
la gouvernance démocratique
au sein des Etats, celle-ci étant
source d’importants conflits.
D’où la nécessité de conduire à
terme et en toute loyauté l’agenda démocratique des Etats de la
région, avec comme leitmotiv la
justice sociale, l’équité et le respect de la dignité humaine ;
- La 2nde, d’ordre théorique,
consiste à prendre acte de la
difficulté qu’il y a à penser la
Léopold DONFACK SOKENG
théorie constitutionnelle, et notamment le pouvoir constituant
en Afrique, en s’appuyant sur
la grille d’analyse conceptuelle
classique : la force instituante
du fait, autant que l’imbrication
croissante de l’interne et de l’international sont des paradigmes
à intégrer nécessairement dans
toute analyse sérieuse relative
au contexte africain.
- La 3ième, toujours d’ordre théorique, conduit à relever pour
le déplorer l’importance des
crises et de la violence comme
vecteurs des mutations constitutionnelles et politiques sur
le continent : décidément, le
Droit constitutionnel sent effectivement la poudre et le souffre
en Afrique et la violence apparaît plus que jamais comme le
principal fondement du Droit.
La prise en compte de la force
comme source créatrice de droit
suscite une interrogation sur
l’identité véritable du souverain:
face à un peuple de plus en plus
introuvable, et au regard de la
déliquescence de certains Etats,
est plus que jamais souverain
celui qui décide en état d’exception; fût-il rebelle ou puissance
étrangère. La revanche de Carl
Schmitt sur Hans Kelsen semble manifeste en Afrique…
Et pourtant, rien n’est plus dangereux en matière constitutionnelle,
opinait jadis Adhémar Esmein, que
de confondre le pouvoir avec le droit
et de conclure de l’un à l’autre. Procédant comme tout droit des notions
de justice et de raison, dogmatique et
stabilisateur, le Droit constitutionnel
doit demeurer sur le continent africain ce moyen de régulation et de
prévisibilité des relations politiques
et de leurs conséquences dont les juristes de tout temps et de toute tradition ont considéré qu’il était facteur
de paix et de justice sociale. Le cas
échéant, les interventions de la diplomatie internationale et les solutions
opérationnelles plus ou moins hétérodoxes commandées par la logique
réaliste des initiatives de paix qu’elles mettent en œuvre doivent être
accueillies avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elles constituent d’importants adjuvants pour le renouvellement de la théorie juridique.
Ce recours ultime au droit international relève certes d’un pragmatisme avéré dans la recherche des solutions de sortie de crises internes; il
est aussi le reflet, dans une large mesure, d’un monisme juridique triomphant, caractérisé par la supériorité
de l’ordre international sur l’ordre
interne, conformément à la vision
kelsenienne du droit (kelsen, 1962).
93
WIKILEAKS ET LA GUERRE MONDIALE DE
L’INFORMATION :
POUVOIRS, PROPAGANDES ET PRISE DE
CONSCIENCE POLITIQUE GLOBALE
94
Par
Andrew Gavin Marshall
•
Andrew Gavin Marshall est chercheur au Centre de recherche sur la Mondialisation
(CRM/CRG).
Andrew GAVIN MARSHALL
INTRODUCTION
a publication récente des
250.000 documents de Wikileaks a soulevé un intérêt
sans précédent, provoquant tout
un éventail de réactions - des plus
positives au plus négatives. Mais
une chose est sûre : Wikileaks est
en train de changer la donne.
Il y a ceux qui prennent les contenus des documents publiés par
Wikileaks pour argent comptant,
principalement à cause de leur
présentation erronée donnée par
les grands médias commerciaux.
Il y a ceux qui considèrent que
ces documents sont authentiques
et qu’il suffit de savoir les interpréter et de les analyser. Puis il y
a ceux, dont beaucoup font partie
des médias alternatifs, qui émet-
L
tent des doutes.
Il y a ceux qui considèrent ces
fuites tout simplement comme
une opération de manipulation
qui vise certains pays précis, dans
l’intérêt de la politique étrangère
des États-Unis.
Et enfin, il y a ceux qui déplorent
les fuites et les qualifient de «trahison» ou d’atteinte à la «sécurité». De toutes ces opinions, c’est
sans doute cette dernière qui est
la plus ridicule.
Cet essai examinera la nature des
publications Wikileaks et comment il faut les aborder et les
comprendre. Si Wikileaks est en
train de changer la donne, il faut
espérer que les gens feront en sorte que le changement soit positif.
PROPAGANDE MEDIATIQUE CONTRE L’IRAN : PRENDRE
LES CABLES POUR ARGENT COMPTANT.
Ce point de vue est probablement nucléaire iranien. Comme d’hale plus répandu puisqu’il est lar- bitude, c’est le New York Times
gement diffusé par les grands mé- qui mène l’assaut contre la vérité
dias commerciaux qui présentent et se livre sans relâche à une proces câbles diplomatiques comme pagande au service de l’impériaune « confirmation » de la validité lisme US, avec des gros titres tels
de leur traitement des enjeux inter- que «L’Iran préoccupe le monde
nationaux, plus particulièrement entier» et qui explique qu’Israël
en ce qui concerne le programme et les dirigeants arabes sont d’ac-
95
Andrew GAVIN MARSHALL
96
cord sur la menace nucléaire que
représente l’Iran. L’article est
accompagné d’un commentaire
qui dit «les câbles révèlent en filigrane l’opinion partagée par de
nombreux dirigeants qu’à moins
d’une chute du régime à Téhéran, l’Iran possédera tôt ou tard
l’arme nucléaire.» (1) Fox News
a diffusé un article affirmant que
«Les documents montrent un
consensus au Moyen-Orient sur
la menace iranienne», avec le
commentaire «la fuite explosive
de Wikileaks a montré un consensus profond au Moyen-Orient que
l’Iran est le principal fauteur de
troubles dans la région.» (2)
Ceci, bien entendu, n’est que de
la propagande. Il faut néanmoins
analyser cette propagande pour
pouvoir déterminer avec précision
quelle est la part de propagande
contenue dans ces articles. S’il
faut garder un esprit critique envers les sources et les campagnes
de désinformation (qui sont monnaie courante comme le savent
tous ceux qui suivent les médias
de près), il faut aussi prendre en
(1)
(2)
compte le point de vue personnel
de la source et réussir à distinguer
la part de la vérité de l’opinion
exprimée. Je crois vraiment que
ces documents sont authentiques.
Je ne souscris donc pas à l’idée
qu’ils font partie d’une opération de guerre psychologique ou
d’une campagne de propagande,
du moins pour ce qui concerne
leur publication proprement dite.
Il ne faut pas perdre de vue que
les sources de ces documents
sont les circuits diplomatiques
US et que les déclarations qu’ils
contiennent sont donc le reflet
des points de vue et des opinions
exprimés par le corps diplomatique US. Les documents sont donc
une représentation fidèle de leurs
déclarations et opinions mais ne
constituent pas pour autant une
représentation fidèle de la réalité.
C’est là que les médias entrent en
jeu pour organiser la propagande
autour de ces fuites. Les deux
exemples mentionnés ci-dessus
affirment que les fuites montrent
qu’il existe un «consensus» sur
l’Iran et donc que les craintes exprimées par les États-Unis, et par
David E. Sanger, James Glanz and Jo Becker, Around the World, Distress Over Iran,
The New York Times, 28 November 2010: http://www.nytimes.com/2010/11/29/world/
middleeast/29iran.htmlin
Fox, Leaked Documents Show Middle East Consensus on Threat Posed by Iran, Fox
News, 29 November 2010: http://www.foxnews.com/politics/2010/11/29/leaked-documents-middle-east-consensus-threat-posed-iran/
Andrew GAVIN MARSHALL
d’Israël bien sûr, ces dernières
années se trouvent ainsi «confirmées». C’est ridicule. Les médias
on pris pour argent comptant les
dires des diplomates US et des dirigeants du Moyen-Orient et que
s’ils répètent tous que l’Iran représente une «menace» ou cherche à
se doter de «l’arme nucléaire»,
c’est que ça doit être vrai. Rien
n’est moins sûr. Si un général ordonne à des soldats de prendre
d’assaut une maison qui est censée abriter un terroriste, cela ne
signifie nullement que la maison
abrite effectivement un terroriste.
De même, ce n’est pas parce que
les dirigeants du Moyen-Orient
présentent l’Iran comme une menace que l’Iran constitue effectivement une menace.
Encore une fois, examinons les
sources. Pour quelle raison les
dirigeants arabes seraient-ils une
source d’information «fiable» ?
Par exemple, une «révélation»
qui a fait le tour du monde est
l’insistance du Roi Abdullah
d’Arabie Saoudite auprès des
États-Unis pour que ces derniers
«tranchent la tête du serpent» ira(3)
(4)
nien, et son appel à l’Amérique
pour lancer une frappe militaire
contre l’Iran.(3) Les médias l’ont
présenté comme une «preuve» du
«consensus» sur la «menace» que
représente l’Iran pour le MoyenOrient et le monde entier. C’est
cette ligne de propagande qui a
été servie par le New York Times,
Fox News et le gouvernement israélien, parmi tant d’autres. Il faut
pourtant remettre en contexte cette information, chose que le New
York Times a l’habitude de ne pas
faire (volontairement, pourrais-je
ajouter). Je ne mets pas en doute
l’authenticité de ces déclarations
ni le fait que les dirigeants arabes
affirment que l’Iran représente
une «menace». D’un autre côté,
l’Iran a déclaré que ces fuites sont
«malveillantes» et qu’elles servent les intérêts des États-Unis.
L’Iran a aussi déclaré qu’il était
«ami» avec ses voisins. (4) Ca aussi, c’est de la propagande. Encore
une fois, il faut remette les choses
dans leur contexte.
L’Iran est une nation chiite, alors
que les pays arabes, l’Arabie
Saoudite en tête, sont à majorité
Ross Colvin, «Cut off head of snake» Saudis told U.S. on Iran, Reuters, 29 November
2010: http://www.reuters.com/article/idUSTRE6AS02B20101129
FT reporters, Iran accuses US over WikiLeaks, The Financial Times, 29 November
2010:
http://www.ft.com/cms/s/0/940105fc-fbd1-11df-b79a-00144feab49a.
html?ftcamp=rss#axzz16zUOP500
97
Andrew GAVIN MARSHALL
98
Sunnite. Ceci représente une division entre les pays de la région, du
moins en surface. Mais la vérité
est que l’Arabie Saoudite et l’Iran
sont loin d’être des «amis», et
qu’ils ne sont plus en bons termes
depuis le renversement du Chah
en 1979. L’Iran est le principal
concurrent de l’Arabie Saoudite
en termes de pouvoir et d’influence dans la région et représente
donc une menace politique pour
l’Arabie Saoudite. De plus, les
états arabes, dont les déclarations
sur l’Iran sont largement diffusées,
comme celles de l’Arabie Saoudite, Bahreïn, Oman, les Émirats
Arabes Unis et l’Égypte, doivent
être interprétées dans le contexte
des relations de ces pays avec les
États-Unis. Les états arabes sont
des marionnettes des États-Unis
dans la région. Leurs armées sont
subventionnées par le complexe
militaro-industriel des ÉtatsUnis, leurs régimes (qui sont tous
des dictatures ou des dynasties)
sont soutenus et alimentés par
les États-Unis. Il en est de même
pour Israël, qui lui au moins affiche une façade démocratique, à la
manière des États-Unis.
Les pays arabes et leurs dirigeants
savent que l’unique raison pour laquelle ils gardent le pouvoir, c’est
parce que les États-Unis le veulent
bien et les soutiennent. Ils sont ainsi dépendants des États-Unis et de
son soutien politique, financier et
militaire. S’opposer aux ambitions
des États-Unis dans la région est
le chemin le plus court pour finir
comme l’Irak et Saddam Hussein.
L’histoire moderne du MoyenOrient est remplie d’exemples de
dirigeants marionnettes et favoris
de l’Empire qui ont été rapidement
transformés en ennemis et «menaces pour la paix». Dans ce cas, il
s’ensuit un changement de régime
provoqué par les États-Unis et une
nouvelle marionnette prend la place de l’ancienne. Si les dirigeants
arabes disaient que l’Iran n’était
pas une menace pour la paix, ils
se retrouveraient rapidement dans
la ligne de mire de l’impérialisme
occidental. De plus, de nombreux
dirigeants, tels le Roi Abdullah,
sont virulents et haïssent l’Iran
tout simplement parce qu’ils sont
concurrents dans la région. Une
chose est sûre pour tous les états
et leurs dirigeants, c’est qu’ils sont
fondamentalement égoïstes et ob-
Andrew GAVIN MARSHALL
sédés par leurs intérêts propres et
le renforcement de leurs pouvoirs.
L’Arabie Saoudite, en particulier,
mène activement une lutte d’influence contre l’Iran. Au Yémen,
l’Arabie Saoudite est impliquée
dans une autre guerre de conquête
impériale des États-Unis, en participant à la répression des mouvements de libération scissionnistes
au nord et au sud du Yémen.
Le Yémen, dirigé par Saleh, un
dictateur soutenu par les ÉtatsUnis et au pouvoir depuis 1978, se
livre à l’extermination de sa propre population pour se maintenir
au pouvoir, avec l’aide des ÉtatsUnis. Le conflit est pourtant présenté en général dans sa version
propagandiste comme un conflit
d’influence régionale entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Alors qu’il
ne fait aucun doute que l’Arabie
Saoudite est impliquée dans le
conflit, ceci de son propre aveu, il
n’existe par contre aucune preuve
d’une implication de l’Iran, qui
est pourtant constamment accusé
d’ingérence par l’Arabie Saoudite
et le Yémen. Il s’agit peut-être
d’une tentative d’entraîner l’Iran
dans le conflit ou tout simplement
d’une nouvelle diabolisation du
pays. Au milieu de cette nouvelle
guerre yéménite, les États-Unis
ont signé une vente d’armes avec
l’Arabie Saoudite qui a battu tous
les records de ventes d’armes des
États-Unis, d’un montant de 60
milliards de dollars. Le contrat, et
ce n’est pas un secret, est destiné
à renforcer les capacités militaires
de l’Arabie Saoudite afin de pouvoir intervenir plus efficacement
au Yémen mais surtout pour défier
et contrer l’influence croissante
de l’Iran dans la région. Bref, les
États-Unis sont en train d’armer
leurs régimes marionnettes en vue
d’une guerre contre l’Iran.
Israël n’a pas dénoncé cette vente
d’armes tout simplement parce
qu’à terme, cette vente servira ses
intérêts dans la région où sa cible
principale est l’Iran. De plus, Israël, un autre état marionnette,
est soumis aux intérêts des ÉtatsUnis. Si une guerre régionale
contre l’Iran est effectivement en
cours de préparation, et il semblerait pour beaucoup que ce soit
le cas, il est certainement dans
l’intérêt d’Israël d’avoir des alliés
contre l’Iran dans la région.
99
Andrew GAVIN MARSHALL
WIKILEAKS EST-IL UNE OPERATION DE PROPAGANDE ?
100
Les dirigeants israéliens ont insisté lourdement pour dire que les
documents de Wikileaks ne leur
portaient aucun tort. Avant leur
publication, le gouvernement US
a informé les officiels israéliens
sur le type de documents qui allaient être publiés concernant
Israël. (5) Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a déclaré, «il n’y a aucune divergence
entre nos positions publiques, entre nous et Washington, et notre
perception de nos positions respectives» (6) Le ministre de la Défense Ehud Barak a affirmé que
ces documents «offrent une vision
plus précise de la réalité.»(7) Un
haut officiel turc a déclaré que de
voir quels pays étaient satisfaits
de ces fuites en disait suffisamment long et il a suggéré qu’Israël «est à l’origine de ces fuites»
pour tenter de faire prévaloir ses
intérêts et «faire pression sur la
Turquie.»(8)
(5)
(6)
(7)
(8)
De plus, des spéculations circulent sur Internet et dans différents
médias au sujet de Wikileaks
comme quoi ce dernier serait luimême un organe de propagande,
peut-être même une façade de la
CIA et un moyen pour «contrôler
l’opposition» (qui, nous le savons,
n’est pas immune aux activités de
la CIA). Une telle spéculation est
fondée sur l’utilisation qui est fait
de l’information livrée par les câbles et semble totalement ignorer
leur contexte.
Quel est ce contexte ? Commençons par Israël. Il ne fait aucun
doute qu’Israël est bien un état
criminel (comme tous les états,
au fond), mais sa criminalité dépasse celle de la plupart des autres
états dans le monde, à l’exception
peut-être des États-Unis. Le nettoyage ethnique des Palestiniens
est un des crimes les plus terribles
et un des crimes contre l’huma-
Barak Ravid, Netanyahu: Israel will not stand at center of new WikiLeaks report, Ha’aretz, 28 November 2010: http://www.haaretz.com/news/diplomacy-defense/netanyahu-israel-will-not-stand-at-center-of-new-wikileaks-report-1
.327416?localLinksEnabled=false
Jerrold Kessel and Pierre Klochendler, Unexpectedly, Israel Welcomes WikiLeaks Revelations, IPS News, 1 December 2010: http://ipsnews.net/news.asp?idnews=53731
JPOST.COM STAFF, Barak: ‘Wikileaks incident has not damaged Israel’, Jerusalem
Post, 30 November 2010: http://www.jpost.com/DiplomacyAndPolitics/Article.
aspx?id=197357
Haaretz Service, Senior Turkey official says Israel behind WikiLeaks release, Ha’aretz, 2
December 2010: http://www.haaretz.com/news/diplomacy-defense/senior-turkeyofficial-says-israel-behind-wikileaks-release-1.328373
Andrew GAVIN MARSHALL
nité les plus persistants de ces 50
dernières années, et l’histoire jugera Israël comme l’état pervers,
guerrier, inhumain et détestable
qu’il est. Cela étant dit, Israël est
tout sauf subtil. Lorsque le Premier Ministre israélien déclare
que les documents de Wikileaks
n’embarrassent pas son pays, il
a très certainement raison. Et ce
n’est pas parce qu’Israël n’a rien
à cacher (rappelez-vous que les
documents de Wikileaks ne sont
pas des documents «top-secret»,
juste des câbles diplomatiques),
mais tout simplement parce que
les échanges diplomatiques d’Israël sont largement le reflet de
ses déclarations publiques. Israël
et ses dirigeants ont l’habitude de
faire des déclarations absurdes,
de menacer sans cesse l’Iran et
ses voisins d’une guerre, ou de semer sa propagande selon laquelle
l’Iran fabrique des armes nucléaires (chose qui reste à prouver).
C’est pour cela que les fuites ne
«touchent» pas Israël, parce que
l’image d’Israël est déjà exécrable et parce que les diplomates et
politiciens israéliens sont généralement aussi francs dans leurs
déclarations publiques qu’ils le
sont en privé. L’image d’Israël
n’est donc pas modifiée par ces
câbles. Bien sûr, les dirigeants
israéliens – politiques et militaires – profitent de ces fuites pour
déclarer qu’elles «confirment»
leur opinions sur l’Iran, ce qui à
l’évidence n’est qu’une opération
de propagande, avec exactement
la même technique que celle employée par les grands médias et
qui consiste à prendre les câbles
pour argent comptant.
L’Iran a affirmé que les fuites de
Wikileaks n’étaient qu’une opération de propagande occidentale
qui visait l’Iran. Cette déclaration elle-même doit être considérée comme de la propagande.
Après tout, l’Iran a déclaré aussi
qu’il était «ami» avec tous ses
voisins, ce qui est faux et a toujours été faux. L’Iran, comme
tous les états, a recours à la propagande pour servir ses propres
intérêts. L’Iran n’est en aucun
cas un pays merveilleux. Mais
comparé aux pays chéris par les
États-Unis dans la région (l’Arabie Saoudite par exemple), l’Iran
constitue un bastion de liberté et
de démocratie. Ceux qui tentent
101
Andrew GAVIN MARSHALL
102
de contrer la désinformation et
la propagande doivent demeurer
vigilants devant les campagnes
de désinformation menées contre
l’Iran, et elles sont nombreuses.
On sait que l’Iran fait partie des
cibles des ambitions impérialistes des États-Unis. Mais il n’y a
rien dans les documents de Wikileaks qui paraît faux en ce qui
concerne l’Iran, particulièrement
ceux rédigés par les diplomates
occidentaux et les dirigeants arabes. Ces documents expriment
effectivement leurs opinions et
leurs opinions reflètent tout simplement les priorités politiques
des États-Unis et de l’Occident et
non l’expression d’une vérité. Il
faut donc faire la distinction entre
l’authenticité des documents et la
véracité de leur contenu.
Lorsque l’Iran déclare que les documents de Wikileaks ne sont que
propagande, c’est faux. Il faut
non seulement analyser l’authenticité des documents (et leurs
sources) mais aussi, et c’est peutêtre le plus important, analyser
l’interprétation qui est faite de
ces documents. Ce n’est donc pas
l’authenticité de ces documents
qui ne font qu’exprimer l’opinion
de l’Occident et du Moyen-Orient
sur l’Iran (car ces opinions coïncident avec les réalités géopolitiques de la région) que je mets en
doute, mais l’interprétation qui
est faite de ces documents. C’est
leur interprétation qui constitue
à mes yeux la véritable opération de propagande de la part
des gouvernements occidentaux
et des médias. Cette propagande
consiste à décrire ces documents
comme des «analyses objectives»
d’une réalité concrète, ce qui
n’est pas le cas. Les documents
sont «objectifs» dans la mesure
où ils reproduisent des points de
vues exprimés par leurs auteurs,
ce qui ne signifie nullement qu’ils
sont le reflet de la réalité. Il y a là
une différence qu’il faut absolument comprendre, à la fois pour
pouvoir dénoncer la propagande
et discerner la part de vérité.
La vérité sur la diplomatie
Craig Murray est un de ceux qu’il
faut écouter sur ce sujet. Craig
Muray est un ancien ambassadeur britannique en Ouzbékistan
qui s’est fait connaître en révélant que les renseignements de
l’Ouzbékistan relatifs à Al-Qaeda
Andrew GAVIN MARSHALL
n’étaient absolument pas fiables,
à cause des méthodes d’interrogation employés (comme faire
bouillir les détenus vivants). Ces
renseignements étaient ensuite
transmises à la CIA et au MI6 et
étaient, selon Murray, «tout à fait
fausses». Lorsque Murray en a
fait part à ses supérieurs au sein
des services britanniques, il a été
réprimandé pour avoir parlé de
«droits de l’homme». (9) Le Bureau des Affaires étrangères britannique et du Commonwealth
(FCO) a dit à Murray qu’il avait
une semaine pour démissionner,
et l’a menacé de procès et même
de prison pour avoir révélé des
«secrets d’état». (10) Il fut ensuite
démis de ses fonctions et il est
devenu depuis un militant politique. En un mot comme en cent,
Murray est exactement le type de
diplomate qu’il nous faut : honnête. Mais il est en même temps
exactement le type de diplomate
que les puissances occidentales
ne veulent pas voir : honnête.
Au cours des dernières publications de Wikileaks, Craig Murray
a été sollicité par the Guardian
pour écrire un article sur le su(9)
jet. Comme Murray l’a remarqué
plus tard, l’article, qui avait subi
de larges coupures, fut placé au
milieu d’un long article qui récapitulait différents commentaires
sur Wikileaks. Murray a publié
ensuite son article en intégralité
sur son site. Dans cet article, Murray commence par analyser les
déclarations officielles à travers
le monde, et particulièrement aux
États-Unis, selon lesquelles Wikileaks fait courir un «risque» aux
États-Unis, qu’il met des vies en
danger, que la notion de «secret
gouvernemental est indispensable pour notre sécurité». Murray
explique qu’il a été diplomate
pendant 20 ans et qu’il connaît
bien de genre d’arguments qui
dit que les diplomates, à cause
de Wikileaks, ne pourraient plus
exprimer une opinion franche, «si
cette opinion risquait de tomber
dans le domaine public.» Murray
explique :
«En d’autres termes, le meilleur
conseil (qu’un diplomate) peut
donner n’est pas celui qu’il serait
prêt à défendre en public. Vraiment ? Pourquoi ? Dans un monde globalisé, l’Ambassade n’est
Craig Murray, Extraordinary Rendition, CraigMurray.org, 11 July 2005: http://www.
craigmurray.org.uk/archives/2005/07/extraordinary_r_1.html
(10)
Nick Paton Walsh, The envoy who said too much, The Guardian, 15 July 2004: http://
www.guardian.co.uk/politics/2004/jul/15/foreignpolicy.uk
103
Andrew GAVIN MARSHALL
104
pas l’unique source d’expertise.
Les organisations d’expatriés,
universitaires et commerciales
sont souvent bien mieux informées. Le meilleur conseil politique n’est pas celui que l’on cache
à ses pairs.
Ce que l’élite veut dire évidemment c’est que les Ambassadeurs
devraient pouvoir conseiller des
choses que l’opinion publique réprouverait, sans courir le risque
d’être découvert. Mais dans une
démocratie, devraient-ils vraiment être autorisés à le faire?»(11)
Murray demande pourquoi un
comportement
généralement
considéré comme répréhensible, comme mentir, «devrait être
considéré comme acceptable, ou
même louable, en diplomatie.»
Murray explique que chez les
diplomates britanniques, «cette
croyance, que leur profession les
dispense des limites habituellement admises par la décence,
constitue un culte au machiavélisme, un orgueil envers leur propre immoralité.» Il explique que
les diplomates sont issus des couches sociales supérieures et «se
considèrent comme des supermen
Nietzschéens ultra-intelligents,
(11)
au-dessus des normes morales
habituelles» qui sont connectés
à l’élite politique. En réponse
aux nombreuses critiques selon
lesquelles les fuites mettraient
des vies en danger, Murray fait
remarquer qu’une telle affirmation devrait être mise en parallèle
avec «les risques encourus par
les centaines de milliers qui sont
déjà morts à cause de la politique étrangère des États-Unis et
leurs complices ces dix dernières années.» De plus, à ceux qui
pensent que Wikileaks est une
opération de manipulation ou de
propagande ou une façade de la
CIA, Murray répond ceci :
«Bien sûr, les documents reflètent
l’opinion des États-Unis – ce sont
des communications officielles du
gouvernement. Ils montrent ce que
j’ai personnellement constaté, à
savoir que les diplomates dans leur
ensemble racontent très rarement
des vérités désagréables à entendre, mais relaient ou confirment
plutôt ce que leurs maîtres veulent entendre, dans l’espoir d’être
bien vus. Il y a donc une énorme
quantité d’exagérations sur l’arsenal nucléaire supposé de l’Iran.
Mais rien sur l’arsenal nucléaire
Craig Murray, Raise A Glass to Wikileaks, CraigMurray.org, 29 November 2010: http://
www.craigmurray.org.uk/archives/2010/11/raise_a_glass_t.html
Andrew GAVIN MARSHALL
israélien. Ce n’est pas parce que
Wikileaks a censuré toute critique
à l’égard d’Israël mais parce que
tout diplomate US qui ferait un
bilan honnête et complet sur les
crimes israéliens se retrouverait
rapidement sans emploi». (12)
Murray conclut son article avec
cette déclaration que nous devrions tous garder à l’esprit : «la
vérité protège le peuple des élites
voraces – partout.» (13)
ORDRE MONDIAL ET PRISE DE CONSCIENCE GLOBALE.
Pour tenter de comprendre Wikileaks et ses effets potentiels (dans
le cas où les médias alternatifs
et les militants se décideraient à
saisir cette opportunité), il nous
faut placer Wikileaks dans un
contexte géopolitique plus large.
Notre monde est fait d’un réseau
complexe d’interactions sociales.
Aussi puissantes et dominatrices
que sont, et ont toujours été, les
élites, elles ne sont pas omnipotentes ; elles sont humaines et ne
sont pas infaillibles, tout comme
leurs méthodes et leurs idées. Il
y a d’autres forces en action dans
le monde et ce sont toutes ces interactions qui créent et changent
le monde et déterminent son avenir. Rien n’est prédéterminé, rien
n’est inéluctable. Des plans sont
tracés par les élites, bien sûr, pour
modeler et contrôler la société.
Mais la société – dans un monde
(12)
(13)
Ibid.
Ibid.
globalisé, la «société globalisée»
- réagit et interagit avec les élites
et ses idées. Tout comme les gens
doivent s’adapter et subir les effets des changements imposés
par les élites, les élites à leur tour
aussi doivent s’adapter et subir les
changements. Aujourd’hui nous
pouvons conceptualiser cette dichotomie - devenue une réalité
géopolitique du monde – comme
«la prise de conscience politique
globale et le nouvel ordre mondial».
Nous assistons à un nouveau développement dans l’histoire de
l’humanité, d’une ampleur sans
précédent. Ce développement représente aussi la plus grande menace pour les structures de pouvoir global : le prise de conscience
politique globale. Ce terme fut
énoncé par Zbigniew Brzezinski.
Voici sa définition :
105
Andrew GAVIN MARSHALL
«Pour la première fois dans l’histoire, pratiquement toute l’humanité est politiquement active,
politiquement consciente et politiquement en interaction. Le
militantisme global fait émerger
l’exigence d’un respect culturel
et de justice économique dans un
monde marqué par la mémoire de
dominations coloniales ou impériales.»
106
C’est cette «prise de conscience
politique» massive qui constitue
le défi le plus dangereux et le
plus important pour les pouvoirs
organisés de la globalisation et
de l’économie politique globale: les états nations, les sociétés
multinationales et les banques,
les médias et les institutions universitaires. La Classe Capitaliste
Transnationale (CCT), ou «Superclasse» selon David Rothkopf, s’est globalisée comme jamais
auparavant. Pour la première fois
dans l’histoire, nous avons affaire
à une élite réellement et profondément globalisée et intégrée.
Alors que les élites ont globalisé
leur pouvoir, pour construire leur
«nouvel ordre mondiale» d’une
gouvernance globale pour aboutir
à un gouvernement global (d’ici
quelques dizaines d’années), elles ont par la même occasion,
globalisé les populations.
La «révolution technologique»
implique deux développements
géopolitiques majeurs. Le premier est qu’au fur et à mesure
des avancées technologiques, les
systèmes de communications de
masse connaissent une accélération rapide, et les populations ont
la possibilité d’entrer instantanément en contact les unes avec les
autres et accéder à l’information
partout dans le monde. Ici réside
le potentiel – et en dernier recours
la principale source – d’une prise
de conscience politique globale.
Dans le même temps, la Révolution Technologique a permis aux
élites d’orienter et de contrôler
les sociétés d’une manière qu’on
n’aurait pas pu imaginer il y a encore peu, avec le risque d’aboutir
à une dictature scientifique globale au sujet de laquelle beaucoup ont tiré la sonnette d’alarme
au début du 20eme siècle. Les
possibilités et conditions pour
contrôler les masses n’ont jamais
été aussi favorables, tandis que la
Andrew GAVIN MARSHALL
science libère toute la puissance
de la génétique, de la biométrie,
de la surveillance et de nouvelles
formes d’eugénisme, toutes mises en oeuvre par une élite dotée
de systèmes de contrôle.
Brzezinski a beaucoup écrit sur
«La prise de conscience politique
globale» et a donné des conférences à différents groupes de
réflexion à travers le monde pour
«informer» les élites du changement en cours. Brzezinski est un
des principaux représentants de
l’élite globale et un des intellectuels de l’élite les plus influents au
monde. Son analyse de la «prise
de conscience politique globale»
est utile parce qu’il la présente
comme la principale menace globale pour intérêts de l’élite. Il faut
donc considérer que le concept
de «prise de conscience politique
globale» est un des plus grands
espoirs pour l’humanité et devrait
être encouragé et cultivé par opposition à Brzezinski qui voudrait
le contrôler et le restreindre. Mais
laissons la parole à Brzezinski qui
explique en quoi il représente une
menace pour les élites :
«Pour la première fois dans l’his-
toire de l’humanité, pratiquement
toute l’humanité est politiquement
active, politiquement consciente
et politiquement interactive. Il ne
reste que quelques poches dans
les coins les plus reculés qui ne
sont pas politiquement éveillés
et connectés aux troubles politiques qui sont si répandus dans
le monde. Le militantisme global fait émerger l’exigence d’un
respect culturel et de justice économique dans un monde marqué
par le souvenir de dominations
coloniales ou impériales... L’aspiration globale à la dignité humaine constitue le défi principal
inhérent au phénomène de prise
de conscience politique globale.
L’Amérique doit affronter une
nouvelle réalité globale : la population mondiale connaît une prise
de conscience politique sans précédent de par son ampleur et son
intensité. Il en résulte que les politiques populistes sont en train
de transformer les politiques de
pouvoir. La nécessité de répondre
à ce phénomène massif pose un
dilemme historique à l’Amérique: quel devrait être la définition
du rôle global de l’Amérique?
Le défi principal de notre épo-
107
Andrew GAVIN MARSHALL
108
que n’est pas le terrorisme global
mais plutôt les troubles croissants
provoqués par le phénomène de
prise de conscience politique globale. Cette prise de conscience
est massive en termes sociaux et
radicale en termes politiques.
… Il n’est pas exagéré de dire que
maintenant au 21eme siècle la population d’une bonne partie des pays
en voie de développement est politiquement agitée et dans de nombreux cas en ébullition. C’est une
population dotée d’une conscience aiguë des injustices sociales,
sans précédent, et souvent irritée
contre ce qu’elle perçoit comme
un manque de dignité politique.
L’accès quasi généralisé à la radio,
à la télévision et de plus en plus à
l’Internet est en train de créer une
communauté qui partage les mêmes analyses et ressentiments qui
pourraient être galvanisés et canalisés par des passions politiques
ou religieuses démagogiques. Ces
énergies transcendent les frontières et représentent un défi à la fois
pour les états existants et la hiérarchie globale existante, au sommet de laquelle se trouve encore
l’Amérique.
La jeunesse du Tiers Monde est
particulièrement agitée et irritée.
De plus, la révolution démographique est une bombe politique
à retardement. A l’exception de
l’Europe, du Japon et de l’Amérique, le groupe démographique des
tranches d’âge autour de 25 ans est
en rapide expansion et est en train
de créer une masse énorme de jeunes impatients. Leurs esprits ont
été agités par les sons et les images
lointains qui amplifient leur désaffection pour tout ce qui les entoure. L’avant-garde d’une révolution
potentielle émergera probablement de ces millions d’étudiants
concentrés dans les «troisièmes
niveaux» intellectuellement douteuses des systèmes éducatifs des
pays en voie de développement.
Selon la définition des troisièmes
niveaux, il y a actuellement entre 80 et 130 millions d’étudiants
«d’université».
Typiquement,
ils sont originaires des classes
moyennes inférieures et sont enflammés par un sentiment de révolte social et ces millions d’étudiants sont des révolutionnaires en
puissance, déjà à moitié mobilisés
au sein de larges congrégations,
connectés par Internet et pré positionnés pour rejouer à une plus
Andrew GAVIN MARSHALL
grande échelle les événements qui
ont eu lieu il y a quelques années
à Mexico City ou sur la place Tienanmen. Leur énergie physique et
leurs frustrations émotionnelles
n’attentent que l’étincelle d’une
cause, d’une croyance ou d’une
haine pour exploser.»
Brzezinski affirme donc que pour
affronter ce nouveau défi «global» aux pouvoirs en place, particulièrement les états-nations qui
sont incapables de gérer les populations de plus en plus agitées
et les exigences populistes, il faut
«un renforcement de la coopération supranationale, activement
promue par les États-Unis.» En
d’autres termes, Brzezinski préconise un renforcement et une
extension de l’internationalisation, ce qui n’est pas une surprise
puisqu’il est l’auteur intellectuel
de la Commission Trilatérale. Il
explique que «la démocratie en
tant que telle n’est pas une solution viable,» et pourrait être renversée par «un populisme radical
frustré».
UNE REALITE GLOBALE VRAIMENT NOUVELLE :
«Une humanité politiquement
éveillée aspire à une dignité politique, que la démocratie peut
apporter, mais la dignité politique
requiert aussi l’autodétermination
ethnique, nationale ou religieuse,
et les droits humains et sociaux,
le tout dans un monde désormais
conscient des inégalités économiques, raciales et ethniques. La
recherche de dignité, particulièrement par le biais de l’autodétermination nationale ou la transformation sociale, fait partie de la
tentation d’affirmation des déshérités de la planète.»
Ainsi, écrit Brzezinski, «une réponse efficace ne peut venir que
d’une Amérique confiante en elle
et réellement engagée dans une
solidarité globale.» L’idée est
que pour répondre aux revendications provoquées par la globalisation et les structures globales
de pouvoir, le monde et les ÉtatsUnis doivent étendre et institutionnaliser le processus de globalisation, non seulement dans le
domaine économique mais aussi
dans le domaine social et politique. Le raisonnement est pour le
moins tordu, puisqu’il s’agirait,
109
Andrew GAVIN MARSHALL
pour réparer les problèmes systémiques, de renforcer les défauts
systémiques qui les ont crées. On
n’éteint pas un incendie en versant du combustible.
110
Brzezinski a même écrit que,
«disons dés à présent que la supranationalité ne doit pas être
confondue avec le gouvernement
mondial. Même si l’idée est bonne, l’humanité n’est pas du tout
prête pour un gouvernement mondial, et le peuple Américain sans
aucun doute l’est encore moins.»
L’Amérique doit plutôt jouer un
rôle clé dans la construction d’un
système de gouvernance globale,
dit Brzezinski, «dans le modelage d’un monde qui est défini
moins par la fiction de la souveraineté des nations et plus par la
réalité d’une interdépendance en
expansion et politiquement régulée.» En d’autres termes, pas de
«gouvernement global» mais une
«gouvernance globale», qui n’est
qu’une astuce rhétorique puisque
«gouvernance globale» - et quelque soit la forme sous laquelle
elle se présente – n’est en réalité
qu’une étape indispensable et une
transition nécessaire pour aboutir
à un gouvernement global.
CONCEPTUALISER WIKILEAKS
Je crois que Wikileaks doit être de perdre l’incroyable opportuniconceptualisé dans cette réalité té que représente Wikileaks, non
géopolitique telle que nous la seulement pour toucher un public
comprenons aujourd’hui. S’il faut plus large avec une information
rester prudent devant de tels évé- importante, mais de faire mieux
nements, il faut aussi se rappeler que simplement d’informer.
que la vie réserve des surprises A ceux qui considèrent Wikileaks
– pour tous – et que l’avenir est comme une conspiration ou un
tout sauf décidé d’avance. Tout complot, une opération psychopeut arriver. Il y a bien sûr une logique ou je ne sais quoi, ce qui
certaine logique derrière les dou- est déjà arrivé dans le passé, je fetes et scepticisme exprimés par rais remarquer qu’il n’y a aucune
les médias alternatifs au sujet de preuve dans ce sens. Tous ces avis
Wikileaks. Mais ils risquent aussi ne sont que le fruit de spécula-
Andrew GAVIN MARSHALL
tions. De nombreux pays à travers le monde, particulièrement
au Moyen orient et en Asie du
Sud, montrent du doigt les pays
occidentaux en les accusant de
se livrer à une campagne de propagande pour semer la discorde
entre états et alliés. L’Iran, la Turquie, le Pakistan et l’Afghanistan
l’ont affirmé. Il n’est pas étonnant
que la plupart de ces états, surtout
l’Iran, fassent partie des cibles de
l’impérialisme US. Mais si ces documents parlent abondamment et
négativement de l’Iran, du Pakistan, de l’Afghanistan, de la Russie,
de la Chine, du Venezuela, etc.,
il ne faut pas oublier que ce sont
des câbles «diplomatiques», et ne
représentent que les «opinions et
avis» des milieux diplomatiques,
un groupe social qui a toujours
été étroitement lié et soumis aux
élites. En bref, il s’agit de communications rédigées par les envoyés
spéciaux de l’Empire et qui en tant
que tels sont les représentants impérialistes d’intérêts impérialistes.
Comme toujours, les objectifs
impérialistes sont cachés derrière
une rhétorique politique. Puisque
ces états sont visés par l’élite impériale des États-Unis, ses repré-
sentants diplomatiques se concentreront sur ces états et adopteront
ses idées et opinions. Combien
de gens ont été promus pour avoir
exprimé des doutes à l’égard de
leurs supérieurs ? De même, les
diplomates chercheront des informations qui iront dans le sens
des objectifs impériaux des ÉtatsUnis. Si toute leur information
n’est constituée que de rumeurs,
de conjectures et de radotages,
c’est ce que l’on retrouvera dans
les câbles diplomatiques. Et c’est
bien ce qui se passe. Ces câbles
sont remplis de rumeurs et d’affirmations sans fondements. Naturellement, ce sont ces nations là
qui seront ciblées – celles considérées comme significatives pour
les intérêts impérialistes – et non
Israël ou d’autres nations. C’est
pour cela que ces câbles me paraissent authentiques. Elles paraissent bien refléter la réalité du
«groupe social diplomatique»,
et représentent ainsi une source
d’étude de l’impérialisme. Wikileaks nous a donné l’occasion
de lire les «communications» de
la diplomatie impériale. Et c’est
cela qui représente une opportunité extraordinaire.
111
Andrew GAVIN MARSHALL
De plus, en ce qui concerne les nations du Moyen Orient ou d’Asie
qui accusent Wikileaks d’être un
«complot occidental», nous devons être lucides quant à la réalité géopolitique de cette «prise
de conscience globale». Tous les
états sont égoïstes. Partout les élites sont conscientes de sa réalité
et de son potentiel et essaient de
la freiner ou de la contrôler. Des
états souvent présentés comme
des cibles de l’impérialisme occidental, tels que l’Iran, peuvent être
tentés d’utiliser ce potentiel en leur
faveur. Ils peuvent essayer d’influencer la «prise de conscience
globale» et les «médias alternatifs» en leur faveur. Mais les médias alternatifs n’ont pas à «choisir
leur camp» entre différents élites
et pouvoirs globaux. (...)
112
WIKILEAKS ET LES MEDIAS
Au lieu de dédaigner Wikileaks
qui «ne nous apprend rien de
nouveau», les médias alternatifs
devraient en profiter pour extraire
des documents tout ce qui peut
renforcer leur argumentaire. (…)
Les documents de Wikileaks ne
sont une «révélation» que pour
ceux qui croyaient aux «illusions» de ce monde : que nous vivons dans des «démocraties» qui
promeuvent la «liberté» à travers
le monde, etc. Les «révélations»
remettent en cause non seulement la vision des Américains
sur l’Amérique, mais aussi celle
de toutes les populations sur tous
les pays. Le fait que les gens se
mettent à lire et à découvrir des
choses est un changement radi-
cal. C’est probablement pour cela
que les grands médias en parlent
autant (fait qui constitue en luimême un motif de suspicion de
la part des médias alternatifs) :
pour contrôler l’interprétation du
message. C’est le travail des médias alternatifs et des intellectuels
et autres penseurs de remettre en
cause ces interprétations par des
analyses plus objectives. En réalité, les documents de Wikileaks
rendent un plus grand service aux
médias alternatifs qu’aux grands
médias commerciaux.
Pourquoi les documents de Wikileaks sont-ils une « révélation »
pour certains ? Tout simplement
parce que les grands médias ont
une solide emprise sur la diffu-
Andrew GAVIN MARSHALL
sion et l’interprétation de l’information. Ce sont des «révélations»
parce que les gens sont endoctrinés par des mythes. Ce ne sont
pas des «révélations» pour les
médias alternatifs parce que ça
fait des années qu’ils en parlent.
Et si ce ne sont pas à proprement
parler des «révélations», ce sont
par contre des «confirmations»
qui offrent la possibilité de faire
d’autres analyses. Puisque ces
documents confirment nos dires
et nous informent mieux, nous
pouvons nous appuyer sur eux.
(...)
Nous assistons en ce moment à une
offensive majeure de propagande
de la part des grands médias qui
déforment et manipulent ces fuites
pour servir leurs propres intérêts.
Les médias alternatifs doivent utiliser Wikileaks à leur propre avantage. Ignorer ces documents ne
fera que porter tort à notre cause.
Les grands médias l’ont compris,
alors nous devons le comprendre
aussi. Wikileaks nous offre encore une occasion de dénoncer les
grands médias comme une forme
de propagande organisée. En «surprenant» autant de gens par des
«révélations», les grands médias
ont en réalité démontré leurs propres incompétences passées. Pour
le moment, les grands médias en
profitent. Mais nous sommes toujours dans la «révolution technologique» et il existe encore (pour
le moment) une liberté sur Internet. A nous de jouer.
Comme dit la phrase, «le riche
vous vendra la corde pour le pendre s’il pense pouvoir en tirer un
profit». Peut-être que les grands
médias ont fait pareil. Aucune
autre organisation n’aurait été
capable de diffuser autant de matériel aussi rapidement et aussi
massivement que les grands médias commerciaux. Si les fuites
n’avaient été fournies qu’aux
médias alternatifs, l’information n’aurait touché que ceux qui
étaient déjà au courant. Et il n’y
aurait pas eu de «révélations» et
l’effet en aurait été amoindri. Grâce à une diffusion par les grands
médias (peu importe leurs désinformations et leur propagande) la
dynamique et la signification de
l’information a changé. (…)
Wikileaks est un événement de
transformation global. Non seulement en termes de «prise de
conscience» pour une «nouvelle»
113
Andrew GAVIN MARSHALL
114
information, mais aussi en termes d’effets sur les structures de
pouvoir. Des ambassadeurs démissionnent, des diplomates se
révèlent être des menteurs, des
clivages apparaissent entre alliés
impérialistes occidentaux et de
nombreuses carrières et réputations chez l’élite sont en péril.
Wikileaks crée le potentiel d’une
énorme baisse de l’efficacité de
l’impérialisme. Ce qui constitue
en soi un objectif louable et admirable. Que ce potentiel existe montre déjà à quel point Wikileaks est
utile et combien il pourrait l’être
encore. Partout dans le monde, les
gens commencent à voir leurs dirigeants sans le filtre des «relations
publiques». Dans les grands médias, cette vision est filtrée par leur
propagande. C’est pour cela qu’il
est important que les médias alternatifs replacent ces documents
dans un contexte plus large.
Par la réaction de plusieurs états
et organisations qui ont émis des
mandats d’arrêt contre Julian Assange, ou appelé à son assassinat
(comme un conseiller du Premier
ministre canadien l’a suggéré à la
télévision), ces derniers ont montré leur haine de la démocratie,
de la transparence et de la liberté
d’informer. Leurs réactions sont
autant d’arguments pour leur ôter
toute légitimité à «gouverner». Si
les politiciens sont censés «protéger et servir», pourquoi cherchentils à «punir et éliminer» ceux qui
exposent la vérité ? Encore une
fois, ceci ne surprendra pas ceux
qui connaissent la véritable nature
de l’état et le phénomène moderne de militarisation des sociétés
et le démantèlement des droits et
libertés à travers le monde. Mais
cette fois, ça se déroule là sous
nos yeux et les gens sont attentifs.
Ceci est nouveau(…)
Un autre point à examiner est le
rôle des universités, qui n’est pas
«l’éducation» mais «l’endoctrinement» et la production de serviteurs du pouvoir. Par exemple,
Columbia University est un des
établissements les plus «respectés» et «vénérés» dans le monde,
et a produit d’importants membres de l’élite politique (y compris
des diplomates). En réaction aux
fuites de Wikileaks, l’Université
a averti les étudiants qu’ils «mettaient leur carrière en péril s’ils
téléchargeaient ces documents»,
après que le gouvernement ait
Andrew GAVIN MARSHALL
«interdit aux employés, estimés à
plus de 2,5 millions, qui utilisent
des ordinateurs au travail, de
consulter les documents diffusés
par Wikileaks.» L’Université «a
envoyé un courrier électronique
aux étudiants du département des
affaires internationales, un ter-
rain de recrutement pour le ministère des affaires étrangères.»(14)
(...) Cette réaction montre le rôle
des universités dans notre société, et particulièrement le rôle des
universités chargés de former les
«managers» du futur.
WIKILEAKS EST UNE OPPORTUNITE
Si Wikileaks est une opération
psychologique, alors c’est soit
l’opération la plus stupide ou la
plus intelligente jamais lancée.
Mais une chose est certaine : les
systèmes et structures de pouvoir
sont en train d’être exposés à un
public plus large que jamais. La
question pour les médias alternatifs est de savoir qu’en faire.
Julian Assange a été récemment
interviewé par Time Magazine.
Il a expliqué au journaliste mal
informé de Time Magazine que
toutes les organisations qui opèrent dans le secret doivent être
dénoncées.
«Si leur comportement est révélé
au public, ils n’ont que deux op(14)
(15)
tions : soit se réformer de telle
sorte à pouvoir être fiers de leurs
actes, et fiers de les montrer au
public. Soit resserrer les boulons en interne, en quelque sorte
se ’balkaniser’, ce qui aurait
pour effet, bien sûr, de les rendre moins efficaces. A mes yeux,
c’est une excellente conclusion,
parce que les organisations peuvent être soit efficaces, ouvertes
et honnêtes, soit elles peuvent
être fermées, conspirationnistes
et inefficaces.»(15)
Assange a ensuite expliqué son
point de vue sur l’influence et les
réactions de Wikileaks, en déclarant que les Chinois :
«semblent être terrifiés par la li-
Ewen Mac Askill, Columbia students told job prospects harmed if they access WikiLeaks cables, The Guardian, 5 December 2010: http://www.guardian.co.uk/
media/2010/dec/05/columbia-students-wikileaks-cables
Richard Stengel, Transcript: TIME Interview with WikiLeaks’ Julian Assange, Time
Magazine, 30 November 2010: http://news.yahoo.com/s/time/20101201/wl_
time/08599203404000
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Andrew GAVIN MARSHALL
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berté d’expression, et si certains
pensent que c’est le signe qu’il se
passe des choses terribles dans ce
pays, moi je pense qu’il y a là un
signe d’optimisme, parce que ça
signifie que la parole peut encore
provoquer des réformes et que
la structure du pouvoir chinois
est encore par essence politique,
par opposition à un pouvoir juridique. Ainsi, le journalisme et
l’écrit peuvent encore changer les
choses, et c’est pour cela que les
autorités chinoises en ont peur.
D’un autre côté, aux États-Unis,
et dans d’autres pays occidentaux
aussi, les éléments fondamentaux
de la société ont été si fermement
encadrés par le biais d’obligations contractuelles que tout
changement politique ne semble pas produire de changement
économique. En d’autres termes,
cela signifie que tout changement
politique ne produit aucun changement du tout.»(16)
Dans cette interview, Assange a
abordé la question de l’Internet et
des médias communautaires :
«En ce qui concerne la montée
des médias communautaires, c’est
intéressant. Lorsque nous avons
commencé (en 2006), nous pen(16)
(17)
Ibid.
Ibid.
sions que le travail d’analyse serait accompli par les blogueurs
et ceux qui écrivaient les articles
pour Wikipédia, etc. Et nous pensions que ce serait normal, puisque nous avions beaucoup de
contenu, de qualité... Mais le gros
du travail – un gros travail d’analyse – c’est nous qui le faisons,
avec des journalistes professionnels et des militants des droits de
l’homme collaborent avec nous.
Le travail n’est pas effectué par
la communauté. Mais une fois le
gros du travail accompli, une fois
qu’une document sort et devient
une information, alors nous assistons à une implication de la part
de la communauté qui creuse les
données et offre d’autres points de
vue. Les réseaux sociaux ont donc
tendance à jouer un rôle d’amplificateur de notre travail. Et ils nous
offrent aussi des sources ». (17)
(…)
Nous sommes à la veille d’une
transformation sociale globale. La
question est : qu’allons nous faire? Allons-nous tenter d’informer
et de participer à cette transformation ou allons-nous l’observer,
passifs, se faire manipuler et la critiquer tout en assistant à sa chute ?
Andrew GAVIN MARSHALL
Comme l’a fait remarquer Martin
Luther King dans son discours de
1967, Beyond Vietnam (au-delà
du Vietnam), il semblerait que
l’Amérique se trouve «du mauvais
côté d’une révolution mondiale».
Nous avons désormais la possibilité de remédier à cette triste réalité et pas simplement à l’échelle
nationale, mais globale.
Malgré tous les moyens et méthodes déployés par les pouvoirs de
ce monde, pour chaque action il y
a une réaction. Tandis que les choses empirent peu à peu, comme
tout observateur indépendant l’a
remarqué, la vie trouve comment
créer des moyens et des méthodes pour contrer ces agressions.
La globalisation a facilité l’émergence d’une élite globale et de
plusieurs institutions et idéologies
de pouvoir global mais elle a aussi
facilité la globalisation de l’opposition. Tandis que les élites œuvrent globalement et activement
à l’intégration et à l’expansion
des structures de pouvoir, elles
ont aussi par inadvertance intégré
et renforcé l’opposition globale à
ces mêmes structures de pouvoir.
(18)
C’est un grand paradoxe de notre temps, un paradoxe qu’il faut
avoir compris parce qu’il ne s’agit
pas simplement de l’observer mais
d’en tirer une source d’espoir.
Il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’espoir. Il est difficile de trouver de «l’espoir» devant
tant d’horreurs dans le monde et
devant le constat de notre sentiment d’impuissance. Mais le
militantisme et le changement
ont besoin d’espoir. De ce point
de vue, la campagne électorale
d’Obama a été très claire et marquée par les mots «espoir» et
«changement», choses que tout
le monde voulait et avait besoin.
Cela dit, l’«espoir» et le «changement» d’Obama n’étaient que
des opérations de com’ et au final
un magnifique exercice de propagande et un terrible coup porté
contre le véritable «espoir» et le
véritable «changement». Ce n’est
pas pour rien que la campagne
d’Obama a remporté les premiers
prix attribués par l’industrie de la
communication. (18)
L’espoir est une nécessité mais
ne doit pas devenir un faux es-
Matthew Creamer, Obama Wins! ... AdAge’s Marketer of the Year, AdAge, 17 October 2008: http://adage.com/moy2008/article?article_id=131810; Mark Sweney,
Barack Obama campaign claims two top prizes at Cannes Lion ad awards, The
Guardian, 29 June 2009: http://www.guardian.co.uk/media/2009/jun/29/barackobama-cannes-lions
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poir, comme avec Obama ; un
espoir enraciné non dans une «foi
aveugle» mais dans une «analyse
objective». Tandis que les choses
s’empiraient sur la plupart des
fronts de la planète, les médias alternatifs se sont focalisés presque
exclusivement sur ces sujets et ils
ont ignoré les développements
géopolitiques positifs de par le
monde, notamment la «prise de
conscience politique globale» et
le rôle de l’Internet dans le remodelage de la société globale.
Si les enjeux sont connus, ils ne
sont pas forcément bien compris
ou expliqués dans leur contexte
plus général ; qu’il s’agit d’un développement positif, qu’il y a de
l’espoir. Wikileaks peut renforcer
cette idée si nous savons en profiter. Une critique qui n’offre pas
d’espoir tombe à plat. Personne
ne veut entendre que c’est «sans
espoir». S’il est nécessaire d’examiner tout ce qui ne va pas dans le
monde, il est indispensable d’examiner aussi tout ce qui peut donner de l’espoir. C’est comme ça
que l’on peut diffuser un message
et gagner des partisans. L’Internet
est le médium par lequel le message peut être diffusé. Après tout,
comme l’a dit un des plus grands
théoriciens des médias, Marshall
McLuhan, «le médium est le message». (...)