Gilbert Krebs, Les avatars du juvénilisme

Transcription

Gilbert Krebs, Les avatars du juvénilisme
Francia­Recensio 2016/3
19.‒21. Jahrhundert ‒ Époque contemporaine
Gilbert Krebs, Les avatars du juvénilisme allemand 1896–1945, Paris (Presses Sorbonne Nouvelle) 2015, 368 p. (Publications de l’Institut d’allemand, 43), ISBN 978­2­87854­661­3, EUR 28,50.
rezensiert von/compte rendu rédigé par
Gilbert Merlio, Paris
C’est ce que l’on appelle familièrement de la belle ouvrage. Gilbert Krebs, germaniste, professeur émérite à la Sorbonne nouvelle (Paris 3), publie une histoire du mouvement de jeunesse allemand. Il est en France l’un des grands spécialistes de ce sujet auquel il a consacré de nombreuses publications au cours de sa carrière. Son titre dit son propos. Krebs n’est sans doute pas le premier à employer le terme de »juvénilisme«, qui provient du domaine médical (retards dans le processus de puberté), dans un sens sociologique. Car ce qu’il veut décrire est bien, au­delà de la diversité des organisations qui l’incarnent, un nouveau mouvement social, une nouvelle subculture qui apparaissent à la fin du XIXe siècle au sein d’une société industrielle qui balaye les structures patriarcales traditionnelles et permet à la jeunesse de prendre conscience de son rôle en tant que facteur social spécifique. Que ce phénomène se soit manifesté avec une telle ampleur en Allemagne tient sans doute à la rapidité et à l’intensité de la révolution industrielle qu’a connue ce pays. Comme l’expose le premier chapitre, le »malaise dans la culture« ainsi créé incite de nombreux penseurs allemands du dernier tiers du XIXe siècle à appeler à une refondation culturelle (Nietzsche et ses épigones nationalistes Lagarde, Langbehn) et à une réforme de l’éducation (Gustav Wyneken et la Reformpädagogik). Le »juvénilisme« s’inscrit dans ce mouvement très ample de contestation et de rénovation de la société.
Le livre de Krebs en retrace les avatars depuis la création du Wandervogel (Oiseau migrateur) en 1896 jusqu’à la Hitlerjugend (Jeunesse hitlérienne), qui en représente à la fois l’unification forcée et la perversion. Quatre étapes qui correspondent aux césures historiques et ont chacune leur organisation représentative. Sous Guillaume II, le Wandervogel est encore marqué par une sorte d’escapisme romantique plaidant le retour à la nature. Ses fondateurs, des lycéens d’origine essentiellement bourgeoise, cherchent toutefois moins, selon Gilbert Krebs, à échapper à l’étouffement d’un milieu urbain surindustrialisé qu’à celui des structures familiales et éducatives traditionnelles. Le »Fest der Jugend« (fête de la jeunesse) organisée sur le Hohe Meißner près de Kassel, les 11 et 12 octobre 1913, au cours desquels furent célébrés partout en Allemagne le centième anniversaire de la bataille de Leipzig et des »guerres de libération«, signale l’entrée dans le mouvement des étudiants qui proclament plus fortement leur volonté d’autonomie et l’importance de la jeunesse pour la régénération de la nation. Mais si la »formule du Meißner« réclamant le droit de »façonner sa vie à sa guise, sous sa propre responsabilité et conformément à sa vie intérieure« restera longtemps encore la Lizenzhinweis: Dieser Beitrag unterliegt der Creative­Commons­Lizenz Namensnennung­Keine kommerzielle Nutzung­Keine Bearbeitung (CC­BY­NC­ND), darf also unter diesen Bedingungen elektronisch benutzt, übermittelt, ausgedruckt und zum Download bereitgestellt werden. Den Text der Lizenz erreichen Sie hier: https://creativecommons.org/licenses/by­nc­nd/4.0/
maxime citée par de nombreuses organisations, la Freideutsche Jugend, issue de la rencontre de 1913, fut rapidement en proie à des dissensions et des clivages accentués par l’expérience de la guerre et les troubles révolutionnaires des premières années de la république de Weimar. À partir de 1923, elle fit place – troisième avatar – à la Bündische Jugend (Jeunesse ligueuse), dans laquelle se constate une certaine militarisation (port d’uniformes, culte du chef) et une certaine politisation du mouvement. La vocation de la »jeune génération« (qui devient l’expression de référence) à régénérer la nation défaite s’affirma avec encore davantage de force. Mais la militarisation et la politisation furent portées – quatrième avatar – à leur »perfection« par le IIIe Reich qui se présentait aussi comme le Reich de la jeunesse, mais dont le but était en vérité la »mise au pas« organisationnelle et idéologique de l’ensemble du mouvement et qui n’hésita pas à sacrifier cette »chair à canon« pendant la guerre.
L’histoire des divers mouvements de jeunesse est retracée par Krebs dans toute sa complexité et, bien entendu, replacée à chaque pas dans le contexte politique, économique et social. L’essor du juvénilisme ne pouvait laisser sans réaction les diverses institutions politiques, partisanes et confessionnelles, et l’auteur nous décrit également les mouvements créés sous l’égide des partis, des syndicats et des Églises ainsi que la politique de la jeunesse poursuivie par l’État allemand dès le début du XXe siècle.
Les rapports du juvénilisme allemand à la politique posent la très intéressante question de sa responsabilité dans la dérive nationaliste du Reich. Krebs reste sur ce point très nuancé. Si l’on excepte les organisations créées sous l’égide des partis politiques (jeunesses ouvrières, du centre ou de droite) ou dans la mouvance de certaines idéologies (ligues d’anciens combattants ou ligues racistes), l’apolitisme de principe du Wandervogel fut selon lui maintenu. La résistance de certains groupes de la Bündische Jugend à la mise au pas hitlérienne s’explique le plus souvent par la fidélité à l’idéal d’autonomie et au mode de vie »libertaire« prônés sur le Hohe Meißner. En tout cas, les mouvements de jeunesse ont globalement évité de s’engager dans l’action politicienne. Mais l’orientation politique du juvénilisme, dès cette »cellule originaire« qu’a été le Wandervogel, était dans l’ensemble conservatrice, d’un conservatisme teinté de nationalisme, de pangermanisme et d’antisémitisme. D’inspiration anglaise et de vocation internationaliste, le scoutisme fut germanisé dès son introduction en Allemagne vers 1910, trouvant son panthéon dans les grandes figures du passé germanique. La guerre ne fit qu’accentuer cette tendance, malgré les efforts de certains d’instaurer après 1918, à des fins pacifistes, le dialogue entre les jeunesses des ex­belligérants (Krebs cite à cet égard les efforts de Marc Sangnier et de son »sillon«). Mais la république de Weimar, obérée par les sévères clauses du traité de Versailles, n’a jamais reçu le soutien des mouvements de jeunesse. Gilbert Krebs analyse avec beaucoup d’acuité toutes ces ambiguïtés idéologiques et toutes ces »proximités périlleuses« avec la Révolution conservatrice ou le fascisme. Donc un panorama complet, précis, détaillé, bien écrit et pédagogiquement structuré, dans lequel la Lizenzhinweis: Dieser Beitrag unterliegt der Creative­Commons­Lizenz Namensnennung­Keine kommerzielle Nutzung­Keine Bearbeitung (CC­BY­NC­ND), darf also unter diesen Bedingungen elektronisch benutzt, übermittelt, ausgedruckt und zum Download bereitgestellt werden. Den Text der Lizenz erreichen Sie hier: https://creativecommons.org/licenses/by­nc­nd/4.0/
chronique s’accompagne constamment de réflexions et de mises en perspective. Le livre est complété par une iconographie modeste mais parlante, par des »repères chronologiques« qui permettent de s’y retrouver dans le foisonnement des »avatars«, par une bibliographie, par un index des noms et un index des organisations. Tout cela en fait un ouvrage de référence pour le public français, germaniste ou non. On pourrait simplement regretter (car un commentaire critique se doit de regretter quelque chose!) qu’une annexe ne nous offre pas, dans une traduction française, quelques documents, déclarations ou manifestes.
Pour expliquer son recours au terme de »juvélinisme«, Gilbert Krebs compare ce mouvement social au féminisme. Le féminisme est toujours vivant, le juvénilisme a »sombré avec la défaite de l’Allemagne sous les décombres et dans la désolation en laissant derrière lui un monde qui n’avait aucun rapport avec ses attentes et ses espoirs« (dernier paragraphe de l’ouvrage). Il a peut­être eu un sombre successeur dans la jeunesse d’État de la RDA. Et à l’Ouest, en dehors du discrédit dans lequel l’a plongé son instrumentalisation par les nazis, il aurait eu du mal à retrouver une place importante et durable dans une société individualiste d’abondance et de loisirs atteinte de »jeunisme« et de »bougisme«!
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