Les origines harringtoniennes de la Constitution américaine - E-rea

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Les origines harringtoniennes de la Constitution américaine - E-rea
Les origines harringtoniennes de la Constitution américaine
Gérard HUGUES
Une lecture même cursive d'Oceana fait apparaître de curieuses convergences entre la république
harringtonienne et la république américaine telle que voulue et bâtie par les Pères Fondateurs. Parmi
les similitudes, l'on peut par exemple citer le caractère égalitaire du commonwealth de Oceana, thème
récurrent de la fondation de l'État américain, au point que Tocqueville en fit le trait dominant de la
société qu'il observait dans les années 1830. De même, l'on retrouve dans la pensée politique
américaine du XVIIIe siècle l'idée fondatrice que la république repose sur la propriété de la terre et que
les équilibres doivent refléter d'une manière ou d'une autre cette répartition de la richesse agrarienne,
sur un mode qui n'est d'ailleurs pas nécessairement égalitaire. Cela dit, il serait artificiel et périlleux de
vouloir procéder à des rapprochements forcés et de chercher à démontrer que la république des
États-Unis est la réplique exacte de celle imaginée par Harrington. D'emblée, il convient de préciser
que la présente communication n'entend pas soutenir la thèse selon laquelle la république américaine
serait la simple mise en œuvre de la fiction harringtonienne. Tout au plus peut-on relever des points
de convergence qui ne sauraient en aucune manière constituer un ensemble cohérent et l'on se
gardera de tout rapprochement simplificateur. L'idéologie américaine est loin d'être une et constante,
elle participe de plusieurs courants fondateurs au moment même où s'élabore dans les colonies l'idée
de république. Aussi s'attachera-t-on dans un premier temps à décrire au plus près les éléments
structurants d'une théorie du c o m m o n w e a l t h , avant de repérer les traces de la pensée
harringtonienne chez les Pères Fondateurs et en particulier chez John Adams qui, avant de devenir
président des États-Unis participa à la révolte des colonies et lui fournit un socle idéologique
largement inspiré par l'Oceana.
Dès l'abord, il n'est sans doute pas inutile de signaler que l'idée républicaine n'est pas un
concept qui s'impose de soi dans la Jeune Nation et qu'au moment de briser les liens avec la GrandeBretagne rares sont les colons qui songent seulement à l'établissement d'une république. Marquée
fortement par le modèle britannique qui est celui de la monarchie, même constitutionnelle, la majorité
de l'opinion publique répugne tout simplement à l'idée d’indépendance et n'imagine pas que les
colonies puissent avoir un destin futur hors du lien quasi-filial avec la mère patrie. L'exemple vient
d'une Angleterre perçue alors comme un modèle d'équilibre et de sérénité où la permanence du
pouvoir n'empêche pas l'exercice de droits fondamentaux. En d'autres termes, la pensée dominante
est sans nul doute celle que les historiens qualifient de “tory” par opposition à des “whigs”
minoritaires aux premières heures de la révolution et qui eux nourrissent le projet d'un État
républicain. Il demeure que l'histoire et le recours à la lutte armée invalident largement l'idéologie
“tory” et que les acteurs du temps, majoritairement, se rangent, parfois à contrecœur, derrière le
texte de la Déclaration d'Indépendance qui signe la victoire du parti “whig”. La quasi-unanimité qui se
constitue autour du texte de Jefferson donne une fausse impression d'unicité de l'opinion et de la
pensée politique du temps, comme si tous les Américains avaient fait leurs les principes contenus dans
la Déclaration et qu'il n’y ait pas eu la moindre voix discordante. Or, Jefferson y exprime en quelque
sorte l'épure de la pensée lockéenne, au sens où il s'inspire très directement du Second Traité de
Gouvernement pour proposer une structure de gouvernement issue directement de la philosophie du
droit naturel et posant comme postulat le caractère artificiel de tout gouvernement. Le credo
jeffersonien qui déclenche les hostilités avec Londres repose sur quelques vérités supposées évidentes
que sont l'existence de droits inaliénables et sacrés (vie, liberté et recherche du bonheur), mais aussi
une égalité proclamée entre les hommes, pierre angulaire du système en passe de s'imposer dans la
Jeune République (“We hold these truths to be self-evident that all men are created equal…”). Le
corollaire de ces événements fondateurs est qu'il n'y aurait eu qu'un seul et unique ensemble
conceptuel structurant de la pensée politique américaine et que l'Amérique eût été en tous points et
exclusivement lockéenne. Il est patent que la notion de gouvernement contractuel informe le projet
des Fondateurs, au point qu'il y soit fait constamment référence, aussi bien pendant les jours de la
Révolution que plus tard lorsqu'il s'agit de dessiner les contours du nouvel État et de le doter d'une
Constitution.
C'est à Locke que l'Amérique emprunte l'idée de révolution légitime, tandis que la Couronne
britannique convoque et nourrit sa légitimité de la loyauté postulée de ses sujets d'outre-Atlantique. Il
suffit, pour s'en convaincre, de rapprocher deux passages du Second Traité de Gouvernement et du
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Common Sense de Thomas Paine. Ce pamphlet paru en 1776 et qui connut immédiatement un
immense succès de librairie, quoiqu'il fût interdit par les autorités locales, contient la bible de la
Révolution, en particulier lorsqu'il fonde en droit la révolte des colonies :
As a long and violent abuse of power, is generally the Means of calling the right of it in
question (and in matters too which might never have been thought of, had not the sufferers
been aggravated into the inquiry) and as the K- of England had undertaken in his own Right
to support the Parliament in what he calls Theirs, and as the good people of this country are
grievously oppressed by the combination, they have an undoubted privilege to inquire into the
pretensions of both, and equally to reject the usurpation of either. (Common Sense 63)
Ce texte est quasiment contigu à celui de Locke extrait du chapitre 19 du Second Traité
intitulé “Of the Dissolution of Government” :
In these and the like cases, when the government is dissolved, the people are at liberty to
provide for themselves by erecting a new legislative differing from the other by the change of
persons, or form, or both, as they shall find it most for their safety and good. (Second
Treatise 228)
L'on remarquera que Jefferson pratique une forme de synthèse des deux textes, élevant la
révolte au statut de devoir quand il n'est présenté que comme un droit, à la fois chez Locke (“people
are at liberty”) et chez Paine (“the undoubted privilege”) :
But when a long train of abuses and usurpations, pursuing invariably the same object evinces
a design to reduce them under absolute despotism, it is their right, it is their duty, to throw
off such government, and to provide new guards for their future security. (Declaration of
Independence)
L'immense influence exercée par Locke ne se démentira pas jusqu'à la rédaction de la
Constitution et surtout lors de l'élaboration du Bill of Rights en 1789 qui est justement censé protéger
strictement les droits du citoyen contre l'abus de pouvoir, en matière de liberté de conscience, de
culte et d'expression.
Il demeure que cette vision unique et monolithique de la pensée politique américaine est
largement infondée et qu'à côté de l'option contractuelle, mécanique et artificielle du commonwealth,
existe un autre courant fondateur, plus discret, plus adventice peut-être mais tout aussi structurant :
le courant organiciste. Il est vrai que cette perception de la république comme un ensemble en
quelque sorte biologique, obéissant non point à la volonté des hommes libres mais aux lois du vivant,
n'apparaît qu'en pointillé dans l'histoire américaine, en particulier au moment de la rupture avec
Londres et de l'élaboration du pacte républicain. Curieusement, cette analyse de la république ne
prendra une forme élaborée que dans la première moitié du XIXe siècle et servira essentiellement à la
justification du fait esclavagiste. À une Amérique lockéenne et jeffersonienne, les idéologues sudistes
opposent une conception du corps social où l'organisation de la société civile est faite a priori et selon
une hiérarchie pré établie où chacun, y compris l'esclave africain, a un rôle à tenir dans la marche de
la plantation et de la société et où l'égalité postulée par Locke est présentée comme hérétique et
fallacieuse. C'est à John Caldwell Calhoun que l'on doit l'exposé le plus cohérent et le plus constant de
cette conception d'un commonwealth organique, même s'il ne s'agit in fine que d'asseoir le pouvoir du
planteur blanc et de répliquer à l'agitation abolitionniste qui débute dans les années 1830. Si la
pensée organiciste reste minoritaire chez les Fondateurs, l'on en trouve quelques traces dans les écrits
pré-révolutionnaires, associée au nom de Harrington.
Les données statistiques brutes plaident contre Harrington et pourraient laisser penser qu'il fut
un penseur quasiment inconnu de l'autre côté de l'Atlantique. Hormis Locke, la seule figure notable et
constituant une référence est Montesquieu dont s'inspirent les hommes politiques du temps, pour tout
ce qui touche à l'indispensable séparation des pouvoirs en régime républicain. Le nom de Harrington
n'est jamais cité dans les Federalist Papers que l'on s'accorde à reconnaître comme l'ouvrage clé de la
pensée constitutionnelle, de même qu'aucune référence n'est faite à son œuvre et à son nom au
cours du long débat de Philadelphie qui prépare la rédaction de la Constitution. Malgré la rareté de ses
occurrences, le nom de Harrington intervient dans quelques textes séminaux et c'est alors avec la plus
extrême déférence qu'est traité le penseur.
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James Otis, qui fut l'un des théoriciens les plus précoces de la Révolution, utilise le texte de
Oceana de manière assez systématique et sur un ton très louangeur dans un court traité paru en
1764, lors du premier grand différend entre la Couronne et ses sujets à propos du Stamp Act, et
intitulé The Rights of the British Colonies asserted and proved. Citoyen du Massachusetts qui, comme
chacun sait, fut le berceau du mouvement pour l'indépendance, Otis y pose les fondements théoriques
de la rébellion et y démontre la légitimité d'une rupture quasi inéluctable. Surtout, dans la droite ligne
de l'Oceana , il rappelle l'adéquation fondamentale entre propriété et pouvoir, entre “estate” et
“dominion”. L'arbitraire royal doit être contrarié au nom de la propriété acquise par les colons
américains et seule la propriété est source de pouvoir :
It is, however, true in fact and experience, as the great, the incomparable Harrington has
most abundantly demonstrated in his Oceana, and other divine writings, that Empire follows
the balance of property… (4)
L’allusion ne s'arrête pas là et Otis s'applique à démontrer, contre l'autorité de Locke, que le
gouvernement des hommes ne saurait être un simple artefact, une création seulement artificielle et le
résultat d'un contrat plus ou moins contraignant liant entre eux les membres de la société civile. Son
primum mobile, selon Otis inspiré en l'occurrence par Harrington, est supérieur et dérivé de l'ordre de
l'Univers lequel découle lui-même de la volonté divine (“the unchangeable will of God”). L'ordonnancement est immuable et inscrit dans la loi biologique et les hommes ne se conforment de bon gré aux
décisions de leurs dirigeants que parce qu'elles expriment un besoin inhérent à la nature de chacun :
“Government is therefore most evidently founded on the necessities of our nature. It is by no means
an arbitrary thing, depending merely on compact or human will for its existence.”
Ce que fait Otis n'est rien d'autre qu'une esquisse de la théorie organiciste du gouvernement
qui invalide l'état hypothétique et initial de nature pour imposer l'idée que l'homme est un animal
social, partie d'un Tout qui conditionne son existence et en dehors duquel aucune vie n'est possible.
La société, telle que perçue par Otis, dans la lignée d'Aristote et d'Harrington est un ensemble
fonctionnant selon un mode propre où l'action de chacun s'intègre et influe sur l'économie du Tout. Le
gouvernement n'est pas, comme le veut Locke, une structure surajoutée, à seule fin de combattre les
défauts de la nature humaine, son existence est non contingente et ne dépend du vouloir de
quiconque.
L'argument à peine esquissé par Otis sera repris et enrichi quelque temps plus tard par John
Adams lequel puisera abondamment dans Oceana pour construire l'outil théorique de la rébellion des
colonies. Adams, également originaire du Massachusetts et héritier d'une longue lignée de
révolutionnaires, publie en 1775 un opuscule intitulé Novanglus qui n'est rien d'autre qu'une réponse à
l'argument loyaliste selon lequel toute action d'incivilité à l'égard de la Couronne doit être frappée
d'infamie. L'année 1775 est une année d'intense débat entre les deux camps et Novanglus se veut
réponse à une série d'articles parue sous le pseudonyme Massachusettensis dont le véritable auteur
est le Juge Leonard, figure de proue du mouvement loyaliste. Tout le malentendu repose, selon
Leonard, sur une appréciation erronée faite par les Insurgents des mérites de la Constitution britannique. Or, l'analyse qui est proposée dans Massachusettensis n'est pas très éloignée du propos de
Harrington, dans la mesure où la Constitution britannique serait proche de la perfection puisqu'elle
mêle, dans un équilibre subtil, des ingrédients monarchiques, aristocratiques et démocratiques. Les
trois États, équitablement représentés dans les instances du gouvernement par le roi, les lords et les
communes, contrarient leurs forces en les opposant et réussissent à créer une harmonie par le jeu
d'intérêts contraires qui se neutralisent en se contrecarrant :
… the British Constitution, consisting of king, lords, and commons, is formed upon the
principles of monarchy, aristocracy, and democracy, in due proportion; that it includes the
principal excellences, and excludes the principal defects of the other kinds of government
—the most perfect system that the wisdom of ages has produced, and Englishmen glory in
being subject to, and protected by it. (126)
La loyauté envers la Couronne découle de la conscience de vivre dans un système proche de
l'idéal, un nec plus ultra en matière constitutionnelle reconnu par Harrington lui-même. Contre Hobbes
qui considère que la structure du gouvernement doit participer de l'une des trois formes à l'exclusion
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des autres,1 Harrington propose comme modèle un gouvernement mixte qui réussit le savant dosage
entre ses composantes antinomiques. Or c'est à la métaphore organique que se réfère explicitement
Harrington pour établir que les gouvernements, comme d'autres essences naturelles, sont susceptibles
de dégénérer, donc de se transformer sans nécessairement disparaître tout à fait :
as a body that is alive is one thing, and a body that is dead is another thing, but not always
another creature, though the corruption of one come at length unto the generation of
another. The corruption then of monarchy is called tyranny; that of aristocracy, oligarchy, and
that of democracy anarchy. (Oceana 10)
L'on est ici en présence d'un bel exemple de raisonnement organiciste, preuve que le
commonwealth ne procède pas par juxtaposition mécanique d'éléments disparates, mais bien par
symbiose de substances constitutives de son être, régie par les lois non écrites du vivant. Adams se
doit de répliquer à Leonard sur les vertus supposées de la constitution britannique et c'est par
référence à la théorie organiciste qu'il rendra son propos le plus convaincant.
Novanglus se veut un texte militant appelant les colons à la lutte armée pour les convaincre
de renoncer au confort d'une situation présentée comme idéale et tenter l'aventure d'une autre
organisation politique, d'un authentique commonwealth. L'argumentaire d'Adams repose entièrement
sur une analyse iconoclaste du système britannique. Tandis que Leonard célèbre les mérites éminents
de l'Empire, Adams s'attache à démontrer qu'au sens harringtonien du terme, la Constitution britannique a créé une république et non point un empire. Il peut paraître curieux, voire fallacieux, de
tenter d'imposer une telle vision alors même qu'un monarque héréditaire préside aux destinées d'un
empire immense et que toutes les décisions majeures émanent de lui (cf. Proclamation de 1763). Il
est en effet beaucoup plus commun de présenter le système britannique comme le fait Leonard, c'està-dire comme une monarchie constitutionnelle, ou selon les termes d'Adams comme une monarchie
limitée (“limited monarchy”). Le pouvoir royal y est en quelque sorte tempéré par l'intervention
nécessaire des deux Chambres, représentant les deux autres états constitutifs de la nation. Après
avoir admis cette définition, Adams procède subtilement à un glissement de sens pour faire valoir que
le système britannique n'est pas autre chose in fine qu'une république au sens strict du terme. Sont
convoquées les autorités d'Aristote et de Tite-Live pour parvenir à cette caractérisation paradoxale :
“If Aristotle, Livy and Harington (sic) knew what a republic was, the British Constitution is much more
like a republic than an empire. They define a republic to a government of laws and not of men” (131).
Le texte de l'auteur de Novanglus reprend presque mot pour mot celui d'Oceana , conçu
comme réplique à une fausse représentation donnée par Hobbes : “… these I conceive to be the
principles upon which Aristotle and Livy (injuriously accused by Leviathan for not writing out of
nature) have grounded their assertion that a commonwealth is an empire of laws and not of men”
(Oceana 20).
Au passage, le roi Georges est ravalé au rang de magistrat suprême qui est son statut en
dépit du caractère héréditaire de sa fonction. “If this definition be just, the British Constitution is
nothing more nor less than a republic, in which the King is first magistrate” (131). L'on est beaucoup
plus proche du Roi Patriote de Bolingbroke que du monarque anglais jouissant de toutes les dignités
de son rang. Sans doute convient-il de faire la part nécessaire de polémique dans un ouvrage qui se
veut à usage immédiat et qui appelle les colons à la désobéissance civile. Il demeure que c'est à
travers ce glissement de sens qu'Adams peut légitimer l'acte de révolution. Le commonwealth inscrit
dans sa logique interne le principe selon lequel le peuple privé de ses droits fondamentaux par le
tyran peut renverser ses gouvernants et en désigner d'autres qui s'engagent à ne pas outrepasser les
fonctions qui leur sont clairement désignées. Par sa nature héréditaire, la monarchie ne prévoit pas
une telle occurrence, c'est pourquoi son éventuelle dégénérescence ne peut être contrôlée et évitée
par les membres de la société civile ; mais la monarchie britannique ne répond pas strictement aux
critères de l'absolutisme, d'où le statut spécifique du souverain :
This office being hereditary, and being possessed of such ample and splendid prerogatives, is
no objection to the government's being a republic, as long as it is bound by fixed laws which
the people have a voice in making, and a right to defend. (131)
1
But Leviathan is positive that they are all deceived, and that there is no other government than one of the three (Oceana 10).
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Bref, Adams aboutit à la conclusion inédite que la Grande-Bretagne est une république monarchique, ou une monarchie républicaine. Dans les deux cas, la révolte des colonies est légitimée. Le
terme d'empire est de toute façon inapproprié puisque l'empire suppose que le titulaire du pouvoir
exécutif ne soit en rien placé sous le contrôle du peuple à travers ses représentants. L'empereur est
un despote par définition et ses édits ont immédiatement force de loi sans qu'il soit nécessaire de les
entériner par une décision favorable du législatif. Au terme du raisonnement, Adams peut affirmer
contre Leonard que l'empire britannique n'en est pas un, stricto sensu, et qu'en conséquence les
garanties reconnues dans tout commonwealth s'appliquent automatiquement au cas américain.
La démonstration se poursuit et se complète par référence explicite à Harrington mettant en
jeu une conception organique du pouvoir politique. Dans Oceana, Harrington traite du fait colonial et
apporte presque miraculeusement le complément théorique qui parachève le propos d'Adams. Le
texte de Harrington est cité dans sa totalité dans Novanglus :
For the colonies in the Indies, they are yet babes that cannot live without sucking the breasts
of their mother cities, but such as I mistake if when they come of age they do not wean
themselves; which causes me to wonder at princes that delight to be exhausted in that way.
(Novanglus 129)
La métaphore est celle de la mère nourricière et les colonies représentées comme des
nourrissons accrochés au sein de la mère. Mais Harrington inclut dans l'image le principe de sa propre
disparition. Le sevrage (“wean themselves”) est inscrit dans la loi de la croissance naturelle et à son
terme la rupture est inéluctable ; les colonies ont atteint le stade adulte et la séparation rélève donc
moins d'une décision politique que d'un processus biologique : “… the colonies are now nearer
manhood than ever Harington foresaw they would arrive in such a period of time” (129). La rébellion
n'est pas uniquement ce droit inscrit par Locke dans son Second Traité, repris presque littéralement
par Jefferson, elle s'inscrit dans le devenir non contingent d'une nation mature, ne procède pas d'une
volonté humaine mais d'un devenir biologique.
Il est un autre passage de Oceana qui conforte la thèse d’Adams où Harrington condamne
tout bonnement le principe d'implanter des colonies à l'extérieur des frontières naturelles d'une
nation, au motif qu'une telle procédure est contraire aux lois spécifiques d'un commonwealth. Ainsi
Rome a-t-elle eu la sagesse, au temps de sa république, de ne point installer de colonies hors d'Italie :
Wherefore the Commonwealth of Rome, by planting colonies of its citizens within the bounds
of Italy, took the best way of propagating itself, and naturalizing the country; whereas if it
had planted such colonies without the bounds of Italy it would have alienated the citizens, and
given a root to liberty abroad, that might have sprung up foreign or savage, and hostile to
her: wherefore it never made any such dispersion of itself and its strength, till it was under
the yoke of the Emperors, who, disburdening themselves of the people, as having less apprehension of what they could do abroad than at home, took a contrary course. (Oceana 16-7)
L'erreur commise subséquemment par les Empereurs est au fond d'avoir négligé une
composante essentielle de la nature humaine qui est d'être proche du règne végétal, au même titre
que les arbres, les fleurs et les animaux : “for men, like flowers or roots being transplanted, take after
the soil wherein they grow” (Oceana 16). Osmose nécessaire entre l'homme et son milieu qui rend
inopérant tout projet colonial. Dès l'instant où les colons vivent durablement dans un espace donné,
ils engagent un processus dialectique qui les transforme aussi sûrement qu'il modifient eux-mêmes
leur environnement. Ainsi se crée une nouvelle identité, éloignée de l'état initial et qui provoque une
scission, laquelle débouche inéluctablement sur la sédition. Telle lecture de la nature humaine laisse
peu de place à la notion de race et résout l'humain au produit de son rapport au monde végétal.
La formule de Harrington renvoie en quelque sorte proleptiquement à la définition de l'homo
americanus que donnera un siècle plus tard Hector Crèvecoeur dans son célèbre Letters from an
American Farmer :
Men are like plants; the goodness and flavour of the fruit proceeds from the peculiar soil and
exposition in which they grow. We are nothing but what we derive from the air we breathe,
the climate we inhabit, the government we obey, the system we obey, the system of religion
we profess, and the nature of our employment. (Letters 71)
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Ces quelques remarques n'ont pas, et de très loin, épuisé le sujet de l'apport de Harrington à
la pensée politique américaine. Elles se sont concentrées presque exclusivement sur la nature
organique du commonwealth que résume en une seule et belle formule l'auteur de Oceana : “A
commonwealth is nothing else but the national conscience” (Oceana 39). À de multiples égards,
Harrington pourrait être cité comme l'inspirateur de l'idée républicaine aux États-Unis. Ainsi de l'utopie
agrarienne qui sous-tend le propos harringtonien et dont les traces sont bien visibles dans la
république agricole voulue par Jefferson où le peuple américain n'aurait été occupé que de nobles
tâches agricoles tandis que les activités industrielles auraient été laissées aux nations de la vieille
Europe. De même l'empreinte de Harrington resurgit-elle au sujet d'une aristocratie naturelle si
nécessaire au fonctionnement du commonwealth . Dans un continent qui interdit tous les titres de
noblesse, cette notion d'élite née de l'environnement exceptionnel trouve un écho favorable chez les
Fondateurs au point que Madison définira le Sénat comme une assemblée de notables chargée de
tempérer les excès de l'organe populaire de représentation. Les Sénats harringtonien et madisonien
présentent de nombreuses et troublantes similitudes. Le chantier est vaste qui aurait pour objet de
mesurer tout l'apport de Harrington à l'idée de république outre-Atlantique et cette communication
n'avait d'autre ambition que de l'ouvrir et d'en marquer les perspectives.
Ouvrages cités
Harrington, James. The Commonwealth of Oceana and a System of Politics. 1656. Cambridge:
Cambridge University Press, 1999.
Morison, Samuel Eliot ed. Sources and Documents Illustrating the American Revolution.
Oxford: Oxford University Press, 1965.
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