Ct : très beau texte
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L’inquiétante étrangeté et autres sentiments existentiels négatifs Jérôme Dokic, EHESS-Institut Jean-Nicod, Paris 1. Dans un essai intitulé « Das Unheimliche », Freud se propose d’étudier un sentiment que le traducteur a choisi de rendre en français par « inquiétante étrangeté »1. Une situation peut nous apparaître comme étant peu voire non familière, et donc plus ou moins inédite, mais le sentiment d’inquiétante étrangeté implique davantage qu’un défaut de familiarité ; il concerne l’étrangeté de ce qui, dans notre environnement, devrait nous être familier. Par exemple, la perception d’un mannequin de cire ou d’un automate répond à certaines de nos attentes relatives à la présence d’un être animé, alors que d’autres attentes, notamment liées à sa dynamique et à son potentiel d’interaction avec nous, sont déçues. Le résultat peut engendrer un léger malaise caractéristique du sentiment qui intéresse Freud. L’inquiétante étrangeté relève de la catégorie des expériences affectives déplaisantes ; il s’agit donc d’un sentiment négatif. Freud va plus loin et la range dans la catégorie de l’effrayant, mais au vu des exemples qu’il donne, il n’est pas évident que l’inquiétante étrangeté doive nécessairement être associée à la peur, bien qu’elle soit effectivement toujours liée à un malaise ou à une angoisse plus ou moins palpable. Comme Freud le fait observer, l’inquiétante étrangeté a été très largement exploitée dans le domaine de la fiction. Toutefois, si ce sentiment évoque la catégorie kantienne du sublime, il n’est pas de nature intrinsèquement esthétique, mais concerne la vie humaine dans toutes ses variations, normales et pathologiques. 1 Freud, Sigmund. [1919] 1985. L’inquiétante étrangeté et autres essais. Trad. de l’allemand par B. Féron. Paris : Gallimard. 1 L’inquiétante étrangeté est un sentiment « existentiel », au sens où il interroge de manière générale le rapport sensoriel, affectif, pratique et cognitif du sujet au monde extérieur. Dans une étude récente, Matthew Ratcliffe propose de définir les sentiments existentiels par deux caractéristiques2. Premièrement, ce sont des états corporels dont nous avons au moins partiellement conscience. En second lieu, ils ne sont pas dirigés vers des objets ou situations spécifiques mais sont des « orientations d’arrière-plan » par lesquelles l’expérience comme un tout est structurée. Cette définition, quoique que fort schématique, convient bien aux formes disparates que l’inquiétante étrangeté peut revêtir. Freud lui-même décrit ce sentiment comme faisant partie des « mouvements émotifs » qui se caractérisent par le fait qu’ils sont « inhibés quant au but, assourdis, affaiblis, dépendant de la constellation des faits qui les accompagnent ». D’une part, selon l’image de William James, l’inquiétante étrangeté relève en tant que sentiment des « franges » ou « marges » de la conscience corporelle3. Sur le plan phénoménologique, elle peut avoir « une qualité indistincte, irradiante, floue » et « sembler activement résister aux tentatives de focaliser l’attention sur [elle] »4. D’autre part, l’inquiétante étrangeté n’est pas toujours dirigée vers des aspects bien identifiés de la situation perçue. Nous sommes souvent désemparés s’il s’agit d’expliquer précisément ce qui, dans une telle situation, est familier et ce qui ne l’est pas, et d’y réagir de manière appropriée. En général, les sentiments existentiels, comme d’autres sentiments (cf. l’expérience de « déjà vu »), engendrent une forme d’opacité cognitive et motivationnelle qui n’est pas caractéristique des émotions proprement dites5. 2 Ratcliffe, Matthew. 2008. Feelings of Being. Phenomenology, Psychiatry and the Sense of Reality. Oxford : Oxford University Press, p. 2. 3 James, William. [1890] 1980. Principles of Psychology. New York : Holt. 4 Mangan, Bruce. 2001. Sensation’s Ghost. The Non-Sensory “Fringe” of Consciousness. PSYCHE 7(18). 5 Il est bien connu que Freud a tenté d’expliquer l’opacité du sentiment d’inquiétante étrangeté par sa théorie du refoulement, aujourd’hui largement discréditée. 2 2. Si les sentiments existentiels négatifs font partie, sous des formes variées, de la vie quotidienne, ils ressortent de manière particulièrement saillante dans de nombreux cas psychiatriques. Par exemple, les patients présentant le syndrome de Cotard, associé à une forme sévère de dépression, ont des sentiments de déréalisation et de dépersonnalisation. Rien ne leur semble réel ou concret, y compris leur propre corps. Certains d’entre eux sont convaincus qu’ils sont morts ou désincarnés. Dans une perspective fort peu cartésienne, plusieurs patients déclarent « Je n’existe plus ». Un autre cas clinique pertinent est le syndrome de Capgras. Les patients qui en sont victimes soutiennent mordicus que l’un de leurs proches a été remplacé par un sosie plus ou moins malveillant. Par exemple, en présence de sa femme, un patient déclare froidement « Cette personne n’est pas mon épouse », au grand désarroi, comme on peut l’imaginer, de l’intéressée. Le sentiment de familiarité lié au contact perceptif et pratique avec l’être cher semble avoir totalement disparu. Le patient reconnaît visuellement le visage de sa femme, mais il le décrit comme irréel, comme si la personne qui se tient en face de lui portait un masque de cire6. Les syndromes de Cotard et de Capgras impliquent des sentiments existentiels négatifs particulièrement prégnants, qui ont sans doute un lien étroit avec la formation de leurs croyances ou idées délirantes (« Je suis mort », « Ce n’est pas ma femme », etc.). Ces sentiments révèlent en effet un défaut pathologique de l’expérience affective. Ce point est particulièrement évident dans le cas du syndrome de Cotard, les patients qui en souffrent déclarant ne plus rien ressentir de positif. Mais le syndrome de Capgras est lui aussi lié aux affects, bien que plus localement. Des études électrodermiques ont démontré que les patients concernés n’ont pas les réactions physiologiques que nous avons habituellement en présence 6 Sur ces deux syndromes et d’autres, cf. Coltheart, Max et Martin Davies (éd.). 2000. Pathologies of Belief. Oxford : Blackwell. 3 d’êtres chers. Selon une hypothèse neuro-anatomique sérieuse, ces patients présenteraient un déficit au niveau de la voie dite « visuo-affective », qui met en relation les stimulations sensorielles avec le système limbique de manière relativement indépendante de la voie appelée « visuo-sémantique », qui sous-tend l’expérience perceptive consciente7. 3. L’analyse du syndrome de Capgras est susceptible d’éclairer la nature du sentiment d’étrangeté ou de non-familiarité, qui est une composante centrale de l’expérience affective qui intéresse Freud8. Certes, les patients concernés ne ressentent aucun sentiment de familiarité. Mais faut-il en conclure que l’absence d’un tel sentiment constitue une description exhaustive de leur expérience affective ? Il n’y aurait dans ce cas aucun sentiment d’étrangeté ou de non-familiarité, mais seulement l’absence de sentiment de familiarité. Autrement dit, le sentiment de familiarité n’aurait pas d’opposé polaire, en l’occurrence un sentiment phénoménologiquement distinct de non-familiarité ou d’étrangeté. Il se distinguerait en cela de nombreuses émotions qui ont un opposé polaire, telles que la joie et la tristesse, l’amour et la haine, ou l’admiration et le mépris9. La thèse selon laquelle la familiarité n’a pas d’opposé polaire mériterait sans doute un examen approfondi, mais je ne la retiendrai pas ici, car une considération importante me paraît plaider en sa défaveur. Certains sujets ont un déficit visuo-affectif analogue à celui des patients atteints du syndrome de Capgras, sans toutefois développer la croyance délirante que leur proche a été remplacé par un imposteur. Ces sujets croient (savent) que la personne vue 7 Young, Andrew. 1998. Face and Mind. Oxford : Oxford University Press. La question de savoir si l’étrangeté éprouvée par les patients Capgras est inquiétante au sens de Freud sera abordée ultérieurement (section 6), et j’y répondrai par la négative. 9 Cf. Mulligan, Kevin. 1995. Le spectre de l’affect inverti et l’espace des émotions. Dans La couleur des pensées (éd. P. Paperman et R. Ogien), Raisons pratiques 6 : 65-83. 8 4 est bien celle dont ils reconnaissent le visage, mais rapportent que leur expérience visuelle est étrange, fade, que c’est comme si la personne vue était quelqu’un d’autre10. Deux options théoriques se présentent à ce stade. Selon la première option, les sujets non-délirants ont les mêmes sentiments que les patients Capgras. Il faut donc invoquer un second facteur, autre que l’expérience affective, pour expliquer l’apparition de croyances délirantes uniquement chez les seconds. Cet autre facteur est typiquement identifié comme un déficit lié aux mécanismes sous-jacents à la révision des croyances : les patients forment une croyance invraisemblable sur la base de leur expérience affective anormale, mais la maintiennent en dépit de leurs croyances déjà en place, qui devraient plutôt militer pour une ré-interprétation moins extravagante de ce qu’ils ressentent11. Selon la seconde option, l’expérience affective des deux groupes de sujets est très différente. Si les sujets non-délirants ont simplement perdu le sentiment positif de familiarité que nous ressentons en présence d’un être cher, les patients Capgras ont de surcroît un sentiment négatif d’étrangeté si fort qu’ils ne peuvent s’empêcher de former la croyance que la personne qui présente le visage de l’être cher doit être quelqu’un d’autre. La seconde option me paraît la plus plausible. La première n’est pas très élégante au point de vue de l’explication, car elle suppose que deux facteurs présentés comme conceptuellement indépendants, à savoir un trouble de l’expérience affective et un défaut lié à la capacité de réviser ses croyances, sont à l’origine du délire. La seconde présente l’avantage de proposer une explication unifiée, mais elle implique que le sentiment de familiarité a un opposé polaire après tout, à savoir le sentiment d’étrangeté. 10 Tranel, Daniel, Hanna Damasio, et Antonio R. Damasio. 1995. Double dissociation between overt and covert face recognition. Journal of Cognitive Neuroscience 7(4) : 425-432. 11 C’est l’option préconisée par Max Coltheart et Martin Davies : cf. leur contribution au recueil Pathologies of Belief, loc.cit. 5 4. Les sentiments tels que la familiarité ou l’étrangeté sont étroitement liés à la perception, mais ils ne semblent pas correspondre à des qualités perçues au même titre que la couleur, la forme ou l’orientation des objets. Nous avons certes tendance à décrire le sentiment de familiarité comme si une aura ou un halo affectif entourait la personne familière, mais cette formule, bien que répandue (cf. l’anglais : « a warm glow of familiarity ») est sans doute métaphorique. Comme le dit Mangan, le sentiment de familiarité « n’est pas une couleur, un arôme, un goût ou un son. Le sentiment de familiarité peut fusionner avec pratiquement n’importe quel contenu sensoriel sur n’importe quelle dimension, de même qu’il peut en être absent »12. Le sentiment de familiarité, comme d’autres sentiments, n’est pas l’expérience d’une propriété manifeste du monde. Si les sentiments ne peuvent pas être considérés comme une forme d’expérience intentionnelle du monde analogue à l’expérience sensorielle, comment faut-il comprendre leur rapport à la formation de nos croyances sur le monde ? Pour répondre à cette question, j’invoquerai l’analyse doxastique que William Alston a proposée des sentiments13 : Un sujet S sent (ou ressent) que p si et seulement si : (i) S est dans un état conscient non-cognitif F tel que, en vertu du fait qu’il est dans F : (ii) S a une tendance prima facie à croire que p ; (iii) S est autorisé prima facie à croire que p. La deuxième clause de la définition est d’ordre psychologique. Une tendance à croire que p (où p est une proposition vraie ou fausse) est une inclination à former la croyance (ou le 12 Art. cit., Introduction. Alston, William P. 1969. Feelings. The Philosophical Review 78(1) : 3-34. L’analyse d’Alston est transposée ici aux sentiments caractérisables de manière propositionnelle. 13 6 jugement) que p. Le sujet qui ressent que p n’a pas simplement la disposition de croire que p, d’une manière qui pourrait échapper à sa conscience. C’est plutôt qu’il ressent une « force intérieure » qui le pousse à former cette croyance. Dans de nombreux cas, il s’agit d’une tendance « prima facie » au sens où le sujet peut ne pas effectivement former la croyance que p. Avec plus ou moins d’effort, il peut résister à la tendance en question. Par exemple, je peux ressentir de la fatigue, c’est-à-dire avoir le sentiment que je suis fatigué, mais (pour des raisons plus ou moins rationnelles) former le jugement que je suis au sommet de ma forme. La première clause de la définition soulève la question du sens qu’il faut donner à l’adjectif « non-cognitif ». Sur ce point, Alston n’est pas très explicite, mais je voudrais suggérer l’interprétation suivante. Selon un modèle plausible, le contenu d’un jugement de perception dérive de celui de l’expérience sensorielle qui le fonde. Par exemple, je juge que la tasse devant moi contient du café parce que par ailleurs c’est ce que je vois (ou ai l’impression de voir). En revanche, le contenu d’un sentiment n’est pas indépendant du contenu de la croyance qu’il pousse le sujet à former. Au contraire, le contenu du sentiment dérive de celui de la croyance. En d’autres termes, le sentiment implique, contrairement à une expérience perceptive, une simple inclination doxastique. Selon l’heureuse métaphore d’Alston, le sentiment ne fournit que des « graines de cognition ». Il ne constitue pas (ou du moins, pas typiquement) une expérience fondatrice ou « base évidentielle » pour la croyance. En dépit du fait que les croyances issues des sentiments sont spontanées et ne reposent pas sur une base évidentielle indépendante, la troisième clause de la définition établit qu’elles peuvent avoir une certaine autorité ou justification. Si j’ai le sentiment conscient d’être 7 fatigué, j’ai une raison de croire que je le suis. Cette raison est elle-même prima facie, ou défaisable par d’autres considérations rationnelles plus importantes14. L’analyse doxastique des sentiments fournit une description cohérente des phénomènes que Sartre appelle « perception de l’absence »15. Dans son exemple célèbre, je perçois l’absence de Pierre dans son café habituel. La question est bien sûr de savoir comment l’absence de quoi que ce soit peut figurer dans le contenu sensoriel de notre expérience. L’introduction du sentiment d’absence est à cet égard salutaire. Il est lié de manière constitutive à l’inclination à croire que Pierre n’est pas représenté dans le contenu de la perception. L’apparition d’un sentiment résultant de manière générale d’un traitement parallèle rapide de l’information au niveau infra-personnel, je peux avoir le sentiment diffus que Pierre n’est pas là avant même d’avoir identifié consciemment les personnes effectivement présentes dans le café. L’analyse doxastique s’applique également aux sentiments existentiels. Ce qui caractérise les sentiments existentiels est précisément leur « profondeur » doxastique, c’est-àdire le fait qu’ils engendrent des croyances qui constituent des orientations d’arrière-plan ou cadres de référence pour un ensemble articulé d’autres croyances. Plus les sentiments existentiels sont profonds en ce sens, plus les inclinations à former les croyances qui leur correspondent sont irrésistibles et irréfragables16. C’est ce qui explique que, dans les cas pathologiques, les patients maintiennent leurs croyances délirantes en dépit du bon sens. Par exemple, les patients Capgras n’éprouvent pas seulement un sentiment circonstanciel d’étrangeté à l’égard de leur proche, mais leurs idées délirantes sont le reflet d’un cadre de 14 À l’évidence, cette clause doit être défendue plus avant ; elle suppose sans doute une épistémologie dite « externaliste » dans laquelle la fiabilité du sentiment peut jouer un rôle épistémique substantiel. Sur le fiabilisme et ses limites, cf. Engel, Pascal. 2006. Va Savoir ! De la connaissance en général. Paris : Hermann. 15 Sartre, Jean-Paul. 1943. L’Être et le Néant. Paris : Gallimard. 16 Dans la terminologie de Ludwig Wittgenstein dans De la certitude ([1949-1951] 1987. Paris : Gallimard), il faudrait plutôt dire que ces « croyances » sont des certitudes, parce que le sujet tient leur vérité pour acquise et ne leur fait plus jouer le rôle que les croyances ordinaires jouent dans la recherche de la connaissance. 8 référence pathologique, selon lequel la personne concernée a disparu du monde visible en général. 5. La dernière question que je voudrais aborder ici concerne le rôle des sentiments existentiels négatifs dans la constitution du « sens de la réalité », ou de la relation vécue d’« être au monde ». Que le contexte soit normal ou pathologique, l’apparition d’un sentiment existentiel négatif implique un changement sur le plan de la relation vécue entre soi et le reste du monde. La question est de savoir quelle est l’influence de ce changement sur le sens de la réalité ou de l’être au monde du sujet. Selon Ratcliffe, certains sentiments existentiels suffisent à bouleverser ou à fragmenter le sens de la réalité du sujet : de tels sentiments, écrit-il, « paraissent souvent indissociables de distorsions et de diminutions du sens de la réalité et du sentiment d’appartenir au monde »17. Ratcliffe ajoute que dans les cas pathologiques, les idées délirantes des patients sont moins des croyances conçues comme des attitudes propositionnelles que des expressions de la fragmentation du sens de la réalité. Je voudrais suggérer ici une perspective un peu différente de celle de Ratcliffe. Premièrement, je ne vois aucun obstacle à considérer les idées délirantes comme des croyances pourvues d’un contenu propositionnel plus ou moins spécifique18. Ces croyances résultent de sentiments existentiels négatifs qui, comme d’autres sentiments dans les cas nonpathologiques, impliquent de manière constitutive des inclinations doxastiques. 17 Op.cit., p. 3. On trouvera une défense de cette thèse dans Bayne, Tim et Élisabeth Pacherie. 2004. Bottom-Up or TopDown? Campbell’s Rationalist Account of Monothematic Delusions. Philosophy, Psychiatry, & Psychology 11(1) : 1-11. 18 9 En second lieu, je conteste que les sentiments existentiels négatifs produisent toujours un trouble du sens de la réalité. Un tel trouble est plutôt lié à l’impression d’un défaut de cohérence entre les sentiments du sujet, son expérience sensorielle et l’arrière-plan cognitif (ses croyances et connaissances). Le sujet ne se sent plus « au monde » quand il a des difficultés à s’y rapporter de manière cohérente, en vertu de « dissonances cognitives » plus ou moins importantes. À l’évidence, beaucoup de troubles psychiatriques impliquent un sens déficient de la réalité. Dans la schizophrénie par exemple, l’absence de cohérence entre les différentes sources d’information – sensorielle, affective, cognitive – dont dispose le patient est vécue difficilement, et participe de son impression récurrente de détachement du monde et de déréalisation. Le cas du syndrome de Capgras est à cet égard beaucoup moins clair. Au moins certains patients atteints de ce syndrome ne semblent pas éprouver un défaut de cohérence interne tel qu’ils seraient motivés à réviser leurs croyances. Au contraire, ils semblent avoir restauré un simulacre de cohérence en ré-interprétant leur expérience visuelle : « Cette personne ressemble visuellement à ma femme, mais ce n’est pas elle ». D’un mot, la schizophrénie fait osciller le sujet entre plusieurs cadres expérientiels différents, alors que le syndrome de Capgras semble forcer le remplacement du cadre expérientiel normal par un cadre dans lequel, comme nous l’avons suggéré, la femme du patient est par avance exclue du monde visible. L’impression d’une dissonance cognitive peut être considérée comme une espèce de sentiment existentiel négatif. Si le sujet a une telle impression, son sens de la réalité ou d’être au monde sera modifié, au point de produire, dans les cas extrêmes, des croyances délirantes. Toutefois, des croyances délirantes peuvent également résulter de sentiments existentiels négatifs, tels que l’étrangeté, en l’absence de dissonances cognitives, comme je viens de le suggérer à propos de Capgras. 10 Par ailleurs, une impression de dissonance cognitive peut également résulter d’un sentiment existentiel positif. Les patients victimes du syndrome de Fregoli déclarent rencontrer régulièrement au hasard de leur route, par exemple dans le métro, des proches (leur épouse, leur père) habilement déguisés. Comme dans le cas du syndrome de Capgras, il est probable que l’une des composantes du syndrome de Fregoli soit un trouble de la reconnaissance perceptive. Les personnes concernées ont une réponse affective exagérée devant des visages inconnus. En elle-même, cette réponse doit sans doute être considérée comme un sentiment existentiel positif. L’élément affectif éventuellement négatif ne peut venir, dans ce cas, que d’une impression d’ordre supérieur, à savoir celle d’une dissonance entre le sentiment d’hyper-familiarité du sujet, son expérience visuelle et ses croyances ou connaissances d’arrière-plan. L’inquiétante étrangeté de Freud est bien le résultat d’une dissonance cognitive et, à ce titre, elle bouleverse effectivement notre sens de la réalité. Dans l’étrangeté plus ou moins anxiogène que nous pouvons ressentir devant un automate ou un mannequin de cire, le sens de la réalité se fissure un instant, sans aller toutefois jusqu’à se fragmenter. En tant que liée à une dissonance cognitive impliquant la familiarité, l’inquiétante étrangeté est en quelque sorte un méta-sentiment existentiel : elle résulte de l’impression d’une dissonance entre un sentiment d’étrangeté et des attentes implicites relatives à la présence d’une chose ou d’une situation familière. 6. Notre discussion a porté sur un sentiment existentiel négatif lié à un défaut de familiarité, à savoir le sentiment d’inquiétante étrangeté relevé par Freud. J’ai analysé une composante centrale de ce sentiment, à savoir l’étrangeté, en montrant que celle-ci est un sentiment phénoménologiquement distinctif, qui ne se réduit pas à une absence de familiarité (même 11 ressentie comme telle). J’ai mis en évidence le rôle constitutif des sentiments en général, et des sentiments existentiels en particulier, sur la formation de nos croyances et la conduite de nos raisonnements. Enfin, j’ai argué que le sentiment d’inquiétante étrangeté est mieux conçu comme un méta-sentiment existentiel, qui résulte d’une dissonance cognitive entre la familiarité attendue et l’étrangeté constatée de la situation perçue 19. 19 Je tiens à remercier les Éditeurs pour leurs commentaires éclairants à propos d’une version préliminaire de cet essai. J’ai essayé ici d’en tenir compte dans la mesure du possible. 12