Le Journal du sida n°207 / dossier

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Le Journal du sida n°207 / dossier
Dossier
N° 204
N° 207
Jeunes, gays et séropositifs
Photo : Istockphoto.
Quelle
place dans les
associations
LGBT ?
Depuis l’arrivée des trithérapies, la mobilisation des associations LGBT s’est affaiblie face au VIH. La volonté de se démarquer de l’équation : “sida = homosexualité” a parfois poussé les associations vers l’extrême inverse : le silence. Face à une
nouvelle génération de gays séropositifs, quelle place accorde-t-on aujourd’hui
à la problématique du VIH dans ces associations ?
L
orsqu’il y a sept ans, j’ai appris ma séropositivité, je l’ai annoncé dans l’association LGBT à
laquelle j’appartenais. J’ai dû alors faire le
tri entre mes amis car je me suis retrouvé exclu des
anniversaires et sorties organisées par l’association », témoigne Cyril, président des Jeunes séropotes. Exclusion, rejet, tabou, les associations LGBT sont
parfois ressenties comme des lieux de forte discrimination par les gays séropositifs. Comment expliquer
un tel sentiment dans un milieu pourtant terriblement marqué par l’histoire de l’épidémie ?
« Pendant de très nombreuses années, le VIH a été
accolé à l’homosexualité et il existe une volonté justifiée de s’en démarquer, pense Pierre Tessier, directeur du Kiosque Info Sida. Toute une nouvelle géné-
ration d’homosexuels n’a pas connu les années
noires de l’épidémie où les personnes mourraient
les unes après les autres. Ils se sentent donc moins
concernés ». Et puis, l’épidémie, pourtant toujours
bien présente, est peut-être désormais moins visible
parce que mieux prise en charge médicalement.
Invisibles
« Nous sommes des fantômes, nous n’avons jamais
été hospitalisés, nos corps sont moins marqués. Cette
invisibilité permet à tout le monde d’oublier que
des personnes séropositives vivent autour d’eux »,
avance Eylau, secrétaire de l’association des Jeunes
séropotes. Une invisibilité parfois revendiquée dans
un milieu où, selon Eric*, gay séropositif de la géné-
* Le prénom
a été changé.
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tive maîtrise des contaminations chez les gays, les
ration d’avant les trithérapies, « l’apparence joue un
acteurs de prévention ont délaissé les lieux de renrôle central ». Des marques de fatigue ou de malacontre gays. La reprise de l’épidémie les a poussés
dies réelles ou supposées en fonction du statut peuà revenir sur le terrain. Mais l’accueil est loin d’y être
vent être à l’origine d’un rejet. Ainsi, Eric s’est vu refutoujours chaleureux. Tatiana Potard, animatrice de
ser une participation à une randonnée organisée par
prévention du Kiosque dans le milieu gay, se souune association LGBT parce que le coordinateur a
vient que lors de ses premières interventions dans
tranché : sa séropositivité pouvait l’empêcher de suile milieu festif voilà trois ans, certaines réactions
vre le rythme et freiner les autres participants. « De
étaient très violentes.
quel droit a-t-il pu décider et juger à ma place ? »,
Elle a dû reprendre ses marques dans un milieu
s’interroge Eric. Il a cherché à parler de sa séropositivité dans plusieurs associations
délaissé par la prévention.
LGBT mais il s’est toujours heurté
« Aujourd’hui, cela se passe
au silence. « On m’a, en général,
mieux parce que je suis un
fait comprendre que ce n’était pas
peu identifiée comme un pair,
le but de l’association et que si je
mais j’ai toujours des surpriRupture de génération,
voulais en parler, il fallait que j’aille
ses : des agressions verbales
rupture de continuité
à Aides ».
voir physiques, des préservaEric en a souffert mais d’autres ont
tifs jetés à la figure ou même,
dans la prévention,
peut-être eu besoin de ce silence.
dernièrement, un homme qui
l’épidémie se voit
« Certains gays séropositifs vont
m’a volontairement brûlé le
moins,
il
est
donc
dans les associations LGBT justebras avec une cigarette ». Rupbeaucoup plus simple
ment pour sortir du contexte sida.
ture de génération, rupture de
Ils n’ont pas nécessairement envie
continuité dans la prévention,
de l’oublier.
ni d’en parler, ni d’en entendre
l’épidémie se voit moins, il est
parler », pense Pierre Tessier. C’est
donc beaucoup plus simple de
peut-être d’autant plus vrai pour
l’oublier. « Du coup, beaucoup
la nouvelle génération. Ils ne se
se demandent pourquoi nous
considèrent pas du tout comme des
sommes toujours là à sonner le
« survivants », analyse Serge Gautier, chargé de prétocsin », remarque Pierre Tessier. Au sein des assovention au centre gay et lesbien. « Vingt ans auparaciations LGBT, aussi, la prévention a du mal à pasvant, quand on était séropositif, on était mort, ceux
ser. Certaines reconnaissent ouvertement qu’elles
qui ont survécu se considèrent comme des rescapés.
ne se sentent pas la légitimité, ni les connaissances
Ils ont très souvent traversé des difficultés extrêmes.
pour parler de prévention. L’objet de l’association
Les jeunes veulent vraiment se démarquer de cette
est autre : sport, convivialité, que viendrait faire le
génération. Ils bénéficient d’une surveillance médiVIH là-dedans ? Toutefois, cette volonté de démarcale immédiate, de traitements autres, leur espécation peut aller jusqu’au refus de toute action de
rance de vie est complète. Ils veulent vivre normaprévention. « Récemment, lors de la soirée de clôture
lement et ils n’ont pas forcément envie qu’on leur
d’une fédération d’associations LGBT sportives, nous
rappelle qu’ils sont séropositifs ». Serge Gautier les
avons eu énormément de mal à faire accepter un
comprend tout à fait, il estime essentiel de respecstand de prévention. Seule l’intervention de Sidacter le choix de dire ou de ne pas dire son statut sérotion, qui organisait une levée de fonds dans la même
logique au sein des associations LGBT. Toutefois, il
soirée, à permis de débloquer la situation », témoiconstate trop souvent dans ces associations du rejet
gne Pierre Tessier. Au Centre gay et lesbien, Serge
envers des personnes trop marquées par les traiteGautier comprend que la prévention ne peut être
ments ou la maladie.
un des sujets principaux de ces associations. « N’empêche, conclut-il, le thème devrait au moins revenir
régulièrement lors de leurs manifestations et réuSurmonter l’oubli ?
nions. » Car l’épidémie, elle, continue, en silence. z
Dans ce contexte, faire de la prévention, « c’est la
galère », reconnaît Pierre Tessier. Après la mobilisaMarianne Langlet
tion initiale face à l’arrivée de l’épidémie et la rela-
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Entre potes
Apprendre à vivre avec le VIH
Sans renier l’histoire de l’épidémie de VIH/sida, ils redoutent et ne se reconnaissent
pas dans le miroir que leur tendent leurs aînés. Pour rompre leur isolement et se
soutenir face à la maladie telle qu’ils la vivent aujourd’hui, les « Jeunes séropotes »
organisent des temps de convivialité entre jeunes gays séropositifs contaminés
après l’arrivée des trithérapies.
S
e confronter aux « anciens » les angoisse.
Les anciens, ceux qui ont connu l’époque
où la séropositivité condamnait à mort, qui
ont enterré leurs amis les uns après les autres et
se considèrent comme des survivants. « Il est difficile d’assumer une situation qui n’est pas la nôtre,
qui n’est pas celle d’aujourd’hui. Quand on est un
gay séropositif contaminé récemment, on ne peut
pas se construire en miroir de tous ces décès, mais
seulement en miroir de vivants qui nous ressem-
blent », analyse François, membre du bureau des
Jeunes séropotes, une association d’auto-support
pour les gays séropositifs contaminés après l’arrivée
des trithérapies. Depuis trois ans, l’association organise des rencontres conviviales et des sorties pour
aider ses membres à sortir de l’isolement, à partager avec d’autres leur vécu, leurs craintes et leurs
espoirs. « Les anciens aimeraient nous faire part de
leur expérience, mais nous avons besoin de construire la nôtre par nos propres moyens, à partir de
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Témoignage
« Je ne veux pas être identifié comme séropo »
Fabien*, 34 ans
J’ai appris ma séropositivité en avril 2006 et j’ai pleuré toutes
les larmes de mon corps. Le type du CDAG a arrêté pour moi
toutes ses visites. Il m’a expliqué les T4, la charge virale, mais
sur le coup, je ne l’ai pas écouté car j’avais du sida une image
de mort et de lipodystrophies. Je me suis dit : “Je vais crever et je
ne veux pas prendre de médicaments”. Une semaine après, j’ai
refait les tests et j’ai décidé de comprendre ce qui m’arrivait.
Ensuite, très vite, on m’a parlé des Jeunes séropotes. Je ne voulais
absolument pas d’une association médicale, comme Aides, pour
ne pas me confronter avec les avant-trithérapies, qui m’auraient
raconté leur vie. C’était trop violent. Même aujourd’hui, je refuse
d’aller dans des lieux où je risque de rencontrer des anciens.
J’ai déjà parlé avec certains d’entre eux, c’est assez insupportable pour moi, ils me font peur, ils m’ôtent tout espoir. Or on
a besoin d’espoir... En même temps, je suis admiratif, mais ils
me renvoient quelque chose de trop difficile à regarder. Les
Jeunes séropotes, eux, m’ont permis de dédramatiser. Ce que
j’aime bien, c’est le côté “on assume, mais pas tout à fait”. A
l’association, on parle peu des effets secondaires des trithérapies, ou alors de manière informelle. Je préfère d’ailleurs
ne pas en entendre parler pour le moment, car je ne suis pas
encore sous traitement et je vis normalement, sauf qu’il y a la
contrainte du préservatif. Le traitement est la prochaine étape
pour moi, je sais qu’elle sera difficile. Quand elle arrivera, je me
renseignerai sur les combinaisons existantes, je veux pouvoir
décider de mon traitement en fonction de ses effets secondaires. Je pense que je peux échapper aux marquages et je ferai
tout pour ne pas me laisser aller. Aujourd’hui, j’aimerais me
battre pour que les personnes qui viennent d’apprendre leur
contamination soient immédiatement accompagnées par des
associations, qui leur expliqueraient le virus, son évolution,
les rassureraient, leur apprendraient à lire les résultats. On
pourrait envisager de leur proposer une liste d’associations au
moment de la mise en place du 100 %. A l’heure actuelle, ces
gens sont perdus et c’est souvent là qu’ils deviennent dangereux : ils peuvent être tentés de se dire qu’il ne peut rien leur
arriver de pire et donc qu’ils n’ont pas besoin de se protéger.
Moi, j’ai eu la chance de rencontrer un type bien au CDAG. Mais
j’ai vu pas mal des gays aux Jeunes séropotes qui venaient
d’apprendre leur séropositivité et qui ne se protégeaient pas.
Si je milite, je le ferai de manière anonyme, sans me montrer,
dans une structure où il n’y a pas que des séropos. Je ne veux
pas être identifié comme séropo, parce que c’est encore perçu
comme une maladie sale. z
Propos recueillis par L.D.
* Le prénom a été changé.
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notre expérience du présent », renchérit Cyril, président de l’association.
Distance
Certains diront déni. Sans doute, si le refus d’entendre et de voir dure toute une vie. Mais peut-être
serait-il plus juste de parler d’un instinct de survie,
Témoignage
« J’ai
milité pour survivre »
Patrick*, 36 ans
J’ai appris ma contamination en 2004. Tout s’est effondré, à une époque
où je me sentais en plein essor. J’avais soudain devant moi le spectre de
la mort. J’étais de passage en province lors de l’annonce et le médecin
qui m’a reçu m’a conseillé de me faire suivre dans son hôpital plutôt
qu’à Paris, pour des questions de confidentialité. J’ai trouvé cette idée
affreuse. Il rendait la maladie honteuse en disant ça. Du coup, j’ai réagi
à l’opposé : j’ai parlé de ma séropositivité à tous mes proches, immédiatement. Le médecin n’a fourni aucune réponse à mes questions sur
l’évolution de la maladie, je n’ai eu accès à aucune information. Je
n’avais comme connaissances sur le sida que celles de ma formation
d’infirmier, qui commençait à dater. Ma réaction a été de chercher le
plus possible d’informations. J’avais besoin de devenir moteur, sinon
je sentais que j’allais mourir sur place. J’ai passé quelques mois totalement perdu, ébranlé. Puis je me suis raccroché à une branche : Act
Up. Pas pour me faire des amis, mais pour me battre, contre la fatalité,
pour un meilleur accès aux soins, crier ma colère. C’était une démarche très égoïste, mais pas forcément dans le sens négatif du terme. Je
le faisais juste pour moi, pour survivre. Je me suis engagé, alors que je
n’avais pas de passé militant, que je ne connaissais rien à rien, et ne
m’étais jamais identifié à la communauté homosexuelle. J’ai rencontré
des gens extraordinaires, contaminés depuis 15 ans. Ils m’ont parlé
de leurs amis perdus, de l’hécatombe. Je me suis dit que j’avais de la
chance d’être séropositif en 2004 plutôt qu’en 1995, même s’il vaut
mieux ne pas être séropositif du tout. Me battre avec eux, ne pas être
dans un statut de victime, exiger des labos, de l’Etat, une bonne prise
en charge, mettre en place des actions de prévention, tout ça a été très
important pour moi. Il reste encore beaucoup à faire. Les trithérapies
sont moins toxiques, mais on n’a que dix ans de recul. Il faut se battre
pour avoir d’autres générations de traitement, ne pas se limiter aux
antiprotéases. Je ne suis pas encore sous traitement, mais j’ai peur de
ne pas bien y répondre car j’ai été contaminé par un virus muté.
Act Up a fini par me proposer un poste de coordinateur de la commission traitements recherche. Je l’ai occupé pendant un an. Ensuite, j’ai
repris mon travail d’infirmier. Aujourd’hui, je ne milite plus. C’est peutêtre parce que, quatre ans après l’annonce, je me sens en paix. J’aimerais pourtant militer, mais à petites doses, ce qui n’est pas évident. Et
z
j’ai peur que ce soit au détriment de ma vie personnelle.
Propos recueillis par L.D.
* Le prénom a été changé.
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d’auto-protection, le temps d’apprivoiser sa maladie. « L’histoire de l’épidémie nous concerne directement, mais on ne peut pas être mis en contact
avec cette histoire trop violemment et à n’importe
quel moment, au risque justement de générer du
déni. Ce ne sont pas les personnes que nous rejetons, mais les peurs qu’elles nous renvoient », insiste
François. En outre, comment se reconnaître dans
des personnes qui ont un passé si différent du sien ?
Comment ne pas se sentir isolé en leur présence ?
C’est en participant aux Etats généraux des gays de
2006 que Cyril dit avoir pris conscience de faire partie d’une nouvelle génération de gays séropositifs.
« Dans les ateliers, on a surtout entendu des gays
contaminés depuis longtemps, souvent dépressifs
et sans emploi, qui déclinaient leur longue biographie médicale et dont les revendications portaient
essentiellement sur la hausse de l’AAH. Or la majorité des gays de l’association travaillent, n’ont pas
de traitement ou démarrent une trithérapie et continuent à vivre normalement ». La tragédie vécue
par les uns lui a semblé ôter toute légitimité à ses
propres préoccupations. « Lorsque j’ai évoqué des
problématiques qui pouvaient paraître plus superficielles, comme “je n’arrive pas à en parler au travail”, je me suis vu rétorquer “moi, j’aimerais bien
avoir un travail”... C’était assez culpabilisant. »
« Nous avons beau partager la même maladie,
nous n’avons pas le même vécu, résume Aylau. Nos
besoins et nos attentes sont d’un autre registre. »
Réassurance
Tous les deux mardis, les Jeunes séropotes se réunissent dans une cave du Marais. Des réunions thématiques de discussion (réunions « Tupperware VIH »),
limitées à une dizaine de personnes et organisées
chez les uns et les autres, sont également organisées par les membres de l’association, de même que
des sorties, des dîners ou des week-ends thérapeutiques. Age maximal des participants : 40 ans. Lieu de
vie : Ile-de-France. Autant de restrictions qui ne visent
pas à exclure, mais à rendre possible une proximité
spatiale et générationnelle. « Les gens nous disent
que lorsqu’ils sont venus la première fois, ils ont vu
une bande de potes dans un bar », rapporte Cyril. Se
donner mutuellement la pêche, dans un lieu où il est
possible de « poser les bagages » et de passer une
bonne soirée entre potes : c’est comme ça que l’association aime se présenter. Avant d’ajouter que tout
cela génère une mise en confiance, une réassurance
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de ceux qui, depuis l’annonce de leur séropositivité,
se sont sentis si isolés. « Le côté bande de copains
qui rigolent renvoie une image positive à celui qui
veut rencontrer des gens comme lui, regarder comment ils s’en sortent. Voir un jeune séropo plus à
l’aise, qui a réussi à dépasser certaines peurs, c’est
important », observe François.
Et les peurs sont nombreuses. Peur avant tout d’avoir
à prendre un traitement ; peur de ses effets secondaires, peur de ne pas réussir à avoir une vie affective, peur vis-à-vis du travail. « Nous avons beaucoup
de chance d’être à Paris car les jeunes gays séropositifs qui vivent en province ne peuvent se confronter qu’à l’image de la maladie véhiculée par les
médias. » A l’association, au contraire, chacun peut,
s’il le souhaite, glaner des informations sur le vécu
de la maladie et se rendre compte qu’il n’y a pas une
manière unique de vivre avec les traitements, qu’on
n’a pas forcément d’effets secondaires ou qu’ils ne
sont pas les mêmes pour tous. Sortir d’une vision de
la maladie uniformément tragique, donc. « Comme
on en est tous à des niveaux très différents d’acceptation de la maladie, d’engagement dans les
traitements, on a les uns et les autres des approches différentes. Parfois, on peut être confronté à
ce qu’on n’avait pas envie d’entendre et c’est douloureux, mais ça fait avancer », estime Cyril. Luimême estime que l’association l’a mis dans un prin-
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Photo : Franck Chaussinand.
Entretien
parole
« La
est monopolisée
depuis 20 ans par l’ancienne génération »
Didier Lestrade, fondateur d’Act Up, journaliste, écrivain
Le Journal du sida : Existe-t-il deux générations de
gays séropositifs, celle d’avant les traitements et celle
d’après ? Et en quoi sont-elles différentes ?
Je suis persuadé qu’il y a une énorme différence entre ces
deux générations. D’abord, une différence générationnelle très
importante. Les personnes ayant appris leur séropositivité avant
les trithérapies ont aujourd’hui la quarantaine, la cinquantaine,
voire plus. Or, nous voyons bien que, de manière générale dans
la société, les générations se distinguent les unes des autres ;
elles n’ont pas du tout la même attitude par rapport aux problèmes de société. Les jeunes fonctionnent d’une manière très
différente et, face au sida, c’est une raison de plus de mésentente et de suspicion.
A quel propos ?
Dans la lutte contre le sida, la parole est monopolisée depuis
20 ans par des personnes de l’ancienne génération, celle qui
a lancé et mené les associations. Aujourd’hui, elles ont entre
quarante et cinquante ans et, en terme de communication, par
exemple, sur la prévention, les traitements, ce sont les mêmes
modes de pensée. Les associations plus jeunes, créées depuis
5-10 ans, n’ont pas réussi à percer. D’ailleurs, nous voyons bien
que chaque nouvelle association qui se constitue n’est pas toujours bien vue par les plus anciennes. Ces dernières pensent
qu’elles ont les capacités d’englober des discours nouveaux.
Pourtant, nous ne voyons pas de discours nouveaux. On n’arrête pas de parler des problèmes spécifiques des jeunes, mais
je ne les vois pas tellement représentés dans les associations.
Le jargon des jeunes ou leur manière très rapide de communiquer ne sont, par exemple, pas pris en compte.
Selon vous, cette nouvelle génération souffre donc d’un
réel manque de visibilité ?
Oui. Non seulement elle n’est pas assez visible, mais elle a aussi
du mal à se prendre en charge, parce que les associations principales évoluent peu. Elles accordent peu de place en leur sein
à ces nouvelles générations. Nous sommes dans une situation
d’attente, d’une réforme ou d’un mouvement qui tournerait la
page et changerait les dogmes. Il faut aussi tenir compte des
questions bêtes de pouvoir et de financement, alors que le sida
est passé de mode.
Cette génération a un rapport différent à la maladie ?
Oui, les jeunes séropos n’ont pas, par exemple, le même rapport aux traitements. Ils considèrent qu’ils abordent la maladie
à un temps T, celui de leur reconversion, de leur prise en charge.
Leurs multithérapies sont beaucoup plus simples à prendre et ils
n’ont pas forcément envie de connaître la gravité de l’épidémie
20 ans plus tôt. Or, souvent, les plus anciens le leur reprochent :
vous ne savez pas ce qu’il s’est passé, vous ne savez pas comme
cela a été dur. Certains s’intéressent à cette histoire, comme ils
s’intéresseraient à la culture gay par exemple ; d’autres n’en ont
pas envie et préfèrent voir comment ils peuvent faire face à leur
maladie aujourd’hui. A mon avis, cette situation explique 22
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en partie, le manque de communication entre les deux
générations.
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Pensez-vous que l’annonce d’une séropositivité soit
vécue aujourd’hui moins dramatiquement qu’avant ?
Je ne peux pas dire que c’est moins dramatique : nous parlons
tout de même d’une infection grave. Aujourd’hui, lors de l’annonce de la séropositivité, nous pouvons rencontrer deux cas
de figure. D’un côté, les jeunes qui ne savent rien du tout de
la maladie. Ils ont moins entendu parler du VIH et ils s’y sont
moins préparés. De l’autre côté, des jeunes qui, à l’inverse, sont
déjà très renseignés sur la maladie, et par conséquent vivent
moins dramatiquement l’annonce de leur séropositivité. Dans
les centres de dépistage, j’ai vu des professionnels assez surpris quand certaines annonces de séropositivité n’étaient pas
vécues comme un problème. Il s’agit souvent de jeunes très
renseignés sur tous les aspects de la maladie. Il existe donc
une dichotomie entre eux et une partie des jeunes qui ne
savent rien et tombent des nues. La sexualité est aujourd’hui
très liée à Internet et si ces jeunes ne vont pas chercher les
informations, ils restent exclusivement dans la drague et ne
se questionnent pas sur la santé. L’autre partie est justement
aussi dans la génération Internet et elle a lu beaucoup d’infos sur le sida. L’information existe pour les personnes qui ont
envie de savoir mais nous n’avons pas trouvé les moyens de
toucher ceux qui sont soit dans le déni, soit si jeunes qu’ils
n’ont peut-être jamais été confrontés à cette maladie.
Les membres de l’association Jeunes séropotes disent ne
pas se retrouver dans l’ancienne génération. Ils ont créé
une association de convivialité et de réassurance qui se
veut non-militante, qu’en pensez-vous ?
Je connais cette association. Ils ont en effet voulu fonder une
association conviviale. Ils veulent se retrouver, sortir ensemble entre séropos, mais sans porter tout le contexte et tout le
poids de la maladie. Je respecte tout à fait cette volonté, mais
je voudrais tout de même souligner deux choses. Il semble,
d’une part, que beaucoup de séropos dans cette association
ne se protègent pas trop. Or, à quoi cela sert de faire une association de jeunes séropos où la question de la prévention n’est
que peu abordée ? Une association qui n’en parle pas, qui n’a
pas envie d’affronter la question de la responsabilité des personnes vis-à-vis d’elles-mêmes, des autres et de la société, me
pose problème. Le côté convivial est très bien mais j’ai parfois presque l’impression que cela ressemble à du déni. Or, je
pense qu’on peut être convivial et rassurant sans forcément
éviter de trop parler du sujet. Il n’est pas possible d’être toujours dans la réassurance face à une maladie comme le sida :
oui, des problèmes peuvent arriver et ce n’est pas parce que
l’on a 25 ans qu’ils n’arriveront pas. C’est le boulot d’une association qui s’adresse à des jeunes de les former, de les préparer aux problèmes potentiels. Nous parlons tout de même
d’une maladie qui exige de se soigner, de gober de l’information médicale, de savoir ce qu’est l’hépatite C, la syphilis… La
réassurance a ses limites.
z
Propos recueillis par Marianne Langlet
ÅÅÅ
cipe de réalité et lui a permis de se construire au fil
du temps comme séropositif.
Non-militantisme
Aux débuts de l’association, le bureau avait fait
appel à des intervenants sur des thématiques précises, mais il s’est vite rendu compte que ce n’était
pas la vocation des Jeunes séropotes. De même,
pas question de mettre en place un « chat » sur le
site Internet, afin de favoriser de vraies rencontres
et de « ne pas laisser les gens seuls derrière leur
écran ». C’est toujours par fidélité à la mission qu’ils
se sont donnée – être une association de convivialité – que les Jeunes séropotes revendiquent
leur non-militantisme. « D’autres, comme Act-Up, le
font très bien. Notre association en revanche n’a
pas été créée pour militer. Si certains de nos membres en ressentent l’envie, on les oriente », explique Cyril. Mais c’est peu le cas. Pour la dernière Gay
Pride, l’association n’a pas réussi à mobiliser ses
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troupes : seuls les membres du bureau sont allés
défiler. « L’association est composée de personnes
qui tiennent beaucoup à leur anonymat, or le militantisme impose souvent une visibilité », constate
François. L’association a simplement souhaité afficher un message « très clair » concernant la prévention sur son site Internet et lors des réunions thématiques qu’elle organise. « Le port du préservatif est
la seule recommandation de santé que nous donnons, poursuit le président de l’association. Mais
les gens font ce qu’ils veulent, on n’est pas là pour
se poser en moralisateurs. »
z
Laetitia Darmon
Jeunes séropotes parisiens :
www.jspotes.org
e-mail : [email protected]

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