Jeu répétitif, jeu créatif

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Jeu répétitif, jeu créatif
Rodolfo Rodriguez
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Rodolfo Rodriguez
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our les psychanalystes d'enfants, le jeu peut être considéré
comme le paradigme par excellence du travail psychanalytique
(Winnicott D.W. 1971, Roussillon R. 2003, Rodriguez R.
2004). Dans son application clinique, il est techniquement important de différencier deux types de jeux:
1.
Un jeu répétitif,
puis dans la contrainte à la répétition, avec deux variantes:
a) Jeu répétitif destiné à reprendre sous une forme symbolique
primaire (Roussillon R. 2001) des effets traumatiques inscrits dans le
psychisme du patient en particulier dans son Moi-corps. Ce jeu répétitif est une tentative de dégager le traumatisme de sa fixation en trace
mnésique. Il brave d'une part l'angoisse générée par le Principe de déplaisir, et il risque d'autre part de tomber dans les mailles d'une «compulsion à la répétition» stérile (Freud S. 1920).
b) Un jeu répétitif destiné à retrouver la satisfaction hallucinatoire du désir suivant cette fois le Principe de plaisir. Quitte à s'enfermer dans un état narcissique où l'objectif à atteindre serait le «Moi
plaisir purifié» (C. et S. Botella, 2001).
Il est évident que dans ce cas, le psychanalyste est pris dans une oscillation entre faire partie du patient: «Toi c'est moi, moi c'est toi»
(Janosch) et être un objet externe qui est d'abord répudié, puis réaccepté et objectivement perçu (Winnicott D.W. 1971).
2.
Un jeu créatif,
où l'enfant sur un fond d'espace-temps transitionnalisé, déploie en
séance un jeu libre, improvisé. Ce jeu a comme but la transformation
de sa conflictualité intrapsychique. Ce qui implique d'un côté un
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accordage affectif entre les deux protagonistes de la séance, et d'un
autre côté le pouvoir de s'abandonner à la mise en scène représentative de l'autre. Ceci ne sera possible que dans un climat de sécurité
exempt de tout jugement moral d'une part, et d'autre part à l'intérieur
d'un cadre où la règle fondamentale régit les échanges des deux
sujets (Green A. 2002). L'appareil psychique de l'analyste est alors
vécu comme un filet contenant par l'analysant.
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Pour illustrer notre propos, nous allons nous référer à une analyse d'enfant réalisée en deux temps différents de la vie de l'enfant.
Un beau jour d'automne, je reçois le téléphone d'une mère affolée qui parle une langue que je connais à peine: le galicien, langue parlée au nord-ouest de l'Espagne. Dans tout son discours accéléré, j'arrive à décoder qu'il y a un bébé en danger de mort et qu'elle ne veut
pas aller en clinique psychiatrique. Inquiet, je lui dis en castillan (l'espagnol officiel) de venir me voir avec son enfant. Une heure plus tard,
je reçois dans ma salle d'attente une dame dans la quarantaine avec un
enfant de quatre ans. Elle continue à me parler galicien comme une
mitraillette sans tenir compte que je lui signifie que je ne la comprends
pas. Malgré tout, cette fois j'arrive à décoder que le bébé en danger de
mort risque la défénestration. Pablo, l'enfant de quatre ans reste debout en mimant et gesticulant (en mettant en gestes) le langage de la
mère, ce qui me fait penser au langage signé pour les sourds. Pablo,
s'apercevant de mon incompréhension et de ma détresse, prend un
ours en peluche dans la caisse à jouets et il le balance par la fenêtre ouverte avec rage tout en s'exclamant: «bébé va-t-en», en castillan. Ensuite il prend une chaise, la colle contre la fenêtre et grimpe dessus,
disposé à enjamber la fenêtre pour rejoindre l'ours en peluche. Je n'ai
pas encore dit que mon bureau se trouve au sixième étage dans les
combles d'un immeuble ancien. En m'apercevant du geste de Pablo,
j'arrive à me sortir de la fascination du discours de la mère, je cours
vers Pablo et je l'attrape au vol avant qu'il ne tombe. Je vois le regard
de Pablo et m'aperçois que l'ours en peluche se trouve un peu plus bas,
coincé par une barre de fer sur le toit en pente. Je prends l'ours et je
le lui donne tout en déposant Pablo par terre. Celui-ci serre l'ours
contre sa poitrine avec joie et dit: «Bébé, mon chéri». C'est seulement
à ce moment là que je comprends que le bébé en danger de mort n'est
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pas là. J'ordonne à la mère d'aller chercher tout de suite son bébé
à la maison et de le ramener. Comme elle n'habite pas loin, elle
revient dans mon bureau avec le bébé un quart d'heure plus tard. En
attendant la mère, je tente d'entrer en communication avec Pablo en
lui proposant de jouer avec moi. Mais il reste mutique, paralysé,
enfermé dans une bulle autistique sans que je puisse l'atteindre. L'arrivée de la mère avec son bébé dégèle l'atmosphère entre nous. Elle
s'installe avec aisance sur le canapé de la salle d'attente et comme le
bébé pleure, elle dégrafe sa blouse et son soutien-gorge et commence
à lui donner le sein. Pablo, de son côté, me prend par la main pour
me conduire jusqu'à mon bureau et il me fait signe de me coucher sur
le divan et de sucer mon pouce, ce que je fais. Pablo initie alors un
premier jeu répétitif, où il se déplace de mon bureau à la salle d'attente
et de la salle d'attente à mon bureau, en empruntant le couloir qui le
sépare. D'un côté, il s'extasie devant son petit frère qui tête goulûment
les seins de sa mère. De l'autre, il me regarde tristement, couché sur
mon divan en suçant mon pouce qui ne donne rien. Ce jeu répétitif
de va et vient entre une mère nourricière satisfaisant son bébé et
le bébé affamé et désespéré que je représente va se prolonger toutes
les séances de lasemaine, c'est-à-dire chaque jour, sauf le dimanche,
pendant trois semaines.
Au bout de plusieurs séances, pris dans une souffrance qui me
déborde, je ne peux pas m'empêcher de l'interpeller: «Mais maman
pourquoi me laisses-tu si seul?» Pablo interloqué s'approche de
moi et me conseille : «Tu n'as qu'à dormir bébé.» Cela provoque
immédiatement sur moi un effet d'endormissement et calme mon
désespoir.
Mais au bout de trois semaines de ce jeu répétitif auquel nous
nous livrons tous les quatre, la maman, le bébé, Pablo et moi, la mère
est beaucoup plus calme que les premiers jours. Juste en arrivant elle
m'annonce en castillan: «C'est la dernière séance, il n'y a plus de danger. Et pour tout dire, je n'aime pas voir Pablo déambuler d'un lieu
à l'autre comme les fous de la clinique psychiatrique où j'étais internée peu après sa naissance pour dépression.»
Pablo me prend à nouveau par la main, il m'emmène dans mon
bureau laissant sa mère et son petit frère à la salle d'attente. Il me dit:
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«Ne pleure pas Rodriguez je veux te faire un dessin.» Il s'assied sur
mon fauteuil, face à mon bureau, et réalise le dessin suivant:
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Je lui interprète, entre autres, combien il lui a été fort utile que
je ramone les souffrances de son usine, même si je n'ai pas tout
nettoyé. Et je regarde la dernière chose qu'il dessine lui demandant
à qui appartiennent ces fenêtres endeuillées. Il me répond: «Voyons
celle d'en haut (la lucarne) c'est la tienne, celle du milieu à maman,
à moi et à mon petit frère, celle d'en bas à papa».
Quand j'entends le mot «papa», je suis abasourdi et je ne peux
que l'interroger: «Ton papa? Mais est-ce que tu as un papa chez toi?
«Je me rends compte que j'avais fonctionné jusque là comme si cette
famille n'avait pas de papa à la maison. «Mais oui, dit Pablo, mon papa
travaille la nuit et il dort le jour, il ferme sa porte à clé pour qu'on ne
le dérange pas.» Pris d'un sentiment d'inquiétante étrangeté, j'ai l'impression d'avoir déjà entendu cela dans mon enfance. Et c'est seulement quand Pablo, sa mère et son bébé quittent mon bureau que je
me rappelle de mon père enfermé à clé dans les prisons de Franco.
Nous voulons souligner que ce jeu, où Pablo fait le lien entre le
bébé satisfait et le bébé esseulé, n'est pas seulement la répétition du
traumatisme d'avoir été abandonné par sa mère peu après la naissance,
auprès d'un père le plus souvent endormi. Ce jeu lui a permis de
trouver sa position d'aîné, qui n'a pas besoin de défenestrer son petit
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frère pour lui prendre la place auprès de leur mère. Nous avons compris que cette fois la mère, à la place de faire une dépression post-partum, a fait une manie post-partum. Ce qui l'a empêché d'offrir un
cadre adéquat à ses deux enfants.
Au bout de trois ans de séparation, je reçois le téléphone affolé
d'une enseignante, laquelle me supplie de reprendre Pablo en psychothérapie avant qu'il ne soit trop tard. A l'école ils n'en peuvent plus
avec cet enfant de sept ans qui n'apprend rien, ne parle pas, ne joue
jamais. … A la récréation il déambule tout seul d'un côté à l'autre de
la cour. Parfois, il s'arrête comme halluciné en regardant les toits des
maisons lointaines. En fait, je devinerai plus tard qu'il devait halluciner, à ce moment-là, mon toit où le petit ours en peluche s'était
accroché. De plus, me dit l'enseignante, il vient de boucher tous les
w.-c. de l'école avec les habits que les autres enfants laissent dans le
couloir. En désespoir de cause, ils ont fait venir un «psy» du Service
Médico-Pédagogique pour qu'il le place dans une institution. Mais
voici que Pablo s'est mis à parler de moi […]. Il faut que je reprenne
Pablo tout de suite, elle a déjà averti les parents.
Le jour d'après, Pablo se présente tout seul dans mon bureau.
La mère, qui ne souhaite pas me voir, l'a laissé monter tout seul et
est repartie avec son autre fils à la maison.
Pablo observe la surprise que provoque en moi nos retrouvailles
et dit: «T'en fais pas Rodriguez on va continuer à jouer». Et c'est à ce
moment-là que nous débutons un jeu créatif.
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P.: «Attends, je veux d'abord dessiner.» Et il me dessine ce
magnifique bateau de la figure n. 2:
Je lui demande s'il s'agit du Titanic.
P.: «Non, non, le Titanic a fait naufrage, celui-ci est l'Océanic,
il est tout en bois, c'est un bateau jumeau du Titanic sauf qu'il n'a que
deux cheminées au lieu de quatre.»
Je lui rappelle que nous étions quatre lors de notre première tranche de psychothérapie et que maintenant il n'y a que nous deux.
P.: «Tu sais Rodriguez, je ne t'ai jamais oublié, pour moi, tu étais
toujours dans les parages.»
Quand je lui fais remarquer qu'il est en train de dessiner un fantôme sur l'écran dans une salle vide de passagers et que je me demande
s'il s'agit de son père ou du mien. il dit:
P.: «Tu te trompes toujours Rodriguez, ça c'est le film du Loupgarou», et il l'écrit.
R.: «L'homme qui se transformait en loup à la tombée de la nuit,
à la sortie de la pleine lune. Je pense, Pablo, bien que le jour je suis
toujours dans les parages, certaines nuits, quand je ne suis pas là, tu
penses que je me transforme en loup.»
P.: «Assez parlé Rodriguez, on joue. Tu te transformes en loup
et tu essayes de me manger, mais j'ai tout le bateau pour m'échapper».
R.: «Et ça finit comment?»
P.: «On verra… tu peux aussi inventer.»
Nous voilà partis avec Pablo pour un jeu créatif où «nos deux aires de jeu se chevauchent» (Winnicott D.W., 1971). Pendant deux ans
et demi, à trois séances par semaine.
Il n'est pas seulement question d'un espace-temps transitionnel
figuré sur le bateau et le temps de sa construction. Il s'agit maintenant
d'un jeu libre en symbolisme secondaire où la conflictualité interne
de Pablo va se déployer. Jeu créatif qui fait appel à nos représentations
préconscientes. Celles-ci sont d'autant plus inédites que, pendant le
jeu, la frontière entre le préconscient et l'inconscient vient à se relâcher, comme la censure dans le rêve (Freud S., 1900). Chemin faisant, à travers nos séances, les dessins, les angoisses, la culpabilité,
les défenses inconscientes de Pablo apparaissent au grand jour sur
notre théâtre commun.
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Ce qui a été le plus difficile était de pouvoir lui interpréter ses mouvements inconscients (pulsions et défenses) d'une façon récapitulative hors scène. Non seulement Pablo devenait tendu, prenait une mimique fâchée, mais se plaçant à la troisième personne, il me disait:
«Pablo n'a rien remarqué dans le jeu de ce que Rodriguez vient de
dire.»
Par la suite, nous avons joué au naufrage du Titanic, aux civilisations anciennes ensevelies, à la guerre entre les Helvètes et les
Ibères, au travail dans les mines, etc. Pablo procédait toujours en faisant d'abord un dessin, sorte de terrain où allaient se développer les
actions jouées par la suite.
Le jeu le plus cocasse, pour moi, a été quand Pablo, à la fin de la
psychanalyse, a dessiné un globe terrestre, sillonné par trois caravelles et a énoncé: «On va jouer à la découverte de l'Amérique. Je
suis Colomb et toi tu es le canarien qui répare le bateau cassé, après
la tempête.»
P.: «Comment s'appelle déjà le bateau cassé?, Comment s'appelle
le bateau qui a cassé son mât central?»
R.: «La Niña.»
P.: «Alors, tu n'as qu'à le réparer.» Et nous jouons à cela. Je répare pendant que lui, Colomb, courtise la dame de la Tour, la
«Bobadilla».
Hors jeu, et un peu nargué par ses connaissances historiques je
lui interprète: «Tu sais Pablo, tu es un sacré coquin, tu joues comme
quelqu'un qui est sûr que s'il vient à casser quelque chose, même le
mât que tu as entre les jambes, je serai toujours là pour le réparer avec
mon savoir-faire».
P.: «Ne te fâche pas Rodriguez, mais maintenant que c'est fini
pour moi tu vas devoir t'occuper de mon petit frère. Maintenant qu'il
va commencer l'école tu dois tout lui apprendre.»
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