Critique Elisabeth II

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Critique Elisabeth II
Critique Elisabeth II
Un hymne au chaos en plein cœur de Vienne. Herrenstein est un industriel à la retraite, un vieux
marchand d’armes pathétique, cruel et infirme. Il voue une véritable passion à la littérature et à la
musique, comme seul rempart à la solitude et à la bêtise humaine. Il se morfond dans son grand
appartement, en face de l’opéra, à côté du Parlement, et n’a pour seule compagnie que son
majordome et sa gouvernante. Un geste, répété trois ou quatre fois, jour après jour. Un silence
compliqué, un autre simple comme l’air qui entre par la fenêtre. Il reste assis là, dans son dernier décor,
froid et ordonné. Un sourire cruel, une abominable tristesse dans le regard, un humour à la fois atroce
et poétique. Son neveu décide de s’inviter chez lui pour profiter de la vue imprenable du balcon et
apercevoir la reine Elisabeth II en visite dans la capitale autrichienne. La journée se transforme en
mascarade, les masques tombent, pour faire place à un incroyable coup de théâtre, un hymne à la
mort, où tout peut s’effondrer.
Denis Lavant interprète l’épouvantable Herrenstein au cœur d’un huis clos glacial. Un corps presque
désarticulé, une beauté mutilée, un acteur spectaculaire dans un monologue accompagné, rempli
d’humour et de haine. Face à ce monstre du théâtre et du cinéma, difficile de se créer une place. Et
pourtant. Alexandre Trocki s’impose et signe un des plus grands rôles de sa carrière. Tout son talent
réside dans sa capacité à exprimer, en un seul regard, en un seul geste, toutes ces années passées au
service d’Herrenstein. Il est beau et froid à la fois, comme un coup de poignard dans les tripes. Ses
gestes sont précis, presque insaisissables sans jamais exagérer le trait. Il incarne à lui seul, sans dire un
mot, l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile, son imperfection, son impuissance, sa haine, son
désespoir. Avec son cynisme comme art de vivre, il interprète un homme plein de contradictions,
tiraillé entre la liberté et l’habitude, un homme qui a besoin de vivre sans en être capable, enfermé
dans son propre corps. Delphine Bibet dans le rôle de Mademoiselle Zallinger, la cigarette greffée aux
lèvres, aiguise encore un peu plus ce trio infernal. Elle plane au-dessus de cette famille méphitique
avec un immense talent presque sans pudeur. Ils nous ressemblent, ils pardonnent et admettent. Ils
acceptent ces histoires nébuleuses aux allures de plus beau problème du monde.
Aurore Fattier nous livre une mise en scène moderne, singulière, précise, surprenante et vivante. Elle
crée des moments d’émotion pure, elle donne un côté plus poétique et moins réaliste au texte de
Bernhard. Elle provoque une explosion silencieuse, dans le corps de l’acteur et du spectateur. Elle
réveille nos failles profondes et rend un extraordinaire hommage à la faiblesse et à la dépendance
affective. Valérie Jung et Les ateliers du Théâtre National habillent la scène d’une atmosphère proche
des films d’Haneke ou de Polanski, avec un décor entièrement peint à la main. Vincent Pinckaers
sublime la mise en scène et rend à la projection vidéo au théâtre ses lettres de noblesse. Il amène
notre regard à des endroits inattendus et donne à la vidéo le rôle d’un personnage à part entière
capable de nous montrer l’intimité et la solitude des acteurs.
On ne devrait pas devenir vieux. On ne peut plus jouer, plus courir, même plus marcher. On croit que
les vieux sont tous amis parce qu’ils sont vieux. Herrenstein n’a aucun ami alors qu’il a besoin des
autres. Ils envahissent la pièce sans aucune considération et l’emmènent dans un jeu social cruel et
hypocrite. Tout le paradoxe de la pièce de Bernhard est là. Herrenstein passe son temps à écraser et à
manipuler son entourage alors qu’il a un besoin vital et pathétique des autres, au point même de créer
le sous-entendu d’une relation homosexuelle entre lui et son majordome. L’auteur construit un
personnage odieux, une machine à décapiter impossible à détester, pour finalement le réduire à néant.
Le texte secoue et énerve, sans jamais être sombre, sans jamais oublier d’en rire. Il laisse planer
l’inquiétude, la solitude, la mort, la haine, et en fond, le spectre du nazisme. Bernhard se moque du
personnage d’Herrenstein, pour rire de cette pauvre existence, de ces êtres imparfaits et impuissants,
et faire de cette pièce un véritable drame comique. Haïr pour peut-être un peu mieux aimer.
Par Sébastien HANESSE
https://medium.com/@sebastienhanesse/elisabeth-ii-de-thomas-bernhard-44f9923ff91c, publié le
13 novembre 2015.