Une idée du commerce - Fondation pour Genève
Transcription
Une idée du commerce - Fondation pour Genève
Entre Genève ET Altdorf Une idée du commerce Par Joëlle Kuntz A u XIVe siècle, Genève est un centre de foires internationales. Uri administre la passerelle construite au-dessus de la gorge des Schoellenen pour le trafic des marchandises à travers le Gothard. Uranais et Genevois font leur apprentissage commercial au même moment de l’histoire. Ils sont de la même école. Uri a maintenant les Nouvelles transversales alpines. Genève l’Organisation mondiale du commerce. Une culture les lie: celle de l’échange des biens. Une histoire les lie: avoir eu à défendre les conditions économiques et politiques de l’échange, les routes et les taxes. Un homme les lie: Louis Favre, le constructeur genevois du premier tunnel ferroviaire sous le Gothard. Son entreprise est une épopée industrielle dramatique qui met en scène la compétition sauvage, le génie technique, le courage, l’endurance, l’avarice, la brutalité, le mensonge, la jalousie, tous les vices et vertus d’une époque de conquête des Alpes. Favre a obtenu l’adjudication des travaux par un pari certainement présomptueux: il terminerait le tunnel en huit ans, un an de moins que son principal concurrent, et à un coût inférieur de 12 millions de francs. Tout retard serait imputé à ses frais. Le temps serait donc son principal ennemi. Il y en aurait bien d’autres: la Compagnie des chemins de fer du Gothard, fondée en 1871 avec les capitaux suisses, allemands et italiens réunis par Alfred Escher, pressée de rentabiliser ses actions et cherchant toujours à négocier à la baisse les suppléments d’infrastructures nécessaires, y compris pour la sécurité; ses ingénieurs, toujours à contester les choix de Favre, dans l’espoir de le remplacer; le milieu technique zurichois, qui a l’oreille de l’administration fédérale et en profite pour discréditer les manières de faire du Genevois; la petite société rurale de Goeschenen, qui spécule honteusement sur les besoins des ouvriers; la roche enfin, son imprévisibilité, sa résistance, les infiltrations d’eau. Favre ouvre les deux chantiers de Goeschenen et d’Airolo en octobre 1872. Il a 46 ans. Il a engagé un autre Genevois, Daniel Colladon, l’inventeur de compresseurs à grande vitesse et à injection d’eau pulvérisée qui ont fait miracle au percement du Mont-Cenis, dirigé par lui. Les ouvriers, des Italiens, sont entre 2000 et 4000. Leurs conditions de vie et de travail sont précaires. Favre a fait construire des bâtiments pour en abriter près d’un millier mais c’est insuffisant, surtout à Goeschenen où nombre d’entre eux s’entassent chez l’habitant à des prix exorbitants et sans hygiène. Dans le tunnel même, l’air est raréfié ou empesté de fumées mortelles. La dynamite et les éboulements multiplient les accidents. En 1876, une grève éclate sur le chantier de Goeschenen. La milice est appelée. Reçue à coup de cailloux, elle tire. Quatre morts. Un commissaire fédéral est nommé pour ouvrir une enquête. Son rapport n’absout pas Favre, qui se défend avec énergie, soupçonnant la malveillance des ingénieurs de la Compagnie du Gothard. Celle-ci, en effet, l’empêchant de procéder à la maçonnerie du tunnel qu’il juge indispensable, cherche le conflit. Le Genevois en réfère au Conseil fédéral, sans obtenir gain de cause. Le 1er août 1879, au milieu du tunnel, son cœur s’arrête. Il meurt parmi les ouvriers. Il a 53 ans. Il venait pourtant de recevoir une lettre du ministre allemand des transports propre à le consoler: «Nous voici donc une étape en avant dans votre grande entreprise dans laquelle jusqu’ici votre génie a été, à la lettre, la clé de voûte.» L’ouvrage sera terminé avec deux ans de retard, au prix de la vie de 177 ouvriers, victimes d’accidents, et de 500 à 800 autres, atteints par l’anémie des mineurs, une maladie due aux émanations de gaz dégagées par la dynamite. L’entreprise de Favre sera liquidée et ses héritiers longtemps poursuivis pour dettes par la Compagnie du Gothard. Entre Uri et Genève: un lien qui est toute l’histoire du XIXe siècle, le progrès et la misère, dans cet ordre.