Un jour ou l`autre, il faut bien appeler les choses

Transcription

Un jour ou l`autre, il faut bien appeler les choses
Ceci est une pomme
Un jour ou l’autre, il faut bien appeler les choses par leur nom. Même si celui-ci est différent
selon les langues, les milieux sociaux, les régions…
Lorsque je suis arrivée en France, j’avais cinq ans. Je me souviens vaguement de mes
premières années : des couleurs, des odeurs et surtout, l’impression de chaleur sur mon corps
qui ne me quittait jamais. Je ne parlais pas français et j’ai découvert cette langue tout d’abord
par le biais des objets. Ma mère me les apprenait peu à peu en me les désignant du doigt et à
l’aide d’albums illustrés que je ne me lassais pas de consulter.
J’étais une fillette docile, dotée d’une bonne mémoire. Mes parents s’extasiaient sur mes
progrès et, pour mieux leur plaire, je m’efforçais d’oublier ma langue maternelle. Lorsque je
voyais un objet, un premier mot me venait, vite chassé par le mot français qui était finalement
à mes yeux : le vrai mot. Tous ces objets avaient finalement changer de prénom comme moi.
Je les soutenais et je leur parlais : Tu vois, maintenant tu t’appelles comme ça… C’est peutêtre moins joli que dans mon pays, tu n’as pas changé mais ici, les gens te voient ainsi…
Je trouvais qu’il y avait des noms qui ne convenaient pas du tout à la personnalité de l’objet,
comme un vêtement trop grand ou bien un peu ridicule… Alors je les rebaptisais sans le dire à
personne. Peu à peu, je créais mon propre répertoire : il y avait le prénom de l’objet (le mot
français), son nom de famille (le mot de ma langue maternelle) et son surnom que je lui avais
choisi consciencieusement.
En revanche, certains mots habillaient parfaitement l’objet ou l’animal qu’ils désignaient. Je
me souviens de mon enthousiasme lorsque je découvris le mot « libellule », correspondant à
ce joli insecte aux ailes délicatement colorées. Libellule rimait avec « bulle ». Les « l » du
mot s’envolaient et évoquaient les reflets irisés des bulles de savon et des ailes des libellules.
L’apprentissage de la lecture et de l’écriture se firent sans difficulté. Les mots étaient si
éloignés de ma langue maternelle que je ne les confondais pas. D’ailleurs, celle-ci s’éloignait
peu à peu, devenant de plus en plus étrangère. Parfois, j’avais quelques réminiscences : des
phrases, des chansons, des intonations mais cela ressemblait davantage à un rêve qu’à la
réalité.
Et puis, un jour, je remis tout en cause. Je devais avoir sept ans. J’avais ouvert un livre d’art
appartenant à mes parents. Je le feuilletais, avide de connaissances et de découvertes. Je vis
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soudain sur l’une des pages un tableau. Il s’agissait d’une belle pomme luisante, dorée et
rougeoyante en son sommet. Au dessus, il y avait une phrase « ceci n’est pas une pomme ». Je
fronçai les sourcils. C’était une pomme ! Saisie par le doute, j’allais chercher mon album
illustré. Je l’ouvris à la page des « fruits ». J’avais raison : sous l’image du fruit rond et rouge,
il y avait bien écrit « pomme ». J’étais perplexe. Je pensai soudain au conte Blanche-Neige et
les sept nains. Ma tante me l’avait offert lors de son dernier séjour chez mes parents. Je
fouillai dans mon coffre et sortis le livre illustré. A l’avant-dernière page, on voyait bien la
sorcière tendre ces fruits rouges à Blanche-Neige. M’appliquant, je relus le texte : pommes.
C’étaient des pommes ! Mais alors, qu’est-ce que c’est que ce peintre qui ne sait pas
reconnaître une pomme !
Maman m’interrompit dans mes recherches : il était l’heure de dîner. Durant le repas, je
songeais à cette histoire et, comme il y avait une corbeille à fruits dans la cuisine, au dessert,
je demandai à maman une pomme. Elle tendit son bras vers les poires, les bananes et les
pommes. Mon cœur battait. Et si elle saisissait le fruit jaune allongé qui s’appelle « banane »,
il me semble… Ou bien le fruit vert à l’intérieur et tout duveteux à l’extérieur qu’on
prénomme « kiwi »… Non. A ma grande satisfaction, elle prit le fruit rond et rouge et me le
donna : une pomme. J'avais raison. Le peintre avait du se tromper ou bien il était étranger...
J'avais presque oublié cette histoire lorsque Noël arriva. L'effervescence autour des préparatifs
m'excitait particulièrement. J'avais préparé ma liste de cadeaux pour le père Noël, en espérant
que j'avais été suffisamment sage pour tous les avoir. Un événement contrecarra ma joie et me
bouleversa.
Maman m'avait emmenée voir un spectacle pour enfant. J'étais agenouillée devant la scène
avec les autres bambins, tandis que les parents restaient derrière nous sur des bancs en bois. A
mes côtés, deux garçons discutaient de Noël et je les écoutais en attendant le début du
spectacle. L'un deux expliquait au second que le père Noël n'existait pas et que c'étaient les
parents qui achetaient les cadeaux. Cette nouvelle me choqua profondément. Mon cœur se mit
à battre. Je ne pouvais pas le croire. Ils devaient se tromper. Ils avaient tort. Ce n'était pas
possible... Les lumières s'éteignirent et le spectacle commença. Je ne parvenais pas à me
laisser transporter par l'histoire. Ni les costumes, ni la musique, ni les jolies marionnettes ne
parvenaient à m’ôter cette phrase lancinante de ma tête : le père Noël n'existe pas !
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Maman et moi arrivâmes à la maison. J'étais restée silencieuse durant le trajet. Maman
s'inquiétait : le spectacle ne t'a pas plu ? Tu es peut-être malade ? Pourquoi ne parles-tu
pas ?
Avant le dîner, je pris le livre d'art et je regardai longuement les images en particulier le
tableau : ceci n'est pas une pomme. Finalement, le peintre avait peut-être raison. Est-ce que
c'était vraiment une pomme ? Peut-être portait-elle un autre nom ?
J'essayais de me souvenir du mot qui correspondait à « pomme » dans ma langue maternelle.
En vain... Je réfléchis. Il n'y avait sans doute pas de pomme dans mon pays. Parmi les bribes
qui me revenaient, je voyais des fruits mais ils étaient très différents de ceux qu'on mangeait
quotidiennement.
En tournant les pages du livre, je découvris une autre peinture : une énorme pipe avec la
même indication « ceci n'est pas une pipe ». Je savais reconnaître ce qu'on appelait une pipe
car mon oncle Alain fumait et il l'emportait partout avec lui. D'ailleurs, maman lui demandait
toujours de sortir sur la terrasse pour fumer sa pipe car elle ne supportait pas l'odeur de la
fumée.
Ce tableau m'interloqua. On m'avait menti encore une fois. C'était le peintre qui avait raison.
A partir de ce moment-là, je ne crus plus en les prénoms des objets. Peu importe ce que les
gens disaient. Finalement, on pouvait tout aussi bien les appeler « truc », « machin » ou
« bidule », comme le faisaient certaines filles de ma classe. A partir du moment où on
désignait l'objet, les gens comprenaient : peux-tu me passer le truc à côté de toi ? Ou bien ils
parlaient d'objets en expliquant à quoi ils servaient sans donner leur nom : je dois acheter un
truc pour le repas de ce soir. Tu sais, le machin pour ouvrir une bouteille... J'ai perdu le nom,
c'est idiot...
C'était comme une devinette. Les gens se comprenaient entre eux et moi je les observais.
Noël arriva. Je fus très gâtée. Je regardai mes parents pousser des cris de surprise lorsque
j'ouvris mes cadeaux et je pensais que, soit ils mentaient très bien, soit c'étaient les deux
enfants qui avaient menti. Un cadeau manquait. J'avais ajouté à la dernière minute sur ma liste
un livre et il n'y était pas. Malgré la profusion de présents, j'étais un peu déçue. Maman me
demanda gentiment :
- Alors, tu es contente ?
J'acquiesçai mais j'ajoutai ensuite :
- Il n'y a pas le livre sur le peintre ?
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- Quel livre ? , me demanda-t-elle.
- Le peintre Magritte. J'ai peut-être mal écrit son nom.
- Tu connais ce peintre ?, m'interrogea maman, l'air interloqué.
- Oui, répondis-je timidement. Il y des tableaux de lui dans le livre d'art qui est dans le salon.
J'aime bien.
Maman n'insista pas mais elle avait vu ma déception. La semaine suivante, elle m'apporta un
petit livre avec des œuvres de Magritte. Je me plongeai avec délectation dans ces tableaux.
L'un d'eux m'interpella. On y avoyait une sorte de fenêtre. Et chaque carreau s'ouvrait sur un
objet. Aucun d'entre eux ne portait le nom qu'on lui connaissait : les chaussures se nommaient
lune ; le verre, l'orage ; le marteau le désert ; l’œuf, l'acacia ; le chapeau, la neige et la bougie
le plafond . J'appris ces mots puisque c'était le peintre qui avait raison et les autres qui
mentaient.
A partir de ce moment-là, je disais lorsque je me chaussais que je mettais mes lunes et
lorsqu'à table je désirais boire, je tendais un orage pour avoir de l'eau ou bien je demandais à
maman un acacia à la coque.
Mes parents furent au début amusés par ma passion pour Magritte. Ils se vantaient même
auprès de leurs amis. Puis, ils furent agacés. Ils me reprenaient sans cesse : on ne dit pas un
acacia. L'acacia est un arbre. Ça c'est un œuf. Il faut appeler les choses par leur nom.
Je persistais. Ce peintre était devenu mon meilleur ami, mon complice, celui qui comprenait
qu'un objet peut porter plusieurs noms.
Appeler les choses par leur nom... Pff !!!
Un jour, ils s'énervèrent et menacèrent de me priver de dessert si je continuais. Tu dois parler
correctement en français, me dirent-ils. Je pris cela comme une attaque. Soudain, un flot de
souvenirs vint en moi : des mots oubliés jaillirent et je leur répondis en ma langue maternelle,
celle que j'avais rejetée.
La situation ne s'arrangeant pas, ils prirent rendez-vous chez un pédopsychiatre. Ils lui
expliquèrent ma difficulté à nommer les objets par leur nom depuis que j'avais vu des
peintures de Magritte. Le docteur leva les sourcils d'étonnement. Ils poursuivirent en ajoutant
qu'il m'arrivait à présent de leur parler dans ma langue maternelle. Il soupira et commença son
explication. Je l'écoutais distraitement car j'avais vu derrière la fenêtre quelques nuages. Ils
s'approchaient les uns des autres, poussés par le vent, comme une danse. J'espérais qu'ils
forment un oiseau...
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Le docteur interrompit mes songes et m'interrogea en me montrant un album avec quelques
images. Je devais les nommer. Je demandai :
- Je leur donne leur vrai nom ?
- Qu'entends-tu par vrai nom ?
- Le nom que je leur ai donné.
- Tu leur donnes des noms ?
- Ben oui, il y en a certains qui ne leur vont pas du tout. Alors je leur en choisis des jolis.
Le médecin recula sa tête et l'approcha dans un mouvement très rapide qui ressemblait à une
tortue sortant de sa carapace. Très doucement, il désigna ce que mes parents appelaient une
table et me questionna :
- Tu appelles ça comment ?
C'était un mauvais exemple : les tables ne m'avaient jamais inspiré alors je leur avais laissé
leur nom habituel.
- Une table.
Satisfait, il sourit. Puis il prit un stylo et me le tendit :
- Et ça ?
Encore un mauvais exemple ! Je n'avais pas encore pris le temps de rebaptiser tous les objets !
- Un stylo.
Il me regarda longuement, puis jeta un coup d’œil sur mes parents.
- Je pense que cette enfant est tout à fait capable d'appeler les choses par leur nom. Plus vous
vous énerverez, plus elle s'ingéniera à vous contrarier. Prenez les choses avec un peu plus de
légèreté, conclut-il avec un léger sourire.
Et là, j'eus l'impression qu'un homme au chapeau melon volait dans le ciel derrière la fenêtre
et me faisait un clin d’œil.
Mes parents étaient silencieux dans la voiture. Je regardais les nuages. Le ciel s'assombrissait.
Même l'école avait été informée de leur démarche car je m'évertuais parfois à renommer
certains objets en classe.
Après le dîner, mes parents me regardèrent attentivement. Je savais qu'ils avaient discuté entre
eux durant la préparation du repas. Et là, ce qu'ils m'annoncèrent, me cloua sur ma chaise.
- Puisque tu es capable de nommer les choses par leur nom et que tout a commencé depuis
que tu as ce livre de Magritte, nous te le confisquons.
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Rien ne pouvait me faire plus de peine ! Mon ouverture sur un autre monde, mon confident...
Envolé ! Emprisonné !
Je me mis à pleurer en les suppliant de ne pas mettre leur menace à exécution. Comme ils ne
cédaient pas, je m'emportai :
- De toute façon, vous n'êtes que des menteurs ! Une pomme n'est pas une pomme ! Une pipe
n'est pas une pipe ! Et le père Noël n'existe pas !
Je vis que j'avais marqué un point. Ils étaient touchés.
Maman balbutia :
- Mais si le père Noël existe !
Je continuai :
- Ce n'est pas vrai ! Tout le monde le sait ! Sauf moi ! Ce sont les parents qui achètent les
cadeaux ! C'est pour cela qu'il n'y avait pas le livre de Magritte à Noël. Vous ne vouliez pas
que je le vois car lui, il dit la vérité.
Il s'ensuivit une longue discussion durant laquelle ils m'expliquèrent que le peintre faisait
appel à son imaginaire mais qu'une pomme s'appelait bien une pomme.
Je les laissais parler pour ne pas les contrarier. Tout ce que je voulais, c’était garder mon livre.
J'avais gagné.
Dès le lendemain, je ne nommais plus mes chaussures des lunes, ni un œuf un acacia. Je
gardais ces mots précieusement au fond de moi comme un secret. En revanche, j'utilisais de
plus en plus souvent les termes « machins », « trucs » et « bidules » et, bizarrement, cela les
choquait moins.Il n'y a qu'à l'école qu'on me faisait la remarque : il faut appeler les choses
par leur nom.
De ces années-là, il me reste la passion pour les mots et pour la peinture et, si je soutiens ce
mémoire d'histoire de l'art sur Magritte aujourd'hui, devant vous, membres du jury, c'est en
souvenir de la petite fille que j'étais.
Commençant la présentation de sa problématique, elle sourit en disant ces mots et regarda
derrière la fenêtre : il lui sembla voir un homme au chapeau melon s'envoler en lui adressant
un clin d’œil.
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