DEHORS, BLEU ET OR. Si tu ne me dis pas — sourire

Transcription

DEHORS, BLEU ET OR. Si tu ne me dis pas — sourire
DEHORS, BLEU ET OR.
CLAIRE ALFONSI.
Si tu ne me dis pas — sourire —
alors, je coule ciment dans corps.
*
Ils portent tous du rouge à lèvres.
De longs cheveux emmêlés dans
leurs têtes. Paillettes de rimmel au
bout de leurs cils allongés dans lit
de fille allongée. Ils portent tous
une trace, un parfum, un accent de
bouche rouge à lèvres, une trace de
fille.
*
J’attends que tu — caillou sur ma fenêtre. Mais peutêtre qu’il faudrait que je — caillou sur ta fenêtre. Il faudrait que je sache que tu aimes en bas de ta fenêtre. Que
tu aimes les cailloux.
*
100
CONFÉRENCE
Dehors, bleu et or. Comme une page cornée, mal coupée. Autre bleu, autre or. Un instant à te chercher pour
qu’on vive un livre aux pages cornées. Il y a le bleu, l’or.
Le temps d’un livre. Je t’appellerai « Ailleurs », même si
on ne part pas aujourd’hui. Mais je te cherche, je te
cherche pour te dire que le ciel est corné ce matin, que
les bleus sont mal coupés. Un imprimeur encore
endormi, peut-être. Qui aurait renversé son thé sur le ciel
corné. Avant qu’il ne jette pour lisser, mon Ailleurs, ta
bouche pour écrire dans un coin « Thé au miel de toi ».
*
Jeter les couvertures, pour un drap bleu si frais qu’on
pourrait dire « bain de minuit », jeter l’halogène, pour des
lampions si petits plaisirs dans les cheveux qu’on pourrait penser « j’aime les nuits », jeter les têtes penchées sur
table creusée au crayon creusée de soirs blancs creusée
sommeil qui glisse creusée par tous ses inconnus — leurs
noms dans des coquillages — pour des jeans coupés aux
ciseaux, si effilochés qu’on pourrait récolter « morceaux
de nuit ». Donner des jours, des jours, des journées pour
arrêter, garder le drap les lampions les jeans en fil de
jeune lune — les punaiser avec des épines d’oursins, des
échardes de coque de vieille barque.
*
Un mois de neige. « Ca va s’arrêter » — on peut croire,
mais non. Début avril, début mai : un mois qu’il neige,
qu’il neige du pollen. Dans toute la ville. De la neige de
printemps… qui entre par les fenêtres ouvertes, qui
couvre les pare-brise, qui s’accumule près des trottoirs.
CLAIRE ALFONSI
101
Un après-midi de neige. Laisser la fenêtre ouverte, que
ça entre, et aller vers le petit ciel d’où tout tombe. « Ça va
s’arrêter, il va s’arrêter de neiger » — mais sous les arbres,
ceux qui ont des feuilles argentées, ceux qui font du bruit,
comme un livre qu’on feuillette, à toute vitesse, qu’on
effeuille, ça tombe. Des feuilles qui bruissent un livre sans
feuilles, des arbres à gros flocons qui piquent les yeux.
Le vrai livre, serré dans la main gauche. Contre la poitrine. Au cas où. Au cas où il s’arrêterait d’un coup de
neiger. De bruisser les feuilles, alors faire un vrai bruit de
livre, un bruit qui ne tombe jamais.
Le livre reste dans la main.
L’homme du livre, l’homme d’un livre, juste sous les
arbres. Les arbres à neige.
Veste grise, cheveux gris, longs cheveux gris, barbe
grise. Et des pigeons partout. Des pigeons dans ses
mains, des pigeons à ses pieds. Des pigeons dans ses yeux
gris — dans les yeux qui ne lisent pas, la neige qui pique.
Tellement gris, tellement vieux. Des pigeons, des enfants.
Il ne neige pas, il graine, et les enfants tendent, leurs
mains, leur nez, leurs cris d’oiseaux vers le gris. Le livre
dans la main, ou sur le banc. Là, devant, un homme de
vrai livre, l’homme aux pigeons. Dans son histoire, une
fille assise sur un banc, sa fenêtre laissée ouverte, partie
pour la neige. Son livre, posé sur le banc, sous la main.
Elle se demande, cet homme de son livre, d’un de ses
livres — cet homme de livre, elle se demande si c’est un
pigeon devenu homme, ou bien un homme qui s’envole
le soir, devenu pigeon.
102
CONFÉRENCE
Et puis des graines, des poignées de graines, des poignées d’enfants, sous la neige.
Jusqu’au soir. Il raconte aux enfants comment les
pigeons ne le laissent plus partir, comment ils le suivent
quand il part — la fille le voit, avec sa traîne de mariée
ridée à coup de becs. Il raconte aux pigeons comment les
enfants ne veulent plus partir, comment ça les suit, ces
graines magiques comme dans les histoires du soir.
Comme dans les histoires de livre serré dans un coin
de banc.
Jusqu’au soir. Un soir de neige. Jusqu’au soir. Jusqu’à
ce qu’il n’y ait plus d’enfants. Il se retourne, il lance vers
le banc, vers le livre, vers la fille serrée dans un coin :
« Vous voulez des graines ? » comme on dit « Je t’aime » ou
« Tout ça c’est rien » ou « Laissez-moi me taire — laissezles parler ». Il lance sa phrase comme des graines et par la
fenêtre de la fille il n’en peut plus de neiger.
Claire ALFONSI.