Xavier Karcher: l`homme d`expérience

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Xavier Karcher: l`homme d`expérience
Xavier Karcher: l’homme d’expérience
Un profil massif qui impressionne, un regard attentif et presque amusé. Xavier
Karcher ancien patron des automobiles Citroën anime maintenant le CNISF,
confédération de tous les ingénieurs et scientifiques. Il parle avec passion
d’une expérience d’ingénieur, qui a su en arrivant aux plus hauts postes de
responsabilité, faire comprendre aux ingénieurs qu’il travaillaient d’abord
pour un client.
• La révolution des NTIC et ce qu’il faut en penser
Il s’agit en fait d’outils nouveaux dont les perfectionnements ont conduit à des
développements techniques considérables.
Le point essentiel est que les technologies de l’information permettent de
fournir au même moment une information structurée identique à des
personnes se situant dans des environnements différents. Cette absence de
décalage permet les réactions rapides et évite toute une série de
phénomènes de frottement aux effets extraordinairement néfastes.
Pour l’industrie automobile, ce sont les outils informatiques qui ont rendu
possible la mise en place d’équipes projets, travaillant en phase, bien que
dans des environnements séparés parfois par des distances géographiques
importantes.
C’est la qualité de l’information disponible qui a permis au chef de projet de
fournir à tous les acteurs une base de discussion homogène pour que les
décisions soient prises chaque lundi matin.
Ce processus a été lancé, il y a vingt ans, lorsqu’a commencé l’utilisation du
courrier électronique. La démarche «équipe de projet» qui s’est mise en place
en 1989, a été portée par ces outils, enrichis souvent de téléconférences.
• Que peut-on attendre à l’avenir?
Il est probable que les instruments de base vont encore diminuer de taille, ce
qui permettra de les transporter sur soi. En d’autres termes nous disposerons à
échéance relativement proches d’instruments de communication et même
de calcul ou d’accès à des bases de données, dont nous n’avons pas l’idée.
On peut s’interroger sur les conséquences de cette nouvelle puissance, stricto
sensu à portée de la main. Je pense que l’un des impacts souhaitables est de
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nous libérer en partie des contraintes d’horaires et de lieu. Il ne s’agit pas de
passer au travail à distance, mais plus simplement de se donner des flexibilités
importantes. Cette tendance me semble une donnée pour tous les métiers à
forte valeur intellectuelle ajoutée, où il s’agit d’abord de réunir l’information
pertinente.
Tout cela nous mène à un concept de Knowledge management, où l’on
s’appliquera justement à fournir à chacun, plus d’information mieux
structurée…ne serait-ce que pour ne pas réinventer l’eau chaude à chaque
occasion!
Quelles sont en fait les deux fonctions essentielles à mettre en place?
• La première est celle de la capitalisation de l’expérience (ou
retour d’expérience) qui assure que tout l’acquis du passé est
bien mis en mémoire pour être réutilisé facilement.
• La seconde est d’assurer en continu la remise à jour des
connaissances, à la carte.
Je reviens sur la question du temps de présence, et sur le caractère absurde
des grandes migrations quotidiennes synchronisées, auxquelles nous tenons
tant en Europe.
La Californie nous offre un exemple que nous devrions méditer. La flexibilité
totale des horaires, et l’option prise d’assurer de nombreux services en continu
(banques, grande distribution, …) apporte simultanément une qualité de vie
et surtout une économie d’encombrements dont nous mesurons mal le prix.
• L’apport des puissances de calcul
La seconde transformation technologique qui a eu et qui aura, un énorme
impact sur les métiers industriels est celle de l’apport d’énormes puissances de
calcul.
Chaque poste de travail, chaque concepteur est désormais maître d’outils
qui modifient en profondeur toute l’économie du développement. Il est
désormais possible de tout simuler, c’est-à-dire de tester concrètement à des
vitesses échevelées des séries de choix techniques ou technologiques. On
peut ainsi entrer dans une logique du «total résultat» où l’on débouche sur le
meilleur compromis en termes de coûts, fonctions et investissement.
Tout cela amène une économie de coûts et d’erreur que l’on mesure mal.
L’industrie automobile a pu ainsi sur une vingtaine d’années supprimer deux
tranches de prototype et économiser deux fois 9 mois. Le délai de conception
a été ramené de 5 à 3 ans, ce qui est exceptionnel, mais on ira encore plus
loin!.
Bien plus la conformité (qualité) est au rendez-vous à point tel que le premier
prototype de l’Airbus A380 sera vendu et aura une utilisation commerciale!
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La simulation va jusqu’à estimer le niveau de fiabilité, en assurant la facilité de
montage, d’entretien et de fabrication des pièces.
• La composante logistique
Le troisième grand apport des technologies de l’information est la capacité à
bien mieux gérer la logistique des pièces.
On a appris à gérer en simultané des ensembles énormes de pièces se situant
un peu n’importe où. La conséquence est d’abord sensible au niveau du prix,
mais aussi elle se fait sentir sur la qualité, tout problème remontant beaucoup
plus vite vers le fabricant.
Le travail à flux tendu et stocks minimaux crée ensuite une sorte d’insécurité,
qui oblige chacun à mieux travailler, puisqu’il n’y a plus de volant pour amortir
l’erreur.
• L’ingénieur et les autres
Q: Vous avez évoqué jusqu’à présent l’apport au travail de l’ingénieur des
nouvelles technologies. Mais ne faut-il pas évoquer le problème de la relation
nécessaire – et pas nécessairement évidente – de l’ingénieur avec le reste du
monde, et en particulier les spécialistes des autres domaines.
Vous avez tout à fait raison: l’ingénieur ne peut absolument plus se réfugier
dans un espace protégé qui lui soit propre. Il est immédiatement entouré dans
les groupes de projets mis en place dans les années 80 par des spécialistes du
marketing, de la finance… Tout concepteur est désormais directement
confronté avec le producteur ou le spécialiste de l’après-vente.
Et c’est là qu’intervient la puissance régulatrice du marché.
Dans les organisations anciennes, le principe était de laisser chaque métier
agir successivement. Tout projet de nouvelle voiture passait successivement
du marketing à la conception, aux méthodes et à l’après vente. Toute
objection soulevée à un stade avait beaucoup de mal à remonter le
processus, puisqu’elle apparaissait comme un phénomène retardateur.
Le travail de concert, permis concrètement par les outils d’information que j’ai
évoqués en début d’entretien, permet une résolution instantanée des
divergences, sous l’autorité d’un chef de projet coordonnateur. Mais le
véritable arbitre c’est en fait le client qui apparaît désormais comme l’acteur
le plus présent du processus.
J’ai toujours tenu le discours que tout participant à un groupe de projet devait
constamment rendre compte à un client fictif, mais bien présent à côté de lui!
• Forcer le passage à une culture client
Q: Cette acceptation d’une culture du client s’est elle faite simplement?
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Assurément non, parce qu’elle impliquait un changement des mentalités
toujours difficile à obtenir.
Il a fallu user de persuasion et de constance, mais parfois marquer les esprits
par un éclat. Lorsque j’ai eu à intervenir auprès des équipes chargées de la
conception de la CX, j’ai constaté que nos ingénieurs avaient, parmi d’autres
prouesses techniques (qui étaient bien dans la culture maison) développé
une ingéniosité exceptionnelle sur le pivot de fusée. Et dans le même temps
j’ai observé qu’à aucun moment cette prouesse technique ne touchait le
client, auquel elle n’était pas même vantée.
Alors j’ai demandé d’arrêter ce perfectionnisme et d’en remettre simplement
à la réalité du client, ce qui a provoqué un choc.
J’ai été conduit dans d’autres circonstances, lors d’une conférence annuelle
au Palais des Congrès sur les questions de qualité, à jouer à nouveau de cet
effet de choc, en exhibant la photo d’une poignée de portière montrant des
traces de rouille, immédiatement visibles pour l’usager, dont la suppression
relevait tout simplement de l’ajout d’une petite rondelle caoutchoutée,
modification bien modeste (et donc négligée) par les ingénieurs.
En fait il faut user modérément de ce type de secousse. Mais ce genre d’éclat,
surtout s’il reste exceptionnel, marque les esprits.
• Comment poser dans le secteur automobile la question de
l’externalisation?
la question de l’externalisation se pose de manière tout à fait spécifique dans
le secteur automobile. On ne trouve pas dans l’automobile de forte
propension à externaliser la fonction informatique, parce que le secteur s’est
trouvé en avance dans ce domaine.
L’industrie automobile, qui fait très largement appel à la sous-traitance, a une
double approche.
- En amont la question se pose d’associer des partenaires, à la
conception ou à la fabrication du produit. Tous les cas de figure
sont possibles: le choix devient essentiellement économique.
- En aval il s’agit beaucoup plus simplement de déléguer à l’extérieur
des fonctions comme la maintenance, le transport. La tendance
est ici de se décharger et de se concentrer sur ses tâches propres.
• L’ingénieur et son employabilité
Q: Pouvons-nous parler maintenant de l’individu ingénieur, de ses
préoccupations de carrière et puisque le mot est à la mode, du maintien de
son employabilité?
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Cette question est tout à fait pertinente, mais il faut distinguer deux situations.
- L’ingénieur en première phase de carrière, disons jusqu’à 40 ans ou
un peu plus, sait très bien qu’il doit entretenir son niveau de
compétences techniques et il s’emploie en conséquence.
- La question se pose de manière assez différente pour l’ingénieur en
seconde phase de carrière, s’il se concentre sur les aspects de
management: il court le risque de décrocher dans le domaine
technologique.
L’entreprise ne peut rester passive devant ce risque et elle doit trouver des
voies pour encourager le maintien d’une excellence technique.
C’est là que les associations techniques peuvent jouer un rôle précieux:
La première piste est d’encourager la constitution de groupes d’échanges au
niveau professionnel, avec mélange d’âges, ce qui est un point essentiel. Ce
type d’initiative peut être relayé en Province par les URIS, faute d’une masse
critique au niveau des associations d’écoles.
La seconde est de donner un rôle plus dynamique aux DRH et à leurs
formateurs, sur la base des éléments recueillis lors de l’entretien annuel. La
plupart des Grandes entreprises s’appliquent en effet à cette occasion à
repérer les manques et à identifier par là même les besoins de formation. On
peut donc considérer que les outils sont en place.
La question non réglée est celle de la mise en œuvre des formations, en
tenant compte de la variabilité des besoins. Un individu donné aura à
chercher des compléments de manière relativement dispersée, et j’observe
que notre structure de formation, qu’il s’agisse de formules intra ou inter est
mal adapté à cette forme de service «sur mesure».
Je souhaite vigoureusement que nos écoles se sentent investies d’une
responsabilité à ce sujet et s’impliquent dans des initiatives concrètes.
Il est vraisemblable que la personnalisation des actions de formation passe
par l’utilisation des technologies nouvelles. Je crois qu’il y a quelque chose à
inventer.
• Comment voyez-vous l’ingénieur s’impliquer dans les
problèmes de société?
Il existe de toute évidence un risque de voir l’ingénieur se créer une sorte
d’espace de confort délimité par son expertise technique, et développer
dans cet espace une forme d’esthétisme de la technique en soi.
La prise en compte des réalités extérieures, et de toute évidence des réalités
sociales, ressort de mon point de vue des obligations impérieuses. Dans le
travail quotidien au sein de l’entreprise, la principale force de rappel est la
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prise en compte du client. Le client symbolise la force de l’attente de
l’environnement, sans laquelle le travail de l’ingénieur n’a pas de sens.
Mais il faut aller plus loin et reconnaître le besoin d’un certain humanisme, au
sens d’un respect de valeurs liées à l’homme et à ses aspirations de sécurité,
de qualité de vie.
C’est à ce titre que les approches dites de développement durable vont
prendre une importance croissante. Elles renvoient en effet à une
responsabilité, que nous devons assumer vis-à-vis de notre descendance et
qui va de plus en plus infléchir nos calculs de rentabilité.
• Garder les ingénieurs
Q: Les entreprises ont pris conscience ces dernières années, que leur capacité
à attirer et à garder les meilleurs éléments était devenue un axe majeur de
leur stratégie. Partagez-vous ce point de vue et quelles conséquences en
tirez-vous pour la gestion de carrière des ingénieurs?
Je suis tout à fait d’accord avec cette analyse et je me suis personnellement
préoccupé de veiller à conserver nos bons éléments, d’autant plus précieux
que l’évolution des technologies est plus rapide.
Il me semble que trois règles d’actions doivent être observées:
1) créer une ambiance de travail attachante;
2) donner une perspective de carrière aux “meilleurs”;
3) proposer des gratifications (incentives) pas nécessairement
matérielles.
Au-delà du niveau de rémunération, les occasions sont multiples
(manifestation de lancement, voyage et promotion) pour mettre en valeur les
gagneurs et développer une fierté d’appartenance.
Pour les individus, ma réponse sera simple: s’ils ne ressentent pas une attitude
de l’entreprise conforme à ces trois principes, leur intérêt est de changer.
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