Porter un lieu sur ses épaules

Transcription

Porter un lieu sur ses épaules
Page 1/5
La création d’un espace culturel en zone rurale.
Dès les élections municipales de 2008, Beauvais dévoile un projet d’implantation
d’un centre commercial à proximité du centre-ville sur une place publique, donc
propriété collective des habitants. Elle doit être vendue au seul profit d’un
promoteur-aménageur privé. D’une part, je milite et participe à la création d’une
association de riverains et d’amoureux de la ville afin de s’opposer à ce projet par
toutes les voies légales et juridiques. D’autre part, Michel a l’idée de rassembler
autour de lui une sorte de collectif intitulé Association de Soutien à la Poésie des
Places Publiques. Comment ne pas penser à Aragon et à son ouvrage Le paysan de
Paris, qui magnifia la poétique de la ville ? En 2011, Michel lance un appel afin de
manifester poétiquement et théâtralement contre le projet de vente de la Place-duJeu-de-Paume. Il interpelle par voie de tracts, il est là, en queue-de-pie noire, le
Monsieur Loyal de cette place. Grand, imposant, il joue de l’accordéon et organise
le défilé. On ne voit que lui, on n’entend que sa voix, ample, forte. Voix de bateleur,
voix de comédien. Malheureusement, une dizaine de déambulations poétiques et 5
recours juridiques plus tard, nous assistons, impuissants, à une suite ininterrompue
de camions, d’engins, de pelleteuses, la poussière, le bruit... Nous perdons une
bataille. Mais nous avons gagné celle du rassemblement, de l’action collective, du
vivre ensemble, du lien social.
Je me déplace pour assister à l’un de ses spectacles à Maisoncelle-Saint-Pierre. C’est
ainsi que je fais connaissance avec sa compagnie son lieu de vie : Le Premier
Théâtre International Paysan Autonome Éphémère. La structure de l’ancienne
exploitation agricole traditionnelle, caractéristique du plateau picard, se lit
aisément dans ces lieux. Un invraisemblable capharnaüm envahit la grange du fond,
c’est le magasin aux accessoires de la compagnie mais c’est là que se dévoilent –
palpables, tangibles et rassemblées en un lieu – les passions de Michel : le théâtre,
l’accordéon et le vélo (il a failli devenir professionnel).
Une autre grange est aménagée en salle de spectacle pouvant accueillir 70
personnes sur des gradins un peu rustiques. Michel peut y créer ses spectacles et
accueille des groupes et des troupes amies à raison de 4 à 5 par saison, depuis 1998.
Ce lieu de création n’est pas anodin. Il se trouve au cœur même d’un village rural
du Beauvaisis de 150 habitants avec lesquels Michel peut tisser des liens. Michel
porte ce lieu sur ses épaules. Il y a tout fait et doit tout y faire et assure la
Page 2/5
programmation des spectacles et sa diffusion grâce à des tracts, des envois de
courriels et des communiqués de presse. C’est un hôte chaleureux et généreux pour
les acteurs de la représentation du soir qui arrivent dans l’après-midi. Alors l’étage
se transforme en loge et lieu d’hébergement. Ensuite, Michel accueille le public. Il
note ceux qui ont déjà réservé et collecte les 10 euros de participation, équivalent
au prix d’une place de cinéma. A été créée, dans ce lieu, une diversité sociale que
l’on ne retrouve pas dans les théâtres hiératiques. Michel ferme les portes de
grange, dit un mot d’accueil puis monte sur un gradin, dévisse une ampoule pour
faire le noir dans la salle. Le spectacle peut commencer. A l’issue de la
représentation, il tient encore un nouveau rôle : celui de tenancier de bistrot, qui
propose bière belge et jus de fruits bio. Les spectateurs échangent avec les
comédiens, partagent des émotions.
Une activité atomisée
Les activités d’un comédien-intermittent ne consistent pas uniquement à étudier
des textes ou de nouveaux morceaux de musique, à répéter ou à assurer des
représentations publiques. Il faut aussi tout organiser administrativement. La
Compagnie dont Michel est le responsable artistique, est une association suivant la
loi de 1901 dont toute l’administration repose aujourd’hui sur lui. Le conseil
d’administration, très resserré, a en lui une confiance absolue. Durant 6 ans, ces
tâches, assez ingrates, ont été réalisées par des personnes embauchées sur un temps
plein grâce à des emplois aidés. Mais, le militantisme n’étant pas au rendez-vous ni
les financements qui auraient permis de stabiliser cet emploi, un licenciement
économique fut malheureusement inévitable en 2013.
Depuis, c’est Michel qui assure la comptabilité, tandis que les déclarations de salaire
à des caisses spécifiques aux intermittents sont faites par une personne embauchée
2 jours par mois. Il faut également rendre visibles et faire connaître les activités de
la Compagnie. C’est lui qui prospecte, assure la communication, discute avec
l’imprimeur pour les affiches et les tracts, répond aux diverses demandes de
renseignement. Autre objectif pour la Compagnie : « refaire le site internet ».
Toujours en mouvement
Michel est venu me chercher avec le camion de la Compagnie pour que j’assiste à
un spectacle que je n’avais pas encore vu. Il a lieu dans une salle polyvalente –
bâtiment neuf et sans âme où une conférence se termine. C’est un lieu aseptisé et
Page 3/5
banal, sol recouvert d’un revêtement rosé, murs de papier peint blanc (celui que
l’on retrouve dans les salles d’attente des médecins), chaises pliantes bleues et, sur
un mur latéral, un grand miroir qui doit servir aux répétitions de
danse.Transformer cet endroit en salle de spectacle tiendra du miracle… Avec le
technicien (submergé par le volume), Michel décharge des caisses. Et tout ce
« bazar » n’est pas disposé au hasard, certaines caisses sont placées côté « cour »,
d’autres côté « jardin ». Tout est disposé dans l’ordre, celui de l’organisation de
salle pensée par le comédien-metteur-en-scène-accessoiriste. La scène est montée
et derrière les tentures noires, les coulisses ! En une petite heure, tout prend forme,
le décor est planté. Ensuite, il faut règler les projecteurs. Jacquotte vient d’arriver,
c’est elle qui sera à la table de mixage pour envoyer les éclairages (la Compagnie n’a
pas les moyens d’embaucher un éclairagiste). Elle ne l’a fait qu’une fois ; elle est
anxieuse. Tout a l’air de bien fonctionner. Silence. Je sens l’anxiété de Michel. C’est
ça le trac ?
Michel va « en coulisse » s’habiller en Alphonse. C’est aussi pour lui un temps
intermédiaire, un temps nécessaire à la concentration. J’imagine qu’il se demande
s’il réussira à emmener le public dans le ballet des accordéons. Tout est prêt, il aura
fallu 3 heures pour tout orchestrer.
Puis Michel va dans le hall accueillir le public. Déjà, il fait son saltimbanque. 47
personnes prennent place. Le noir se fait, le spectacle commence. La magie de la
transformation de la salle et la proximité des spectateurs (à touche-touche) en font
un concentré d’intimité. 4 personnes arrivent en retard, un photographe fait
claquer son Leica. Moment de flottement. Michel ne semble plus « dedans ». Mais il
se ressaisit. Le métier.
Michel a repris ses vêtements civils, il est félicité, congratulé. Je l’embrasse, il est en
sueur, ruisselant. Son physique est transformé. Une représentation est une épreuve
et une performance physique. J’ai l’impression que son visage s’est amaigri ; il ne
reste que ses yeux. Ce ne sont plus ceux du séducteur. Ils sont en accent
circonflexe, enfoncés dans le visage. Et ses rides apparaissent.
Les derniers spectateurs sont repartis non sans avoir partagé une petite goutte
(eau-de-vie de prunes) apportée par Michel. Il faut maintenant démonter, ranger,
replacer dans le camion. Nous sommes 6 à aider Michel : « Tu peux enrouler les
câbles ? S’il y a des s il faut reprendre, sinon quand on déroulera au prochain
spectacle, ça fera des vagues. » Moi qui suis une handicapée du travail manuel,
quelle promotion ! Nous portons les caisses et accessoires vers le camion. Michel
debout à l’intérieur, replace tout au centimètre près. Je comprends sa nécessaire
Page 4/5
maniaquerie. C’est le gage du bon déroulé de la prochaine représentation. Michel
videra demain le contenu du camion. 7 heures de travail pour une représentation
d’1h30 ! Jamais, je n’aurai pu imaginer qu’il fallait une aussi grande force physique,
autant de disponibilité et de concentration pour emmener le spectateur dans un
autre univers.
Page 5/5