Le collectionneur d`art contemporain

Transcription

Le collectionneur d`art contemporain
UNIVERSITE LYON 2
Institut d’Etudes Politiques de Lyon
Le collectionneur d’art contemporain
De l’amour de l’art, de l’intime et du militantisme
Annabelle PAYNE-REYDELLET
Sous la direction de Max SANIER
Soutenu le 4 septembre 2008
Diplôme : MASTER 1
Séminaire : Sociologie des acteurs et enjeux de la culture
Jury : Isabelle HARE
Table des matières
Remerciements . .
Introduction . .
Première rencontre avec les collectionneurs . .
Amour de l’art et marché de l’art : une conciliation impossible ? . .
Définir le collectionneur et les enjeux de l’activité de collection . .
« L’objet-passion » (Jean Baudrillard) . .
Lire la figure du collectionneur en creux des figures de l’acheteur et de l’amateur.
..
Une activité qui s’inscrit dans le temps . .
Une activité méthodique . .
Une recherche sans fin . .
Le rôle central de l’expertise . .
Le collectionneur d’art contemporain : un oublié de la recherche sociologique sur les
mondes de l’art . .
Hypothèses de travail . .
La collection : l’activité intime d’un individu passionné . .
Le prestige de l’activité de collection au sein des mondes de l’art est intégré par le
collectionneur . .
Devenir un acteur du monde de l’art, monde choisi . .
L’enquête . .
Comment élaborer un échantillon ? . .
Le choix de l’entretien compréhensif . .
Tableau de présentation des collectionneurs enquêtés . .
Une grille d’entretien ouverte pour orienter un dialogue libre . .
La question du genre . .
Annonce du plan . .
I. Une idéologie de la gratuité . .
A. L’amour de l’art . .
1. Le collectionneur, un connaisseur . .
2. La collection, une démarche personnelle . .
3. Le désintéressement affirmé . .
B. A « serious leisure » . .
1. Etre collectionneur : un « presque-métier » . .
2. Le collectionneur comme expert . .
C. Transcender la condition humaine . .
1. L’art, une nourriture spirituelle pour le collectionneur . .
2. Capter l’air du temps, laisser une trace de soi . .
3. L’objet-totem . .
II. Un pas de deux entre l’intime et le général . .
A. Une collection identifiée et identificatrice . .
1. La collection, un autoportrait . .
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2. La collection, du temps et de l’affect . .
3. Une collection identificatrice . .
B. Le collectionneur ou le rêve du pionnier . .
1. A la recherche de très jeunes artistes . .
2. La question de la célébrité de l’artiste . .
C. Une activité d’intérêt général . .
III. Le collectionneur, un acteur des mondes de l’art reconnu ? . .
A. La relation à l’artiste . .
1. Le collectionneur, ami de l’artiste ? . .
2. La liberté contagieuse de l’artiste . .
B. Les copains collectionneurs . .
C. La reconnaissance du collectionneur, acteur du monde l’art . .
1. Etre intégré à une hiérarchie différente . .
2. Faire reconnaître les collectionneurs . .
Conclusion : Les fins d’une conduite . .
Bibliographie . .
Table des annexes . .
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Annexe I : Présentation de l’Association de Diffusion Internationale de l’Art Français,
l’Adiaf. . .
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Annexe II : Grille d’entretien utilisée pour mener les interviews de collectionneurs
d’art contemporain . .
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Annexe III : Entretien avec Collectionneur 1 (C1), réalisé le 28 avril 2008 à Grenoble.
..
Annexe IV : Entretien avec Collectionneur 2 (C2), réalisé le 28 mai 2008 à Paris. . .
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Remerciements
Remerciements
Je tiens à remercier en premier lieu Monsieur Max Sanier, directeur de ce mémoire, pour l’aide
qu’il m’a apportée lors de l’élaboration de cette enquête et pour le suivi attentif qu’il m’a accordée.
Je suis également reconnaissante à Madame Isabelle Hare pour ses remarques et conseils avisés
tant sur le fond, que sur la forme de ce travail.
Toute ma gratitude va aux collectionneurs qui ont participé à cette enquête, pour leur
disponibilité, leur gentillesse et leur spontanéité. J’espère que l’utilisation que j’ai faite de leur
propos ne leur apparaitra pas comme une prétention de l’apprentie sociologue que je suis à s’ériger
en une surconscience au milieu d’un monde d’initiés auquel elle n’appartient pas. Je les remercie
très sincèrement, sans eux je n’aurais pu mener à bien ce travail, ma réflexion s’est construite en
les écoutant.
Enfin je tiens à exprimer ma reconnaissance à mes parents ; Merci à mon père, c’est en
discutant avec lui que j’ai trouvé mon sujet, et ma mère, fidèle relectrice de mes étourderies.
Merci à mes amis, aussi, pour leurs encouragements.
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Le collectionneur d’art contemporain
Introduction
Première rencontre avec les collectionneurs
J’ai pour la première fois rencontré des collectionneurs d’art contemporain lors de deux
stages, l’un au musée de Grenoble, internationalement reconnu pour son engagement pour
l’art contemporain, et l’autre dans une galerie d’art contemporain à Genève. Le musée de
Grenoble organisait alors en collaboration avec l’Association de Diffusion Internationale de
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l’Art Français, l’Adiaf , une exposition d’œuvres issues de collections privées. Ces deux
expériences m’ont permis de rencontrer et de discuter avec des collectionneurs.
Je m’attendais à voir des grands bourgeois, suffisants de leur position sociale et fiers
de leurs collections d’avant-garde. Quelle ne fut pas ma surprise de rencontrer en grande
majorité des personnes ravies de participer à une exposition ou heureuses de venir à un
vernissage, prêtes à discuter avec la nouvelle tête que j’étais, et curieuses de comprendre,
par exemple, comment une étudiante en sciences politiques avait atterri dans une galerie
d’art contemporain. J’ai saisi lors de ces rencontres qu’un collectionneur est loin de n’être
qu’un spéculateur, et que sa participation au monde de l’art correspond davantage au
temps de ses loisirs qu’au moment d’une représentation sociale, où l’art contemporain
ne serait qu’un attribut pour se faire bien voir. Cette période d’observation involontaire et
de conversations spontanées m’a permis d’aborder le collectionneur d’art contemporain
comme un individu concret, et m’a donné envie d’en savoir plus sur cet acteur constant de
l’histoire de l’art.
Amour de l’art et marché de l’art : une conciliation
impossible ?
En effet, qu’est ce qu’un collectionneur d’art contemporain cherche à acquérir lorsqu’il
achète une œuvre d’art ? Bien sûr la première réponse serait qu’il cherche à jouir chez lui
d’œuvres qui lui plaisent, en véritable amateur. Mais cette réponse m’a paru insuffisante.
Déjà on observe lors de moments festifs tels que les vernissages que tout le monde se
connaît, alors les collectionneurs courraient-ils en fait après un réseau social en achetant
une œuvre d’art, cette réponse simpliste n’est évidemment pas celle à laquelle je souscris.
Certes l’amour de l’art est une condition sine qua non à l’activité de collection mais ce n’en
est pas le seul moteur.
D’autre part, on ne peut nier que l’art contemporain est aujourd’hui un marché
économique très dynamique où les prix flambent, et où les côtes se font et se
défont rapidement. Les sommes consacrées à l’acquisition d’œuvres sont souvent très
importantes, et nécessitent, par conséquent, une réflexion ante-achat. Les collectionneurs
ne sont pas de simples spéculateurs, par exemple, ceux qui soutiennent de très jeunes
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Voir en annexe la présentation de cette association
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Introduction
artistes à peine sortis des Beaux-arts ne font pas un placement à haut risque, il ne s’agit donc
pas d’une réflexion économique, les critères de placement et de rentabilité ne déterminent
pas les choix du collectionneur.
Cette apparente contradiction est en fait propre au monde de l’art, qui seul permet
qu’une action économique, la dépense d’une forte somme d’argent, ne soit pas le résultat
de la logique rationnelle de l’homo economicus. En effet, l’argent n’est pas un bon indicateur
de la valeur en art, l’énormité des sommes engagées et la rapide variabilité de celles-ci le
confirment. Par exemple « un tableau vendu pour quelques francs du vivant de son créateur
se négocie plusieurs millions de dollars un siècle plus tard, et peut-être moitié moins à une
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prochaine vente aux enchères » , cela est aussi vrai pour l’art contemporain, seulement à
un rythme plus rapide, un artiste peut voir sa côte évoluer excessivement, dans un sens ou
l’autre, en quelques années, voire en quelques mois.
Cela montre en quoi l’existence d’une logique différente d’une logique économique est
valable lors d’une action économique, il s’agit alors de comprendre quelle « logique » décide
de l’achat d’une œuvre d’art pour le collectionneur d’art contemporain.
Définir le collectionneur et les enjeux de l’activité de
collection
Avant de se pencher précisément sur les collectionneurs d’art contemporain, il faut
s’intéresser à la notion de collectionneur. Celle-ci regroupe des individus très différents, en
termes d’âge, de sexe, de catégorie socioprofessionnelle… Cependant il existe des points
communs dans le comportement des collectionneurs dont je tenterai ici de montrer les points
saillants.
Une collection se définit comme une accumulation de biens, d’objets présentant un
intérêt esthétique, scientifique, historique, ou une valeur provenant de sa rareté.
« L’objet-passion » (Jean Baudrillard)
note de titre 3
L’ensemble des recherches souligne le caractère passionnel de l’activité de collection.
Ainsi le terme de passion est utilisé par les individus eux-mêmes pour décrire leur état
psychologique et l’objet de leur attachement. En effet, le collectionneur s’investit d’une
manière significative dans sa passion, en argent bien sûr, mais aussi en temps passé à
s’informer, chercher, organiser et entretenir sa collection et enfin à en jouir (contempler,
manipuler, montrer à autrui… ).
Maurice Rheims dans La vie étrange des objets considère que « L’objet est pour
l’homme comme une sorte de chien insensible qui reçoit les caresses et les rend à sa
manière, ou plutôt les renvoie comme un miroir, fidèle non aux images réelles, mais aux
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Nathalie Heinich, 2001
Jean Baudrillard, 1968
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Le collectionneur d’art contemporain
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images désirées ». Ce à quoi Jean Baudrillard ajoute que « l’objet est le seul être dont les
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qualités exalte ma personne au lieu de la restreindre ». On voit ici se dessiner une relation
plus complexe à l’objet que celle d’une inclination, d’un attachement.
Lire la figure du collectionneur en creux des figures de l’acheteur et
de l’amateur.
La figure de l’acheteur
Pour Pierre Cabanne (2003), il faut différencier, dans le domaine de l’art, le collectionneur
de l’acheteur. Au contraire du collectionneur, l’acheteur n’est pas un passionné et achète
« froidement » en fonction de la valeur reconnue de l’objet par le marché. L’acheteur
achètera non des œuvres qu’il découvre mais des noms qui rassurent et le valorisent. Le
véritable collectionneur, lui, n’agit pas en en investisseur.
Celle de l’amateur
Le collectionneur est un amateur au sens premier du mot, il aime les objets qu’il
collectionne, il leur est attaché… Alors que l’amateur s’apparente davantage à un curieux
au comportement d’achat léger et désinvolte, le collectionneur, par son implication et son
organisation méthodique, se comporte comme un professionnel. C’est pourquoi on peut
qualifier l’activité de collection de « serious leisure », selon la formule de Robert A. Stebbins.
Le collectionneur ne plaisante pas avec l’activité de collection bien qu’elle reste un loisir.
En définitive, tandis que l’acheteur achète sans passion et l’amateur sans projet ni
méthode, le collectionneur mobilise la rigueur du premier et l’attachement pour les choses
du second.
Une activité qui s’inscrit dans le temps
En outre, l’activité de collection s’inscrit dans une temporalité assez longue. Pour être
reconnu comme collectionneur il faut que l’achat d’objets soit répété sur une longue période.
Quelqu’un qui possède une collection n’est donc pas nécessairement un collectionneur s’il
ne continue pas à rechercher de nouvelles pièces d’une manière régulière.
Une activité méthodique
L’ordre est ce qui distingue la possession de la collection. Collectionner apparaît ainsi
comme une activité volontaire et méthodique organisée pour atteindre un but qui semble
être la complétude de la collection ou tout au moins la tension vers cette complétude. Ainsi
il ne s’agit pas d’accumuler mais de collectionner à dessein. Dans le cas de la collection
d’art contemporain, cette complétude n’est pas en jeu au sens propre puisque la création
se renouvelle continuellement. En termes de complétude on pourrait plutôt parler, dans ce
cas, d’une tentative de capter au mieux l’air du temps.
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Maurice Rheims, 1959
Jean Baudrillard, 1968
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Introduction
Une recherche sans fin
Le collectionneur est un éternel insatisfait. L’inassouvissement est ainsi un de ses traits
caractéristiques. Le collectionneur doit nourrir sa passion d’une manière régulière ce qui
implique un approvisionnement constant et renouvelé d’objets. La recherche est alors pour
le collectionneur un état permanent qui implique d’être sans cesse aux aguets pour découvrir
la pièce exceptionnelle avant qu’un concurrent plus rapide, plus averti ou mieux informé ne
l’emporte.
L’importance de la recherche, de la quête, pour le collectionneur est le pendant du rôle
que joue le manque, l’absence dans l’entreprise de collection, révélé par le constat de C4
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« Je passe ma vie à ne pas pouvoir acheter, mais c’est pour ça qu’on continue à acheter »
En effet un objet n’acquiert-il pas une valeur exceptionnelle justement parce qu’il est absent
de la collection ? Les propos de collectionneurs cités dans l’ouvrage de Raymonde Moulin
(1967), abondent, en tout cas, dans ce sens : « Le tableau que je préfère, c’est le dernier
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acheté ou plutôt celui que je ne possède pas encore ».
Le rôle central de l’expertise
Le collectionneur se distingue par les qualités qu’il mobilise : grande vigilance, recherche
intensive d’informations, mémorisation, et par l’expertise qu’il développe. Cette expertise
se fonde sur son expérience de l’histoire de l’art, d’une part, pour déterminer la valeur des
objets et distinguer le vrai du faux, et des procédures, d’autre part pour accéder à l’offre
dans les meilleures conditions.
L’expertise joue un rôle central chez le collectionneur. Elle est à la fois un indicateur de
la qualité ou de la valeur de la collection et une fin en soi, un but qui permet à l’individu de
construire son identité et de se distinguer. Il arrive parfois que cette expertise se concrétise
par l’écriture d’articles, d’ouvrages et de guides, ou par la création d’une association de
collectionneurs.
Le collectionneur d’art contemporain : un oublié de la
recherche sociologique sur les mondes de l’art
Dans la perspective de ce travail j’ai mené une recherche bibliographique active qui a révélé
que jusqu’à présent le collectionneur d’art contemporain n’a fait l’objet d’aucune publication
particulière. Pour autant, il est pris en compte dans plusieurs ouvrages.
Cela paraît d’autant plus intéressant que le marché de l’art contemporain est
actuellement en plein essor grâce à l’augmentation du nombre de collectionneur d’art
contemporain et de leurs moyens. Je ne nie pas que certains d’entre eux soient de
purs spéculateurs qui voient là un bon placement financier, mais il semble que si l’art
contemporain est apparu comme tel c’est grâce à la visibilité de certains collectionneurs
d’art contemporain particulièrement passionnés et particulièrement riches. Cela montre que
le collectionneur d’art contemporain apparaît comme un groupe restreint, mais qui peut
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Entretien réalisé avec C4 le 12 juin 2008
Raymonde Moulin, 1967
PAYNE-REYDELLET Annabelle - 2008
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Le collectionneur d’art contemporain
influencer le comportement d’individus hors-groupe. Il paraît alors judicieux d’essayer de
comprendre ce groupe particulier, visible dans la société actuelle.
Je me placerai dans la suite de la sociologie beckerienne qui établit que les mondes
de l’art sont composés de plusieurs groupes qui interagissent de manière continue et
nécessaire. Aujourd’hui le collectionneur d’art contemporain est un acteur certain des
mondes de l’art, son pouvoir économique étant de plus en plus important et les actions
privées qu’il mène de plus en plus nombreuses etc. Je citerai par exemple les différentes
fondations privées qui voient le jour en France telles que la Maison Rouge – Fondation
Antoine de Galbert, la fondation Florence et Daniel Guerlain ou encore la Fondation
François Pinault. Cette prise d’importance du collectionneur en tant qu’individu et des
collectionneurs en tant que groupe dans la considération publique des mondes de l’art fait
de la connaissance de ces acteurs un enjeu de la compréhension des mondes de l’art
aujourd’hui.
Le travail sociologique dense de Raymonde Moulin sur les mondes de l’art est une
autre source constitutive de notre réflexion, en particulier son étude des collectionneurs
de peinture dans l’ouvrage Le Marché de la peinture en France, paru en 1967. D’autres
auteurs viendront appuyer notre réflexion sur des points particuliers, mais il faut préciser
que la grande majorité des travaux mentionnant les collectionneurs d’art suivent la ligne
tracée par Moulin et Becker.
Hypothèses de travail
C’est inspirée de la lecture de leurs travaux que je propose les hypothèses suivantes :
La collection : l’activité intime d’un individu passionné
1. L’amour de l’art est commun à tous les collectionneurs. La notion même de
collectionneur sous-entend que l’individu est amateur de ce qu’il collectionne, sinon il
ne parvient pas à être reconnu comme tel. D’ailleurs s’il y a un doute sur sa sincérité
cela porte atteinte à l’appréciation de sa collection par les membres du monde de
l’art.
2. La collection, « a serious leisure », le collectionneur-expert. L’activité de collection est
considérée par nombre d’auteurs tels que Baudrillard comme une activité pratiquée
sérieusement. Le collectionneur est rationnel, il recherche méthodiquement ses
informations, il réfléchit ses achats, il classifie les œuvres qu’il possède. En cela il est
un expert.
3. La collection devient un élément de l’identité du collectionneur. Chaque collectionneur
revendique le caractère inédit de sa collection, la qualité de celle-ci reflétant en
quelque sorte sa qualité intrinsèque, comme pour dire « Ma collection, c’est moi ».
4. Une soif d’absolu, partagée par tous les collectionneurs. J’adhère ici avec la thèse
de Raymonde Moulin selon laquelle « la référence au statut métaphysique de l’art
constitue la suprême justification. Parce que l’art est supposé transcender la condition
humaine, il est propre à légitimer des attitudes passionnelles impliquant refus du
temps et désir d’éternité. Par les voies de l’art, manifestation ou substitut du sacré, le
collectionneur étanche sa soif d’absolu »Raymonde Moulin, 1967.
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PAYNE-REYDELLET Annabelle - 2008
Introduction
Le prestige de l’activité de collection au sein des mondes de l’art est
intégré par le collectionneur
1. Etre perçu comme un homme de flair, une personnalité d’avant-garde. La découverte
d’un artiste, le soutien que l’on peut lui apporter est une source de prestige dans le
monde de l’art contemporain. Cette qualité de collectionneur-découvreur de talent est
recherchée par le collectionneur, bien sûr elle est d’autant plus grande que l’artiste en
question devient plus connu.
2. La collection est aussi perçue comme une activité d’intérêt général. Le collectionneur
a conscience d’avoir un rôle nécessaire dans le monde de l’art puisqu’il permet par
ses acquisitions à des œuvres contemporaines d’exister. Ainsi grâce à lui ces œuvres
peuvent être vues aujourd’hui et visibles demain.
3. Le désir d’institutionnalisation. Le rêve de la collection qui entre au musée. L’entrée
d’une collection personnelle dans un musée, par quelque biais que ce soit, constitue
une validation par les mondes de l’art de la qualité de la collection, donc de la qualité
du collectionneur, sur qui rejaillit le prestige de sa collection. Le musée constitue la
reconnaissance ultime du collectionneur.
Devenir un acteur du monde de l’art, monde choisi
∙
∙
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Au fil de l’évolution de sa collection le collectionneur tisse un réseau relationnel à
l’intérieur du monde de l’art contemporain, au départ avec d’autres collectionneurs,
avec des galeristes, puis des artistes, critiques, directeurs d’institutions, etc. Ce
réseau vient s’ajouter au réseau social initial du collectionneur. Plus il connaît des
personnes d’influence du monde de l’art plus ses relations sont intimes dans ce
réseau relationnel et plus sa position de collectionneur se trouvera validée.
Une relation avec l’artiste qui va de la simple connaissance au rôle de Pygmalion. Le
collectionneur d’art contemporain est avide de rencontrer des artistes, de nouer avec
eux une relation privilégiée, celle-ci étant le gage pour lui qu’il n’est pas un simple
acquéreur mais un acteur du monde de l’art contemporain.
Chercher à être reconnu comme une personnalité crédible. La hiérarchie des
mondes de l’art est différente de la hiérarchie sociale dont souvent le collectionneur
par son activité professionnelle est un membre reconnu. Ainsi par son activité de
collectionneur, sa qualité d’expert, son soutien aux artistes le collectionneur cherche à
appartenir à cette hiérarchie singulière.
L’enquête
Comment élaborer un échantillon ?
Le terrain des collectionneurs d’art contemporain posait un problème majeur : comment
accéder à eux, comment savoir qui est qui ? J’ai par le passé observé de loin le travail
de l’Adiaf et j’ai pu constater l’engagement dynamique de ses membres. Cette association
de collectionneurs m’a alors semblée un bon moyen de rencontrer des personnes dont
l’engagement explicite pour leur collection m’invitait à penser qu’ils seraient enclins à
PAYNE-REYDELLET Annabelle - 2008
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Le collectionneur d’art contemporain
en parler, et probablement de manière prolixe, ce qui est l’une des conditions d’un bon
matériau d’étude. De plus, grâce à ce réseau associatif, chaque collectionneur interviewé
m’a permis de rencontrer au moins un autre collectionneur dont il connaissait la collection et
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la démarche et dont il pouvait dire que c’était un bon collectionneur comme C2 dit de C3 :
« C’est une bonne collectionneuse, une démarche intéressante ». Cela m’a permis d’éviter
de rencontrer des spéculateurs, qui ne sont pas ceux qui m’intéressent pour ce travail.
Il n’existe aucune statistique officielle sur les collectionneurs d’art et encore moins sur
les spécialistes de l’art contemporain, ce qui rend impossible la confection d’un échantillon
représentatif. C’est pourquoi l’échantillon n’a pas été déterminé précisément à l’avance, il
est le résultat des recommandations de chaque collectionneur et des réponses positives
aux demandes d’entretien.
Il m’a semblé qu’avoir recours à des collectionneurs membres d’une association ne
posait pas de problème par rapport à ma problématique, bien sûr tous les collectionneurs
d’art contemporain ne sont pas membres d’associations, mais être collectionneur d’art
contemporain, c’est être engagé pour l’art et les artistes de son temps. Il y a forcément
une part de militantisme à défendre des artistes très contemporains. Cet engagement
est simplement plus perceptible chez le collectionneur membre de l’Adiaf, puisqu’il est
revendiqué : « C’est le rôle de quelques personnes de représenter les tendances communes
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et, par l’exemple, de les fortifier »
J’ai pris le parti de me faire recommander des collectionneurs de qualité. En effet il
était impossible de choisir les collectionneurs en fonction de la qualité de leur collection. Les
experts de l’art ne s’accordent pas sur une hiérarchie unique de valeurs, ce qui explique,
s’il le fallait, que l’on ne puisse juger objectivement de la qualité d’une collection d’art
contemporain. Chaque enquêté m’a dirigé vers un ou plusieurs de ses amis qu’il estimait en
tant que collectionneurs, et qu’il jugeait prêt et enclin à répondre à mon étude. Ceci explique
que les collectionneurs que j’ai rencontrés ont pour la plupart une activité professionnelle ou
une responsabilité associative dans le monde de l’art : on a eu la gentillesse de me diriger
vers les « meilleurs » d’entre eux, qui sont également les plus habitués à parler de leur
activité de collection.
Le choix de l’entretien compréhensif
L’enquête repose sur cinq entretiens de type compréhensif. Cette méthodologie semble
en effet la plus adapté : le collectionneur d’art contemporain n’obéit pas à une logique
rationnelle dans son activité et ses acquisitions. Les entretiens de types directif ou semidirectif visent à dénicher les stratégies derrières le discours. Je ne peux sérieusement
envisager cette voie. Je prends le parti de l’empathie. De plus les enquêtés sont pour
la plupart des personnes habituées à parler de leur collection et de leur activité : tous
ont fait mention de la nécessité d’expliquer leur choix à leur entourage, en particulier aux
balbutiements de leur collection. Cependant, les interviewés ont accepté de jouer le jeu de
l’entretien, et m’on fait part de leur expérience dans toute sa réalité, loin des clichés. Il est
vrai qu’ayant tous duré plus d’une heure, les entretiens ont permis aux collectionneurs de
développer par des exemples les sentiments qu’ils disaient être les leurs. Il est arrivé à
certains collectionneurs de se contredire au cours de leur entretien, je me réserve le droit,
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Entretien avec C2, réalisé le 28 mai 2008
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Cité in Raymonde Moulin, 1967, Maurice Halbwachs, Esquisse d’une psychologie des classes sociales, Paris, Librairie Marcel
Rivière et Cie, 1955
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PAYNE-REYDELLET Annabelle - 2008
Introduction
là, de déterminer quels éléments sont les plus fiables pour mon travail de réflexion au vue
du discours global des collectionneurs en question.
Je n’ai qu’une seule fois rencontré l’hostilité connue des acteurs des mondes de l’art
pour la sociologie, C4 s’est en effet montré inquiet de mes intentions « C’est pour critiquer
alors que vous êtes là ? ». L’origine de cette méfiance tient à la menace que représente la
sociologie pour l’amateur d’art, une tentative de désacraliser l’art. Ayant clairement établi
que là n’étais pas mon intention, la garantie de son anonymat et l’exposé de mon projet
ont réussi à le détendre, et le dialogue s’est ensuite peu à peu orienté vers les informations
que je cherchais.
Tableau de présentation des collectionneurs enquêtés
Les informations suivantes ont été recueillies au cours de l’entretien, il s’agit donc des
réponses des collectionneurs.
Date de l’entretien
Genre
Age
Profession
C1
C2
28 avril 2008
28 mai 2008
Masculin
Masculin
50 ans
65 ans
C3
12 juin 2008
Féminin
44 ans
C4
12 juin 2008
Masculin
52 ans
C5
21 juillet 2008
Masculin
42 ans
Stomatologue
PDG maison de
mode à la retraite
Conseil de
collectionneurs
Président d’une
fondation d’art
contemporain
Avocat
Age approximatif
de la collection
25 ans
40 ans
15 ans
30 ans
15 ans
Nombre d’acquisi
Au moins quinze
Une vingtaine
Une dizaine
Au moins une cinq
Moins de dix, aujo
Une grille d’entretien ouverte pour orienter un dialogue libre
La grille d’entretien disponible en annexe, est très proche de la grille établie au début de
ce travail de recherche, cela est permis par la nature-même des questions, relativement
ouvertes. Le but était de susciter une discussion libre avec le collectionneur. Cependant
certaines questions ont dû être modifiées.
L’une de mes questions porte sur l’artiste le mieux représenté dans la collection ; il s’agit
de comprendre à cette occasion quels liens le collectionneur entretient avec un artiste dont
il est proche. J’envisageais demander par combien de toiles celui-ci était représenté mais
cette information n’est pas significative dans la mesure où les artistes les mieux représentés
dans les collections abordées sont régulièrement des artistes très jeunes, et très abordables
par la même occasion.
Plus loin dans la grille d’entretien, dans la partie méthode d’achat, je pensais interroger
les enquêtés sur leur moment préféré dans l’achat, mais orienter la question de cette
manière sous-entendait que le rapport d’un collectionneur à une œuvre d’art passait
par l’achat. La question est donc devenue « Quels sont vos meilleurs moments de
collectionneurs ? », face à laquelle les enquêtés ont bien réagi.
L’avant dernière question de ma grille d’entretien « Quels conseils donneriez-vous à
quelqu’un qui voudrait commencer une collection d’art contemporain ? » n’était finalement
PAYNE-REYDELLET Annabelle - 2008
13
Le collectionneur d’art contemporain
pas envisageable puisque selon la majorité des collectionneurs il ne s’agit pas d’un choix
mais plutôt d’un état de fait, la question perdait donc son sens.
D’autre part, j’ai élaboré quelques questions particulières pour C3, de genre féminin, et
pour C4, président d’une fondation d’art contemporain.
Diserts sur les origines de leurs collections et leur goût pour cette activité, les
collectionneurs interviewés se montraient plus réservés sur la question financière, plus que
la tentative de dissimulation fiscale était en jeu le désir de respecter « la règle du silence
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qu’impose l’appartenance à ce milieu particulier ».
La question du genre
La question du genre a malheureusement dû être écartée des pistes de réflexion, pour les
raisons évidentes de la complexité de mener dans le cadre de ce travail une réflexion solide
sur ce thème, qui pourrait constituer un travail en soi. D’autre part, il est difficile de réduire
la question des rapports sociaux de genre au milieu des collectionneurs d’art contemporain,
qui n’est pas un groupe social mais une réunion d’individus appartenant à d’autres groupes
sociaux. On peut noter toutefois qu’au sein de l’Adiaf, il y a une quasi parité au sein du
conseil d’administration, comme au sein des membres. Cependant, ayant été originellement
en contact avec un homme collectionneur, j’ai été dirigé vers d’autres hommes, C3 m’a été
recommandée quand j’ai exprimé l’envie de rencontrer une collectionneuse. Il s’agit dans
le discours des enquêtés d’une question de camaraderie, on m’a envoyée, et j’en suis très
reconnaissante, vers de bons amis, « très bons collectionneurs ».
Annonce du plan
Ma réflexion reposera sur trois angles d’approche tirés de la confrontation de mes
hypothèses et de l’enquête. Ma première partie montrera la permanence de l’idéologie de
la gratuité dans le discours du collectionneur. Ma seconde partie abordera la collection
comme un vecteur de l’intime et du général pour le collectionneur. Enfin je chercherai dans
un troisième temps à montrer en quoi le collectionneur est une personnalité reconnue, ou
non, des mondes de l’art, et ce que cela lui apporte.
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Raymonde Moulin, 1967
PAYNE-REYDELLET Annabelle - 2008
I. Une idéologie de la gratuité
I. Une idéologie de la gratuité
La collection d’art, contemporain ou non, est une activité de prestige. La pratique de celle-ci
rapproche le collectionneur des élites culturelles et sociales. La collection d’art mettant en
jeux de fortes sommes d’argent, l’opinion commune considère souvent que le collectionneur
est en fait un investisseur déguisé même s’il faut avouer qu’il doit avoir un goût pour l’art,
mais qui ne l’a pas dans les hautes-sphères ? Le discours du collectionneur présente un
tout autre tableau, où l’idéologie de la gratuité domine, tout comme elle domine dans le
champ de l’art en général. Cette gratuité qualifie à la fois le choix de cette activité, la posture
du collectionneur face à celle-ci, face aux mondes de l’art, ou encore face aux œuvres…
L’idéologie de la gratuité sous-tend tout le discours, cela correspond à mes hypothèses
de travail, qui étaient alors fondées sur de nombreux travaux sociologiques mettant en
avant la dominance de cette idéologie dans les mondes de l’art. Dans cette perspective je
m’attarderai sur trois points principaux, tout d’abord l’amour de l’art est commun à tous les
collectionneurs, ensuite, l’intention sérieuse avec laquelle est menée une collection montre
l’investissement personnel du collectionneur et enfin je montrerai en quoi le discours du
collectionneur révèle son désir de transcender sa propre condition.
A. L’amour de l’art
Le collectionneur est un amoureux des arts, c’est ainsi qu’il se revendique et ce sentiment
est vérifiable à travers deux biais propres à celui-ci : connaissance et désintéressement.
J’aborderai donc dans un premier temps le collectionneur à travers la posture du
connaisseur, puis à travers celle du désintéressement.
Avant d’aller plus loin je ferai remarquer que le collectionneur a recours au vocabulaire
de l’amour et de la passion amoureuse pour parler d’art et d’œuvres d’art :
13
« L’affection que je peux avoir pour certaines œuvres » , « Il y a un rapport
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sensuel et tactile avec une sculpture » , « J’ai toujours une petite réserve
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consacrée aux coups de foudre possibles » , « C’est une passion qui se
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crée entre une œuvre d’art et moi » , « Je compare beaucoup la nature du
collectionneur à une démarche amoureuse, la femme que vous avez dans vos
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bras, même si elle est cul-de-jatte, si vous l’aimez, c’est la plus belle ! » .
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Entretien réalisé avec C5
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Entretien réalisé avec C1
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Entretien réalisé avec C3
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Entretien réalisé avec C4
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Entretien réalisé avec C2
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Le collectionneur d’art contemporain
1. Le collectionneur, un connaisseur
Le collectionneur d’art contemporain est un connaisseur de l’art contemporain d’une part,
et de l’histoire de l’art en général, cette connaissance s’est souvent élaborée en amont de
la collection, et se développe de manière très personnelle tout au long de la vie, c’est que
le collectionneur appelle « se faire le regard ».
a. Une fine connaissance de l’histoire de l’art
Le collectionneur d’art contemporain est avant tout un passionné d’art. Il vient d’une famille
où la sensibilité à l’art est certaine, C1 dont la mère, diplômée en histoire de l’art, achetait
des dessins anciens, C2 dont le père collectionnait des céramiques chinoises anciennes,
C3 que ses parents trainaient au musée trop souvent, C4 qui considère ses parents comme
des « esthètes », ou encore C5 dont la sœur est devenue conservateur du patrimoine.
Le collectionneur s’inscrit dans une tradition familiale d’intérêt pour l’art, que l’on peut
rapprocher de la notion de patrimoine culturel, souvent associé, il faut bien le dire, à un
certain patrimoine économique dans le cadre de l’enquête.
Ce patrimoine culturel d’origine familiale ne suffit pas à devenir collectionneur. Le
collectionneur a fait fructifier ce patrimoine grâce à la connaissance qu’il a développée de
l’histoire de l’art, dans sa globalité. La fréquentation de musées et d’exposition, la lecture
d’ouvrages et de revues, la rencontre de personnes passionnées d’art sont autant de
moyens par lesquels le collectionneur a enrichi ses connaissances : « Etudiante, j’allais dans
la petite bibliothèque où personne ne surveillait, et moi je passais des heures à regarder
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les bouquins » , « Je lisais et je lis toujours beaucoup de revues » , « Mais évidemment
(…) je fréquentais les expositions (…) On va dire que je m’intéressais plutôt à des œuvres
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anciennes, des dessins anciens » , « Je fréquentais beaucoup de musées » . L’intérêt
pour l’art s’est donc déclaré en amont de la collection.
Le collectionneur, bien que spécialisé dans l’art contemporain est également très à
l’aise avec l’art ancien, qui a souvent été son premier contact avec l’art, l’art contemporain
étant la conséquence d’un goût déjà affirmé pour l’art. Cette sensibilité est saisissable
dans les commentaires des collectionneurs sur une œuvre, sur leur collection ou même sur
l’origine de leur goût pour l’art contemporain :
« Et comme je suis un passionné d’Italie et que je vais souvent en Italie, c’est en
m’attardant un peu plus longtemps que d’habitude dans une petite église qui est
à côté du Ponte Vecchio à Florence qui s’appelle Chiesa di Santa Felicita où il y
a une descente de croix magnifique du Pontormo. Et Pontormo, le maniérisme,
y’a des couleurs quand même assez pétillantes, éclatantes, des corps déformés
et déjà des lignes, pas encore la ligne claire d’Hergé mais déjà. Et quand j’ai
vu ça je me suis dit que les contemporains de Pontormo qui avaient déjà eu du
mal à digérer le sfumato de Léonard de Vinci et le contrapposto de Michel-Ange
devaient trouver ça épouvantable aussi. Donc par analogie je me suis dit : “ Tiens
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Entretien réalisé avec C3
Entretien réalisé avec C1
Entretien réalisé avec C5
Entretien réalisé avec C1
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I. Une idéologie de la gratuité
il faut que je retourne vois C. ”, et à ce moment-là, j’ai eu un autre regard. Voilà…
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Et c’est là que j’ai eu la révélation (en souriant) » .
Cependant le domaine d’expertise du collectionneur au centre de ce travail est bien l’art
d’aujourd’hui, ses connaissances sont donc plus pointues dans les domaines de l’art
moderne et contemporain : « C’est vrai qu’aujourd’hui je suis assez à l’aise sur des artistes
de plusieurs générations différentes, parce que je peux dire, si c’est des artistes un peu
23
connus, je peux dire, je le connais, vraiment, c’est pas du pipeau » . Ce savoir-là résulte
en partie des lectures et de la fréquentation d’expositions, mais surtout de la recherche
intempestive d’œuvres menée par le collectionneur, en fouillant galeries, foires et ateliers,
il a développé une connaissance très à jour de cet art, typiquement en évolution constante
puisqu’en train de se faire.
Compiler ces connaissances historiques ou actuelles est un des plaisirs déclarés
du collectionneur. En particulier parce que cela lui permet de mieux évaluer les œuvres
susceptibles de l’intéresser, en regard de l’histoire de l’art :
« L’autre jour j’étais dans une foire avec une de mes filles, elle avait vu un collage qui
était beau, vraiment beau. Mais elle ne connaissait pas les collages allemands de l’entredeux guerre, et c’était pompé sur H., R. H., toute cette culture formidable, et elle voulait
l’acheter. Elle a 27-28 ans et elle bosse, et je lui dis, “il est super beau mais fais attention,
tu devrais acheter ce bouquin-là, celui-là”. Ça c’est quelque chose qu’on peut pas inventer,
24
qu’on peut pas acquérir en deux jours » , « Moi je trouve que c’est mieux de mettre cette
même somme pour un artiste plus, vraiment plus contemporain, qui fait des choses qui
25
concluent sur l’histoire de l’art » . Etre un connaisseur théorique de l’histoire de l’art est,
pour le collectionneur, une première satisfaction, mais elle est insuffisante. Le collectionneur
cherche surtout à se faire le regard.
b. Se faire le regard
« Se faire le regard » signifie pour le collectionneur digérer ses connaissances
théoriques afin qu’elles se mettent en place dans son œil-même, c’est-àdire qu’il accède à une compréhension immédiate de ce qu’il regarde. Plus
que la connaissance théorique de l’histoire ce qui compte vraiment pour le
collectionneur c’est la maturité de son regard : connaître les artistes et leur
œuvre, mais surtout reconnaître les œuvres. Notons que les artistes aux XVIIème
et XVIIIème siècle faisaient souvent un voyage en Italie, pour s’y faire le regard,
c’est-à-dire pour être confrontés à la fois aux chefs d’œuvre de l’antiquité et aux
innovations de l’art de l’époque, afin que l’œil de l’artiste soit plus à même de
produire des œuvres de qualité, ayant formé son regard face aux plus grandes
merveilles disponibles, selon les critères de l’époque. C’est une dynamique
similaire qui anime le collectionneur aujourd’hui, seulement il considère que
c’est là l’entreprise d’une vie, de son voyage au cœur de l’art contemporain.
L’intérêt majeur pour le collectionneur d’avoir un œil entrainé réside dans la
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Entretien réalisé avec C1
Entretien réalisé avec C3
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Entretien réalisé avec C4
Entretien réalisé avec C3
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Le collectionneur d’art contemporain
possibilité qu’il aura alors de faire de meilleurs choix, selon lui : « Je pense que
le fait d’aussi peu voyager freine quand même la formation de mon œil et de mes
26
neurones » . Développer son œil lui permettra de mieux appréhender les œuvres
qui lui plaisent et éventuellement d’acquérir celles dont il ne se lassera pas, et
qui peut-être ne sombreront pas aux oubliettes : « si vous avez fait une bonne
collection, une collection extraordinaire et que tout est resté à la brocante, bon !
27
(rires) Vous êtes un peu gênés aussi ! » . Dans son discours l’image est déjà
présentée comme ce qui attire « naturellement » le collectionneur. Il arrive très
souvent que le collectionneur ne consulte revues, ouvrages et catalogues que
pour regarder les images: « J’ai aucune mémoire des noms, mais des yeux, donc
je regarde, regarde, regarde, et donc le regard sur l’art contemporain ça nous
28
aide » , « Regarder les images […] je préfère les images, je suis une mangeuse
29
d’images » , « J’aime bien les images, les collectionneurs, ils aiment bien les
30
images » .
Le collectionneur cherche à devenir un connaisseur, et un encore meilleur connaisseur.
Non seulement il est avide d’informations mais il cherche également à personnaliser les
informations qu’ils regroupent, pour se faire son œil, celui-là même qui fera qu’une collection
est propre à un collectionneur, que sa collection ressemblera à son aventure au sein des
mondes l’art.
2. La collection, une démarche personnelle
Souvent le collectionneur qualifie son entreprise de collection de voyage, d’aventure, il
exprime ainsi l’importance de sa personnalité, de son regard, dans la constitution de sa
collection qui lui est, avant tout, personnelle.
a. La collection : une somme de trouvailles et d’erreurs, revendiquées
Le collectionneur n’envisage pas la compilation d’une collection sans la présence d’erreurs,
celles-ci sont, selon lui, inévitables, et témoignent, en plus, de la qualité personnelle de sa
démarche.
Les erreurs sont des œuvres d’une qualité artistique moindre, qui ne plaisent pas
sur le long terme au collectionneur, lassé, il pensera les revendre, ou plutôt les stockera.
Notons que le collectionneur considère certaines de ses œuvres comme des erreurs mais
il reconnaît également que certaines des œuvres qu’il aime peuvent être de moins bonne
qualité que d’autres seulement il ne le voit pas puisqu’il s’attache, pour différentes raisons,
à ses œuvres. « On s’attache aux œuvres d’art, même celles qui ont moins d’intérêt. Ma
théorie est que les mauvaises œuvres d’art sont aussi bonnes que les bonnes œuvres
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Entretien réalisé avec C5
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Entretien réalisé avec C2
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Entretien réalisé avec C4
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Entretien réalisé avec C3
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Entretien réalisé avec C2
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I. Une idéologie de la gratuité
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d’art, vous voyez. Parce que c’est le regard qui compte » . Ce témoignage met en avant
la dimension personnelle de l’attachement à l’œuvre d’art chez le collectionneur d’art
contemporain.
La démarche personnelle, qualifiée de regard, légitime l’inégale qualité d’une
collection : la présence d’artistes dont le talent n’est pas évalué égal entre eux par les
spécialistes, ou encore la récurrence de certains thèmes, pour ne pas dire la récurrence
de certains artistes. Le regard du collectionneur est celui qui attribue quasiment la même
reconnaissance à toutes ses œuvres, ce qui lui permet par exemple, d’acheter à la fois les
œuvres de grands noms de l’art contemporain, et parfois moderne, et aussi les œuvres de
très jeunes artistes et de les accrocher comme des œuvres égales sur leur murs : « Je
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peux foutre un Fontana à côté d’un gamin de 25 ans » , « Y’a une espèce de pas de deux
entre l’œuvre d’art et vous […] donc moi j’aime bien que ça aie un rapport avec l’histoire
33
de l’art, mais aussi y’a vraiment l’histoire du rapport entre l’œuvre d’art et soi » . De toute
façon le collectionneur sait que sa collection ne peut pas être composée uniquement de
chefs d’œuvre, et que quand bien même elle le serait, lui, sera mort depuis trop longtemps
pour le savoir.
b. Il n’existe pas de collections de chefs d’œuvre de l’art contemporain
« Il y a toujours un rebut dans toutes les collections […] C’est pas des erreurs, c’est le
34
processus normal » . Le collectionneur a conscience qu’une partie de ses acquisitions
a moins de valeur qu’une autre, il a conscience également qu’il est impossible de faire
une collection d’art contemporain dont toutes les pièces resteront dans l’histoire, « Puis
35
on apprend, on fait le voyage, et puis on apprend après coup ce qu’il s’est passé » . Ce
« rebut » est aussi le témoin de la participation du collectionneur à l’art contemporain, à l’art
en train de se faire, c’est lui, entre autre, qui atteste de l’engagement du collectionneur.
C’est pourquoi le collectionneur revendique ses erreurs, il ne les accroche pas mais
il ne les cache pas non plus. Ainsi C3 parle de la première pièce originale achetée : une
aquarelle sans valeur, mais dont elle ne peut se séparer, C4 partageait ce même intérêt pour
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l’aquarelle aux prémices de sa collection d’art : « Y’a une progression qui se crée » , « Y’a
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des étapes, c’est un voyage, l’amateur fait un voyage » . Cette idée du voyage est très
répandue, elle met en avant l’importance de la découverte pour le collectionneur, découverte
de l’inconnu, elle révèle également, comme il s’agit d’un voyage perpétuel, l’impossible
finitude d’une collection d’art, ce sentiment de frustration alimente le collectionneur.
Ces étapes ne sont pas des étapes régulières pour atteindre un art meilleur à chaque
fois, et davantage apte à garantir une certaine permanence dans l’histoire. Ces étapes
concernent aussi les goûts du collectionneur, qui évoluent, et deviennent de plus en plus
personnels.
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Entretien réalisé avec C3
Entretien réalisé avec C4
Entretien réalisé avec C3
Entretien réalisé avec C2
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Entretien réalisé avec C5
Entretien réalisé avec C4
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Le collectionneur d’art contemporain
La présence d’un rebut, d’erreurs dans une collection n’est pas vécue par le
collectionneur comme le signe d’une mauvaise collection, au contraire celui-ci se montre
suspicieux de celui qui n’a que des œuvres de grandes signatures, comme je le montre
dans la partie suivante.
3. Le désintéressement affirmé
Dans son discours le collectionneur d’art contemporain revendique le caractère
désintéressé de son activité malgré le statut socialement noble de la collection. Qui est, en
plus, un luxe coûteux apparenté à un signe extérieur de richesse. Mais le collectionneur
38
revendique cette utilisation-là de son argent : « C’est un choix ! » , « J’achète au dessus
39
de mes moyens, c’est clair ! » , ou encore à la question « Votre collection a-t-elle exigé des
40
sacrifices financiers ? » il répond « Tout le temps ! » .
Pour le collectionneur, l’argent est un problème : il manque. Et la collection n’est pas le
lieu de l’investissement comme le montre la faible pratique de revente observée. Puisque
même ceux qui ont revendu quelques pièces ne l’ont fait que pour pouvoir en acheter
d’autres. « Mais quelquefois vous avez besoin d’argent, vous voulez acheter quelque chose
41
d’autre et vous n’avez pas l’argent » . Le désintéressement du collectionneur s’affirme dans
la mise en doute de ce qualificatif parfois lourd d’idées reçues, dans la critique sévère qu’il
donne des collections-dollars, et dans sa conviction que l’on ne devient pas collectionneur
par choix.
a. Quel nom se donner ?
Le collectionneur se revendique comme un amateur. « Je suis plus partisan du nom
42
d’amateur que de collectionneur » . Le terme-même de collectionneur pose problème. Il
véhicule en effet un rapport intéressé à l’art : l’art comme moyen de conférer au propriétaire
d’une collection un prestige social, une appartenance à l’élite de rang et culturelle. Or le
collectionneur achète par amour et non par intérêt. « Le terme que j’aime c’est dilettante, qui
43
vient de l’italien deletare, se délecter, voilà, parce c’est ça ! » : il importe plus d’être amateur
d’art que propriétaire de tableaux. C’est là le principe même du désintéressement appliqué
à l’art. Cette idée est tellement prégnante dans les mondes de l’art que le collectionneur
ne peut dire le contraire, exprimer que sa collection relève de l’investissement financier
est indicible. En ce qui concerne mon enquête plusieurs éléments viennent appuyer l’idée
que le collectionneur ne se contente pas d’affirmer son désintéressement alors que sa
conduite irait dans une autre direction, le collectionneur observé est attaché à cette posture
désintéressée. Le mépris qu’il montre pour les « collections-dollars » va dans ce sens.
b. Le mépris pour les collections dollars
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Entretien réalisé avec C1 le 27 avril 2008, C2 utilisera la même expression lors de l’entretien réalisé le 28 mai 2008
Entretien réalisé avec C3 le 28 mai 2008
Entretien réalisé avec C4 le 12 juin 2008
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Entretien réalisé avec C2
Entretien réalisé avec C2
Entretien réalisé avec C1
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I. Une idéologie de la gratuité
Son amour de l’art, et son attachement au caractère désintéressé de sa démarche pousse
le collectionneur à mépriser les collections spéculatives et/ou d’apparat où les signatures
se succèdent en harmonie : les « collections-dollars ». En critiquant ces collections il
affirme sa vision de l’art, qui ne doit être l’occasion ni d’un investissement financier ni d’un
investissement social. Le collectionneur n’est pas en position de nier le prestige social
accordé par une collection d’art, mais cela doit rester pour lui une conséquence d’un
attachement sincère à l’art, et non une raison de collectionner. Le collectionneur assimile
le développement de ce type de collectionneur spéculateur à l’accélération des fluctuations
de cote des artistes, qui entraîne une sanction de l’art par l’argent : « Le but de l’art c’est
44
quand même pas d’avoir acheté le billet gagnant ! » .
45
Une autre critique va au niveau artistique de ces « collections-dollars » , c’est qu’elles
« ne sont pas difficile à faire ». Il est reproché à ces collections de n’être régulé que par les
éléments prix et prestige. « Ils n’ont pas la notion du temps, comme disait Jean Genet, du
Peuple des morts, du temps qui juge leur collection, ils n’ont pas de recul, ils ont comme
46
seul jugement le stand de foire ou le portefeuille, et ils se trompent complètement » . Ainsi
ces spéculateurs font flamber les prix sans apporter aux jeunes artistes le soutien dont ils
ont besoin. Or cette hausse limite la force d’acquisition des collectionneurs engagés au côté
des artistes, limitant ainsi leur capacité de soutien direct.
Un autre reproche qui témoigne de l’attachement à l’art du collectionneur s’adresse
à la façon dont sont fabriquées ces collections. En effet les propriétaires de grosses
collections d’art, souvent médiatisés font appel à des conseillers. Ce qui n’est pas le cas
des collectionneurs interviewés, même lorsqu’ils président une fondation. « J’ai pas de
47
professionnels aguerris, appointés, asservis » . Déjà, une collection doit être le fruit d’une
démarche personnelle comme je l’ai montré plus tôt, et avoir recours à des conseillers
apparait comme un fourvoiement de son œil, de sa capacité à choisir des œuvres, ce qui
est l’essence même de l’activité de collection.
La critique à l’égard du spéculateur est d’autant plus vive que le collectionneur
considère sa passion innée.
c. « Un atavisme de collectionneur »
Le désintéressement affiché du collectionneur se retrouve également dans le regard qu’il
porte sur lui-même, sur son activité de collectionneur. Il considère qu’il n’a pas choisi de
devenir collectionneur. Cela le rend insensible à l’accusation de spéculateur « traître » de
l’art, qui ne chercherait par le biais de sa collection qu’un moyen d’alléger ses impôts ou
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de se faire bien voir. « Moi je pense qu’on nait collectionneur » , « De toute façon on
ne peut pas dire je vais être collectionneur, ça ne peut pas être un choix délibéré, c’est
49
quelque chose d’inconscient et qui se fait tout seul » , « Je suis une collectionneuse virtuelle
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[…] depuis toujours ! » . Pour lui, il y a un état de collectionneur : « je crois que l’on nait
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Entretien réalisé avec C2
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Entretien réalisé avec C3
Entretien réalisé avec C4
Entretien réalisé avec C5
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Entretien réalisé avec C1
Entretien réalisé avec C3
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Le collectionneur d’art contemporain
collectionneur, que l’on a un atavisme de collectionneur […], donc je crois que j’ai toujours
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été collectionneur » .
Un autre élément dans la perception que le collectionneur a de lui-même vient s’ajouter
à cette conviction d’être collectionneur, ne pas avoir choisi de le devenir ; il se considère
52
comme « malade » : « Collectionner c’est un peu une maladie, une manie ! » . Les
différentes allusions à la maladie ou à la folie, qui est une maladie mentale, sont faites sur le
registre de l’humour, elles n’en révèlent pas moins une incapacité du collectionneur à faire
53
autrement : « J’étais probablement déjà atteint de collectionnite » , « Il faut être un peu fou
54
pour être collectionneur, un peu frappé ! » , « [Je suis] malade, oui, très malade ! Parce que
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finalement vous vous arrêtez pas, c’est comme la transe d’une sorcière ! (éclats de rire) » .
Autant le collectionneur s’estime de naissance, autant il ne se proclame pas luimême collectionneur. Il n’a pas l’impression qu’il y a des achats de collectionneurs
aujourd’hui et des achats d’avant-collection autrefois. Même s’il y a, bien sûr, une différence
d’engagement, de goût et de connaissance de l’art… La pleine prise de conscience de
ce statut intervient par l’intermédiaire des autres : famille, amis, galeristes, artistes… « A
un moment donné c’est le regard des autres, c’est les autres qui vous disent : vous êtes
56
collectionneur » .
Le désintéressement du collectionneur s’affiche en fait en négatif, dans la manière dont
il considère ceux qu’il jugent intéressés, que ce soit le propriétaire d’une collection d’artistes
à la mode, ou l’individu qui décide de devenir collectionneur et s’entoure de conseillers.
Les digressions sur le terme collectionneur montrent le désir de ne pas être assimilé à ces
types de personnes, qui en plus, ne se sont pas nourris de l’histoire de l’art à la façon du
collectionneur.
B. A « serious leisure »
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L’expression « serious leisure » du sociologue américain Robert A. Stebbins , désigne une
activité de loisir, c’est-à-dire une activité menée en dehors du temps professionnel, mais
menée avec un même sérieux. Il parle de « serious leisure » quand il s’agit d’une activité
menée de façon quasi permanente, qui apporte substance, intérêt et épanouissement à
l’amateur qui met en place ce que Stebbins nomme « a leisure career », soit une carrière
de loisir fondée sur le souhait d’acquérir et d’exprimer la combinaison de son savoir-faire,
de ses connaissances et de son expérience. Le collectionneur d’art contemporain illustre
très bien cette idée : activité de loisir la collection ne répond pas moins d’un engagement
d’ordinaire associé à l’activité professionnelle, et la constitution d’une collection correspond
à la carrière de loisir décrite par Stebbins.
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Entretien réalisé avec C5
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Entretien réalisé avec C2
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Entretien réalisé avec C1
Robert A. Stebbins, 2006
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I. Une idéologie de la gratuité
1. Etre collectionneur : un « presque-métier »
« Conseils, actualités, conseils pratiques, […] c’est presque un métier […] donner une
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structure concrète à ce qui semble être une sorte de plaisir libre, agréable » . Le
collectionneur a une attitude rationnelle, non pas dans le sens où il obéit à des critères
financiers avant d’acheter une œuvre et de dépenser une forte somme d’argent mais dans
le sens où, pour faire des acquisitions qui lui plaisent vraiment, il doit être au fait de l’offre
existante. En fait le collectionneur, pour réunir la meilleure collection qu’il puisse, se doit
d’être organisé : « ça demande beaucoup d’énergie, ça demande d’être organisé, donc de
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prendre des notes, de savoir les relire » . Cela se constate par exemple dans les foires
d’art contemporain où les collectionneurs visitent chaque stand, ou quasiment, prennent les
références des œuvres sur divers carnets, cartes de visites etc., photographient ces mêmes
œuvres, et reviennent voir celles qui les ont intéressés avant de prendre une décision.
Finalement, l’acte d’achat impulsif est assez rare, même s’il reste proportionnel au prix de
l’œuvre, je veux dire qu’un collectionneur achètera plus rapidement un dessin à 300 € qu’une
sculpture à 30 000€.
Son organisation se retrouve dans la façon dont le collectionneur garde une trace de sa
collection. Celui qui collectionne depuis 30 ans, ne peut se souvenir de tout ce qu’il a acheté,
il choisit donc de rationnaliser sa mémoire en constituant au moins un fichier informatique
répertoire par exemple, « En vieillissant je me rends compte que j’oublie tout […] alors
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maintenant je mets ça sur mon ordinateur » . Lorsque la collection devient vraiment très
importante le collectionneur peut même avoir recours au service d’une tierce personne, « j’ai
un jeune qui travaille plus qu’un mi-temps pour ma collection uniquement […] il gère, il range,
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il stocke, il répare, il prête » . Collectionner ne se ne se résume pas à acheter, accrocher
et éventuellement revendre, il est aussi question du stockage des œuvres dans de bonnes
conditions, de la restauration des pièces qui peuvent être abîmées lors d’un prêt etc.
J’ai ici abordé les enjeux pratiques du fait de collectionner pour illustrer la cohérence
de la thèse de Stebbins avec mon thème des collectionneurs d’art contemporain car c’est
ce qui l’illustre de la manière la plus explicite. Je vais tâcher de montrer maintenant en quoi
sa qualité d’expert le rapproche de la notion de « leisure career ».
2. Le collectionneur comme expert
Comme nous l’avons vu plus haut le collectionneur par les connaissances en histoire de
l’art qu’il mobilise apparaît déjà comme un connaisseur. Au-delà, son expérience de tous
les milieux de l’art contemporain en tant que terrain, de l’artiste à l’institution en passant par
la galerie, le transforme également en expert. Où trouver l’information ? Comment entrer
en contact avec telle personne ? A qui s’adresser dans tel cas ? A qui présenter telle
personne ? Etc. Le collectionneur connaît les trucs et astuces de l’art contemporain grâce
à son expérience. C4, ancien galeriste, l’exprime ainsi « [La galerie m’a appris] à connaître
le terrain, à connaître ce que c’est le cheminement d’une œuvre, de l’atelier au musée,
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Entretien réalisé avec C3
Entretien réalisé avec C3
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Entretien réalisé avec C2
Entretien réalisé avec C4
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Le collectionneur d’art contemporain
de connaître les artistes, de connaître la réalité, pas ce qu’on lit dans la presse, mais la
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réalité » . En plus, le collectionneur cherche à se maintenir à la pointe de l’information,
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« C’est une course à l’information » . Cette connaissance intime du terrain fait partie de
l’activité de collection, sans ça le collectionneur reste en marge des enjeux qui pourtant
sous-tendent ce milieu particulier où l’argent, les effets de modes, et l’égocentrisme de
certains acteurs pourraient fausser la donne, en ce sens il est un expert.
L’expertise développée par le collectionneur et le sérieux avec lequel il mène cette
activité de loisir le rapproche de la notion de « leisure career » développée par Stebbins.
D’autant plus que le collectionneur a de l’ambition en ce qui concerne son statut de
collectionneur et l’avenir de sa collection comme je le montrerai plus tard. Mais ce sérieux
est au service de sa passion pour l’art, c’est en ce sens qu’il est a rapproché de l’idéologie
de gratuité chère aux mondes de l’art. Je vais aborder maintenant la question de la
transcendance de l’art.
C. Transcender la condition humaine
Les références, même indirectes, à la capacité de l’art de transcender la condition humaine
renvoient à l’idéologie de la gratuité des mondes de l’art. Pour le collectionneur, l’art en soi
est une façon de dépasser sa propre condition en s’élevant vers des réflexions profondes
provoquées par l’art : l’art est également un moyen de transcender sa condition, presque
de dépasser sa propre mort en espérant laisser sa trace grâce à sa collection.
1. L’art, une nourriture spirituelle pour le collectionneur
Le collectionneur fait assez peu de références explicites au statut métaphysique de l’art,
cependant le discours est imprégné de cette idée. Notre enquête participe de la thèse de
Raymonde Moulin, « Parce que l’art est supposé transcender la condition humaine, il est
propre à légitimer des attitudes passionnelles impliquant refus du temps et désir d’éternité.
Par les voies de l’art, manifestation ou substitut du sacré, le collectionneur étanche sa soif
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d’absolu » .
Ainsi, C3, parlant d’amis, par le passé surpris de son choix de privilégier l’acquisition
d’une œuvre d’art plutôt que de biens domestiques et utiles, dit : « Et avec le temps, ces
mêmes-gens ils avaient tout ce qu’il fallait, et c’était un peu le vide sidéral. Quand même, un
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jour on se rend compte : c’est quoi la prochaine étape ? » . Elle exprime ainsi quel apport
l’art constitue dans sa vie : une richesse immatérielle.
a. Une nourriture spirituelle
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Pour le collectionneur l’art est une nourriture spirituelle. Au-delà du plaisir de la
contemplation de ses œuvres, il recherche des questionnements, des mises en doute : il
Entretien réalisé avec C4
Entretien réalisé avec C3
Raymonde Moulin, 1967
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Entretien réalisé avec C3
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I. Une idéologie de la gratuité
cherche à apprendre d’elles. Pour le collectionneur, comme pour tous les acteurs du monde
de l’art, l’œuvre porte en elle plus que sa beauté ou sa part de provocation, elle véhicule
des questions supérieures. Ainsi, le collectionneur, par la fréquentation régulière d’œuvres
(celles de sa collection) tend à s’améliorer, à s’élever, dans un sens quasi spirituel. Il ne
s’agit pas seulement pour lui d’en savoir plus sur l’histoire de l’art ou sur une nouvelle
technique, mais d’accéder au sens métaphysique d’une œuvre. « L’art peut-être un terreau
pour méditer et aller vers un monde meilleur […]. [Je collectionne] très clairement dans une
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quête spirituelle, c’est évident ! » .
b. Elargir son esprit
L’art, pour le collectionneur est donc un moyen d’accéder à une meilleure version de luimême : plus alerte, intellectuellement parlant. Cette idée rejoint l’ancienne perception de
l’amateur d’art comme sage éclairé aux messages secrets de l’art, messages quasi divins.
Aujourd’hui, le collectionneur d’art contemporain ne se réfère plus au divin pour parler de la
qualité des œuvres qu’il aime, et qui le stimulent, l’idée de base n’en demeure pour autant
pas moins vraie. « Je pense que l’art m’a permis de voir et de réfléchir sur beaucoup d’autres
sujets de la manière qui m’était familière, ou qui m’était plus facile, c’est-à-dire d’une manière
instinctive. Les artistes vous apprennent énormément de choses que vous n’êtes peut-être
pas à même de connaître. […] Vous pouvez appliquer cette gymnastique sur autre chose
que sur une œuvre d’art, vous l’avez. Vous êtes fait à cette attitude ouverte, vous l’avez. Et
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y’a toujours la générosité de l’œuvre d’art » . Le bénéfice tiré de la réflexion ne se confine
donc pas au monde de l’art. Le collectionneur n’est pas un adepte de « l’art pour l’art »
cher à Théophile Gauthier, l’art est pour lui très lié à la réalité, et l’éveil spirituel permis par
l’œuvre rejaillit sur d’autres pans de sa vie.
2. Capter l’air du temps, laisser une trace de soi
Le collectionneur d’art contemporain exprime de façon très nette son désir de s’inscrire
dans la contemporanéité. Il matérialise ce souhait par sa collection, et en particulier en
collectionnant de très jeunes artistes, « Ce qui m’intéresse, c’est de m’inscrire dans la réalité
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créatrice, créative du moment » , « Ce qui est important c’est de s’inscrire dans l’art actuel,
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participer à son temps » , « Quand vous collectionnez des artistes […] qui sont vraiment
émergents, qui viennent d’être lancés entre guillemets, [vous] vous connectez tout de suite
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à une dynamique qui est vraiment de maintenant » , « Je pense que ce qui est intéressant
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dans l’art contemporain c’est de pouvoir être actif et de vivre avec son temps » .
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Il ne s’agit pas uniquement pour le collectionneur de capter l’air du temps, mais
d’y participer, « Les vrais collectionneurs sont ceux qui veulent faire quelque chose,
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prouver quelque chose par leur collection » . D’ailleurs, quand l’Adiaf organise une
Entretien réalisé avec C5
Entretien réalisé avec C2
Entretien réalisé avec C2
Entretien réalisé avec C4
Entretien réalisé avec C3
Entretien réalisé avec C1
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Entretien réalisé avec C3
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Le collectionneur d’art contemporain
exposition pour montrer les récentes acquisitions de ses membres, elle l’intitule « De leur
temps, art contemporain et collections privées en France », c’est-à-dire qu’elle présente le
collectionneur à la fois comme celui qui capte l’air du temps, et comme celui qui contribue
à ce qu’il se forme.
A la différence du collectionneur d’art ancien, ou même moderne, le collectionneur
d’art contemporain peut se sentir investi du statut de médiateur : celui qui permet à un
art nouveau d’exister, de se créer. Ainsi il fait partie de ceux qui font le lien entre hier et
demain en permettant à aujourd’hui d’exister, « La mode ça m’exaspère, donc je choisis des
artistes qui ont une certaine forme d’universalité, d’intemporalité, c’est-à-dire des gens qui
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sont dans la suite des Pyramides, de Lascaux, de la Création » , « Quand on collectionne
l’art contemporain, moi je trouve qu’il y a un déclic […], il y a la digestion du passé et la
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compréhension immédiate de ce qui se passe, en ce moment » .
Le désir affirmé du collectionneur de vouloir capter l’air du temps et d’être inscrit dans
la formation de celui-ci devient un moyen pour laisser sa trace : que sa collection soit le
miroir d’une époque, en plus d’être le miroir d’une personne, comme nous le verrons dans
la partie suivante. Appartenir à son époque devient également l’argument avec lequel le
collectionneur peut justifier sa passion : être un des artisans qui permet à la fois la fuite en
avant, et la conservation de l’histoire de l’art en train de se faire. Cette dialectique temporelle
est un des éléments qui permet au collectionneur d’art contemporain de dépasser sa
condition humaine.
3. L’objet-totem
L’œuvre d’art, elle, est apparentée au totem qui catalyse cette dialectique : l’œuvre seule
peut perdurer, à la différence du collectionneur, ou même de l’artiste, réduits à leur finitude,
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« C’est une utopie, parce qu’on va mourir quand même » . Ainsi un certain culte de l’objet
se développe. Il ne s’agit pas de fétichisme, le collectionneur d’art contemporain n’est pas
de ceux qui retirent du monde les pièces de leur collection, à la différence de Basin de
Limeville par exemple, numismate du XVIIème siècle qui :
« Se connaissait fort bien aux médailles. Il en avait assez bon nombre ; mais après
qu’il en avait acheté quelqu’une on ne la voyait plus, si ce n’était durant quelques jours
qu’il la portait en son gousset ; car une fois qu’elle entrait dans son cabinet elle n’en sortait
jamais, et on n’avait garde de l’y aller chercher. De sa vie corps chrétien n’est entré dans
son cabinet… Il avait fait faire une serrure à son cabinet avec un tel artifice, que celui qui
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l’avait faite étant mort, personne ne put l’ouvrir, quoique l’on eut la clef. » .Aujourd’hui cela
se vérifie d’autant moins que les collectionneurs exposent leurs œuvres chez eux, et prêtent
volontiers des œuvres d’art à diverses institutions comme nous le verrons plus tard.
Sans aller jusqu’au fétichisme donc, il existe un certain culte de l’objet chez le
77
collectionneur d’art contemporain, « Je suis dans le culte de l’objet » . Il se traduit par
l’expression de la primauté de l’œuvre : « Je ne veux pas être influencé parce que le galeriste
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Entretien réalisé avec C3
Entretien réalisé avec C4
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Entretien réalisé avec C4
Maurice Rheims, 1981
Entretien réalisé avec C4
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I. Une idéologie de la gratuité
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est charmant ou au contraire désagréable » , « Il m’arrive d’acheter chez des galeries que
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je déteste parce que j’achète l’œuvre » . Cette primauté de l’objet ne se vérifie pas dans un
raisonnement purement économique ou marchand, en effet un commerçant désagréable
fera sans aucun doute fuir le client.
Il se crée une fascination pour l’objet, « voyez ce sont des petites choses qui sont
closes, des petits mondes merveilleux qui existent et qu’on peut se repasser en boucle, et
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pour moi c’est ça, c’est un petit monde en soi, c’est un délire plastique » , « Une passion
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qui se crée entre une œuvre et moi » . Finalement pour le collectionneur, l’œuvre d’art est
à la fois l’objet collectionné et la justification absolue de la collection.
Transcender sa condition grâce à l’art, n’est ce pas là la quête de Marcel Proust à travers
sa Recherche du temps perdu, fabriquer une œuvre, parce qu’elle seule perdure. Marcel
accèdera à la postérité, mais Swann, l’un des personnages de son roman est, lui, perdu.
Simple esthète il ne parviendra pas à dépasser sa condition et est réduit à mourir : il ne suffit
pas d’aimer les arts, il faut créer. A défaut de créer, le collectionneur d’art contemporain
s’engage pour l’art, à la faveur à la fois de son goût personnel et d’une ambition plus altruiste.
Ce qui m’a frappé dans mes entretiens avec les collectionneurs, c’est cette
volonté d’être reconnu comme un véritable amateur. Le collectionneur d’art contemporain
cherche l’explication de son comportement dans une conjugaison de mobiles esthétiques,
psychologiques, altruistes, et les motivations qu’il exprime de l’inquiétude métaphysique
à la passion amoureuse, en passant par le désir de culture et de soutien aux artistes,
ont en commun d’appartenir à la sphère de la gratuité. C’est ce principe qui prévaut dans
la sélection des mobiles exprimés par le collectionneur, quasiment dans une intention
justificatrice.
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Entretien réalisé avec C3
Entretien réalisé avec C4
Entretien réalisé avec C3
Entretien réalisé avec C4
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Le collectionneur d’art contemporain
II. Un pas de deux entre l’intime et le
général
La justification par le collectionneur d’art contemporain de son activité oscille constamment
entre l’intime et le général. Son discours met à jour une double intention : privée, intime,
particulière et d’intérêt général, altruiste, communautaire à la fois. L’opinion générale
pourrait réduire cette apparente contradiction en assimilant la reconnaissance publique
méliorative du collectionneur à la satisfaction personnelle qu’il ressent à mener cette activité.
Ce n’est pas ainsi que je traiterai cette contradiction, déjà je mettrai en avant les liens que
tissent le collectionneur avec sa collection, le processus d’identification en jeu révèle un
rapport complexe où le rêve d’être un pionnier et celui d’être un bienfaiteur de l’art coexistent
et interagissent.
A. Une collection identifiée et identificatrice
Le collectionneur propose une double perspective dans son rapport à sa collection ; il s’agit
à la fois d’une entité identifiée en soi, de laquelle émane la personnalité du collectionneur,
et d’un élément identifiant pour lui et pour l’Autre. La collection est dans tous les cas un
support à la constitution de l’identité du collectionneur.
1. La collection, un autoportrait
Le collectionneur présente explicitement sa collection comme un autoportrait « Je crois qu’il
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y a un aspect autoportrait dans la constitution de la collection qui est assez évident » ,
83
« C’est un autoportrait une collection » . La collection apparaît alors comme la manifestation
et la matérialisation de son individualité, ce sont ses choix, son regard, ses expériences
qui font sa collection. La collection est donc la matérialisation de sa personnalité, de son
amour de l’art et la manifestation de la qualité de son goût, de ses choix, et de sa vie dans
le monde de l’art. Le collectionneur n’entend pas, par cette assimilation, que la collection
soit un autoportrait fidèle, qui n’aurait pas besoin d’être développée. La non finitude de la
collection rejoint l’impossibilité de réaliser un autoportrait tout à fait fidèle : la dimension
de processus est importante ; l’autoportrait du collectionneur se dessinant dans l’évolution
de la collection, depuis ses débuts. Cet attachement au processus, au cheminement est
perceptible dans la revendication par le collectionneur de toutes les œuvres qu’il a acquises,
même celles de moins bonne qualité, qui pourraient être considérées comme des erreurs,
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Entretien réalisé avec C5
Entretien réalisé avec C4
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II. Un pas de deux entre l’intime et le général
« Pour moi, les vraies collections intéressantes sont des collections qui ont été faites par une
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personne qui avait le caractère de suivre son propre goût : c’est une fidélité à soi-même » .
Un autre élément me permet de parler d’un processus identificateur fort avec la
collection, il réside dans l’impossibilité exprimée par le collectionneur d’art contemporain de
léguer sa collection en l’état à ses enfants, afin qu’ils poursuivent son enrichissement au
motif que « Les collections on ne peut pas en hériter. Parce que c’est vraiment, c’est les
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défauts des autres aussi, alors on n’a pas très envie… » . Ainsi collection et collectionneurs
partageraient les mêmes défauts, autrement dit les même caractéristiques, comme si la
personnalité du collectionneur était la personnalité de la collection. Plus rationnellement on
peut considérer que le collectionneur voit sa collection comme une représentation de soi,
une matérialisation de son univers mental.
86
Le collectionneur le déclare « C’est un univers mental une collection » . Non seulement
il montre ici que la collection est un autoportrait mais aussi que la collection est un geste
intime, pour soi, par soi, ce qui ne veut pas dire que la collection appartient uniquement
à cette sphère personnelle, comme nous le verrons plus bas. L’activité de collection est
animée par un motif éminemment personnel, qui participe également de la jouissance de
celle-ci par le collectionneur. Cette puissance personnelle est telle que le collectionneur fait
appel à la collection pour aborder la résolution de problèmes pourtant extérieurs à elle, « les
vieilles bourgeoisies vivent dans le passé par définition, ils sont plus conservateurs. Et donc
ils vivent avec les tableaux de famille. Et moi j’ai cassé ça, j’ai presque fait une psychanalyse
artistique. J’ai cassé ça à un moment de ma vie, je suis allé dans un domaine où le cercle
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familial n’était pas compétent » .
La collection, plus qu’un autoportrait, est plutôt considérée comme un alter ego par
le collectionneur. Il ne s’agit pas ici de l’Autre antique qui nous montre vraiment qui nous
sommes mais de la collection porteuse de l’essence de la personnalité du collectionneur.
2. La collection, du temps et de l’affect
La collection est également un geste réel, il ne s’agit pas uniquement d’un geste intime,
c’est-à-dire que la collection prend du temps et se lie à la vie du collectionneur. Elle devient
un élément identificateur par sa réalité, un des biais par lesquels le collectionneur se définit
lui-même et par rapport aux autres, dans la mesure où un individu se définit et se reconnaît
par le temps et l’attention qu’il consacre à telle ou telle activité.
a. Une activité à (presque) temps plein
Le temps libre du collectionneur est largement consacré à sa collection. « Ça me prend
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tout mon temps libre, entre le jardin et ça, oui ! » , ou encore « Mes vacances sont un
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Entretien réalisé avec C3
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Le collectionneur d’art contemporain
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peu calquées sur les évènements » , « Je passe ma vie à faire ça ! » . Le comportement
passionné du collectionneur se retrouve dans le temps qu’il passe à sa collection.
Il s’agit de remarquer, ici, que tout moment accordé au domaine de l’art est considéré
comme lié à la collection. En effet la collection apparaît dans le discours des interviewés
comme l’expression la plus aboutie de leur amour de l’art. La visite d’une exposition dans
un musée est rattachée au temps consacré à la collection. En effet même lorsque le
collectionneur visite une exposition où rien n’est à vendre il cultive ses connaissances,
aiguise son regard, repère même éventuellement des œuvres qui l’intéressent dans l’espoir
d’en trouver de similaires sur le marché. Etre collectionneur requiert une disposition de
l’esprit face aux choses de l’art : être à l’affut, ce qui exige de consacrer beaucoup de temps
à sa passion.
Le temps imparti à la collection est occupé autant à chercher des informations qu’à aller
visiter des foires et des expositions ou à fréquenter des personnalités du monde de l’art
ou des collectionneurs. L’intensité de l’activité de collection est cependant dépendante du
temps consacré à d’autres activités, professionnelles, familiales, etc.
b. La collection est liée à la vie du collectionneur
Le collectionneur peut difficilement parler de sa collection sans parler de sa vie. Son
discours montre qu’il considère les deux comme étant nécessairement liées par l’intention
passionnée avec laquelle il réunit sa collection et l’affection qu’il ressent pour ses œuvres.
En effet les œuvres sont significatives de périodes, de moments intimes du collectionneur,
ainsi C3 s’exprimant sur la vente d’une œuvre au moment de son divorce « C’était pour de
pures raisons sentimentales. Donc ça prouve à quel point une œuvre peut-être importante,
dans la vie sentimentale de quelqu’un : ce n’est pas de la déco ! ».
La collection est un marqueur pour le collectionneur, par rapport à l’Autre, de sa passion
compte tenu du temps qu’il y consacre, et par rapport à lui-même, dans la mesure où
il ne peut dissocier sa vie personnelle de sa vie de collectionneur puisque l’activité de
collection appartient au domaine de l’affectif et de la passion, et joue nécessairement dans
la perception qu’il a de sa propre vie. Je vais montrer maintenant en quoi la collection est
également un facteur d’identité, en groupe.
3. Une collection identificatrice
La société reconnaît celui qui collectionne, il ne s’agit pas d’un statut anodin. En
effet le collectionneur d’art bénéficie de l’image noble attribuée à tout ce, et tous
ceux qui appartiennent aux cercles artistiques, malgré les occasionnelles accusations
d’intéressement du collectionneur. D’ailleurs n’est-ce pas l’Autre qui distingue le
collectionneur, qui lui donne ce statut, comme je l’ai montré plus haut ? Alors que la collection
semble être une activité fortement intime, je constate que l’Autre compte tout de même dans
l’entreprise de collection, il ne s’agit pas d’un juge de la qualité des œuvres, l’avis d’un nonspécialiste n’étant que très rarement pris en compte, mais de l’autre qui reconnaît et face
auquel chacun se définit, la collection faisant partie intégrante de ce processus.
L’attribut collectionneur, comme d’autres attributs tels que le métier, le nombre
d’enfants, le statut marital, etc. participent du processus identitaire. La spécificité de celui de
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Entretien réalisé avec C1
Entretien réalisé avec C4
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II. Un pas de deux entre l’intime et le général
collectionneur tient dans la nature des mondes de l’art : un monde à part associé au sacré
à un point tel qu’il est possible de dire que « la sociologie de la culture est la sociologie de
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la religion de notre temps » . Le collectionneur exprime cette spécificité en reconnaissant
être considéré comme un excentrique par son entourage, notons que plus le collectionneur
est reconnu comme tel dans l’espace public, c’est-à-dire plus il bénéficie d’une certaine
notoriété de collectionneur averti, plus il est admiré, et il devient alors plus habitué à susciter
des vocations de collectionneurs que des commentaires étonnés.
Sur un autre plan, la conséquence heureuse d’être un collectionneur tient, dans son
discours, à un rapport à l’autre simplifié, « Au moins c’est déjà un sujet de conversation (l’art
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et la collection) » , « Moi, ce que l’art m’a vraiment apporté, c’est que l’art m’a donné une
caution de femme ouverte, cultivée je sais pas, mais en tout cas ouverte à un monde pas
très facile d’accès finalement, donc ça m’a donné une originalité, c’était pas le but, mais
c’est le résultat. […] L’art m’a permis d’avoir quelque chose à dire, d’avoir quelque chose à
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partager » ou encore « Les gens qui ne s’intéressent pas à ce que je fais, je suis égoïste,
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je ne les vois pas » . Finalement être reconnu comme collectionneur est une façon de se
définir rapidement face à un tiers, et d’orienter d’éventuels échanges vers un terrain connu
et balisé.
La collection est un élément clé du processus identitaire du collectionneur, autoportrait
pour lui, elle est aussi moyen de reconnaissance pour l’Autre. Cette caractéristique
identitaire de la collection est représentative du pas de deux entre l’intime et le social
constamment observable dans le discours du collectionneur.
B. Le collectionneur ou le rêve du pionnier
La dichotomie intentionnelle dont je traite dans cette partie se retrouve dans l’un des espoirs
plus ou moins explicites du collectionneur : le rêve du pionnier. L’enquête montre que le
collectionneur veut se prouver la qualité de sa collection. Pour se faire, il cherche des
preuves, des témoins, des marqueurs qui la lui révèlent. Le premier de ces indicateurs est
son attachement à découvrir de jeunes artistes, j’expliquerai en quoi dans le développement
qui suit. Il me faut préciser, ici, que le rêve du pionnier ne peut être dissocié de la séduction
qu’exerce sur le collectionneur la perspective d’œuvrer pour l’intérêt général en soutenant
de jeunes artistes. Déjà je montrerai comment le rêve du pionnier, caractéristique du
collectionneur d’art contemporain, s’exprime. Ce rêve, qui est plutôt une intention, vise à
repérer de jeunes artistes qui deviendront les artistes reconnus de demain, la qualité de
cette découverte devant rejaillir sur le collectionneur, et lui attribuer la qualité d’homme de
flair.
1. A la recherche de très jeunes artistes
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Pierre Bourdieu, 1984
Entretien réalisé avec C1
Entretien réalisé avec C3
Entretien réalisé avec C4
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Le collectionneur d’art contemporain
Le propre d’un pionnier est la découverte, celle-ci résulte le plus souvent d’un processus de
recherche. Cet esprit de quête se retrouve chez le collectionneur. Il est à l’affut de jeunes
artistes dont le travail pourrait lui plaire, et surtout qui pourrait évoluer dans un sens qui
continuerait de le séduire. En allant à la rencontre de ce type d’artiste le collectionneur
cherche une relation à long terme : le but n’est pas seulement d’acquérir une nouvelle
œuvre, mais aussi de découvrir un artiste, qu’il pourra fréquenter par la suite. « Je connais
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un certain nombre d’artistes parce que moi je cherche un petit peu l’art à son départ » , « Je
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me suis toujours intéressé aux jeunes artistes » , « Il y a toujours le jeune qu’on commence
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à découvrir, qui vous demande des conseils, et qu’on voit régulièrement » . Il faut préciser
que la temporalité de l’art est particulière, il ne s’agit pas de dire que l’on a découvert un
artiste sous prétexte qu’il est jeune et que la pièce acquise plait, il faut que l’artiste fasse ses
preuves, au moins à moyen terme, c’est-à-dire que le collectionneur ne peut se considérer
découvreur de talent que lorsque celui-ci a été reconnu comme un artiste intéressant. Le
processus de reconnaissance d’un artiste est trop complexe, et finalement éloigné de mon
sujet pour que je puisse l’expliciter ici, seulement il est bon de savoir que la reconnaissance
d’un artiste se fait par le monde de l’art dans sa globalité, il doit être reconnu par ses pairs
artistes, aussi bien que par les institutions ou ses représentants, et par le marché, sans
au moins une indication de reconnaissance de la part de ces trois parties, son avenir est
compromis.
D’autre part, si la découverte d’un artiste est un facteur de fierté pour le collectionneur
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c’est qu’il s’agit d’un « comportement culturel d’innovation » , que Raymonde Moulin
oppose « au comportement économique d’ostentation dans lequel le pouvoir de dépenser
atteste le prestige ». Cette idée met en avant l’importante prise de risque du collectionneur,
due à l’impossibilité du recul historique. Cette capacité atteste de la qualité du collectionneur
en tant qu’homme de flair, pour lui et ses pairs. Un bon collectionneur pour les interviewés
est un collectionneur qui sort des sentiers balisés, celui qui n’acquerrait que les œuvres
d’artistes déjà reconnus, même très contemporains, ne sera pas considéré comme un très
bon collectionneur, puisqu’il n’aura pas prouvé la qualité de son regard en découvrant de
jeunes artistes avant tout le monde. La primauté de la découverte compte beaucoup pour
le collectionneur, même si elle peut être partagée, avec quelques autres collectionneurs. Il
n’est pas question dans le discours du collectionneur de s’assurer le monopole du travail
d’un artiste, mais d’être dans ceux qui, les premiers, ont acquis ses œuvres. « Y’a une jeune
artiste que j’ai découverte qui s’appelle S. P. qui a fait les Beaux-arts de Paris et qui est
équatorienne, qui a exposé dans Les Félicités. Vous savez, les Beaux-arts font tous les ans
une expo en juin où ils exposent les diplômés avec les félicitations, je l’ai découverte à cette
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occasion. Donc je lui ai acheté des choses et après je l’ai…J’en ai parlé … » . Le monopole
sur le travail d’un artiste est d’autant moins un souhait du collectionneur que pour devenir
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reconnu, l’artiste doit circuler, ses œuvres doivent être achetées, exposées, etc. .
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Entretien réalisé avec C4
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Raymonde Moulin, 1967
Entretien réalisé avec C1
Il existe des exceptions, ainsi Charles Saatchi, collectionneur-star britannique, a, dans les années 1990, acquis toutes les
œuvres d’un certain nombre de jeunes artistes, créant ainsi un mouvement répondant au nom de l’exposition qu’il leur avait consacrée
dans sa fondation Young British Artists – YBA. Cet exemple ne remet pas en cause la validité de notre affirmation du besoin que les
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PAYNE-REYDELLET Annabelle - 2008
II. Un pas de deux entre l’intime et le général
Cette attention envers les très jeunes artistes entraine des biais de recherche et
d’information qui sortent des sentiers battus. Le collectionneur demeure un visiteur privilégié
des galeries, mais il n’a pas besoin d’elles pour découvrir de nouvelles choses puisqu’il est
souvent en contact avec de jeunes artistes avant que ceux-ci n’aient été repérés par une
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galerie : « Souvent, je les attrape avant qu’ils aient une galerie » , « J’achète à l’artiste
102
directement […] s’il n’a pas de galeries » , « [Vous vous sentez peut-être plus pionnier
103
que les galeries ?] Beaucoup plus oui ! » .
Le rêve du pionnier aussi présent soit-il dans le discours du collectionneur, est un rêve
qui peut poser problème. En effet, les risques pris peuvent parfois effrayer l’entourage du
collectionneur, d’autant plus que la reconnaissance d’un artiste est un processus assez
long, l’éventuelle reconnaissance de la validité du goût du collectionneur peut donc arriver
longtemps après la première acquisition.
2. La question de la célébrité de l’artiste
Les choix esthétiques contemporains exigent du collectionneur une très forte prise de
risque, la validation de ceux-ci ne peut venir qu’avec du temps, qu’une fois que les favoris
choisis par la mode ont laissé la place aux favoris de l’histoire de l’art. L’innovation dans
ses choix, les risques qu’il prend sont récompensés par la célébrité de l’artiste, quand
elle arrive. Par célébrité, j’entends la reconnaissance par les mondes de l’art de l’artiste
comme un bon artiste, dont la découverte a été bénéfique. Cet horizon potentiel de
reconnaissance favorise, d’une part, que le collectionneur et l’artiste tissent une relation
privilégiée, justificatrice du risque encouru, de la folie de collectionner, et d’autre part que
le collectionneur soit fier et au courant de la carrière des artistes qu’il a découvert jeunes.
« Donc ce sont des artistes qui à ce moment-là sortaient des Beaux Arts. R. L. il avait fait
Bourges, D. D., Saint-Etienne, et ils n’avaient pas de galeries, ils n’avaient pas…Et puis
maintenant ils ont des galeries D. D. il est chez F. L. - la galerie I.-S. - il a un atelier à Berlin,
enfin un Paris-Berlin ; et puis là il est en résidence à New York. Et R. L. […] il était chez J.
104
B. » . Je vais développer ici la relation du collectionneur et de l’artiste à travers le prisme
de la célébrité du dernier, la relation est en fait bien plus complexe, et pas aussi directement
intéressée, comme je le montrerai dans la dernière partie.
Pour le collectionneur participer aux débuts d’un artiste c’est être, potentiellement –
car seule l’histoire le dira – aux premières loges de la naissance publique d’un artiste :
« Quand c’est une toute première exposition d’un artiste inconnu, c’est quand même
vraiment agréable d’être dans ceux qui en ont, qui ont fait que cet artiste a marché, au moins
105
un petit peu, ou même beaucoup, et d’avoir l’œuvre de la première exposition »
La reconnaissance des artistes de sa collection compte beaucoup pour le
collectionneur, mais cette médaille a un revers de taille. En effet, plus l’artiste devient
jeunes artistes collectionnés soient reconnus, au contraire il l’illustre, seulement la visibilité unique de ce collectionneur lui permet
de passer par d’autres biais.
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Entretien réalisé avec C1
Entretien réalisé avec C4
Entretien réalisé avec C5
Entretien réalisé avec C1
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Entretien réalisé avec C3
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Le collectionneur d’art contemporain
connu, plus il devient cher, c’est aujourd’hui un mécanisme inévitable du marché de l’art
contemporain. Cela peut-être heureux pour le collectionneur, « L’argent n’a jamais été
une raison de collectionner pour moi, mais c’est vrai que d’avoir un bon résultat sur le
106
plan financier c’est le sentiment d’obtenir des points de liberté pour la suite » ; mais la
traduction financière du talent d’un artiste peut aussi avoir des conséquences extrêmement
désagréables pour le collectionneur, « F. H. je peux plus acheter maintenant, c’est trop cher.
107
Et F. H. il n’avait pas de galerie, alors pendant longtemps je lui achetais directement » .
Ainsi, même le collectionneur-découvreur, à partir d’un moment donné, ne peut plus acheter
l’artiste que pourtant il était dans les premiers à avoir découvert.
En outre, le processus spéculatif peut faire du tort à des artistes estimés par le
collectionneur, « Le J. K. tout à coup est passé de 10 000 à 100 000 […] C’est un peu
ça le régulateur, c’est le prix. […] Vous pouvez pas accepter, vous ne pouvez pas tolérer
qu’un artiste de 50 ans, je prends J. K., soit devenu un artiste de ce prix, alors que K. à
côté, reste toujours un bon artiste [bien qu’avec une cote très inférieure]. La différence de
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prix n’existe pas à ce point là ! » . Pour le collectionneur la sanction de l’art par l’argent
devient un problème, les différences de prix peuvent être de 1 pour 100 entre deux artistes
qui ont pourtant la même valeur pour le collectionneur. L’argent vient fausser la valeur que
son goût, son regard a attribué aux œuvres qu’il possède.
Deux questions sont majeures dans le traitement de la question du rêve du pionnier :
celle de la découverte de jeunes artistes, et celle de la célébrité à venir de ceux-ci. Il ne s’agit
pas simplement d’accumuler sur ses murs les œuvres d’artistes tous plus jeunes les uns que
les autres mais de découvrir quelques uns des artistes qui seront reconnus par la postérité,
à plus ou moins long terme. Cette reconnaissance pouvant poser d’autres problèmes au
collectionneur. J’ai déjà établi que ce rêve de pionnier est indissociable de la satisfaction
éprouvée par le collectionneur à œuvrer pour l’intérêt général. Voyons maintenant en quoi.
C. Une activité d’intérêt général
Je suis partie de l’idée, au départ, que le collectionneur cherchait à travers sa collection à
tenir une responsabilité d’intérêt général : soutenir la création contemporaine par ses achats.
Je pensais que la tradition ancienne des grands mécènes inspirait les collectionneurs
d’aujourd’hui. Si la famille Médicis est encore dans toutes les mémoires ce n’est pas
uniquement pour ses succès militaires et politiques mais aussi, et peut-être même surtout,
pour le mécénat qu’elle a mené tout au long de son histoire, et qui attire encore aujourd’hui
les foules que l’on sait dans les villes qui ont été sous sa domination, comme Florence pour
ne citer qu’elle. L’art est en effet quasiment le seul moyen d’atteindre cette intemporalité.
Il est évident que je ne compare pas l’ambition d’un collectionneur d’art contemporain à
celle d’un Duc de Médicis, aucun collectionneur aujourd’hui n’a besoin de prouver par la
beauté et le luxe de ses palais la puissance qui est la sienne, au sens féodal du terme. Je ne
pense pas non plus que le collectionneur cherche à prouver à son entourage familial, amical
ou professionnel l’importance de sa richesse financière, ou à asseoir sa place en société
grâce à une œuvre contemporaine. Quand bien même ce serait l’intention de quelqu’un,
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Entretien réalisé avec C5
Entretien réalisé avec C1
Entretien réalisé avec C2
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II. Un pas de deux entre l’intime et le général
l’art ancien serait plus à même de lui apporter cette assise. L’art contemporain n’est pas
une valeur sûre malgré l’effet de mode qui s’en est emparé depuis quelques années, et la
flambée des prix qui l’a accompagné. Certains artistes contemporains, rarement français il
faut bien le préciser, peuvent faire le même effet qu’un tableau ancien en terme de prestige,
avec le petit plus de l’esprit d’aujourd’hui, mais ces artistes sont rares, on peut citer Jeff
Koons, artiste photographe canadien, superstar de l’art contemporain, ou encore Takashi
Murakami, artiste japonais inspiré des mangas que ses coups marketing nombreux ont
rendu célèbre, mais la majorité des artistes aujourd’hui ne sont pas connus du grand public,
et ne bénéficie pas de cette plus-value prestigieuse, « Mais quand vous n’avez pas ça, et
que vous avez des œuvres jeunes surtout, avec des gens plus confirmés, les gens vous
disent « ah mais ça, ce Jeff Koons, c’est un vrai ou c’est un faux ? » (rires). A côté vous
avez Martin qui n’a aucun intérêt et Durand qui n’a aucun intérêt, ou qui n’a aucun intérêt
109
à l’instant même » . Ainsi l’art contemporain a beau être à la mode, rares sont les vrais
amateurs pour qui la présence de telle pièce de tel artiste particulièrement discret suscitera
une réelle admiration.
Pourtant je n’abandonne pas l’idée selon laquelle la collection d’art contemporain est
une activité dont la qualité prestigieuse plait au collectionneur. Je ne pense pas pour
autant que le prestige soit la raison qui pousse ces passionnés à collectionner, mais il
fait partie des plaisirs de cette entreprise qui est longue, risquée, exigeante. Le prestige
d’être reconnu comme collectionneur confère à celui-ci un certain statut d’âme éclairée et
cultivée. La collection peut-être assimilée à une finesse, une subtilité de l’esprit, l’esthète
force l’admiration, à la façon d’un Monsieur Swann sur un Marcel Proust.
En ce qui concerne les collectionneurs d’art contemporain aujourd’hui, je crois surtout
que le prestige ressenti par le collectionneur, ce qui lui donne un sentiment de fierté, c’est
le prestige du militant : être celui qui s’engage pour l’art de son temps, être celui qui lui
permet d’exister, ou en tout cas, faire partie de ceux grâce à qui il existe. Ce militantisme est
déjà observé par Raymonde Moulin : « A la vocation pédagogique du collectionneur érudit
répond la ferveur militante de l’homme de flair. Il ne s’agit pas seulement de connaître une
110
œuvre ou un artiste, mais de les faire connaître et reconnaître » . L’enquête a révélé à quel
point cette idée est juste, et partagée « on a essayé de faire en sorte que les collectionneurs
111
soient plutôt des collectionneurs-militants » .
Le collectionneur d’art contemporain s’engage et le revendique, c’est d’ailleurs un de
ses plaisirs. Le premier engagement du collectionneur est l’achat, c’est l’acte par lequel
tout commence, sans acquisition pas de collection, pas de rapports avec l’artiste, et c’est
d’ailleurs ainsi qu’il est perçu par le collectionneur. « L’achat d’une œuvre réalisée par un
artiste émergent c’est aussi un acte militant. C’est dire, affirmer un désir pour une pensée,
pour un travail, qui n’étant pas reconnu, étalonné, c’est un plongeon dans l’inconnu, mais
112
c’est aussi un acte politique pour celui qui collectionne » , « Ce qui me fascinait c’était
d’acheter. Comme un engagement, […] mais si on aime quelque chose ça me semble
113
logique d’y consacrer du temps et des finances » , « Quelqu’un qui s’investit, c’est à dire
c’est beau et je fais un chèque […] C’est surtout pour dire je m’engage. C’est dire : « oui je
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Entretien réalisé avec C3
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Raymonde Moulin, 1967
Entretien réalisé avec C3
Entretien réalisé avec C5
Entretien réalisé avec C3
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Le collectionneur d’art contemporain
trouve ça bien », et pas, « je sais pas où je vais le mettre » ; donc je fais un chèque qui va
114
permettre à l’artiste de vivre de son travail » .
Vient ensuite le désir du collectionneur de ne pas en rester là. La compulsion d’œuvres
devient frustrante pour le collectionneur qui souhaite développer son engagement au-delà.
Cela s’est particulièrement vérifié pour les collectionneurs interviewés lors de l’enquête
puisqu’ils sont tous membres de l’Adiaf, mais ce sentiment ne semble pas exclusif au
collectionneur membre d’une association. Chaque membre est venu individuellement à
cette association un peu particulière, animé par le désir, entre autre, de s’engager de
manière plus directe,
« J’avais vu une expo justement […] de l’Adiaf […] à Madrid […] Et j’ai trouvé
que c’était très intéressant, et il y avait des pièces effectivement achetées par
des particuliers, il y avait un catalogue, c’était bien fait, c’était dynamique. Et ça
allait dans le sens de…moi, quand on faisait des expos au cabinet c’était pour…
d’abord parce que ça m’amusait, ça m’intéressait, et puis ensuite c’était pour
115
montrer le travail de ces jeunes artistes, enfin oui, de les montrer quoi ! » .
Ou encore C3 à propos de l’association de collectionneurs qu’il a contribuée à fonder,
« Nous avons fait ça en 1994. Et à cette époque nous avons remarqué ce que
le rapport Quémin, en 1998, a sanctionné de manière très … Enfin, qui a fait
beaucoup de bruit, que l’art français disparaissait petit à petit de la scène
internationale. […] et on s’est rendu compte que la chose sur laquelle on pouvait
agir le plus c’était de réveiller, au fond, des collectionneurs qui étaient latents […]
mais qui n’osaient pas s’étaler au grand jour pour plusieurs raisons. La première
raison était le fisc. […] L’autre chose c’était le qu’en dira-t-on, parce que l’art
116
contemporain n’était pas considéré comme quelque chose de vraiment bien » .
Ces deux exemples montrent que le collectionneur cherche à s’engager, c’est une chose,
mais qu’il cherche aussi l’action collective, le collectionneur cherche à être intégré à un
groupe, j’approfondirai ce point plus tard, lorsque j’aborderai la question des liens amicaux
au sein des mondes de l’art.
L’engagement collectif pourrait apparaître comme le moyen pour le collectionneur
de s’engager sans trop se montrer non plus, comme si le groupe masquait l’individu, et
aussi pour tirer le bénéfice du prestige de l’engagement pour l’art sans en payer les frais
en quelque sorte ! Autrement dit s’engager collectivement pour ne pas revendiquer un
engagement personnel en faveur d’un artiste, par exemple, qui ne serait jamais reconnu
comme un bon artiste. L’enquête prend à contre-pied cette idée, puisque les interviewés ont
pour la majorité mené des actions de soutien en dehors du cadre de l’Adiaf.
Ainsi C1 organisait des expositions à son cabinet : « Et puis on a fait des expos au
cabinet pendant 10 ans. On faisait des expos une fois par an au moment de Noël, sur un
week-end. Donc c’est moi, effectivement, qui m’occupait de choisir les artistes. […] c’est vrai
que c’était un rendez-vous, tout le monde venait quoi ! Conservateurs, les gens du centre
national d’art contemporain […] on faisait un vernissage le vendredi soir, le samedi les gens
pouvaient revenir, le samedi et le dimanche. Le dimanche soir, hop ! On repliait. […] ça les
a aidés, c’est vrai, parce qu’ils montraient leurs peintures, leurs sculptures, ils montraient ce
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Entretien réalisé avec C1
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Entretien réalisé avec C1
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Entretien réalisé avec C3
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PAYNE-REYDELLET Annabelle - 2008
II. Un pas de deux entre l’intime et le général
qu’ils faisaient. Et on invitait les gens qui étaient un peu intéressés et souvent ils vendaient.
Et oui, y’a pas une expo où ils n’ont pas vendu. […] Ça leur permettait d’être vus à une
époque où l’art contemporain c’était pas vendeur, hein ! ».
L’exemple de C5 est également intéressant : « j’ai même été jusqu’à coproduire un
documentaire sur certains artistes de ma collection. […] Le but immédiat c’est que j’étais
invité par un centre d’art à R. à prêter des œuvres de ma collection dans une expo et donc
y’avait un catalogue qui était édité et j’ai proposé au centre d’éditer plutôt un docu. Après ce
documentaire était plutôt fait aussi pour soutenir les artistes, parce que beaucoup trouvent
qu’ils n’ont pas assez de vecteurs de communication. Le catalogue c’est pas non plus une
évidence pour un artiste. C’est pas quelque chose de si facile que ça à réaliser, et puis le
documentaire c’est quelque chose d’assez exceptionnel. Là c’était un travail de promotion
pour les artistes. Et puis troisièmement c’était une façon pour moi de faire le point sur ce
qui me motivait dans certaines œuvres ».
Un autre mode d’engagement apparait dans la détermination du collectionneur de
prêter ses œuvres si elles lui sont demandées. Le musée est une institution importante
pour les mondes de l’art et chaque passage dans un musée est pour un artiste un moment
important, ainsi la biographie d’un artiste telle que disponible sur les sites internet de galeries
d’art, ou en fin de monographies est une liste des expositions auxquelles il a participé. Ainsi,
accepter de prêter ses œuvres c’est ne pas priver l’artiste de cette occasion si particulière
de faire connaître son travail. « Il faut quand même qu’elle soit utile (la collection) c’est
117
quand même un peu triste et morbide de stocker […] donc je prête facilement » , « Vous
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comprenez, il y a des œuvres que vous ne pouvez pas retirer du monde » . Le prêt est une
autre manière de s’engager pour son époque, l’intérêt de l’artiste et du public passe avant
le bénéfice personnel du collectionneur dans la mesure du raisonnable ; un collectionneur
ne videra pas les murs de sa maison afin de prêter ses œuvres, pour la beauté du geste. Le
collectionneur entend jouir de sa collection mais entend également permettre aux œuvres
d’exister dans les mondes de l’art.
Cet engagement peut aller plus loin que la collection ou que le soutien aux artistes
collectionnés. Par exemple un collectionneur privé à fait un don conséquent au musée
de Grenoble pour la réalisation du catalogue de l’exposition « De leur temps (2), art
contemporain et collections privées en France » organisée dans ses murs en 2007 alors
qu’il ne savait pas encore si les œuvres qu’il avait proposées au comité de sélection, au
même titre que les autres membres de l’association, seraient retenues. Il s’agit ici d’un
comportement de mécène, autant que de celui d’un militant. A une autre échelle, « Je suis
même bienfaitrice de Pompidou, c’est un mot qui m’intimide, parce que je ne me sens pas
une âme de bienfaitrice, « patron of the arts » comme on dit en anglais. Mais en même
temps, j’adore l’idée que, peut-être j’ai pas une œuvre chez moi, mais peut-être y’a un
morceau d’une œuvre qui sera à Pompidou grâce à mes sous, ça c’est un délire que je trouve
génial. C’est marqué nulle part, si vous voulez, y’aura pas une plaque, y’aura pas mon nom
marqué sous le truc. Donc c’est pas pour la gloire, mais comme satisfaction personnelle
c’est très sympa. Parce que je peux, enfin, et parce que aussi j’ai l’opportunité de le faire :
j’ai jamais eu l’idée d’être bienfaitrice d‘un musée. Je me disais que c’était plutôt le truc
qu’on fait à 60 ans, vous voyez, quand on sait plus quoi faire de ses sous, qu’on s’ennuie,
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et qu’on veut être invitée à des trucs sympas. (rire) » .
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Entretien réalisé avec C4
Entretien réalisé avec C2
Entretien réalisé avec C3
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Le collectionneur d’art contemporain
Cet exemple met en avant le plaisir ressenti par le collectionneur à s’engager, à soutenir,
à participer à différentes actions pour l’art contemporain. Ce plaisir est celui d’agir pour son
époque, pour ses semblables : agir pour l’intérêt général par le biais de l’art.
A l’échelle du collectionneur, la collection d’art contemporain est à la fois un plaisir
intime, et un vecteur intime de constitution de son identité, c’est également un moyen de se
faire reconnaître, c’est-à-dire de se différencier de l’Autre pour exister face à lui. En dernier
lieu la collection est aussi un moyen pour le collectionneur d’exister socialement et dans une
certaine intemporalité : œuvrer pour l’art, un bien commun qu’il est nécessaire et utile de voir
se développer pour le collectionneur, en adhésion avec l’idéologie commune aux mondes
de l’art. Ce pas de deux entre l’intime et le général est caractéristique du collectionneur
d’art contemporain. Je vais chercher à montrer maintenant que l’activité de collection est
également un moyen pour pénétrer la hiérarchie des mondes de l’art.
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PAYNE-REYDELLET Annabelle - 2008
III. Le collectionneur, un acteur des mondes de l’art reconnu ?
III. Le collectionneur, un acteur des
mondes de l’art reconnu ?
Le collectionneur tisse un réseau relationnel dense au sein des mondes de l’art, avec
les artistes, les autres collectionneurs, les galeristes, les conservateurs ou encore avec
les journalistes. Ce réseau, créé de fait, est l’occasion pour le collectionneur de se faire
connaître, et reconnaître par les mondes de l’art. La hiérarchie des mondes de l’art lui est
propre, et le collectionneur aussi intégré soit-il à la société ne trouvera pas automatiquement
sa place dans les milieux de l’art. J’étudierai à présent la relation spécifique qui lie le
collectionneur à l’artiste, figure prépondérante de l’art, avant de me pencher sur la relation
qu’il entretient avec les autres collectionneurs. Enfin je tenterai de montrer comment le
collectionneur est intégré aux mondes de l’art et ce que cela lui apporte.
A. La relation à l’artiste
L’artiste est considéré comme la clé de voûte des mondes de l’art par ses membres. Il est
le créateur, aux talents rares, admiré et même vénéré, parfois, par la majorité. Sachant
cela il est nécessaire de comprendre quelle relation le collectionneur entretient avec lui.
Déjà, il faut préciser qu’une relation existe bel et bien. En effet, l’enquête a montré que le
collectionneur connaît au moins une partie des artistes qu’il collectionne. Je montrerai donc
dans un premier temps comment le collectionneur perçoit sa relation avec les artiste qu’il
côtoie, ensuite je regarderai précisément l’un des bénéfices que tire le collectionneur de
cette relation.
1. Le collectionneur, ami de l’artiste ?
Le collectionneur est un ami des arts, pour autant est-il un ami de l’artiste ? Dans un
sens personnel, cela arrive souvent. En effet, la relation entretenue avec l’artiste est avant
tout une relation humaine et une histoire d’amitié peut se nouer, avec toutes les variations
que cela comprend. A un niveau intime la relation avec l’artiste peut aller de la simple
connaissance à la profonde amitié. Mais ici, je tenterais plutôt de montrer à un niveau
général ce qui est sous-tendu par cette relation particulière du collectionneur et de l’artiste,
ou le dernier est dépendant, financièrement j’entends, du premier.
Une chose domine dans le discours du collectionneur, il connaît en général les artistes
qu’il collectionne : « Il y a une dizaine d’artistes dont j’ai beaucoup d’œuvres, et avec qui
120
j’ai un lien subjectif, ça veut dire amical » . « (L’artiste J-P R.) avec qui j’ai des liens
amicaux assez bons […] Il se fait que dans la majorité des cas j’ai rencontré les artistes
que je collectionne, et que je suis assez lié avec eux parce que ça fait longtemps que je
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Entretien réalisé avec C4
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Le collectionneur d’art contemporain
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collectionne » , « (Y-a-t-il des artistes desquels vous êtes particulièrement proches ?) Oui,
absolument ! Ça c’est un des intérêts de l’art contemporain, c’est que les artistes sont vivants
122
[…] Parce que c’est vrai que Rembrandt ou Picasso c’est bien, mais bon, c’est frustrant ! » .
Cependant le collectionneur fait une distinction entre les artistes qu’il a rencontrés, dont il
peut avoir quelques œuvres, et l’artiste particulier avec qui il a une relation plus profonde,
plus intime.
La rencontre de certains artistes est particulièrement chère au collectionneur, là où une
véritable amitié se crée, le collectionneur se montre alors loquace, montrant qu’il connaît
l’artiste, qu’il s’agit entre eux d’une relation amicale qui n’est pas propre au monde de l’art,
mais qui appartient désormais à son cercle intime. « Un des meilleurs souvenirs, c’est P. F.
Vous connaissez ? Donc qui est à S.-É., et qui est, enfin, un ami très proche, oui. On se
voit quand même souvent […] Et avec P. F. on a une espèce de complicité… oui, parce que
123
c’est un espiègle ! » , « C’est C. Z., c’est un des artistes qui m’a le plus marqué. J’ai eu
la chance de le connaître assez tôt dans son existence artistique en France […] Alors je l’ai
rencontré, il était tout à fait à ses débuts, et j’ai été frappé par son travail, et également par
ce qu’il exprimait, et également par sa, comment dirais-je ? sa qualité humaine. Il était très
jeune, n’est-ce pas ? Puisqu’il est mort il avait 45 ans. Donc il était très jeune il devait avoir
30-33 ans, et il avait une maturité et un équilibre tout à fait exceptionnel. Non seulement il
était un artiste tout à fait intéressant mais en plus il avait une force, je dirais personnelle, qui
124
moi m’avait beaucoup impressionné. Et je l’ai suivi énormément » , « Je vous parlais de M.
D., c’est quelqu’un que j’ai toujours suivi. J’ai suivi son évolution, d’autres pièces par la suite,
j’ai acheté des dessins, j’ai souvent été aux vernissages de ces expos en province. C’est
quelqu’un avec qui on entretient un lien amical. Mais d’autres aussi. […] J’ai effectivement
125
une relation assez proche avec certains artistes » . Et comme dans le processus amical
que l’on observe dans la société civile, il arrive que le collectionneur cherche à approfondir
sa relation avec un artiste, au moment d’une commande par exemple, « Quelquefois c’était
pour avoir une œuvre spéciale, quelquefois c’était le plaisir de travailler avec un artiste,
d’avoir l’occasion de parler, de refaire, de le revoir, etc. C’est aussi ça demander des œuvres
spéciales à des artistes que vous connaissez suffisamment bien pour avoir un atome crochu
126
avec eux, voyez, c’est une manière de lier une connaissance un petit peu plus profonde » .
Il était important de montrer qu’une réelle amitié entre collectionneur et artiste est possible,
et ressenti comme telle par les deux parties, sans cela la suite de mon raisonnement pourrait
être invalidée par la dépendance financière de l’artiste.
Cette dépendance financière est réelle, et fait partie de la relation particulière dont je
traite ici, mais il s’agit dans le discours du collectionneur d’un premier soutien à l’artiste,
qui peut faire partie d’une pratique de soutien plus diffuse comme je l’ai déjà évoqué dans
la partie précédente : exposition, réalisation de documentaires, etc. Pour le collectionneur,
il semble que le soutien apporté aux artistes appartient à son désir d’œuvrer pour l’intérêt
général. Il s’agit de donner un sens à sa passion, un sens humain : soutenir directement
l’artiste qui en a besoin. « Je pense que les artistes sont comme les sportifs, ils ont besoin
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III. Le collectionneur, un acteur des mondes de l’art reconnu ?
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d’être soutenus » , «Je pense que ce qu’il faut, c’est également participer à ce qu’ils [les
artistes] font, c’est-à-dire être un peu mécénique, soutenir leur production, […] les aider à
faire des catalogues, aller à leurs expositions quand on peut, parce que bon, les artistes
ont besoin de ce soutien moral. De même qu’une équipe de sport a besoin d’avoir ses fans
autour d’elle, sans ça voyez ils n’existent pas. Voyez si vous faites la plus belle partie de
rugby au milieu du désert et qu’il n’y a personne, vous avez une bonne suée, mais c’est
tout ! Et vous vous êtes fait plaisir sans doute, mais ça ne suffit pas, il faut que ça se sache.
Donc c’était un petit peu ça, ils [les collectionneurs] devenaient militant et mécènes, c’est-àdire que leur but n’était pas seulement d’acquérir mais de participer à la vie contemporaine
128
actuelle » .
Le collectionneur a donc l’impression, ou conscience, d’avoir un rôle important pour
l’artiste, et donc pour la création, il est un des rouages humains des mondes de l’art. Il a
conscience que son interaction est nécessaire, qu’il est une partie d’un ensemble, mais qu’il
en est bien une partie, il tire une satisfaction de son utilité. Le collectionneur soutient aussi
les artistes sur le long terme, il n’est pas juste question de contact, d’amitié, de dîners etc.
En effet le collectionneur cherche à suivre un artiste, tant qu’il le peut. C’est une façon de
s’impliquer dans la carrière d’un artiste et de donner du sens à sa collection : des œuvres
que le collectionneur aime, mais l’achat de celles-ci a aussi permis à tel artiste qu’il connaît
bien, de vivre, et de continuer à travailler.
D’autre part, le collectionneur a une admiration pour la marginalité, même relative, de
l’artiste : « Ce qui m’intéresse le plus c’est de pouvoir donner à un artiste les moyens de
travailler et de vivre. Parce que pendant qu’il fait ça…D’abord moi je trouve que c’est un
courage incroyable : quelqu’un pourrait dire moi je vais entrer au PTT, j’ai un salaire tous les
mois, et là, il dit je suis artiste et je vis de ce travail ! Ou je vais pas en vivre et je vais crever
de faim, et je trouve que c’est un courage incroyable à notre époque où les gens cherchent la
129
sécurité donc ça doit être encouragé » . Le collectionneur sait que sa présence auprès de
l’artiste, régulièrement, est importante, sans ça, l’artiste se trouve isolé : « Déjà d’échanger
avec un artiste sur l’œuvre, c’est déjà un soutien important, la visite de l’atelier, rompre la
130
solitude de l’atelier, c’est déjà un soutien » .
Le rapport du collectionneur avec l’artiste s’articule donc sur deux pivots, la nécessité
du soutien à l’artiste qui amène une satisfaction d’ordre général au collectionneur, et la réelle
amitié qui se crée avec l’artiste du fait d’une fréquentation répétée et de centres d’intérêt
évidemment communs. Le collectionneur ne mentionne jamais une corruption éventuelle du
lien amical parce qu’il est celui qui achète les œuvres, même s’il mentionne les limites de
cette proximité affective : perdre sa liberté de choix et acheter uniquement les œuvres de
ses amis : « J’ai trouvé une immense liberté à ne plus trop m’approcher d’eux [les artistes].
Ça ne veut pas dire que je ne les aime pas c’est juste que j’ai trouvé une liberté à… On est
beaucoup libre quand on n’est pas ami avec des artistes. Ça peut donner des obligations
[…] Je n’ai plus envie de ce pathos-là. Je dis ça, mais en fait on se contredit, parce qu’il y a
toujours le jeune qu’on commence à découvrir, qui vous demande des conseils, et qu’on voit
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régulièrement. Bien sur on tombe toujours dedans… c’est comme les femmes (rires) ! » .
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Le collectionneur d’art contemporain
La relation avec l’artiste repose sur cette idée de soutien à la création chère au
collectionneur, il peut être, occasionnellement, l’ami intime d’un artiste, mais il est surtout
l’ami des artistes, et sa conduite répond à cette intention. Il me faut préciser maintenant l’un
des intérêts que tire le collectionneur de sa proximité avec l’artiste.
2. La liberté contagieuse de l’artiste
L’artiste est aussi pour le collectionneur le vecteur d’un éveil intellectuel, d’une ouverture
d’esprit, qui apparaît dans le discours sous la forme de la liberté contagieuse de l’artiste.
La relation avec l’artiste est donc mutuelle, d’une part le collectionneur soutien l’artiste,
et d’autre part il profite de la liberté de celui-ci. La liberté de l’artiste est perçue par le
collectionneur comme une ouverture à la nouveauté, une ouverture à un autre regard ; c’est
une source d’inspiration pour le collectionneur en terme de tolérance et d’ouverture d’esprit.
Au contact de l’artiste le collectionneur est confronté à d’autres codes, d’autres rapports
humains, d’autres ambitions, d’autres valeurs que ceux qu’il a rencontrés dans son milieu
d’origine. On ne peut nier en effet ce que l’enquête a clairement montré, le collectionneur
est un individu qui jouit d’une place dans la hiérarchie sociale : PDG à la retraite, rentier,
médecin, avocat sont reconnus dans la société et bénéficient d’une aisance financière, elle
aussi reconnue par la société. Ces positions sociales sont souvent dans la continuation
d’une tradition familiale, et ces catégories professionnelles le fruit d’une éducation solide,
où les valeurs de liberté, et de marginalité, de gratuité chères à l’artiste et aux mondes des
arts ne sont pas dominantes. Donc ce rapport à l’artiste, c’est aussi pour le collectionneur un
rapport à un monde nouveau. Cette différence se retrouve dans le discours du collectionneur
d’admiration pour la liberté de l’artiste.
« Il y a quelque chose de fondamental, c’est que la liberté de penser, de créer des
artistes, de créer, de donner, de sortir de ses tripes ce qu’on a à dire, et de lui
donner une forme, c’est un élan qui crée un déclic je trouve, y’a un impact de ses
œuvres, de cette liberté créatrice, ou cette créativité libératoire appelez ça comme
vous voulez, moi je trouve que ça a une influence directe sur la personne qui vit
avec ses œuvres. Et je vous assure que parfois ce sont des déclics qui n’ont rien
à voir avec les arts plastiques, et moi ça m’est arrivé d’aller dans des expos d’art
contemporain voir des œuvres énormes, des trucs complètement délirants, ça
vous lâche une case dans la tête […] il y a une espèce de contagion de l’esprit
132
libre des artistes » .
Cette liberté d’esprit offerte par la proximité avec l’artiste intègre davantage le collectionneur
dans le monde des arts, ce que son soutien aux artistes vient appuyer. Mais les mondes
de l’art ne sont pas composés uniquement d’artistes, je vais montrer maintenant quelles
relations le collectionneur entretient avec d’autres membres de ce monde particulier.
B. Les copains collectionneurs
Mon hypothèse était que le collectionneur développe un réseau relationnel très dense au
sein des mondes de l’art, regroupant tous types d’acteurs, de l’artiste au galeriste, en
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Entretien réalisé avec C3
PAYNE-REYDELLET Annabelle - 2008
III. Le collectionneur, un acteur des mondes de l’art reconnu ?
passant par le conservateur et le critique, et bien sûr d’autres collectionneurs. Ce réseau,
je pensais, venait s’ajouter au réseau social initial du collectionneur, et plus ses relations
étaient intimes avec des personnalités reconnues plus sa position de collectionneur se
trouvait renforcée.
La création d’un réseau social est une hypothèse qui se vérifie par l’enquête. Le
collectionneur a un réseau assez dense de relations dans le monde de l’art, la partie
précédente traitant des artistes le montre bien, si le collectionneur est amené à tisser une
amitié avec un artiste, il le fait également avec d’autres collectionneurs, des galeristes, des
conservateurs... En bref avec les personnes qu’il est amené à rencontrer à travers son
entreprise de collection. Pour le collectionneur, ces rencontres se font « naturellement »,
sans effort : il n’y a pas un désir explicite de faire ces rencontres, il s’agit du plaisir de
fréquenter des personnes partageant les mêmes centres d’intérêt. D’autant plus que le
collectionneur craint de rester seul dans son coin. La collection devient donc un support
à la constitution de liens personnels, voire intimes, avec d’autres passionnés d’art, qu’ils
133
collectionnent ou non, « Il faut que l’art soit partagé ! » . Le collectionneur ressent le besoin
d’appartenir à un groupe, ici, d’appartenir au monde de l’art, sans cela son entreprise est
purement égocentriste, et j’ai montré plus tôt que l’intention du collectionneur n’est pas
uniquement de jouir des œuvres qu’il possède. Le réseau qu’il tisse a un rôle intégrateur
pour le collectionneur.
Ce réseau se substitue progressivement au réseau social initial du collectionneur
jusqu’à ce que, à de rares exceptions près, la majorité des amis, connaissances et relations
du collectionneur appartiennent aux mondes de l’art, « Mes meilleurs amis maintenant sont
134
soit des collectionneurs, soit des conservateurs, soit des artistes » , « Pas au départ […]
mais maintenant […] je vois beaucoup de collectionneurs […] du reste c’est une chose qui
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m’intéresse » , « Je ne sors plus dans des mondes qui ne s’intéresse pas à l’art. C’est
136
pas possible, c’est impossible ! » . La vie personnelle du collectionneur devient quasi
exclusivement liée à l’art.
Il me faut préciser que les personnalités les plus représentées dans ce réseau sont
les autres collectionneurs, suivis par les artistes. En effet le collectionneur appartient à un
réseau amical de collectionneurs. Il recherche la compagnie de ses pairs, de ceux qui ont la
même passion. On comprend ici qu’il s’agit d’un fonctionnement observable chez d’autres :
chercher la compagnie de ceux qui ont les mêmes centres d’intérêt.
On pourrait croire que les rapports entre collectionneurs sont des rapports de
compétition or, j’ai été surprise de constater, grâce à l’enquête, que les rapports entre les
collectionneurs sont des rapports très joviaux. J’entends par là que je n’ai observé aucune
compétition entre les collectionneurs, est-ce un jeu d’apparence et de bonne conduite ?
Il se peut en effet qu’une part d’éducation explique ce silence, mais, au-delà, rares sont
les collectionneurs qui ont exactement les mêmes ressources financières qu’un autre, et
l’argent détermine quand même bien des possibilités d’acquisition. Tout comme, même si les
collectionneurs partagent une passion pour l’art, ils ne se passionnent pas nécessairement
pour les mêmes artistes, ce qui limite les possibilités de compétition. Je n’ai pas non plus
observé qu’un esprit de compétition existe en ce qui concerne la découverte de jeunes
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Entretien réalisé avec C5
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Le collectionneur d’art contemporain
artistes, chaque collectionneur découvrant un nouvel artiste un peu par hasard, sur la
recommandation d’unetelle ou d’untel.
Là où le collectionneur se distingue c’est par la qualité de son regard, mais il est très
difficile de comparer ce qui est parfois incomparable : le collectionneur qui ne travaille pas
aura certainement un regard plus nourri, plus pertinent que celui qui travaille de très longues
heures et qui a moins l’opportunité de se faire le regard, « Donc surtout ce qui manque
c’est le temps et les collectionneurs qui ont les disponibilités pour aller à Bâle, à Miami, en
Angleterre, en Allemagne, ça moi j’ai pas. Donc du coup, je pense que le fait d’aussi peu
voyager freine quand même la formation de mon œil et mes neurones. Parce que, être dans
son village, même si c’est un joli village avec plein de talents, c’est évident que le voyage
137
développe la connaissance des artistes exceptionnels qu’il y a » . Cette compétition entre
collectionneurs me paraît d’autant moins généralisée que le collectionneur sait que le seul
juge fiable de sa collection est le temps, il n’existe pas de prophète qui peut savoir qui sera
reconnu par la postérité, et donc quel collectionneur aura eu le plus de flair. Si l’on pouvait
savoir qui perdurerait, Van Gogh ou Georges De La Tour aurait été reconnu et admiré par
leurs contemporains et immédiatement embrassés par les époques suivant la sienne, ce
qui n’est pas le cas de Georges De La Tour, par exemple, qui a été redécouvert au XIXème
siècle. Ces éléments concourent à invalider le doute de compétition entre collectionneurs,
dans le sens où elle pourrait être un moteur.
D’autant plus que ceux qui sont amis ont des rapports extrêmement bon enfant, comme
le laisse entendre leur discours, et les mots qu’ils choisissent pour parler de leurs amitiés.
« J’en profitais pour voir des copains, F. H. notamment, qui est le directeur du Musée d’art
moderne de la Ville de P. ; et puis y’a des artistes comme L. D., D. S., il est chez C. M.
maintenant. Il avait une expo au moment de l’expo de P. F., puis, P. L. qui est un ami que
j’ai connu par l’Adiaf. Donc [quand] je vais à Bâle, je vais à Strasbourg et on fait la tournée
138
des popottes ! » ,
« J’ai pas mal d’amis collectionneurs, on se voit, on se reçoit, on s’envoie des s.m.s. estce que tu as vu ça ? C’est un peu les échanges de Pokémons, on s’échange des images,
c’est un peu plus sérieux. Encore que, non, c’est tout aussi sérieux, mais avec des enjeux
un petit peu plus sérieux, voilà ce que je veux dire ! [Mon réseau d’amis collectionneurs]
se développe, ça n’a rien à voir. Déjà, en grandissant le réseau se développe par les
rencontres, et en plus, la scène parisienne est devenue un petit peu plus intense qu’elle ne
139
l’était il y a peut-être 7 ou 8 ans » . Le collectionneur ne fourvoie pas le terme d’ami ou
de copain pour se créer des relations avec d’autres collectionneurs, ou conservateurs ou
artistes, il s’agit d’histoire d’amitiés comme les autres. A ce titre une certaine endogamie de
goût se retrouve : le collectionneur cherche la compagnie de collectionneurs et des acteurs
de l’art. « (L’Adiaf) c’est une vraie colonie, c’est un village, on se connaît tous, c’est très
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sympa » .
Ce réseau de sociabilité au sein des mondes de l’art est aussi un puissant vecteur
d’informations, reconnu par le collectionneur qui sait qu’il trouvera là les informations qu’il ne
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trouvera nulle part ailleurs, « On parle d’art entre nous, c’est comme ça qu’on s’informe » ,
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III. Le collectionneur, un acteur des mondes de l’art reconnu ?
« Je côtoie énormément de gens qui sont là-dedans alors finalement je sais un tout petit
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peu ce qui se passe » , « J’ai organisé un déjeuner par mois où on se retrouve dans
un restaurant, qui est toujours le même. Et on déjeune ensemble. Ça permet justement
d’échanger, [sur] ce qu’on a découvert pendant le mois et chacun prend des notes, va voir
143
les artistes, et voilà » , « C’est fabuleux d’entendre ces gens [membres de l’Adiaf] quand
ils discutent à l’heure du déjeuner quand on fait une pause, de la dernière photo qu’ils ont
144
achetée, de tel artiste que je ne connais pas » .
L’information type recueillie auprès du réseau du collectionneur est celle sur l’artiste,
par exemple, tel nouvel artiste dont le travail est intéressant etc. Je parlais, au début de
ce travail, du mode de recherche parallèle du collectionneur qui ne passe pas par les biais
traditionnels, de la galerie par exemple, pour avoir accès à de très jeunes artistes. Le réseau,
lui, peut fournir au collectionneur ce type d’information. « Ça peut être des collectionneurs
qui m’incitent à aller voir un artiste, ou alors un artiste qui m’incite à aller en voir un autre. Et
puis j’ai mon beau-frère, D. O. (Ndlr : Conservateur), donc j’ai la chance d’être avec lui sur
145
le plongeoir des 20 mètres » , « Je l’aurais [l’artiste] pas connu sans un ami qui habite à
146
Strasbourg et qui m’a dit, tiens ! » , « [Les artistes] vous les rencontrez aussi quelquefois
147
par des amis, par des autres artistes » .
Le collectionneur d’art contemporain n’est pas un individu isolé, il cherche une
sociabilité dans le monde de l’art où de vraies amitiés se tissent entre des gens passionnés
par l’art et leur collection. Ce réseau, en plus de permettre au collectionneur de se rendre
compte qu’il n’est pas isolé, est un véritable puits d’information.
C. La reconnaissance du collectionneur, acteur du
monde l’art
En commençant à réfléchir au sujet du collectionneur d’art contemporain j’ai très rapidement
établi que son activité était un moyen pour lui de pénétrer la hiérarchie des mondes de l’art,
ce que je n’avais pas perçu c’est que le collectionneur estime aussi beaucoup sa position de
collectionneur au sein d’un groupe de collectionneurs, celle-ci étant un moyen de renforcer
sa place dans la hiérarchie des mondes de l’art.
1. Etre intégré à une hiérarchie différente
Le collectionneur est avant tout un passionné d’art, c’est au nom de cet amour qu’il cherche
à être reconnu comme une personnalité crédible au sein des mondes de l’art. Car cela
constitue un réel motif de satisfaction pour lui. Etre reconnu par les experts du domaine
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Le collectionneur d’art contemporain
qui passionne un individu est une source de reconnaissance toute légitime, seulement le
monde de l’art est un cercle particulièrement fermé où les valeurs en jeu diffèrent en bien
des points de celles en jeu dans la société en général. Ce milieu clos a ses règles, ses
codes, son idéologie et le collectionneur n’y appartient pas spontanément. Il doit œuvrer
pour son appartenance, c’est-à-dire qu’il doit prouver qu’il peut être, ou qu’il est, un acteur
légitime de ce milieu.
La réflexion de Becker sur les collectionneurs d’art contemporain va dans le même
sens, il illustre cette idée avec l’exemple du mécène de Marcel Duchamp. La citation qui suit
appuie la thèse selon laquelle le mécène ne cherche pas nécessairement par son soutien
à voir représentées, et donc admises, les valeurs qui lui sont propres, comme les mécènes
de la Renaissance pouvaient chercher à voir affirmées dans les œuvres créées grâce à leur
participation les valeurs aristocratiques qui étaient les leurs.
« Le mécène de Marcel Duchamp finança la production d’une série d’objets
ésotériques qui n’exaltaient pas franchement la condition sociale de leur
mécène. Cependant, cela le fit pénétrer dans un monde de l’art contemporain
remarquablement fermé aux non-initiés et lui donna un rang, ou du moins une
fonction, dans un monde dont la hiérarchie n’avait pas de rapport avec celle du
reste de la société, mais reposait sur les goûts des praticiens de l’art, et peut-être
148
seulement d’une petite fraction d’entre eux » .
La reconnaissance de son rôle au sein des mondes de l’art est une légitimation de son
activité pour le collectionneur, sans elle il est mis au ban du milieu qui fait l’art, ce qui
signifierait que sa collection, autrement dit à la fois sa démarche et les œuvres qu’il possède,
ne seraient pas reconnaissables par le milieu de l’art, celui pour l’amour duquel il a débuté
sa collection. La reconnaissance est donc une validation de son activité, elle est nécessaire
au collectionneur.
Le collectionneur a besoin de réciprocité. Je m’explique : quand un collectionneur
acquiert une œuvre il se sent connecté au monde de l’art, la propriété d’une pièce est une
façon de mettre un pied dans celui-ci, de se rapprocher de l’artiste et de l’Art. Si le monde
de l’art n’offre pas en échange une certaine reconnaissance, le collectionneur conserve son
statut d’observateur, au même titre que le public des musées et exposition d’art, alors que
son acte d’achat est, de fait, un engagement plus marqué.
Seulement il ne suffit pas d’acquérir des œuvres pour être reconnu par les mondes
de l’art. Déjà, il faut que le goût et la démarche de ses acquisitions trouvent un écho dans
les valeurs des praticiens de l’art, ou, en tout cas de la fraction concernée, mais afin que
cela soit possible le contenu de la collection doit être plus ou moins connu des bonnes
personnes, ou que les actions menées par le collectionneur permettent de le faire connaître.
« Rockefeller, Guggenheim…l’art qui est présenté dans ces musées incarne
l’idéologie des mouvements artistiques contemporains, et c’est en manifestant
une connaissance très fine des arcanes de cet art que les mécènes peuvent
affirmer leur rang dans un tel monde […] Ces modèles de générosité éclairée
[les mécènes] ont de l’argent, et la plupart sont assez bien informés des choses
de l’art contemporain pour dépenser cet argent à bon escient. Cela dit, ils ne
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Becker, 1982
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III. Le collectionneur, un acteur des mondes de l’art reconnu ?
disposent pas toujours des infrastructures qui garantiraient à la présentation des
149
œuvres le plus grand retentissement » .
Non seulement le collectionneur cherche à être reconnu par les mondes de l’art, mais
il cherche également à en pénétrer la hiérarchie. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas d’être
distingué comme collectionneur, il faut également se distinguer comme acteur des mondes
de l’art, on pourrait voir là un simple jeu sur les mots mais une réelle distinction existe. Le
collectionneur ne veut pas être uniquement celui qui acquiert les œuvres, même si ce rôle
est déjà important, et les extraits d’interviews qui figurent dans ce travail prouvent qu’il en
a conscience. Etre un acteur des mondes de l’art signifie être de ceux qui le font exister et
pas de ceux qui lui permettent financièrement d’exister, il ne s’agit pas d’une coquetterie de
collectionneur, mais du désir profond du passionné. Je pense que c’est en ce sens qu’il faut
lire les actions du collectionneur en faveur des artistes : soutien financier, moral, pratique.
Plus ces actions auront une portée importante et plus le collectionneur sera reconnu.
150
Becker parle de la « connaissance très fine des arcanes de cet art » , en effet la
maîtrise de l’histoire de l’art et de l’actualité de l’art contemporain est nécessaire pour
pénétrer les mondes de l’art. Mais elle n’est pas suffisante dans le sens où l’art contemporain
est un art qui a besoin d’être défendu, le collectionneur d’aujourd’hui revendique un certain
militantisme en faveur de l’art. Ce militantisme passe par les différentes actions citées
précédemment dans ce travail, mais également par l’intention du collectionneur de se faire
reconnaître en tant que tel dans un groupe, ou sous-groupe, de collectionneurs. C’est un
moyen de garantir sa place au sein des mondes de l’art.
2. Faire reconnaître les collectionneurs
Le collectionneur cherche à se faire reconnaître par les mondes de l’art en tant qu’individu,
mais il trouve un plus grand avantage à se faire également reconnaître en tant que
groupe, cette dynamique est relativement récente. En effet de tout temps il a existé de
grands collectionneurs, mais notre époque est la première à avoir vu se développer à ce
point le nombre de collectionneurs. Tous n’ont pas des ressources égales, et bien qu’ils
appartiennent dans la plus large majorité aux classes supérieures de notre société, il ne
s’agit pas uniquement de grandes fortunes, mais bien de gens qui doivent travailler. A
la différence des grands collectionneurs, d’hier ou d’aujourd’hui, le collectionneur, tel que
je l’ai observé dans le cadre de mon enquête, a des moyens plus restreints pour agir
individuellement en faveur de l’art et des artistes, et donc de se faire reconnaître et distinguer
par la hiérarchie des mondes de l’art. Ainsi, agir pour que les collectionneurs soient reconnus
comme un groupe constitutif des mondes de l’art c’est agir pour que chaque collectionneur
soit également reconnu individuellement.
Cette intention est clairement celle qui a précédé à la création d’associations de
collectionneurs comme l’Adiaf que j’ai régulièrement citée dans ce mémoire. La réunion est
un moyen pour le collectionneur de faire reconnaître l’action bénéfique qu’il mène en faveur
de l’art contemporain, c’est également une façon de la rendre plus visible, et plus lisible.
Il s’agit aussi d’une autre façon de soutenir l’art actuel : montrer qu’il est acheté par nos
contemporains et donc susciter la curiosité des gens à l’égard de cet art.
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Becker, 1982
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Becker, 1982
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Le collectionneur d’art contemporain
Les collectionneurs ainsi réunis peuvent espérer voir leur image de spéculateur décliné
au profit de l’image plus méliorative d’ami des arts, dans l’espace public et au sein des
mondes de l’art. Aujourd’hui, ce qui caractérise le collectionneur c’est son militantisme, être
reconnu comme acteur des mondes de l’art en tant que tel est donc clairement une de ses
intentions, et la réunion est l’un des moyens qui le lui permet, comme elle facilite son action
militante.
Cette dernière partie a cherché à montrer que le collectionneur a un désir d’être
reconnu, et de se sentir membre des mondes de l’art. Sa relation privilégiée avec l’artiste,
ainsi qu’avec d’autres acteurs de l’art montre à quel point il est investi de ce milieu. Les
liens que nouent les collectionneurs entre eux sont révélateurs du besoin de se fédérer.
Le collectionneur cherche à se faire reconnaître individuellement, et collectivement, c’està-dire qu’en étant reconnu, il permet au groupe collectionneur d’être davantage reconnu et
envisagé comme un acteur certain, et nécessaire du monde de l’art contemporain.
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Conclusion : Les fins d’une conduite
Conclusion : Les fins d’une conduite
Ma question de départ concernait la logique propre au collectionneur d’art contemporain,
en somme, quel est son intérêt à acquérir des œuvres d’art ? Est-il financier, ou social ?
J’ai écarté ces deux hypothèses dès l’introduction et l’enquête a prouvé que je l’avais fait
à raison.
L’intérêt du collectionneur se situe dans les enjeux propres aux mondes de l’art. C’està-dire que le collectionneur y est investi à un point tel que les valeurs des praticiens de
l’art deviennent les siennes. Cela se comprend ; en pénétrant le milieu de l’art par le geste
significatif de la collection, l’individu s’insère dans la dynamique de ce milieu. « Il n’y a pas
un intérêt, mais des intérêts, variables selon les temps et les lieux, à peu près à l’infini.
Dans mon langage, je dirais qu’il y a autant d’intérêts qu’il y a de champs […]. L’existence
d’un champ spécialisé et relativement autonome est corrélative de l’existence d’enjeux et
151
d’intérêts spécifiques » , « La sociologie ne peut se passer de l’axiome de l’intérêt, entendu
comme l’investissement spécifique dans les enjeux, qui est à la fois la condition et le produit
152
de l’appartenance à un champ » . Ainsi l’observation du collectionneur d’art contemporain
à travers d’autres enjeux que ceux propres à l’art serait invalidée car il s’opère pour le
collectionneur une mutation des valeurs.
Ce sont ces intérêts, propres aux mondes de l’art, que j’ai développés tout au long de
ce mémoire, car ce sont ceux auxquels le collectionneur d’art contemporain fait appel dans
son discours. C’est l’occasion de rappeler que mon approche compréhensive de l’enquête
m’a amenée à considérer ce discours comme la base de ma réflexion.
Mes hypothèses ne reposaient pas explicitement sur les valeurs, enjeux et intérêts
propres aux mondes de l’art, c’est l’enquête qui m’a permis de constater la superposition
des intérêts du collectionneur avec ceux du monde de l’art, c’est pourquoi mon plan diffère
légèrement du déroulement de mes hypothèses tel qu’il est présenté en introduction.
Le premier indice qui révèle l’assimilation des valeurs du monde de l’art par le
collectionneur est le recours à l’idéologie de la gratuité par le collectionneur pour justifier
de son activité, à travers trois points saillants : l’amour de l’art, la conscience avec laquelle
est menée l’activité de collection, et la référence au caractère transcendant de l’art. Comme
établi par les hypothèses, le collectionneur fait unanimement appel à l’amour de l’art pour
expliquer son activité de collectionneur et il démontre par de multiples biais que cette
passion est réellement ressentie. La lecture de Stebbins a enrichi mon hypothèse selon
laquelle le collectionneur se livrait à son activité de prédilection avec une conscience quasiprofessionnelle. En effet, Stebbins grâce aux notions de « serious leisure » et « serious
career » affirme la possibilité de se conduire dans le domaine du loisir comme dans le
domaine professionnel sans pour autant que l’intérêt recherché soit d’ordre professionnel.
Cela signifie que ce n’est pas parce que le collectionneur est passé expert, par son
expérience, de l’art contemporain que son activité de collection n’en demeure pas moins
151
Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Les éditions de minuit, 1987, cité in Alain Dewerpe, La « stratégie » chez Pierre
Bourdieu
152
Pierre Bourdieu, 2002
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Le collectionneur d’art contemporain
un loisir, et que l’intérêt qu’il y trouve se rattache au loisir et non au rationnel équilibre de
l’investissement et du gain tel que considéré dans la sphère économique.
Une des valeurs propres aux mondes de l’art est la reconnaissance de la capacité
de l’art de transcender la condition humaine, cette valeur est d’ailleurs aujourd’hui
communément répandue dans d’autres champs, c’est l’un des éléments qui permettent
le rapprochement de l’art et du sacré régulièrement observé. Mon hypothèse reposait sur
la thèse de Raymonde Moulin selon laquelle cette transcendance est une façon pour le
collectionneur de légitimer le caractère passionnel de son activité. J’ai en effet observé cela
lors de mon enquête. Ce que je n’avais pas envisagé par contre c’est que l’intemporalité de
l’art serait une façon pour le collectionneur de laisser une trace de lui-même, de son esprit,
de son regard, de son goût à la postérité comme celui qui a réussi à capter l’air du temps.
D’autre part, j’avais sous-estimé l’importance de l’objet œuvre d’art pour le collectionneur.
En effet, le rapport à l’œuvre est primordial, déjà il est l’élément premier de la collection, cela
semble une évidence mais il est utile de confirmer cela une fois l’enquête réalisée, ensuite
cet objet peut être assimilé à un totem, puisqu’il est le lien entre aujourd’hui et demain, le
collectionneur et la postérité. Ma première hypothèse s’est donc globalement vérifiée par
l’enquête mais celle-ci a permis de préciser et d’étoffer ma réflexion.
Ma seconde hypothèse posait que le collectionneur avait conscience du prestige de
l’activité de collection au sein des mondes de l’art. L’enquête a montré les faiblesses de
cette idée. La détermination du collectionneur à se faire reconnaître individuellement ou en
groupe montre que la reconnaissance par les mondes de l’art n’est pas automatique : la
collection n’est pas un passeport qui donne droit aux meilleures places de la hiérarchie des
mondes de l’art. Par contre mes sous-hypothèses ne se sont pas révélées aussi invalides.
Seulement, je ne les ai pas traitées sous l’angle d’approche prévu à l’origine. Riche de mes
rencontres avec les collectionneurs interviewés je me suis rendue compte d’une dialectique
en jeu pour le collectionneur que je n’avais pas envisagé au départ : celle de l’intime et
du général, qui est souvent perceptible dans le discours du collectionneur. Ici, deux de
mes sous-hypothèses se sont globalement vérifiées : celle du désir du collectionneur d’être
reconnu comme un homme de flair, ce que j’ai appelé le rêve du pionnier, et celle du désir
du collectionneur d’œuvrer pour l’intérêt général en agissant en faveur de l’art. Compte tenu
de la perspective différente avec laquelle j’ai abordé cette seconde partie, une de mes soushypothèses appartenant initialement à ma première hypothèse a trouvé sa place dans cette
partie de mon développement. Il s’agit de celle considérant la collection comme un élément
de constitution de l’identité du collectionneur.
L’enquête m’a permis de spécifier en quoi la collection est effectivement un support
identitaire pour le collectionneur. La collection permet d’une part de se distinguer par rapport
à l’autre, elle est également un moyen de se définir en fonction de l’autre. Il s’agit également,
dans une dynamique intime, d’un autoportrait du collectionneur ou plutôt de son esprit, c’està-dire son regard et son goût, ce rapport spécifique avec sa collection est à rapprocher du
désir du collectionneur de capter l’air du temps. La collection serait à la fois la matérialisation
d’une époque et de l’esprit de la personne qui l’a réuni, il semble que le collectionneur à
travers cette perception montre qu’il considère sa collection comme une sorte de création
qui lui permettrait, bien que n’étant pas artiste, d’accéder à l’intemporalité propre à l’art.
Figurait, originellement, comme dernière sous-hypothèse de cette partie, le désir
d’institutionnalisation du collectionneur que je n’ai finalement pas précisément traité, car il
est peu observable dans le discours du collectionneur. Le musée reste l’institution suprême
des mondes de l’art et cela se vérifie dans le discours du collectionneur mais je n’avais
pas pris en compte qu’il est un fervent défenseur de l’initiative privée. Le collectionneur
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Conclusion : Les fins d’une conduite
n’entend pas remplacer le musée mais mener son activité en parallèle de celle des musées
puisque leur perspectives ne sont pas les mêmes, tout comme leurs enjeux diffèrent autant
que leur politique d’acquisition. Quant à l’idée que le collectionneur rêverait de voir sa
collection entrer au musée après son décès elle est relativement peu vérifiée principalement
à cause de la valeur financière de celle-ci. Faire don de sa collection à un musée reviendrait
à destituer ses enfants d’une source de revenus certaine, ce que les collectionneurs
rencontrés ne sont pas prêts à faire.
Le pas de deux entre l’intime et le général que j’ai traité dans le second moment de ma
réflexion est à rapprocher des valeurs propres aux mondes de l’art : l’art est destiné à être
reçu individuellement, intimement même par le public d’une œuvre, mais il doit également
être défendu, soutenu, au nom de l’intérêt général.
Ma dernière hypothèse reposait sur le désir du collectionneur de devenir un acteur des
mondes de l’art en tant que monde choisi à la différence du monde social imposé à l’individu
collectionneur. L’enquête a montré qu’il s’agissait plus précisément d’un monde admiré par
le collectionneur en tant que monde propre à l’art ; la passion pour l’art reste l’élément
déterminant de l’activité de collection et c’est au nom de cette passion que les mondes de
l’art exercent une force d’attraction sur le collectionneur.
Je considérais au départ que le collectionneur était avide de nouer une relation
privilégiée avec l’artiste parce que celle-ci était censée lui apporter une reconnaissance au
niveau des mondes de l’art dans le sens où l’artiste en est la figure clé. Cette idée n’est
pas fausse mais je l’ai précisée au cours de ce travail. La relation à l’artiste est surtout
envisagée par le collectionneur en termes de soutien, il considère que c’est l’une de ses
responsabilités en tant que collectionneur. Donc plus qu’une façon de justifier sa présence
dans les mondes de l’art, c’est une façon de remplir le rôle qu’il aime tenir. Le collectionneur
aime être un collectionneur c’est pourquoi dans le réseau relationnel dense qu’il se crée
dans les milieux de l’art, les autres collectionneurs sont nombreux.
Le collectionneur considère que son activité est nécessaire au développement de l’art.
Il cherche à faire reconnaître son activité par les mondes de l’art et par la société. C’est ce
qui explique la création d’associations de collectionneurs, la réunion étant un moyen d’agir
collectivement et de se faire reconnaître de manière plus solide, comme un sous-groupe
des mondes de l’art, une fois distingué en tant que tel, la possibilité pour le collectionneur
de grimper dans la hiérarchie singulière de ce milieu est facilitée.
Cette ambition, il faut le préciser, a encore à voir avec la spécificité des mondes de
l’art : plus le collectionneur est reconnu, plus sa collection est admirée et plus son activité
est justifiée, or il s’agit d’une activité risquée qui, une fois reconnue, donne davantage de
confiance et de liberté pour la suite.
Les fins de la conduite d’un collectionneur sont à chercher dans les enjeux et intérêts
des mondes de l’art, et plus spécifiquement ici, des mondes de l’art contemporain, qui se
singularisent par leur fragilité. Il s’agit d’un art en train de se faire où le collectionneur peut
véritablement avoir un rôle à jouer s’il est prêt à assumer celui de militant pour permettre à
l’art d’aujourd’hui d’être reconnu en dehors des sphères initiées des avant-gardes.
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Le collectionneur d’art contemporain
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Table des annexes
Table des annexes
/!\ A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes Politiques
de Lyon /!\
Annexe I : Présentation de l’Association de Diffusion
Internationale de l’Art Français, l’Adiaf.
Annexe II : Grille d’entretien utilisée pour mener les
interviews de collectionneurs d’art contemporain
Annexe III : Entretien avec Collectionneur 1 (C1),
réalisé le 28 avril 2008 à Grenoble.
Annexe IV : Entretien avec Collectionneur 2 (C2),
réalisé le 28 mai 2008 à Paris.
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