Dans quelle mesure Jocaste joue-t-elle un rôle important

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Dans quelle mesure Jocaste joue-t-elle un rôle important
Dans quelle mesure Jocaste joue-t-elle un rôle important dans les deux œuvres au programme,
Œdipe Roi (429 av J.-C.) de Sophocle et le film Œdipe Roi (1967) de Pier Paolo Pasolini ?
Il est des œuvres, adaptées au théâtre ou au cinéma, que la connaissance par le public des grandes
lignes des mythes dont elles s'inspirent, apporte avec elles une grille de lecture irrévocable.
L'histoire d'Œdipe, représentée au théâtre pour la première fois par Sophocle vers 430 avant J.-C.,
au cinéma par Pier Paolo Pasolini en 1967, en offre un bon exemple. Seul personnage féminin de la
pièce, Jocaste appartient à cette lignée d'héroïnes tragiques dont on peut se demander quel rôle
important elles jouent. Aussi montrerons-nous d'abord qu'elle a, sur le plan de l'action et dans une
certaine limite, un rôle de maîtrise. Et nous verrons alors avec quelle ambiguïté elle joue un rôle de
confidente auprès d'Œdipe. Puis nous montrerons dans quelle mesure elle incarne, à travers son rôle
de suppliante, le sentiment tragique.
► On peut d'abord dire que Jocaste joue un rôle de maîtrise. En effet, lorsqu'elle apparaît pour la
première fois dans le deuxième épisode, c'est pour s'interposer entre Œdipe et Créon qui se
querellent. Car emporté par la fureur, Œdipe reproche à son beau-frère de conspirer contre lui avec
la complicité du devin, mais Jocaste intervient et le Coryphée souligne : « elle va vous aider à régler
la querelle qui vous a mis aux prises ». Dans le film, elle paraît tout aussi effrayée par l’attitude et
les propos de son époux. Même si elle croit encore en l’innocence d'Œdipe, il lui faut contenir sa
crainte et ses doutes. En jouant ce rôle d'arbitre, elle aide Œdipe à se maîtriser et à contenir sa
colère, ce qui, pour un roi dans l'exercice du pouvoir, relève de l'obligation morale et du devoir
politique.
► On peut dire aussi que Jocaste, en tant que confidente, joue un rôle de contrôle, à l’image de
celui du chœur qui suit toujours d’assez près le héros tragique. C'est à elle qu'Œdipe adresse une
série de questions dans le deuxième épisode. Et parce qu'elle réussit à lever provisoirement les
doutes d'Œdipe sur la crainte qu'il a d'avoir tué Laïos, elle devient pour lui sa plus fidèle confidente.
En témoigne cet échange de répliques : « Seigneur, parle : je veux savoir moi aussi ce qui a soulevé
à ce point ta fureur » et Œdipe de répondre : « Je vais te le dire, car j'ai plus de respect pour toi que
pour eux », puis d'ajouter : « quel confident plus précieux pourrais-je donc avoir que toi, au milieu
d'une telle épreuve ». On ne peut ici s'empêcher de souligner que le spectateur, qui connaît déjà les
grandes lignes du mythe, en sait davantage que les personnages et perçoit alors l'ascendant maternel
que Jocaste prend sur Œdipe en parvenant à infléchir son attitude.
► Mais Œdipe gardera des craintes à l'endroit de sa mère. En effet, dans le troisième et dernier
épisode où elle apparaît, alors qu'elle a reçu du messager venu de Corinthe la nouvelle de la mort de
Polybe, père supposé d'Œdipe et qu'elle a tenté en vain de rassurer Œdipe sur le fait qu'il n'ait pas
tué un père en la personne de Laïos, elle comprend avant tout le monde qu'Œdipe n'a été que
l'enfant adopté par Polybe et Mérope. Aussi ses paroles et ses conseils n’auront-ils plus d’effets sur
Œdipe qui va lui échapper, entraîné qu’il est dans sa quête de la vérité. Telle une suppliante
tragique, elle le supplie de renoncer à en savoir davantage. On peut relever ces répliques : « Écoutemoi tout de même, je t'en supplie » et Œdipe de répondre : « Je n'écouterai rien ; je veux tirer la
chose au clair. ». Cet entêtement à vouloir connaître la vérité précipite alors, avec le dénouement
tragique, le suicide de Jocaste, dans la chambre conjugale.
Dans quelle mesure la pièce Œdipe Roi (429 av J.-C.) de Sophocle et le film Œdipe Roi (1967)
de Pier Paolo Pasolini illustrent-ils, chacun à sa manière, la faute tragique qui, poussant
l'homme à dépasser les limites imposées par la nature, appelle un inéluctable châtiment ?
De tous les mythes, celui d'Œdipe est sans doute aujourd'hui le plus connu d'un large public. Et cette
popularité vient du nom même d'Œdipe, que les psychanalystes ont rendu célèbre en développant la
théorie freudienne du complexe auquel ce nom est désormais lié. Adapté au théâtre par Sophocle
vers 430 avant J.-C., et au cinéma par Pier Paolo Pasolini en 1967, ce mythe antique représente
l'ascension puis la chute d'un homme qui, voulant se soustraire à la puissance oraculaire d'une
prédiction, réalise en totalité cette prophétie et subit le double châtiment d'un bannissement et d'une
mutilation. Mais quelle faute Œdipe a-t-il commise ? Nous examinerons dans quelle mesure ces
deux œuvres illustrent, chacune à sa façon, la faute tragique qui, poussant l'homme à dépasser les
limites imposées par la nature, appelle un inéluctable châtiment. Pour ce faire, nous montrerons
d'abord qu'associées à la notion de faute tragique, les notions de culpabilité et de responsabilité ne
se confondent pas. Puis nous montrerons que l'accomplissement du châtiment appelle la mise en
place d'un procès, et ce, au terme d'une enquête, quasi judiciaire, que réalise l'intrigue de cette
tragédie. Nous verrons enfin qu'en rendant le héros de cette tragédie responsable du destin d'une cité
comme de son propre destin, errance tragique et quête de vérité se conjuguent.
► Voyons tout d'abord que si la peste décime la cité de Thèbes, c'est qu'une double faute a été
commise dans le passé, qui ne connaît encore ni examen ni réparation au commencement de cette
tragédie. Connaissant les grandes lignes du mythe, le spectateur sait que cette double faute consiste
en un parricide et en un inceste dont la révélation progressive constitue toute l'intrigue de la pièce.
Et pourtant cette faute ne semble être en réalité que le résultat d'un enchevêtrement de hasards et
d'erreurs. Mais les termes de « souillure criminelle » utilisés par Créon dans le Prologue désignent,
de manière périphrastique, celui qui sera bientôt reconnu comme étant à l'origine de cette double
faute. Pour comprendre en quoi cette faute est marquée par le tragique, encore faut-il distinguer le
coupable du responsable de cette faute. En effet, à la différence du coupable qui a choisi
délibérément son acte et qui doit en payer juridiquement les conséquences, le responsable n'a agi
qu'avec les limites de sa conscience. Mais dès lors qu'il outrepasse une limite, transgresse un
interdit, il devient naturellement la victime expiatoire d'une purgation nécessaire. Sans cette
purgation, nulle catharsis propre à la Tragédie ne peut délivrer la cité du fléau qui la condamne et le
spectateur du dégoût qu'inspire le malheur du héros tragique. Aussi les notions de culpabilité et de
responsabilité ne se confondent-elles pas et transforment le héros de ce mythe en acteur responsable
d'une faute tragique dont le châtiment apparaît inéluctable.
► On peut dire aussi qu'Œdipe roi est construit comme une enquête policière. Tout commence en
effet dès le Prologue lorsque, supplié par son peuple de trouver un recours à la dévastation qui le
frappe, Œdipe fait rechercher le meurtrier de Laïos. Œdipe se retrouve alors très rapidement devant
une instance de jugement, la cité, redoublée sur scène par le Coryphée. Différents relais se mettent
en place pour confronter Œdipe à la vérité de son passé et la première accusation proférée par
Tirésias ébranle irrévocablement l'autorité du roi sauveur. Aussi le critique René Girard écrit-il à
propos de cette tragédie : « la tragédie transforme le mythe en procès ». Lorsqu'il devient évident
pour tout le monde qu'Œdipe est le meurtrier de Laïos, l'enquête quitte la sphère publique pour ne
plus concerner que la sphère privée. Et c'est au terme de cette double enquête qu'Œdipe apprend
qui il est, qui est son père et qui est sa mère. Aussi toute la pièce se structure-t-elle autour d'une
double reconnaissance : d'un côté, celle, sur la scène publique, du meurtrier de Laïos, de l'autre,
celle, sur la scène privée, d'Œdipe par lui-même.
► On peut dire enfin qu'errance tragique et quête d'une vérité sur les origines se conjuguent. Ce
double mouvement qui tend vers la même résolution place Œdipe en position de d'éprouver le
dépassement de certaines limites. D'abord ballotté du Cithéron à Corinthe, puis de Delphes à
Thèbes, alors même qu'il accomplit en totalité la prédiction d'un oracle auquel aucune limite
franchie au-delà de la terre natale ne permettrait d'échapper, Œdipe mesure d'abord avec succès les
limites de son intelligence sur celle de la Sphinge. Il doit également déployer toute son intelligence
politique pour sauver la cité mais son orgueil démesuré (hybris), sa jalousie du pouvoir et sa
violence limitent d'autant sa conscience et sa maîtrise politiques. Aussi la chute du personnage
politique est-elle inéluctable et son aveuglement face à la clairvoyance de Tirésias ne lui permet
plus, ni de conserver le pouvoir qu'il a su conquérir, ni de préserver son bonheur avec Jocaste.
Confronté à un fléau auquel il faut remédier par une décision rapide et efficace, la tragédie
transforme le héros de ce mythe en acteur responsable de la destinée de Thèbes autant que de la
sienne. De plus, si Œdipe s'est lui-même condamné par le double sens de ses paroles, c'est que, par
sa condamnation, les dieux veulent rappeler à tout homme que le bonheur n'est pas le même dans
l'ordre humain et dans l'ordre divin qui se charge de renverser la puissance en déchéance. Enfin,
Œdipe précipite sa chute politique et morale et entraîne le suicide de Jocaste parce qu'il ne parvient
pas à limiter son désir de vérité. Jocaste, qui pouvait supporter sa propre douleur si Œdipe
n'apprenait rien de la vérité, a beau s'exclamer : « Malheureux ! Puisses-tu jamais apprendre qui tu
es ! », mais elle ne peut plus maîtriser Œdipe et la mécanique du tragique ne connaît in fine aucune
limite. Refusant de l’écouter, Œdipe pousse Jocaste au suicide après avoir prononcé cette dernière
réplique : « Hélas ! Infortuné ! Oui, c'est le seul nom que je puisse te donner. Un autre ? Jamais
plus ! ». Aussi le nom ici donné par la mère remplace-t-il inéluctablement celui que pouvait encore
proférer l'épouse. Même si la référence au statut maternel reste implicite, l'ironie tragique
transparaît au moment où Jocaste donne à son fils le nom d'Infortuné, seul nom qu'elle aura pu lui
donner en tant que mère.