Eloge de la fatigue

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Eloge de la fatigue
ÉLOGE DE LA FATIGUE
Lundi 22 septembre 2008
« Ce n’est pas la rentrée qui m’ennuie, c’est la fin des vacances » me dit un jour
un étudiant en reprenant les cours sans passion débordante et sans grand
enthousiasme. Sans doute voulait-il dire que le plus contraignant à la fin d’été n’est pas
de travailler, élément essentiel à notre construction qu’on se devrait de vivre telle une
récompense, mais plutôt d’obéir à un calendrier qui nous force à agir contre la volonté,
à remettre à plus tard le plaisir immédiat qu’on aimait satisfaire en temps de liberté.
Alors nous faut-il prendre la route du bureau, de l’école, de l’usine et rentrer à
nouveau dans un rythme effréné, bouillir, s’impatienter dans les embouteillages, courir
et s’énerver pour arriver à l’heure, crouler sous les soucis et les tâches pénibles avant de
terminer, épuisés, harassés, une journée usante qui aura abouti, dans le pire des cas, à
perdre notre vie en allant la gagner.
C’est du moins ce que pensent la plupart de ceux qui n’ont pas eu la chance de
pouvoir approcher leur rêve de jeunesse et ainsi rayonner d’une vie de passion. Alors
entendons-nous gémir ici et là l’éternelle complainte de l’être fatigué, lamentation
pénible qui ne fait que traduire la triste lassitude de l’homme qui s’ennuie.
Nous parlions récemment de temps et de fatigue et nous vous proposions un
belle surprise. Nous vous la présentons sous forme d’un poème de l’écrivain brillant
qu’est Robert Lamoureux, dont la subtilité et la grande finesse ne sont plus à vanter et
nous font tant défaut en ces temps de disette et de vulgarité. Que cette découverte
vous aide à réfléchir et à trouver en vous l’idéal de demain.
Vous me dites, Monsieur, que j’ai mauvaise mine,
Qu’avec cette vie qu’ je mène, je me ruine.
Que l’on ne gagne rien à se trop prodiguer,
Et vous me dites enfin, que je suis fatigué.
Oui je suis fatigué, Monsieur, mais je m’en flatte,
J’ai tout de fatigué : le cœur, la voix, la rate.
Je m’endors épuisé, je me réveille las,
Mais grâce à Dieu, Monsieur, je ne m’en soucie pas.
Et quand je m’en soucie, je me ridiculise,
La fatigue souvent n’est qu’une vantardise.
On est jamais aussi fatigué qu’on le croit,
Et quand cela serait, n’en a t-on pas le droit?
Je ne vous parle pas des tristes lassitudes
Qu’on a, lorsque le corps harassé d’habitudes,
N’a plus pour se mouvoir que de pâles raisons.
Lorsqu’on a fait de soi son unique horizon.
Lorsqu’on a rien à perdre, à vaincre ou à se défendre.
Cette fatigue-là est mauvaise à entendre.
Elle fait le front lourd, l’œil morne, le dos rond,
Et nous donne l’aspect d’un vivant moribond.
Mais se sentir plier sous le poids formidable,
Des vies dont un beau jour on s’est fait responsable.
Savoir qu’on a des joies ou des pleurs dans ses mains,
Savoir qu’on est l’outil, qu’on est le lendemain.
Savoir qu’on est le chef, savoir qu’on est la source,
Aider une existence à continuer sa course.
Et pour cela se battre à s’en user le cœur,
Cette fatigue là, Monsieur, c’est du bonheur.
Et sûr qu’à chaque pas, à chaque assaut qu’on livre,
On va aider un être à vivre ou à survivre.
Et sûr qu’on est le port et la route et le guet,
Où prendrait on le droit d’être trop fatigué?
Ceux qui font de leur vie une belle aventure,
Marquent chaque victoire en creux sur leur figure.
Et quand le malheur vient y mettre un creux de plus,
Parmi tant d’autres creux, il passe inaperçu.
La fatigue Monsieur est un prix toujours juste,
C’est le prix d’une journée d’efforts et de lutte.
C’est le prix d’un labour, d’un mur ou d’un exploit,
Non pas le prix qu’on paie, mais celui qu’on reçoit.
C’est le prix d’un travail, d’une journée remplie,
Et c’est la preuve aussi qu’on vit avec la vie.
Quand je rentre la nuit et que ma maison dort,
J’écoute mes sommeils et là, je me sens fort.
Je me sens tout gonflé de mon humble souffrance,
et ma fatigue alors, c’est une récompense.
Et vous me conseillez d’aller me reposer,
mais si j’acceptais là ce que vous proposez,
Si je m’abandonnais à votre douce intrigue,
Mais je mourrais Monsieur, tristement… de fatigue.
Robert Lamoureux - 1953

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