Emmanuel QUERNEZ Doctorant en sociologie au CADIS (EHESS

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Emmanuel QUERNEZ Doctorant en sociologie au CADIS (EHESS
Emmanuel QUERNEZ
Doctorant en sociologie au CADIS (EHESS-CNRS)
ATER en science politique à l’Université de Rennes 1
[email protected]
0677445587
Communication au colloque Discriminations : état de la recherche de l’ARDIS
9 octobre 2015
« Fournir les codes de l’entreprise à ceux qui en sont éloignés »
Les catégories entrepreneuriales de promotion de la « diversité »
Résumé
La communication présente les résultats d’une enquête par entretien au sein d’une
quinzaine de grandes entreprises mettant en œuvre une politique de « promotion de la
diversité » formalisée par l’obtention du label éponyme ainsi qu’auprès d’opérateurs de la
diversité locaux (associations et clubs d’entreprises agissant en qualité d’intermédiaires de
l’emploi).
Le phénomène des discriminations raciales s’est heurté, en France, à une logique de
dénégation, qui a trouvé une traduction puissante dans le monde de l’entreprise. Celui-ci
n’est-il pas en effet l’apanage de la seule rationalité économique, prémunie contre l’effet
systémique des stéréotypes sociaux et raciaux? Sans que cette rhétorique ne cède du terrain,
un autre paradigme travaille depuis une décennie les grandes entreprises : celui de
la promotion de la diversité », concrétisé par le lancement, sous la houlette de l’État, de labels
fonctionnant comme des normes techniques.
En passant en revue les principales déclinaisons pratiques de la promotion de la
diversité, la communication présente les stratégies juridiques, managériales et discursives
mobilisées par les entreprises pour résoudre les contradictions fondamentales entre nondiscrimination et reconnaissance des différences, entre stigmate opérationnel (sexe, genre,
handicap) ou bien dénié (race). Constatant l’apparente absence de cette dernière, l’analyse se
déplace vers les dispositifs locaux externalisés de recrutement et de gestion d’une main
d’œuvre « issue de la diversité » auxquels ont recours les entreprises engagées. La
discrimination raciale et l’embauche de tels publics apparaissent comme les deux facettes
d’un même « risque », nécessitant dans le second cas, selon les entrepreneurs et leurs relais,
un suivi psycho-social individualisé par un parrain chargé de « transmettre les codes de
l’entreprise ». Ainsi, de façon paradoxale, l’affirmation de la responsabilité sociale de
l’entreprise va de pair avec le renoncement à la capacité de pouvoir offrir aux nouveaux
entrants un cadre de socialisation par le travail et par l’institution suffisant pour se prémunir
contre un risque économique d’inadaptation comportementale sans cesse brandi. Toutefois,
les normes de présentation de soi exigées au travers de tels dispositifs, que l’on n’applique pas
de la même façon aux candidats transitant par les voies classiques d’accès à l’entreprise,
révèlent la construction d’une figure socio-raciale menaçante et largement fantasmée, révélant
en creux les ressorts du fait discriminatoire dans le monde du travail.
***
1
Le nouvel esprit du capitalisme décrit par Luc Boltanski et Eve Chiapello se distinguerait
par sa capacité à neutraliser la critique sociale par les déplacements successifs de ses
méthodes et discours de management, escamotant ainsi les affrontements sur le terrain des
relations sociales institutionnalisées. Les normes de régulation opposées par le monde du
travail ou par l’État sont rapidement reformulées et domestiquées par les franges les plus
mobiles du capitalisme1. A cet égard, le paradigme de la « diversité » s’est imposé comme un
nouveau mode de catégorisation et de gouvernement des relations sociales en entreprise,
bousculant le référentiel des statuts professionnels utilisé par les syndicats ou bien celui du
droit anti-discriminatoire implémenté par les pouvoirs publics à partir du milieu des années
2000. Débordant le cadre de l’entreprise, la notion de diversité connait un succès
endémique dans le débat public français, servant à désigner à peu de frais l’hétérogénéité
des membres d’un groupe social donné au regard d’identités essentiellement ascriptives,
notamment le genre, la génération, la race2. La diversité fonctionne comme un étalon –
jamais défini – auquel on peut comparer un tel groupe : telle commune compte beaucoup
de « membres issus de la diversité » alors que son conseil municipal « ne reflète pas assez la
diversité ». La notion semble combler le vide et soulager la difficulté dans lesquels sont
empêtrés les acteurs publics lorsqu’il s’agit de nommer les populations issues de
l’immigration post-coloniale et la rémanence de leur singularité raciale dans un contexte de
crise économique et sociale.
A côté de ces références discursives plastiques et volontairement confuses dans le débat
public, la diversité a au contraire pris forme dans le domaine du management des ressources
humaines comme un ensemble de pratiques formalisées, revendiquées, enseignées,
diffusées et expérimentées au sein d’un nombre – certes restreint – d’entreprises
« engagées ». Importées des États-Unis avant reformulation dans le contexte français, les
politiques entrepreneuriales de promotion de la diversité furent d’abord étudiées dans la
littérature scientifique américaine en gestion, qui les définit sans détour dès les années 1990
comme « l’ensemble des activités impliquées dans l’intégration d’employés non
traditionnels (femmes et minorités) dans la force de travail et l’utilisation de leur diversité
pour l’avantage compétitif de la firme »3. A mesure que le paradigme prenait son
autonomie, les catégories visées ici furent étendues aux différences sociales moins
reconnues institutionnellement que la race ou le genre sans perdre cette articulation
fondatrice : il revient au patronat de mettre en place, au niveau micro-social, des dispositifs
spécifiques pour intégrer un « public éloigné du monde de l’entreprise », selon l’expression
récurrente des acteurs rencontrés pour les besoins de cette étude, afin de satisfaire un
intérêt économique bien compris. La diversité est un business case, une rupture
managériale, qui tire précisément sa valeur de sa capacité à intégrer des principes de justice
sociale auparavant extérieurs à la rationalité économique.
Quelle est la genèse de cette rupture ? Selon Cornet et Warland, le répertoire actuel de
la promotion de la diversité s’est construit par sédimentation à partir de quatre types de
1
L. Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
Si ces catégories sous-jacentes à la notion générique de diversité renvoient à des caractéristiques pesantes,
solidifiées et non choisies par les individus, elles n’en restent pas moins des constructions sociales dans la
mesure où elles ne doivent leur efficace qu’à l’association de qualités et valeurs à ces traits biologisants – ce
processus ne se faisant que selon les nécessités d’un contexte historique et social donné.
3
L. Gomez-Mejia, D. Balkin et R. Cardy, Managing Human Resources, Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1995,
p. 120.
2
2
préoccupations et de programmes d’action déjà présents dans le monde de l’entreprise1. La
diversité apparaît d’une part aux Etats-Unis au milieu des années 1990 comme un
dépassement des politiques anti-discriminatoires et des dispositifs d’action positive en
faveur des femmes et des minorités ethniques2. Alors que celles-ci sont remises en cause
tant sur le plan de leur efficacité sociale que sur celui de leur légitimité politique, le monde
entrepreneurial avance la promotion de la diversité comme une manière de lutter contre les
inégalités dans l’emploi à l’échelle des organisations et selon une logique de valorisation de
l’identité individuelle – perçue cette fois comme une combinaison singulière de différences
et non comme une identité héritée3. Le nouveau paradigme de la diversité transpose d’autre
part les outils du management interculturel4, jusqu’alors réservé à l’internationalisation des
grands groupes et à la mise en relation économique de clients ou de travailleurs porteurs de
cultures nationales différentes – sans toujours se prémunir d’une certaine essentialisation
de cette notion. L’impératif de la diversité prolonge en troisième lieu l’analyse des marchés
locaux par le marketing : l’entreprise doit, dans sa composition et son fonctionnement,
répondre à l’hétérogénéité de la clientèle sur les plans culturels et sociaux. Enfin, les
promoteurs de la diversité ont arrimé celle-ci au thème de la responsabilité sociale et
environnementale de l’entreprise (RSE) en soutenant qu’il revient au secteur privé de
compenser ses externalités négatives et de participer pleinement aux politiques sociales
d’inclusion.
L’importation du nouveau paradigme au milieu des années 2000 au contexte français
n’allait pas de soi. Contrairement au monde anglo-saxon, la promotion de la diversité n’a pu
s’appuyer – même par opposition – sur l’existence de puissantes politiques de lutte contre
les discriminations, notamment raciales. Bien au contraire : le phénomène des
discriminations « raciales » s’est heurté, en France, a une logique du déni puis de la
dénégation, selon la chronologie typique proposée par Didier Fassin5. Si ces rhétoriques
d’occultation ont imprégné, jusqu’à nos jours, le débat politique, il semble qu’elles aient
trouvé leur traduction la plus naturelle et la plus efficace dans le monde de l’entreprise. Cet
univers n’est-il pas en effet l’apanage de la seule rationalité économique ? L’entrepreneur ne
recherche que la maximisation du profit ; il embauche et place les individus selon leur seule
rentabilité. Les employeurs, mais parfois également les salariés et les syndicats, ont ainsi
longtemps considéré la discrimination comme impossible, car irrationnelle et par nature
étrangère à la raison d’être de l’entreprise, et l’ont réduite en conséquence à des
épiphénomènes, des dérives psychologiques individuelles racistes. Néanmoins, au cours des
années 1990, les témoignages pointant les discriminations, notamment raciales, dans le
monde du travail se multiplient ; les premières condamnations judiciaires tombent. Des
1
Annie Cornet et Philippe Warland, GRH et gestion de la diversité, Dunod, 2008, p. 10.
R.R. Thomas Jr, « From Affirmative Action to Affirming Diversity », Harvard Business Review, vol. 68, n°2,
mars-avril 1990, p. 107-117.
3
D.A. Thomas & R.J. Ely, « Making Differences Matter: a New Paradigm for Managing Diversity », Harvard
Business Review, vol. 74, n°5, sept-oct 1996, p. 79-90.
4
Pour un aperçu de cette littérature et de son influence sur les outils actuels de la promotion de la diversité dans
le contexte interne, voir par exemple : E. Mutabazi, Y. Altman, A. Klesta, P. Poirson, Management international
des ressources humaines : fusions, acquisitions, filiales, alliances et coopérations, Éd. d’Organisation, Paris,
2004.
5
Didier Fassin, « L’invention française de la discrimination », Revue française de science politique, vol. 52, n°4,
août 2002 ; « Du déni à la dénégation. Psychologie politique de la représentation des discriminations », in
Didier Fassin et Eric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française,
La Découverte, Paris, 2009, p. 141-165.
2
3
enquêtes universitaires mettent au jour l’ampleur et les mécanismes de ce qu’il faut bien
appeler des « systèmes discriminatoires »1. Certains rapports publics (à l’exception
remarquée du Haut Conseil à l’Intégration qui demeure longtemps très timoré en la matière)
démontrent également la réalité du phénomène. Le rapport de l’Inspection générale des
affaires sociales de 1992 faisait déjà état d’ « offres d’emplois discriminatoires reçues par les
missions locales [variant] entre la moitié et le tiers »2.
Cette reconnaissance publique du phénomène discriminatoire amène la France, sous
l’impulsion de l’Union Européenne, à se doter d’un arsenal juridique et institutionnel
répressif, dont la Halde constitue le fer de lance3. Pourtant, près de dix ans après
l’installation de cette autorité indépendante, aujourd’hui intégrée au Défenseur des droits,
force est de constater la faiblesse, au moins quantitative, de la répression judiciaire des
discriminations, notamment raciales, et la difficulté pour les victimes d’accéder aux arènes
permettant la reconnaissance de l’illégalité et la réparation du préjudice4. Surtout, les
discours de dénégation trouvent aujourd’hui un second souffre, en admettant les inégalités
de traitement frappant les candidats et les travailleurs d’origine immigrée en en cherchant
les causes du côté des victimes elles-mêmes : absence d’équivalence des diplômes,
insuffisante maîtrise de la langue, distante culturelle et religieuse trop importante pour les
travailleurs immigrés ; pratiques langagières, vestimentaires, incompatibles avec
l’environnement de travail, victimisation excessive, pénalités scolaires et géographiques, etc.
pour leurs enfants.
Dans ce contexte, « la promotion de la diversité » par le monde économique se présente
de façon paradoxale comme le dépassement d’un référentiel anti-discriminatoire qui n’a
jamais réellement été mis en œuvre5. Concrètement, cette dynamique globale s’est traduite
par le lancement de la « charte de la diversité » en 2004, signée aujourd’hui par la majorité
des grandes entreprises, par laquelle celles-ci s’engagent à la fois à « promouvoir
l’application du principe de non-discrimination » et à « chercher à refléter la diversité de la
société française ». Tous les grands groupes affichent progressivement un discours sur la
diversité et nombreux sont ceux qui ont mis en place des dispositifs censés la favoriser, en
créant des groupes de travail ou des postes de « chargé de mission diversité ». Appuyant le
mouvement, l’État élabore un label Égalité (arrêté du 28 juin 2004) tandis que les
partenaires sociaux signent en 2006 un accord national interprofessionnel sur la diversité.
Enfin, un label Diversité, fonctionnant comme une certification de respect d’une norme
technique octroyée par un cabinet indépendant, a été créé à l’automne 2008, une nouvelle
1
Notamment : Philippe Bataille, Le racisme au travail, La Découverte, 1997 ; Véronique De Rudder, Christian
Poiret et François Vourc’h, L’inégalité raciste, l’universalité républicaine à l’épreuve, PUF, 2000.
2
Michel Lemoine et Catherine Join-Lambert, Les difficultés d’intégration professionnelle des jeunes étrangers
ou d’origine étrangère, Rapport de l’IGAS, décembre 1992.
3
Cf. la loi du 30 décembre 2004 portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour
l’égalité.
4
Emmanuel Quernez, « La fabrique de la lutte contre les discriminations. Sociologie des pratiques des
correspondants locaux de la Halde », in Elsa Guillalot et Aline Prévert (dir.), La discrimination : un objet
indicible ?, L’Harmattan, 2013.
5
Sur les implications de ce « passage », voir Olivier Noël, « Entre le modèle républicain de l’intégration et le
modèle libéral de promotion de la diversité : la lutte contre les discriminations ethniques et raciales n’aura-telle été qu’une parenthèse dans la politique publique en France ? », colloque CASADIS-CGT, Montreuil, 2006 ;
Éleonore Lepinard et Patrick Simon, From integration to antidiscrimination…to diversity? Antidiscrimination
politics and policies in French workplaces, a European approach to multicultural citizenship, French report, WP4
legal challenges, 2008.
4
fois grâce à la reconnaissance de l’État et en collaboration avec l’Association nationale des
directeurs des ressources humaines (ANDRH)1. Si ces pratiques ont peu à voir avec la lutte
contre les discriminations telle qu’elle existe en France depuis le milieu des années 2000,
elles sont plutôt soutenues par la Halde et, aujourd’hui, par le Défenseur des droits, qui
tentent d’y mettre un peu d’ordre en publiant des recommandations concernant les
« bonnes pratiques ».
La notion de « diversité » fonctionne donc comme un véritable paradigme
essentiellement imposé « par le haut », en l’occurrence par le grand patronat français. Sa
promotion est d’autant plus rapide et massive que celui-ci dispose d’un pouvoir de définition
des normes et des enjeux de société, d’une part par l’intermédiaire des politiques de
marketing, de publicité, de ressources humaines des grands groupes, d’autre part par le biais
des cercles de réflexions et autres think-tanks qui lui sont affiliés. Les multinationales
françaises ont contribué à importer la « diversity » anglo-saxonne, ne serait-ce parce que
dans les échanges internationaux et européens, la langue anglaise fonctionne comme une
lingua franca et véhicule à la fois un lexique et des concepts, des visions du monde de
l’entreprise et des relations sociales.
Néanmoins, l’importation de la diversity dans le contexte entrepreneurial français s’est
faite au prix d’un double travail de promotion et de domestication, qui ne se résume pas aux
aspects juridiques textuels qui viennent d’être décrits. D’abord, même si la thématique de la
« diversité » ne se superpose pas aux thèmes anciens du « métissage » et du « mélange », on
constate qu’elle s’accommode in fine fort bien de la vulgate républicaine tendant à
invisibiliser les identités ethniques et raciales, malgré les postulats des textes fondateurs. Par
ailleurs, Laure Béréni montre que ce sont des « entrepreneurs de cause » issus du patronat
français qui ont largement diffusé, concrétisé et rendu opérationnelle cette notion dans leur
champ entre 2003 et 2006. Ceux-ci appartenaient plutôt à des cercles en quête de
reconnaissance au sein du patronat ou du moins à la recherche d’un second souffle : « ces
groupes professionnels ont en commun une légitimité précaire dans le monde des affaires,
qui repose largement sur leur aptitude à traduire des thématiques « sociales » – externes à
la rationalité strictement marchande – dans le langage managérial2 ». Il s’agissait des
promoteurs de la « RSE » (responsabilité sociale de l’entreprise) et de certains cadres ou
consultants en ressources humaines, réunis autour de quelques figures dotées d’une forte
visibilité et de réseaux puissants dans le monde politique comme patronal : Claude Bébéar,
Françoise Cocuelle, présidente du Centre des jeunes dirigeants, Yazid Sabeg, Laurence
Méhaignerie. En 2004, les deux derniers publient avec l’Institut Montaigne un plaidoyer en
faveur des Oubliés de l’égalité des chances3, tandis que le premier remet au premier ministre
Jean-Pierre Raffarin un rapport intitulé Minorités visibles : relever le défi de l’accès à l’emploi
et de l’intégration dans l’entreprise4. Au-delà de l’aspect tactique de ces démarches
consistant pour les acteurs à reprendre les rênes de l’agenda politique du patronat, ces
documents portent une véritable dénonciation de l’ampleur des discriminations directes,
1
Cf. le décret du 17 décembre 2008 portant création du label Diversité.
Laure Béréni, « ‘Faire de la diversité une richesse pour l’entreprise’. La transformation d’une contrainte
juridique en catégorie managériale », Raisons politiques, n°35, août 2009, p. 93.
3
Laurence Méhaignerie et Yazid Sabeg, Les oubliés de l’égalité des chances, Paris, Institut Montaigne, 2004.
4
Claude Bébéar, Minorités visibles : relever le défi de l’accès à l’emploi et de l’intégration dans l’entreprise,
Rapport au Premier ministre 2004. Voir également : Claude Bébéar, Des entreprises aux couleurs de la France,
Paris, Institut Montaigne, 2004 ; Centre des jeunes dirigeants (CJD), Faire de la diversité une ressource pour
entreprendre, juin 2006.
2
5
indirectes et systémiques dans le monde de l’entreprise ainsi qu’une dimension éthique
évidente. De même, la discrimination raciale apparaît au cœur de ces préoccupations et des
préconisations contenues dans ces documents – trop souvent occultées par le seul débat sur
les statistiques ethniques. En revanche, les représentants associatifs des groupes-cibles
furent plutôt absents de l’élaboration de la norme diversité ; ceux-ci continuent en effet
d’axer leurs revendications sur l’égalité de traitement et l’application du droit
antidiscriminatoire.
Au-delà des orientations dessinées par ces fondateurs, comment caractériser les
déclinaisons pratiques de la promotion de la diversité par les entreprises signataires du
label ? Dresser un inventaire exhaustif des dispositifs de gestion et de ressources humaines
reconnus par le label Diversité serait à la fois illusoire dans le cadre limité de cette
communication et d’un faible intérêt pour l’approche sociologique retenue. Il s’agit plutôt de
cerner ici les modes de présentation et d’implémentation d’une vision naturaliste des
identités professionnelles auprès des acteurs de l’entreprise : actionnaires, hiérarchies
opérationnelles intermédiaires, salariés, syndicats, instances représentatives du personnel,
marchés et clients. Comment légitimer le parti-pris de cette nouvelle régulation des rapports
sociaux au travail ? Comment résoudre la tension entre non-discrimination et
reconnaissance des différences, entre l’attachement à l’indistinction raciale et la volonté de
compenser la relégation propre aux minorités visibles ? La quête de la diversité ne
hiérarchise-t-elle pas entre stigmates opérationnels (sexe, handicap) et déniés (race, écart
social) ? Que révèlent les déclinaisons pratiques et locales d’une action positive à la française
quant à la représentation du monde social véhiculée par entrepreneurs engagés ? Quel est le
risque de naturalisation des identités et inégalités professionnelles qui conforteraient in fine
les stéréotypes discriminatoires ?
Méthodologie
Cette extrême plasticité et réactivité du discours du monde de l’entreprise désarçonne
qui veut conduire une enquête approfondie. Quelque peu réticentes lorsqu’il a fallu se
pencher sur les processus de racialisation des rapports sociaux et de production des
discriminations, les sciences sociales s’intéressent toutefois aujourd’hui, de façon plutôt
critique, au paradigme de la « diversité ».
L’enquête de terrain s’est déroulée en deux temps, à l’hiver 2013 puis au printemps
2015, dans un contexte économique marqué par la contraction des marges des entreprises
et, sauf exceptions, par des politiques de recrutement plutôt frileuses. Sans prétendre
embrasser de façon exhaustive le champ des acteurs économiques revendiquant une
politique de promotion de la diversité, nous avons toutefois tenté de construire un
échantillon comprenant des entreprises et établissements de différents secteurs d’activités,
de différentes tailles, publics comme privés. La plupart des entreprises visitées ont été
identifiées grâce à la liste, publique, des détenteurs du label Diversité éditée par l’AFNOR.
Les entreprises qui se signalaient par leur engagement dans cette politique au cours de
forums professionnels ou dans la littérature grise ont également été contactées.
Après un travail d’analyse de la littérature académique et de la littérature
entrepreneuriale sur le sujet – les titulaires du label ont par exemple l’obligation de publier
un bilan annuel de leur politique Diversité, l’enquête a donc principalement consisté en une
série d’entretiens semi-directifs auprès des responsables des ressources humaines et/ou des
responsables de la politique diversité, dont la dénomination se revendiquait parfois de la
6
« responsabilité sociale de l’entreprise » ou encore du « développement social et durable »
(n=13). Si nos demandes d’entretien ciblaient ces postes au sein des organigrammes des
entreprises, il faut souligner que les directeurs de sites et les cadres intermédiaires des
ressources humaines réorientaient nos demandes vers ces « services Diversité » au siège de
la société. Tout se passe ainsi comme si la politique de promotion de la diversité pouvait être
déconnectée des problématiques traitées par ces cadres au quotidien, qu’elle devait être
stratégique et transversale, ou du moins mise en ordre et en discours au niveau le plus élevé
qui soit. Toutefois, le taux de réponse apparaît plutôt satisfaisant (20% environ).
Les entretiens se déroulaient dans les locaux des entreprises, généralement dans le
bureau de la personne interviewée. En s’inscrivant explicitement dans une démarche
d’ « enquête d’apprentissage » et de prise d’information sur les pratiques de l’entreprise
dans ce domaine, nous avons favorisé les conditions d’un échange de confiance avec nos
interlocuteurs. Le déroulement des entretiens a été marqué par les digressions
professionnelles associées à chaque corps de métier. De façon presque surprenante, le
discours des enquêtés était très libre, y compris au sujet du risque juridique de la
discrimination ou encore du rôle de l’ethnicité dans les métiers concernés. La configuration
de l’entretien plaçait néanmoins l’enquêteur sous la domination de l’interviewé, d’autant
que celui-ci était en général un professionnel de la communication qui s’appuyait sur des
compétences et un discours à la fois autonomes, propres à ce champ professionnel et
parfois concurrents de l’approche sociologique. L’enquêteur parvenait néanmoins à
reprendre la main au cours de l’entretien, notamment en mobilisant des comparaisons avec
les entreprises déjà visitées.
L’un des apports de l’enquête réside dans l’observation des forums professionnels
dédiés (n=5), lieux de « retours d’expérience » et de contractualisation entre les acteurs
économique engagés dans une politique de promotion de la diversité. A l’échelle d’une
grande ville de province plutôt dynamique sur le plan économique, ce réseau d’acteurs
associait les collectivités territoriales, les intermédiaires de l’emploi, les instances patronales
et les dirigeants d’entreprise, souvent de dimension plus modeste que celles visitées.
La principale aporie de l’enquête tient sans doute à la faible présence de
syndicalistes, représentants du personnel ou médecins du travail (n=3). Le thème du recours
au droit et aux dispositifs de plainte par les salariés s’estimant victime de discriminations,
notamment en raison de leur origine, fait l’objet d’un dispositif d’enquête distinct, dont la
présentation des résultats dépasse l’ambition de ce texte.
De façon intéressante, ce ne sont finalement ni le thème de la discrimination ni les
interactions humaines qui ont rebuté nos enquêtés mais bien plutôt les risques de
divulgation par voie de publication universitaire de pratiques et de savoir-faire qu’elles
assimilent à des procédés innovants, constitutifs du capital de l’entreprise et dignes d’être
protégés des systèmes de veille de la concurrence.
Après avoir repéré brièvement les différents registres de l’engagement entrepreneurial
dans le label Diversité et ses principales déclinaisons pratiques, nous constaterons combien
ces dispositifs rendent les minorités visibles indiscernables (I). Nous examinerons dès lors
comment les entrepreneurs de la diversité y substituent une association de critères plus
légitimes dessinant une figure socio-raciale à la limite de l’essentialisation, justifiant une
rupture avec le principe d’égalité de traitement et révélant en creux les stéréotypes au
fondement de discriminations raciales massives dans le monde du travail (II)
7
I.
Dilution de la race et dépolitisation du « risque » de la discrimination
Les entreprises visitées partagent un effort sincère de rationalisation des procédures RH,
d’affirmation d’un autre climat interne à propos des discriminations et de proposition de
voies de recours aux victimes. Autant de ruptures dans le monde du travail, dont se targuent
à raison les entreprises à côté de l’inertie de la fonction publique ou du champ politique.
Toutefois, l’implémentation de ces dispositifs, même certifiée de façon indépendante par
l’AFNOR, ne garantit pas l’absence de pratiques discriminatoires concomitantes, y compris
enracinées dans les procédés de l’entreprise. Signataire de la charte de la diversité,
communiquant abondamment sur son engagement en la matière, Airbus fut définitivement
condamnée le 15 décembre 2011 par la Cour de cassation pour discrimination à l’embauche
en raison de l’origine pour des faits datant de 2005. Il est parfois piquant d’entendre les
avocats d’entreprises poursuivis pour discrimination devant les tribunaux invoquer la
signature d’une telle charte, simplement déclarative, à l’appui de leur défense.
Les travaux de sociologie sur la promotion de la diversité ont de plus souligné
combien celle-ci consistait in fine à contourner le principe juridique de non-discrimination en
diluant les critères illégaux – notamment ceux renvoyant au profil racial – parmi un
ensemble de dispositifs relevant davantage de la déclaration d’intention et associant des
situations sociales fort différentes. Non seulement celle-ci ne désigne plus prioritairement la
diversité des origines ni les « minorités visibles » mais le cadre anti-discriminatoire a été
mobilisé de façon opportuniste pour étendre le sens de la diversité à tous les critères
reconnus par la loi ou par les textes européens. Le nouveau paradigme met « le droit à
distance », pour reprendre la formule de Milena Doytcheva, en opérant un débordement qui
consiste à valoriser toutes les différences entre les individus, y compris la diversité de leurs
« talents », « cultures » et « styles de vie »1. A l’instar de notre enquête, les auteurs notent,
sous l’étiquette « politiques de la diversité » affichée par les entreprises, une « imbrication
entre les catégories des politiques antidiscriminatoires et celles des politiques de la ville et
de l’insertion sociale »2. La diversité va jusqu’à prendre en compte « la parentalité » ou « les
relations avec les écoles ». Véronique de Rudder et François Vourc’h le disent de façon plus
crue: « la notion de diversité permet de surmonter à bon compte l’interdit officiel de
nomination des groupes ethnicisés ou racisés, et, mieux encore, elle permet d’escamoter le
processus même de catégorisation racisante qui organise les discriminations racistes. […] Le
recours à l’idée de diversité dilue, dans l’identification d’un système de différenciation
généralisé, et a priori, sans limite, les effets particulièrement structurants de la racisation »3.
Difficile en outre d’évaluer et de mesurer l’efficacité de programmes adossés à une notion
1
Milena Doytcheva, « Réinterprétations et usages sélectifs de la diversité dans les politiques des entreprises »,
Raisons politiques, n°35, août 2009, p. 115. Cf. également Milena Doytcheva (dir.), De la lutte contre les
discriminations à la promotion de la diversité ». Une enquête sur le monde de l’entreprise », Université de Lille
3-GRACC/DREES-MiRE, décembre 2008. Dans le cadre du projet de recherche « Inégalités, discriminations,
reconnaissance : une étude sur les usages sociaux des catégories de la discrimination », l’auteure a enquêté
auprès d’une vingtaine d’entreprises de la métropole lilloise ou nationale, signataires de la charte de la diversité
et/identifiées au plan local comme ayant un investissement important sur la question, ainsi qu’auprès de
chambres consulaires et intermédiaires de l’emploi mobilisés sur le thème de la diversité.
2
Laure Béréni, « ‘Faire de la diversité une richesse pour l’entreprise’. La transformation d’une contrainte
juridique en catégorie managériale », Raisons politiques, n°35, août 2009, p. 103.
3
Véronique de Rudder et François Vourc’h, “Les discriminations racistes dans le monde du travail”, in Didier
Fassin et Eric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La
Découverte, Paris, 2009, p. 198.
8
aussi floue et labile que celle de la « diversité ». Exception faite du label « diversité », la
charte et autres protocoles estampillés « diversité » n’ont pas de portée contraignante, et
d’aucuns ont souligné qu’ils engageaient simplement les signataires… à respecter la loi ! En
résultent des dispositifs qui, souvent, se résument concrètement à des sessions de
formations sur les stéréotypes, confiés à des cabinets extérieurs, accréditant l’hypothèse de
faits discriminatoires comme des errements individuels, des malentendus culturels,
impossibles à annihiler totalement dans une grande organisation.
Notre recension des déclinaisons pratiques de la promotion de la diversité dans de
grandes entreprises complète ces explications de l’évaporation des critères illégaux dans la
régulation des rapports sociaux à dans l’entreprise. Le rétrécissement de la diversité autour
de quelques dispositifs catégoriels (handicap, genre, âge) n’est pas uniquement la
conséquence d’un aveuglement aux différences raciales ou d’un évitement stratégique de
celles-ci. Il reflète également l’incapacité des entreprises à intégrer techniquement et
juridiquement ces catégories à leurs procédures RH. Dans un environnement de travail où
chaque projet doit pouvoir être évalué selon des indicateurs chiffrés, « monitoré », la
discrimination raciale disparait effectivement des « bilans diversité » publiés chaque année
par les entreprises engagées. Mais l’interdiction juridique de tenir des statistiques ethniques
n’est pas seule en cause. On constate une incapacité des DRH à saisir les ressorts des
discriminations raciales au point d’externaliser quasi-systématiquement son traitement à
des « opérateurs de la diversité »1, associations ou cabinets privés, y compris lorsqu’il s’agit
de formation des salariés ou de recueil d’une plainte. Une telle frilosité contraste avec les
politiques volontaristes concernant le genre, le handicap et l’âge.
La promotion de la diversité participe en outre d’une dépolitisation interne des
rapports sociaux autour du travail. Nombre des DRH rencontrés relevaient la faible
implication des acteurs syndicaux dans les dispositifs locaux de signalement des
discriminations ainsi que dans les arènes du dialogue social consacrées à l’égalité
professionnelle. Souvent dépourvus de ligne politique et de formation technique sur ces
dispositifs, les syndicats sont entrainés par la direction dans une redéfinition du dialogue
social dans l’entreprise par la signature d’accords professionnels, le partage de référentiels
commun sur un sujet prétendument consensuel. Qui pourrait refuser des dispositifs
présentés ? La promotion de la diversité est en effet cet objet protéiforme, suffisamment
technique sur le plan juridique pour désamorcer les clivages politiques entre syndicats ou
vis-à-vis de la direction, suffisamment novatrice et éthique dans sa présentation pour inhiber
des revendications plus poussées dans ce domaine. Or le consensualisme entourant ces
dispositifs à l’intérieur de l’entreprise est évidemment trompeur. Notre étude montre
l’existence de vraies alternatives et les divergences de conception et de mise en œuvre du
label diversité d’une entreprise à un autre, d’un DRH à un autre. Qu’est-ce qu’un jury de
recrutement idéal ? Jusqu’où admettre les pratiques religieuses dans l’entreprise ? Qui doit
traiter la plainte d’un salarié s’estimant victime de harcèlement en raison de sa couleur de
peau ? Combien de temps faut-il donner aux services RH pour parvenir à atteindre l’objectif
de 50% de femmes aux postes d’encadrement ? Autant de questions qui méritent d’être
tranchés par les partenaires sociaux au sein des instances paritaires.
1
Milena Doytcheva, « Intermédiaires et « opérateurs de la diversité » dans les politiques des entreprises »,
Sociologies pratiques 2011/2 (n°23).
9
II.
« Fournir les codes de l’entreprise » : construction et mitigation d’un risque
socio-racial
Ce rétrécissement de la diversité peut – paradoxe apparent – aller de pair avec une
volonté de fabriquer pour la cause d’autres catégories et d’aller au-delà de la nondiscrimination en « réparant les inégalités ». Les entreprises visitées développent ainsi un
ensemble de programmes en direction de publics présentés comme structurellement
« éloignés du monde de l’entreprise ». Elles proposent à certaines catégories sociales
différentes de celles habituellement reconnues (sexe, âge, handicap) des voies d’accès
privilégiées à l’entreprise, par le recrutement ou l’accueil en formation.
Cet élargissement du « sourcing » du recrutement est présenté comme un objectif
central de la politique de promotion de la diversité. Nombre d’interlocuteurs déplorent en
effet un problème de filière, de « vivier », arguant qu’il est difficile de « faire de la diversité »
quand les candidatures « issues de la diversité » manquent. Et d’expliquer ce déficit par une
articulation lacunaire entre les cursus de l’éducation nationale et les besoins de l’entreprise,
par une ignorance et une « auto-exclusion » de certains publics vis-à-vis des grandes
entreprises mais aussi par un manque d’attractivité et de communication de celles-ci à
l’égard de certains publics.
« Notre programme en faveur de la diversité a notamment consisté à organiser un forum
de recrutement, à l’occasion d’un déménagement d’un de nos sites à Saint-Denis. Après
présélection par les missions locales et l’ANPE, on a organisé des séances de speed dating sur
place. Cela a aussi accéléré le processus de recrutement à [nom de l’entreprise] qui est très
long. L’idée, c’était de recruter des gens qui sinon ne seraient pas venus nous voir, de briser
la barrière psychologique des gens qui se disent que [nom de l’entreprise] ça n’est pas pour
eux, ils n’auraient pas postulé alors qu’ils avaient sans doute les qualifications requises. »
Chargée de mission Diversité auprès de la DRH, grande entreprise publique, secteur du
transport1.
La définition de ces publics jugés éloignés de l’entreprise et dignes d’y être intégrés plus
directement apparaît hétérogène, mouvante et fonction des contingences locales. De façon
générale, les entreprises rencontrées s’efforcent de susciter les candidatures des jeunes sur
le point d’achever leur formation par des salons et des ateliers de présentation des métiers
du secteur concerné. Elles intensifient également le recours aux contrats d’apprentissage et
d’alternance permettant aux lycéens ou étudiants des cursus professionnels d’obtenir une
longue expérience en entreprise avant le diplôme final. Toutefois, le recours massif à ces
dispositifs largement subventionnés par les pouvoirs publics s’inscrit avant tout dans une
politique générale de contraction des coûts salariaux, de flexibilisation et de rajeunissement
de la main d’œuvre. De plus, l’alternance étant massivement pratiquée dans les grandes
écoles de commerce et en master professionnel, rien ne permet d’affirmer que les jeunes
bénéficiaires présentent une diversité sociale et « raciale » plus importante que des publics
scolaires comparables.
Par ailleurs, de nombreuses entreprises engagées sous le label Diversité scellent des
partenariats avec des associations et intermédiaires de l’emploi afin de toucher des publics
davantage définis en termes administratifs (selon la classification de Pôle Emploi) ou
1
Entretien n°1.
10
géographiques : demandeurs d’emploi de longue durée, bénéficiaires de l’aide sociale,
anciens détenus, habitants des zones relevant de la politique de la ville. Les entreprises
privilégient dans ce cadre une logique de pré-recrutement et de « parrainage » assuré par
des opérateurs intermédiaires. Deux types de raisons expliquent cette externalisation.
Prônant un aveuglement à la race et refusant de reconnaître sa production par des
discriminations systémiques, les entreprises – prolongeant en cela une longue tradition de la
politique française coloniale puis d’immigration – confient à des acteurs agissant à la marge
le soin de « toucher les populations », selon l’expression consacrée rappelée par Milena
Doytcheva1. L’auteure souligne en second lieu l’effet d’aubaine permis par la sous-traitance
du processus de recrutement à des associations ou cabinets opérant à bon marché un travail
de tri et d’accompagnement qui ne s’arrête pas à l’embauche. Le recours à de tels
organismes intermédiaires répond en effet à l’un des paradoxes de la politique de promotion
de la diversité : en souhaitant élargir ses sources de recrutement et « diversifier » le profil de
ses collaborateurs, l’entreprise alourdit ses coûts de gestion des candidatures, comme nous
il nous l’a été rappelé très explicitement. Un principe de non-discrimination « aveugle »
couplé à un élargissement du « sourcing » apparaît donc comme couteux et lourd pour
l’entreprise. L’établissement de partenariats pour le recrutement permet de diversifier les
profils des nouveaux entrants tout en minimisant le coût temporel et pécuniaire des
procédures de recrutement.
Recourir ainsi à un médiateur pour appréhender le public issu de l’immigration revient à
mettre à distance la problématique des discriminations raciales : celles-ci ne procèdent alors
pas d’un système économique et social dont l’entreprise est une unité mais d’un déficit de
communication entre deux entités étanches, qui recourent avec bienveillance à une
structure médiate. De plus, si le phénomène discriminatoire échappe à l’entreprise, il
convient non de le combattre mais de le compenser par une dose d’intégration, selon des
canaux spécifiques, de candidats issus de l’immigration. Que les entreprises volontaristes
procèdent à une telle externalisation ou qu’elles spécifient elles-mêmes ce type de
recrutement, elles recourent de façon stratégique au critère de l’adresse et de l’origine
géographique étiquetée « ZUS » pour cibler les publics et les partenaires de l’emploi ainsi
que pour piloter et évaluer leurs actions. Il s’agit, de façon à peine masquée, de toucher par
ricochet la diversité « raciale » de la société française.
« Nous orientons en partie notre recrutement en direction des quartiers sociaux, c'est-à-dire
que nous faisons un effort pour aller chercher des publics traditionnellement discriminés et
éloignés de ce secteur du marché de l’emploi. On le fait parce qu’on a des valeurs, mais aussi
parce qu’on veut recruter les meilleurs, parce que c’est bon pour l’entreprise ! » Directeur
général, grande entreprise américaine présente en France, intermédiaire de l’emploi.
« L’autre grand chantier consiste à nouer des partenariats pour aller sourcer sur des publics
spécifiques (quartiers, ZUS, lycées pro, etc.). Une étude de l’Acsé a récemment montré que les
publics des quartiers ne vont pas vers les offres d’emploi des grandes entreprises. Pourtant, le
fait d’envoyer une candidature spontanée marche plutôt bien : nos DRH locaux valorisent
cette démarche et puisent dans ces CV pour pourvoir un poste après-coup. L’intérêt de
l’entreprise est de trouver le bon candidat le plus rapidement possible, car le temps de
sélection perdu et les erreurs de casting sont un coût pour l’entreprise. Pôle emploi présente
1
Milena Doytcheva, « Intermédiaires et « opérateurs de la diversité » dans les politiques des entreprises »,
Sociologies pratiques 2011/2 (n°23), p. 60.
11
des limites de ce point de vue ; nos partenaires plus spécialisés apportent une compétence
dans l’accompagnement de l’intégration du salarié dans l’entreprise. Nous travaillons avec
FACE, qui ressemble davantage à un club d’entreprise, et aussi avec de vrais acteurs intermédiaires de l’emploi. Il s’agit grâce à eux de casser une forme d’autocensure qui existe
des deux côtés, du côté des entreprises comme du côté des candidats potentiels. Certains
référentiels ne sont pas partagés. Des choses toutes basiques : pour certains jeunes, arriver à
l’heure les premiers jours, c’est une grande preuve d’intérêt pour le poste, alors que non :
c’est la moindre des choses ! L’intermédiaire est là pour ça, pour faire passer ce genre de
choses. En sens inverse, l’entreprise doit faire certains efforts : on ne peut pas attendre 4
semaines pour donner une réponse à un jeune en période d’essai sur un poste non-qualifié ! »
Responsable RSE - Diversité, groupe français international, grande distribution.
L’action de la Fondation Agir contre l’exclusion (FACE) et de ses « clubs » régionaux,
souvent mentionnés par nos interlocuteurs, mérite ici un examen particulier. Née en 1993 à
l’initiative de 13 grands groupes français souhaitant formaliser et mettre en commun leur
souci de « responsabilité sociale », FACE rassemble aujourd’hui plus de 4000 entreprises de
toutes tailles. Ciblant presque exclusivement son public selon le critère de la résidence en
zone urbaine sensible (ZUS), FACE accompagne les collégiens, lycéens, étudiants et
demandeurs d’emploi de ces quartiers dans leurs démarches auprès du monde de
l’entreprise. En constituant un réseau d’entreprises partenaires à l’échelle locale, FACE capte
un certain nombre d’offres d’emploi, de formation, de stage afin de les proposer de façon
exclusive aux demandeurs d’emploi suivis. Il s’agit de préparer ou d’accompagner
l’intégration dans l’entreprise par un « parrainage », qui concerne, par exemple, environ 50
jeunes demandeurs d’emploi résidant en ZUS à Rennes chaque année. La quasi-totalité
d’entre eux appartient à la deuxième ou troisième génération d’immigration maghrébine ou
africaine. Le parrainage peut s’effectuer en amont de la signature d’un premier contrat en
entreprise ; les salariés de l’association – en majorité des professionnels de l’insertion
professionnelle – assistent le demandeur d’emploi dans la rédaction de son CV, sa stratégie
de candidature, la préparation des entretiens d’embauche, etc. L’originalité et, selon les
responsables de la fondation, le grand atout de la structure est d’associer un cadre d’une
entreprise partenaire à ce suivi socio-professionnel, qui se prolonge longtemps après le
premier pas dans l’entreprise par des entretiens d’étape, une évaluation parallèle et
d’éventuelles démarches de médiation assurées par le parrain.
Les clubs locaux sont financés par le versement d’une part de la taxe d’apprentissage des
entreprises partenaires. Ils tirent enfin des revenus par leur qualité d’intermédiaire de
l’emploi sur le territoire des ZUS, reconnu par convention avec Pôle Emploi, l’Etat et les
collectivités territoriales.
L’une des responsables diversité rencontrée résume bien quel intérêt les entreprises
labellisées voient dans ce genre de partenariat avec FACE :
« On a des actions de parrainage avec associations comme FACE ou avec des associations
d’insertion des personnes qui sortent de prison par exemple. L’échelon régional de
l’entreprise (qui en compte 8 sur le territoire métropolitain) est ici autonome pour établir des
partenariats avec des associations. Avec des personnes très éloignées de l’emploi, il est
indispensable pour nous d’avoir ce genre de partenaires (qui mobilisera des coachs, des psys,
etc.) pour effectuer un accompagnement hyper-personnalisé. » Responsable Diversité au sein
de la DRH d’une multinationale française, branche environnement et ressources naturelles.
12
L’association dans la même phrase et la même logique des candidats sortant de prison et
des candidats présentés par FACE est révélatrice. Lors d’un forum organisé par FACE
présentant les différentes initiatives de lutte contre les discriminations et de promotion de la
diversité dans le département, un chef d’entreprise expose une méthode atypique mais
comparable à celle du parrainage, destinée à des jeunes non qualifiés, principalement issus
de ZUS. Ancien officier de la légion étrangère reconverti dans le génie biologique et les
travaux d’aménagement des espaces naturels, le nouveau dirigeant constate les « nombreux
échecs » des projets d’insertion des jeunes accueillis dans son entreprise « car ils n’ont pas
de savoir-être, ils n’ont pas la culture de l’entreprise ». Ces contrats d’insertion seront donc
désormais précédés d’une mise au vert baptisée « IRVIN », pour « intégration rustique pour
des volontaires en immersion naturelle ». Cette forme de stage commando pour la diversité
en entreprise vise à « transmettre l’amour du travail, le sens du collectif, le dépassement de
soi », sans lesquels l’embauche n’est pas envisageable.
Si caricatural que puisse paraître ce dispositif, il n’en révèle pas moins les attendus
latents des dispositifs de parrainage intégrés aux politiques de promotion de la diversité.
« Faire de la diversité, de la mixité, ne demande pas forcément beaucoup d’argent.
C’est avant tout un effort intellectuel. Mais c’est vrai que c’est plus difficile en période de
crise. Recruter quelqu’un qui n’a pas le profil-type comporte une part de risque pour un
manager. Pour cela, ils doivent être soutenus par une politique-groupe et des acteurs
locaux. » Responsable Diversité auprès de la DRH, groupe français international, secteur du
BTP.
Confier le suivi psycho-social individualisé du nouveau salarié aux opérateurs de la
diversité minimiserait ce risque – alors que Pôle Emploi échouerait dans cette tâche selon
certains des enquêtés. Ainsi, de façon paradoxale, l’affirmation de la « responsabilité sociale
de l’entreprise » va de pair avec un renoncement : les entreprises visitées estiment ne pas
pouvoir offrir aux nouveaux entrants un cadre de socialisation par le travail et par
l’institution suffisant pour se prémunir contre le risque « social » sans cesse brandi : retards,
attitude incompatible, négligence, critiques, etc. Il revient à des transfuges proches
socialement et souvent ethniquement des candidats de transcrire les exigences de
l’entreprise dans l’univers moral des individus. Le référent racial, pourtant dénié, fait donc
son retour pour sous-traiter ce processus d’acculturation. Surtout, l’observation montre que
les normes d’employabilité posées par les entreprises, relayées voire anticipées par les
opérateurs de la diversité, sont loin d’être intériorisées par la foule des jeunes candidats non
racialisés qui empruntent les voies classique de la recherche d’emploi. S’agit-il alors vraiment
de « fournir les codes de l’entreprise » ou bien de neutraliser en des candidats déjà triés sur
le volet une figure socio-raciale largement fantasmée ? Ce que ces entreprises accordent
d’un côté en valorisant l’expression de différences individuelles comme une plus-value
économique, elles le dénient de l’autre en attendant une hyper conformité du
« collaborateur » aux normes de la performance et du management de soi. C’est dans cette
contradiction de la vision des ressources humaines que se nichent des discriminations
massives. Discriminations avant tout raciales que les médiations des opérateurs de la
diversité révèlent finalement en creux.
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