Seydou Keïta », du studio de Bamako au Grand Palais de Paris

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Seydou Keïta », du studio de Bamako au Grand Palais de Paris
Photographie : « Seydou Keïta », du studio
de Bamako au Grand Palais de Paris
Publié le 14 avril 2016 à 11h39 — Mis à jour le 14 avril 2016 à 11h47
Par Nicolas Michel
Pour la première fois, le Grand Palais de Paris accueille une exposition monographique
consacrée à un artiste africain. C'est au père de la photographie malienne que revient cet
honneur.
Entre juillet et novembre 1906, le Grand Palais des Champs-Élysées accueillait l’Exposition
coloniale de Paris où, outre déambuler dans un « village d’Extrême-Orient », le visiteur
pouvait assister à des « danses exotiques », regarder du « théâtre indigène » et contempler les
peintures et sculptures du « Salon colonial des beaux-arts ». Un an plus tard, en 1907, Pablo
Picasso peindrait Les Demoiselles d’Avignon, inspirées comme on sait par des masques
africains, révolutionnant par ce geste le monde de l’art occidental. Et pourtant, il faudrait
attendre encore cent dix longues années avant que les galeries dudit Grand Palais accueillent
une exposition monographique consacrée à un artiste du continent. Enfin, c’est au Malien
Seydou Keïta (1921-2001) que revient cet honneur : quelque 300 tirages de ses photographies
y sont présentés jusqu’au 11 juillet 2016.
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L’histoire de Seydou Keïta est connue des amateurs. D’abord apprenti menuisier, il obtient de
son oncle – en 1935 – un petit appareil Kodak Brownie avec lequel il prend ses premières
images. Essentiellement autodidacte, il reçoit les conseils du photographe-instituteur
Mountaga Dembélé et ceux du fondateur du magasin Le Photo-Hall soudanais, Pierre Garnier.
« Je suis tombé follement amoureux de la photographie, et notre relation a perduré », dira-t-il
plus tard. Mais quand il se lance, après la Seconde Guerre mondiale, c’est pour gagner son
pain quotidien qu’il réalise les portraits que l’on admire aujourd’hui. Dans le catalogue de
l’exposition, le spécialiste Dan Leers cite ainsi ses propos : « Pour moi, la photographie a
d’abord été un moyen au service d’une fin. »
En 1948, Seydou Keïta reçoit de son père un espace dans la parcelle familiale de BamakoCoura, derrière la prison centrale, où il ouvre son studio. Le succès est rapide et le ToutBamako se presse chez lui pour avoir son portrait en échange de quelques centaines de francs
CFA. « J’ai très bien vécu de ma photographie, déclarera-t-il au marchand d’art André
Magnin. Je me suis acheté une Peugeot 203 en 1952, puis une Simca Versailles en 1955 pour
aller me marier à Bougouni. » Cette superbe Peugeot 203 sert d’ailleurs de « décor » sur une
image réalisée en 1954 – le reflet du photographe clairement visible sur l’aile avant droite de
l’automobile.
Au service de clients qu’il se plaît à présenter sous leur plus beau jour avec des objets
symboliques de la modernité (moto, poste de radio, voiture…), Keïta travaille de préférence à
la lumière naturelle, à la chambre 13 × 18. Ses tirages sont effectués par contact à l’échelle
1/1 à l’aide d’un châssis-presse. Son studio restera ouvert jusqu’en 1963, année où il devient
le photographe officiel du gouvernement de Modibo Keïta. L’époque a son importance : s’il
n’a pas souhaité faire œuvre documentaire, l’artiste a de facto immortalisé une société en
mutation à l’heure même où le pays accédait à l’indépendance.
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Mis au service de tous, son travail prenait le contre-pied des clichés, au mieux exotiques, au
pire anthropométriques, réalisés par les colons. Seydou Keïta, c’est le Mali qui se regarde
enfin lui-même, fièrement. « Seydou Keïta paraît bien être l’un de ces artistes africains qui ont
su prendre le contrôle de leur propre représentation en se déjouant des codes ethnocentristes »,
écrit ainsi le commissaire de l’exposition Yves Aupetitallot.
Après la fermeture de son studio, la trajectoire du photographe n’est pas claire. « On sait en
gros ce qu’il a fait : des photos de voyages officiels et peut-être des photos d’identité
judiciaire, affirme Aupetitallot. On ne trouve pas ces images, soit parce qu’elles ont été
détruites, soit parce qu’elles sont conservées par le gouvernement malien. Il n’était pas très
bavard et n’a jamais pris de positions politiques. » Retraité en 1977, Seydou Keïta a travaillé
pour les gouvernements de Modibo Keïta et de Moussa Traoré…
L’année 1991 marque un tournant. Keïta est alors un notable de Bamako – il aura en tout 6
épouses et 21 enfants – qui se consacre à la mécanique, une autre passion, quand, à des
milliers de kilomètres de là, le regard acéré d’un riche photographe-collectionneur tombe sur
deux images étonnantes. « Je m’en souviens comme si c’était hier, raconte Jean Pigozzi, dont
la Contemporary African Art Collection a prêté la majorité des œuvres exposées au Grand
Palais. J’étais au vernissage de l’exposition « Africa Explores : 20th Century African Art » à
New York et, dans un coin, j’ai remarqué deux photographies affublées des légendes
« Photographe inconnu, Mali ». J’ai aussitôt faxé les pages du catalogue à André Magnin. Ce
dernier est parti au Mali, où il a retrouvé Seydou Keïta et ses 10 000 négatifs rangés dans une
cantine bleue. » Voilà le moment qui va propulser l’élégant sexagénaire sur le devant de la
scène artistique occidentale.
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Jean Pigozzi est alors l’un des seuls à collectionner des artistes du continent – « On m’a rigolé
au nez, on m’a dit que c’était de l’art d’aéroport, mais j’ai toujours pensé que c’était idiot ! » –
avec l’aide d’André Magnin, commissaire adjoint de « Magiciens de la terre », en 1989. La
collaboration entre Seydou Keïta, André Magnin et Jean Pigozzi débouche sur deux premières
expositions à la Fondation Cartier pour l’art contemporain (Paris) et au Ginza Shiseido Art
Space (Tokyo), en 1994. Seydou Keïta mourra à Paris, sept ans plus tard, après avoir vu son
travail publié et présenté à New York, à Helsinki, à Madrid, etc. « J’ai découvert son œuvre
en 1994 et j’ai été frappé par l’incroyable modernité de ses photos, confie Yves Aupetitallot.
Il était immédiatement évident que ses clichés étaient ceux d’un artiste de grand talent, de
stature internationale. » Jean Pigozzi, qui gère les négatifs de Keïta avec ses héritiers (lire
encadré), est encore plus enthousiaste : « Il avait le génie en lui ! Il faisait une seule prise, pas
deux, et en lumière naturelle ! C’est un surhomme ! Il est au même niveau que Picasso, qui,
d’un seul trait, trace la courbe d’une jambe et vous donne à voir une femme potelée ! »
Il avait le génie en lui ! Il faisait une seule prise, pas deux, et en lumière naturelle ! C’est un
surhomme !
Maître portraitiste, Keïta drape les Maliens d’une dignité sans chichis. « Le visage à peine
tourné, le regard vraiment important, l’emplacement, la position des mains… J’étais capable
d’embellir quelqu’un. À la fin, la photo était très belle. C’est pour ça que je dis que c’est de
l’art », affirmait-il. Bien souvent, les femmes sont en habit traditionnel, les hommes portent le
costume occidental, les ornementations des tissus dialoguent avec élégance, les poses sont
sans affect, empreintes de gravité, soigneusement équilibrées – et quand plusieurs personnes
se trouvent rassemblées sur une image, leur intimité apparaît avec une pudique évidence.
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C’est particulièrement remarquable avec les tirages d’époque, parfois colorisés, récupérés
chez son ancien encadreur. La patine du temps a fait son œuvre, mais les photos sont là telles
qu’elles étaient voulues par les clients de Keïta. S’ils sont d’une qualité remarquable, les
grands tirages modernes rendent justice à l’artiste mais perdent en chaleur humaine. Un avis
que ne partage pas le commissaire. « Quand les Européens proposent de grands tirages à
Keïta, il les valide en pleurant car c’est ce qu’il aurait voulu faire, affirme Aupetitallot. Il a
bien fait réaliser quelques grands tirages en 30 × 40, mais pour le reste c’était
économiquement impossible. J’ai néanmoins tenu à ce que tous les tirages exposés aient été
vus et supervisés par lui. » Au sortir du Grand Palais, démonstration est faite : Seydou Keïta
était un grand artiste. Ce que l’on savait. Restent pourtant quelques mystères à explorer : que
fit-il de son talent entre 1963 et 1977 ? Comment s’articula la mécanique de la reconnaissance
qui le fit passer du statut d’artisan à la retraite à celui d’icône de la photographie africaine ?
Comment se fait-il que, comme le souligne Pigozzi, « des photos qui devraient valoir 100 000
euros n’en valent que 15 000 à 20 000 sur le marché de l’art » ? En quoi a-t-il fait école
aujourd’hui pour des artistes comme Omar Victor Diop ou Mickalene Thomas, pour ne citer
que deux noms ? Autant de questions complexes qui invitent à disséquer les relations à la fois
troubles et fécondes entre le monde de l’art occidental et ce qu’il continue, souvent, de
considérer comme sa périphérie.
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> Seydou Keïta, jusqu’au 11 juillet, au Grand Palais (Paris).
ART, COTE ET MARCHÉ
À la fin des années 2000, c’est une vraie guerre de succession qui a opposé en justice le duo
André Magnin-Jean Pigozzi au galeriste Jean-Marc Patras, les adversaires prétendant chacun
être l’agent exclusif de Seydou Keïta. « Nous avons gagné tous les procès, tranche Pigozzi.
Aujourd’hui, c’est moi qui gère les négatifs avec les héritiers. » Devenu marchand d’art,
André Magnin apparaît comme « conseiller scientifique » de l’exposition, qui s’appuie pour
l’essentiel sur la collection Pigozzi. Yves Aaupetitallot est clair à ce sujet : « Si beaubourg
avait en son temps décidé d’acheter du Keïta, nous aurions fait l’exposition avec Beaubourg.
» Outre mieux faire connaître l’artiste du grand public, l’exposition pourrait bien entendu
faire grimper sa cote. « Le marché n’est pas un sujet d’étude pour moi », tranche Aupetitallot.
Quant à Pigozzi, qui rêve d’un musée pour sa collection, il évacue à sa manière la question
marchande : « je n’ai pas l’intention de vendre et je n’ai jamais voulu spéculer avec ma
collection. » Dont acte.
Nicolas Michel
http://www.jeuneafrique.com/mag/316881/culture/exposition-seydou-keita-studio-de-bamakogrand-palais-de-paris/
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