126-Cyc.St-Onge B06
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Tomate QS août-septembre_Layout 1 14-06-25 9:36 AM Page 38 À la recherche de la tomate perdue Grosse, ferme et rutilante, Solanum lycopersicum vous fait de l’œil au supermarché. Vous l’achetez. Mais, une fois en bouche, déception : la pomme d’amour ne goûte plus comme avant. Patientez un peu, la phytobiologie pourrait bien lui redonner sa saveur authentique! Par Simon Coutu C hez Les jardiniers du chef, cultiver la tomate est un art. Depuis une vingtaine d’années, Pierre-André Daigneault teste des centaines de variétés anciennes sur sa ferme biologique. Qu’importe si ses fruits sont bruns, jaunes, mauves, potelés ou fendus, le plaisir des papilles est la priorité du producteur qui fournit certaines des meilleures tables au Québec. Mais pour obtenir des tomates savoureuses, le maraîcher de Blainville doit nécessairement sacrifier le rendement. Du moins, à ce titre, il n’arrive pas à la cheville des géants de l’industrie. «Travailler la tomate est pour moi un passe-temps, dit ce diplômé en psychologie qui a tout plaqué 38 Québec Science | Août ~ Septembre 2014 pour un retour à la terre. C’est beaucoup d’ouvrage et ce n’est pas très payant. Ça représente 1% de ma production maraîchère. Mais il n’y a pas de demande pour les variétés plus goûteuses.» Chercheur au département de phytologie de l’Université Laval, Charles Goulet explique que, en effet, le choix des variétés de tomates se fonde principalement, aujourd’hui, sur le rendement, la résistance aux maladies et aux insectes, l’apparence du fruit et sa conservation. «À partir des années 1950, la sélection est devenue plus industrielle, raconte Mathilde Causse, directrice de l’unité Génétique et amélioration des fruits et légumes à l’Institut national de la recherche agro- nomique (INRA), en France. Elle a été réalisée dans des laboratoires de recherche et par des compagnies privées qui sont devenues les multinationales vendeuses de semences. Le goût, c’est le dernier maillon de la chaîne ! » Bien pis : « Sur le plan génétique, nous apprend Charles Goulet, plusieurs des caractéristiques sélectionnées ont même eu un effet négatif sur la saveur de la tomate. » Les consommateurs veulent tout de même des tomates bien rouges. Or, alors qu’elles sont encore immatures sur le plant, un collet vert se dessine autour du pédoncule de nombreuses variétés de tomates anciennes. La faute au gène SIGLK2, dit une étude, publiée par un groupe de chercheurs de l’université Tomate QS août-septembre_Layout 1 14-06-25 9:36 AM Page 39 de Californie à Davis, en 2012. Ce gène est responsable de la production de chloroplastes, des structures microscopiques responsables de la photosynthèse et contenant la chlorophylle qui donne aux plantes leur couleur verte. Lors de la photosynthèse, ils transforment le dioxyde de carbone et l’eau en sucre et en oxygène. Dans les années 1950, des sélectionneurs ont donc procédé à des hybridations pour produire des fruits à l’apparence parfaite. C’est la « mutation u », pour uniform ripening, elle permet d’obtenir des tomates d’un rouge uni, mais les fruits accumulent alors peu de sucre. Voilà notamment pourquoi les tomates du supermarché n’ont pas un goût aussi intense que certaines variétés anciennes au collet foncé. Le parcours génétique de la tomate moderne ne s’est pas limité à ce changement. À la fin des années 1980, les chercheurs israéliens de la société Hazera ont développé la variété Daniela, conçue pour voyager sur des centaines de kilomètres sans se transformer en purée. Elle est la première à posséder une mutation naturelle dans un gène baptisé RIN, pour ripening inhibitor. «Les fruits se conservaient trois fois plus longtemps, explique Mathilde Causse qui étudie la génétique du fruit depuis 15 ans. Cette variété a rapidement gagné le commerce. Elle permettait de produire au Mexique pour les États-Unis et le Canada, ainsi qu’au Maroc pour l’Europe, sans trop de pertes dans le transport.» Toutefois, le gène RIN a été intégré dans un patrimoine de piètre qualité. « On a obtenu des fruits très fermes pour améliorer la conservation, mais la texture de la tomate n’est plus la même. Bien que la teneur en sucre et en acide n’est pas modifiée, le consommateur perçoit une perte de saveur. Tout est intimement lié.» C omme le bon vin, le goût de la tomate ne se résume pas à sa teneur en sucre et en acide, ou à sa texture, mais aussi à son odeur. Alors qu’il effectuait son postdoctorat à l’université de Floride entre 2009 et 2012, Charles Goulet a participé à l’analyse des quelque 400 molécules volatiles qui s’échappent des différentes variétés de tomates. «Une soixantaine de ces molécules Des tonnes de garder les tomates à tempécontribuent à l’arôme du fruit, dit de tomates rature ambiante 24 heures avant Le marché de la de les consommer.) le chercheur. Ces composés exhaltomate est lucratif. «Comme on veut des tomates tent tout, depuis le gazon fraîchement coupé jusqu’à la rose, sauf Premier exportateur à l’année, ajoute-t-elle, il faut mondial, le Mexique aller les chercher de plus en plus la tomate ! Mais notre cerveau a généré près de intègre l’information recueillie par 1,6 milliard de dollars loin. L’hiver, elles sont produites nos récepteurs olfactifs et les ad- en 2010 grâce au fruit en serre, alors qu’il y a beaucoup ditionne pour recréer l’arôme ty- rouge. Les États-Unis moins de lumière, un facteur en importent quant à déterminant du goût. Quand pique de la tomate.» eux pour près de j’étais gamine, on n’avait des De tels arômes sont d’ailleurs 2 milliards de dollars. tomates qu’en été. On les trousi complexes, qu’ils font de la toOriginaire d’Amérique mate un excellent modèle à du Sud, il s’en produit vait tellement bonnes! D’autant étudier pour un botaniste. «Ces près de 150 millions qu’on n’en avait pas eu depuis molécules se retrouvent aussi dans de tonnes par année, l’automne précédent. » Rien n’est perdu pour les nospresque tous les fruits et les fleurs, sous toutes les dit le chercheur en phytobiologie. latitudes. Et ce n’est talgiques. Si les croisements gépas le choix qui nétiques des dernières années sont Nos travaux nous permettent manque. On dénombre en partie responsables de la perte alors d’identifier les mêmes gènes des milliers de chez d’autres espèces.» variétés, dont quelque du goût de la tomate, la science Au-delà de la génétique, pour 7 500 sont conservées pourrait bien être à l’origine de son retour. Charles Goulet, dans provoquer une explosion de saà l’Institut Vavilov veur à la première bouchée, il (du nom du renommé les laboratoires de l’Université botaniste et Laval, continue toujours de cerner s’agit aussi de cultiver la tomate généticien) de un à un les gènes impliqués dans avec attention et de la récolter à Saint-Pétersbourg, la synthèse des arômes. «L’objecmaturité. La plante bénéficie alors en Russie. tif ultime est de sélectionner des de ressources maximales qu’elle cultivars qui offrent à la fois de peut transmettre au fruit. bons rendements, une résistance «La tomate, c’est 95% d’eau, aux maladies et une belle aprappelle Mme Causse. Plus elle parence, tout en conservant en accumule, plus elle est la saveur authentique des lourde et plus elle est renfruits, attendue par le contable. Comme le producteur Légume ou fruit? sommateur, dit-il. Je crois favorise le rendement, il y Du point de vue botanique, la qu’on va réussir : d’ici a antagonisme entre la quatomate est un fruit, puisqu’elle est deux décennies, on aura lité et la rentabilité. De son un organe né de la fécondation de côté, le consommateur est l’ovaire de la fleur et composé d’une retrouvé le goût d’antan.» enveloppe qui contient une ou Avant l’arrivée de cette coupable d’être ambigu dans plusieurs graines. «super-tomate», les épicusa demande. Il veut des fruits riens à la recherche d’expéparfaits et uniformes, mais il n’est riences sensorielles devront pas prêt à payer pour leur saveur.» Autre problème, la tomate traverse par- attendre la belle saison et se procurer des fois un continent entier dans un camion fruits cultivés localement avec soin, comme réfrigéré avant d’atterrir dans notre ceux de la ferme de Pierre-André assiette. C’est long… sans compter le temps Daigneault. Des fruits à l’anatomie plus qu’elle va passer dans un étalage. Pour ne audacieuse avec des noms aussi évocateurs pas qu’ils soient blets à l’achat, on cueille que Mémé de Beauce, Big Beef ou Green donc les fruits lorsqu’ils sont encore verts. Zebra. «Mon approche n’est pas scientiOr, c’est pendant la dernière phase de la fique, dit le maraîcher : irrigation, gestion maturité que les arômes se dégagent. de la lumière et lutte intégrée. Je ne fais Quand on laisse longtemps les tomates pas jouer du Mozart à mes tomates. Mais au frigo, elles perdent encore plus de goût. au marché Jean-Talon, on dit que ce sont QS (En passant, Mathilde Causse conseille les meilleures!» ■ Tomates sous la loupe Un vidéo-reportage de Simon Coutu Sur www.quebecscience.qc.ca, visitez les champs et les serres de tomates de l’Université Laval où ont lieu les expériences du chercheur Charles Goulet. Août ~ Septembre 2014 | Québec Science 39