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4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 6LIVRES ET IDÉES The Idea of France par Pierre Birnbaum La France a-t-elle vraiment changé ? Commentant,en le contestant sur certains points, l’essai de Pierre Birnbaum1, l’historien américain Eugen Weber livre la vision d’une France toujours en proie à ses vieux démons – antagonismes internes, goût de la contestation violente, omniprésence de l’Etat, rigidités, difficultés à s’adapter au changement. Pierre Birnbaum lui répond (p. 143). L a France à longtemps tiré sa force d’une certaine vision d’elle-même – celle d’une terre exceptionnelle et d’une nation exceptionnelle, incarnant le progrès, la liberté et la gloire, et entraînant une adhésion instinctive. Cependant, avec les doutes et les drames du xxe siècle, la fierté se fit plus inquiète, la gloire moins sûre, le progrès plus décevant, l’identité plus menacée. Les Français ont réagi, comme tout peuple en semblable situation, par une introspection fébrile. L’autosatisfaction s’est transformée en critique. L’ouvrage de Pierre Birnbaum s’inscrit dans ce débat, comme dans le mouvement actuel de recherche sur la nature et la formation des identités nationales. * Historien, professeur à l’UCLA (University of California-Los Angeles). 138 Sociétal N° 42 g 4e trimestre 2003 EUGEN WEBER * Peu de nations, nous dit-il dans sa préface, sont plus préoccupées par la mémoire de leur histoire et la continuelle relecture de leur passé. Mais ce passé que les Français ont en commun est fait de conflits et de contestations, de querelles souvent sanglantes. Ces vieilles passions nourries de contradictions meurtrières peuvent-elles faire place au pluralisme, à la tolérance et au respect des différences ? L’auteur brosse d’abord le rapide tableau d’une société régulièrement déchirée par une succession de ruptures entre des principes radicalement opposés, qui ont peu contribué à faire avancer la tolérance et la diversité interne. Il y avait des juifs en France bien avant qu’il y eût des Francs. Pourtant, Saint Louis les obligea à porter un signe distinctif d’infamie, précurseur de l’étoile jaune d’Hitler ; et, en 1182, ses successeurs firent de leur pays le premier à bannir les juifs, bien avant l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal. Quatre cents ans plus tard, le massacre de la Saint-Barthélemy expédia dix mille protestants à la rencontre de leur Dieu, et déclencha vingt années de guerres de religion. Ce conflit qu’Henri IV apaisa fut rallumé par la Révocation de l’Edit de Nantes, qui condamna plus de 200 000 huguenots à l’exil et en poussa d’autres à la révolte. Puis vint la Révolution, qui engendra de nouveaux conflits internes et laissa elle aussi des souvenirs douloureux, longs à cicatriser. 1 Pierre Birnbaum, The Idea of France, Hill & Wang Pub., New York, 2001, 352 pages. LA FRANCE A-T-ELLE VRAIMENT CHANGÉ ? L’HÉRITAGE DE LA RÉVOLUTION A la recherche d’une unanimité qu’elle n’a jamais cessé de proclamer, la Révolution a pratiqué l’exclusion et l’extermination.A cause de son manichéisme, il était fatal que les prédispositions au nationalisme fussent alimentées par les conflits et la délation. La place de la Concorde, où Louis xVI et bien d’autres furent décapités, représente un triomphe de l’euphémisme : l’abattoir de la guillotine proclamé site de la concorde. Comme le remarqua Tocqueville lorsqu’il écrivit l’histoire de cette période, « il est bien plus facile aux hommes de demeurer constants dans leurs haines que dans leurs affections ». C’est le premier témoin que cite Birnbaum dans son réquisitoire : ce libéral fut frappé par une société agitée de guerres civiles locales, où « la haine du voisin était plus forte que la haine du maître », et où, pendant des générations, « des clans férocement ennemis » fréquentant chacun son propre épicier, son boucher, son école, « se vouaient une haine éternelle ». La haine fut un des cadeaux qu’une fée malveillante déposa dans le berceau d’une nation nouvellement souveraine. N’oublions pas non plus ce que Tocqueville appelait « le malaise démocratique de l’envie », ni la tendance à la revendication, qui a laissé son empreinte dans les mœurs et l’économie. Voltaire avait vanté les mérites d’une Angleterre où le commerce empêchait les gens de se jeter à la gorge les uns des autres ; Montesquieu mettait au même niveau commerce et civilité ; et Tocqueville faisait l’éloge des Américains qui s’intéressaient d’avantage au profit qu’aux chamailleries politiques. Mais ce fut le dédain exprimé par Napoléon à l’égard de l’Angleterre, « nation de boutiquiers », qui alla droit au cœur des Français. « PENSER, C’EST DIRE NON » L a Révolution s’élevait contre les privilèges ; sa réussite fut comprise comme le droit pour tous d’accéder aux privilèges et aux honneurs. L’égalité, affirmée en principe, signifiait Birnbaum est également frappé par ces habitudes du cœur que les services, avec leur connotation dévalorisante, ne pouqui transforment la vie, sans parler de la politique, en une suite vaient être assurés qu’à contrecœur et avec répugnance. Jadis de confrontations entre des croyants convaincus, inspirés réservées à une classe privilégiée, l’arrogance et la condespar des utopies différentes. Deux conceptions de la société et cendance allaient être arborées par tous ceux qui pourraient de la nation s’affrontent, dit-il, au nom, respectivement, de la s’élever assez haut : les commerçants accueillaient les clients raison et de la foi – ou même au nom de avec une moue dédaigneuse, des employés fois rivales, renforcées par des traditions se battaient en duel, tous ceux qui pouVoltaire avait vanté les locales et familiales. Au temps de la vaient se le permettre rêvaient de vivre Révolution, deux grandes croyances s’oparistocratiquement, préféraient les revenus mérites d’une Angleterre où le posaient : la religion du peuple souverain et des placements au commerce servile, et commerce empêchait les gens celle du Christ souverain. L’église de la délaissaient la recherche malpropre de la de se jeter à la gorge les uns République qui promettait le salut ici-bas fortune pour se tourner vers la condition, défiait l’église de Rome. Chacune était la plus respectable, de propriétaire terrien. des autres ; Montesquieu source d’inspiration et le lien interne (relimettait au même niveau gio) des deux partis rivaux. L’accent mis sur la qualité plutôt que sur la commerce et civilité. Mais ce quantité, sur l’artisanat plutôt que sur la Notre auteur, qui commence son étude par production de masse,sur le savoir-faire plufut le dédain exprimé par la Vendée, cite Maurice Agulhon au sujet de tôt que sur la vente et les services, a perNapoléon à l’égard de la guerre de religions qui a si longtemps marmis une production plus élégante, un art de l’Angleterre, « nation de qué la vie française. Il consacre aussi un chavivre plus décontracté et parfois des esprits pitre à Joseph de Maistre, ce fidèle du roi plus cultivés. Mais il a également nourri le boutiquiers », qui alla droit martyr et du Christ-Roi, qui « a accordé à la mépris envers les comportements et les au cœur des Français. haine une place toute spéciale parmi les senmanières qui ne relevaient pas de la traditiments humains ». La violence des opinions tion.Tocqueville encore, en 1847 : « De l’inréactionnaires de de Maistre était l’antithèse, non pas de l’exdifférence,on passera à l’envie et à la haine.Danger de l’avenir : clusivisme révolutionnaire, mais du libéralisme tolérant de guerre de classes. » Tocqueville.Comme Robespierre et Marat,de Maistre,fanatique et intolérant, déclarait que le fanatisme et l’intolérance étaient Le catholicisme était hiérarchique et monarchique – tout des ingrédients nécessaires à la grandeur de la France.Il excomcomme, à sa façon, le jacobinisme. Quelle qu’ait été la rivalité muniait les révolutionnaires en tant qu’hérétiques, c’est-à-dire entre eux, ils étaient tous fondés sur l’intransigeance et l’omnien tant que croyants rivaux et dévoyés. Cette aversion apparaît compétence ;la société que ces idées devaient engendrer serait dans son vocabulaire :haine de la Révolution bien sûr,mais aussi « naturellement tournée vers des autoritarismes rivaux ». Cela des protestants, de Voltaire, des ennemis de la religion et de la explique peut-être pourquoi le terme « modéré » a longtemps monarchie.Il louait les haines salutaires :celle de Louis xIV pour gardé un sens péjoratif, principalement en politique. les huguenots, celle de Fénelon pour les Jansénistes, et plus généralement cette sorte de haine vivifiante qui est, disait-il, Les heurts entre ces fois antagonistes les ont toutes deux forindiscutablement française et politiquement bénéfique. tifiées, mais ont aussi favorisé les doutes à leur égard. Les Sociétal N° 42 g 4e trimestre 2003 139 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES Français croient en la monarchie, et l’ont recréée dans leur système politique : le peuple est souverain, mais le pouvoir s’exerce de haut en bas et non de bas en haut. Mais ils croient aussi en la résistance énergique à l’autorité, et la pratiquent régulièrement. Dans les Comme le dit Alain, penser c’est dire années 1870, non. Dans l’esprit des Français, pour on décida que retenir l’attention, il vaut mieux être en désaccord qu’à l’unisson avec tous le système les autres. républicain était celui qui A mesure que s’amoncelaient ces contradictions (et leurs rationalisadivisait le moins tions), la mémoire politique des les Français. Français devenait plus géologique Et cependant, qu’historique. Les eschatologies successives ne se sont pas exclues les Français mutuellement, mais elles ont persisté restent divisés. en se superposant, jusqu’à ce que jacobinisme, socialisme et communisme (longtemps confondus), anarchisme et monarchisme deviennent difficiles à différencier. Puis, dans les années 1870, après plusieurs révolutions et sept régimes différents en 80 ans, on décida que le système républicain était celui qui divisait le moins les Français. Et cependant, les Français restent divisés. C’est alors, dit Birnbaum, que la France tourna le dos au libéralisme en politique. Les Français ont vécu avec l’idée de nation, mais refusé l’idée que s’en faisaient leurs ennemis. Le culte du passé entraînait celui des haines ancestrales. Une politique libérale supposait une gestion correcte des différends : des débats polis, des discussions courtoises et des querelles réglées avec diplomatie. Les choses ne se passèrent pas ainsi. Et la démocratie finit par ressembler à une bureaucratie tempérée par une certaine gabegie. Voltaire comparait le républicanisme à un dragon aux multiples têtes et aux multiples queues : les têtes, disait-il, se gênent, et les queues n’obéissent qu’à une seule tête qui essaie de toutes les dévorer. En république comme en monarchie, cette tête dévorante était l’Etat autocrate, centralisateur, à compétence universelle.Tout commençait et finissait dans ses bureaux, et il en est encore ainsi.Les hommes et les femmes qui le servent, élus, magistrats, hauts fonctionnaires, sont la nouvelle aristocratie, dont le lien symbiotique avec l’Etat est fondamental. SOUPÇONS SUR LA MÉRITOCRATIE L es hauts bureaucrates alliant autorité et probité ont longtemps représenté un professionnalisme inébranlable au milieu d’une jungle politique instable.Austères et hautains, on leur a attribué le miracle économique de l’après-1945. Ils étaient l’image d’un Etat neutre, froid, responsable et efficace, un modèle de continuité dans un océan d’incohérence.Formés dans les grandes écoles élitistes, et particulièrement dans les 140 Sociétal N° 42 g 4e trimestre 2003 4DOSSIER 6LIVRES ET IDÉES deux plus grandes, l’ENA et Polytechnique, ils forment un réseau dont les membres évoluent entre les sièges du pouvoir. Les quatre candidats à l’élection présidentielle de 1995 étaient des énarques. Mais l’image de ces élites technocratiques est en train de se ternir – placées, comme elles le sont, à l’interface lucrative entre le secteur public et le secteur privé,lieu propice aux tentations de profit, de corruption, de favoritisme, d’ingérences douteuses, de caisses noires et de stock-options. Dans leur majorité, les Français considèrent que leurs hommes politiques sont corrompus. Mais les politiciens sont discrédités depuis si longtemps que cela n’a plus d’importance. C’est au tour, aujourd’hui, des méritocrates, boucs émissaires désignés par un populisme latent. Cependant, ils sont toujours plus respectés que les autres catégories de personnages publics. Et l’Etat qu’ils gèrent ne se montre pas seulement capable de résistance, mais confirme sans cesse sa prédominance.L’Etat est propriétaire de la Poste, des chemins de fer, des Aéroports de Paris, du gaz, de l’électricité et de l’industrie nucléaire, il détient la majorité à Air France et à FranceTélécom,il emploie un quart de la maind’œuvre et représente un tiers du PIB. Et avec tout cela, une proportion croissante de Français (53 % en 1994) trouvent que l’Etat n’intervient pas assez dans la vie économique ! S’identifier à une nation d’un type nouveau où tous sont supposés être libres et égaux s’est également révélé laborieux. La France de 1789, et même celle du L’Etat emploie milieu du xIxe siècle, était un agréun quart de la gat d’identités – locales pour la plupart – que des privilèges, des réfémain-d‘œuvre et rences culturelles et des dialectes représente un particuliers avaient maintenues. Des tiers du PIB, régions inassimilables, des paysans bornés (des patates dans un sac de mais 53 % patates, comme les appelait Marx), de Français pour la plupart illettrés, devaient être trouvent civilisés, nationalisés, homogénéisés, francisés. « La France doit cesser pourtant qu’il d’être une tour de Babel »,proclamait n’intervient pas un révolutionnaire progressiste. Les assez dans la identités hétérogènes et les dialectes devaient être éradiqués afin que vive vie économique. la nation.Il fallait éduquer les Bretons, les Basques, les Alsaciens, les juifs, les Flamands, leur apprendre à parler français, à être uniquement Français. Ce programme d’émancipation remplit Birnbaum d’indignation. « L’assimilation forcenée des juifs, écrit-il, prônée par l’abbé Grégoire, reproduit l’intolérance d’antan.A chaque fois, la régénération (…) se trouve symbolisée par l’occultation des juifs, qui (…) disparaissent derrière leur nouvelle dignité de LA FRANCE A-T-ELLE VRAIMENT CHANGÉ ? citoyen. » Dans Destinées Juives et d’autres ouvrages sur la n’aiment pas particulièrement les juifs ne semble donc plus situation des juifs en France, Birnbaum a affiné son opinion, constituer un signe particulièrement révélateur, quand on voit selon laquelle l’antisémitisme était dû à une situation ethnique que leurs antipathies s’étendent à beaucoup de monde. instable,et il qualifie de mesure tyrannique ce qui en son temps fut considéré comme une délivrance. Le fait est que l’Abbé Vaste et sous-peuplée en comparaison d’autres pays euroGrégoire, cité comme un grand avocat de péens, la France est depuis toujours une l’assimilation, était un ami et un champion de terre d’immigration – et plus encore depuis la cause des juifs (et aussi des Noirs). Peu la Première guerre mondiale, qui l’a saignée On ne voit pas comment de gens, à part Grégoire, se sont beaucoup à blanc de sa main-d’œuvre masculine. Dans une identité culturelle peut souciés des juifs, à qui on octroya les les années 20, les étrangers qu’elle abritait résister au chant droits civiques en même temps qu’à d’autres et employait (Italiens, Polonais, Belges, groupes qui en avaient été privés jusArméniens…) représentaient 7 % de la des sirènes de multiples qu’alors ; et franciser les juifs se révéla plus population – ils ne sont plus que 6 % aujourcultures rivales. Des facile et plus rapide que franciser les paysans d’hui. En 1930, le taux de l’immigration y loyalismes contradictoires, – en grande partie parce que les juifs était plus élevé qu’en Amérique du Nord. accueillirent favorablement cette assimilaDans les années 60, le flux de l’immigration des allégeances multiples tion. Les paysans, quant à eux, qui n’eurent reprit, en provenance principalement posent des problèmes accès, ,jusqu’au xIxe siècle, ni à la presse, ni d’Espagne, du Portugal, de Yougoslavie et que les bonnes âmes à l’éducation, eurent du mal à concevoir surtout d’Afrique du Nord. Les enfants de cette abstraction peu familière qu’était la ces immigrés sont maintenant des citoyens préfèrent ignorer. France, et encore plus à parler sa langue. français, mais sont-ils des Français ? Ou Aujourd’hui ils ont appris, mais en même simplement les germes d’une invasion qui temps ils ont assimilé la rhétorique et le principe des formes contamine l’identité nationale, comme le clame le Front violentes d’affirmation de soi qui caractérisent National et le murmurent d’autres ? la vie publique. Aujourd’hui, le multiculturalisme et les réactions qu’il suscite se réfèrent surtout à une présence musulmane massive et à UNE XÉNOPHOBIE ORDINAIRE ? sa concentration dans les banlieues, qui deviennent de fait des n même temps, l’Eglise et l’Etat, jadis à couteaux tirés, ont enclaves musulmanes. On ne voit pas comment une identité appris à se tolérer mutuellement. Pour la plupart des culturelle peut résister au chant des sirènes de multiples culFrançais, ces antagonismes sont devenus caducs. En 1994, tures rivales. Des loyalismes contradictoires, des allégeances 72 % d’entre eux ne croyaient pas qu’il y eût une seule « vraie multiples posent des problèmes que les bonnes âmes préfèreligion », 71 % pensaient qu’il appartient à chacun de définir rent ignorer. Nous savons cependant que les identités natiosa propre religion indépendamment des églises,moins de 30 % nales se sont façonnées lentement et ne sont pas nées d’une croyaient en Dieu et seulement 19 % au diable – moins que immaculée conception. Il se peut qu’à mesure que les mouveceux qui croient en l’astrologie et aux « sciences » paraments identitaires évoluent et se multiplient, leurs acteurs normales. Les identités religieuses semblent être devenues deviennent non pas plus différents mais plus indifférents. Et partielles et plurielles. Le catholicisme « à la carte » s’est coml’indifférence est la meilleure garantie de la tolérance. modément adapté à ce que Birnbaum appelle « les modalités de la foi ». Et là se trouve le début de la réponse à l’une des LES DÉFIS DU MULTICULTURALISME premières questions posées par Birnbaum : les Français peuvent-ils apprendre à vivre avec les défis posés par le multies Français sont-ils en train d’apprendre à vivre avec les culturalisme et la diversité ? Ils le font, mais « à la française ». défis du multiculturalisme ? Et, pour reprendre l’interrogation de Birnbaum dans sa préface, cette nouvelle concepLes juifs, par exemple, ne sont plus maintenant qu’une minotion de la France engendrera-t-elle une société qui accepte rité parmi d’autres. Un sondage de 1978 nous apprend que les étrangers et respecte les différences ? 9 % des Français doutaient que les juifs fussent vraiment français ; 11 % pensaient la même chose des Corses, 8 % des La question est de savoir si les masses, lentes à réagir, en Alsaciens et 4 % des Bretons. Quelques années plus tard, 12 % viendront à partager les sentiments de l’élite politiquement estimaient qu’il y avait trop de juifs en France, mais 16 % qu’il correcte.Elles ont certes applaudi l’équipe « bleu-blanc-beur » y avait trop d’Espagnols et 50 % qu’il y avait trop d’étrangers qui remporta la Coupe du Monde de football en 1998 – la plus en général. En 1997, le Front National de Le Pen récolta 15 % ethniquement variée de toutes celles en compétition, et où des voix en se déclarant ouvertement raciste. 30 % des les Nord-Africains étaient fortement représentés. ouvriers votèrent en faveur de son populisme xénophobe, et maintenant les deux-tiers des Français adultes pensent qu’il y Mais que restera-t-il de cette image quand l’exaltation sera a trop d’arabes en France. Le fait que quelques Français retombée ? Ecrivant à la fin des années 90, Birnbaum prêtait E L Sociétal N° 42 g 4e trimestre 2003 141 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 6LIVRES ET IDÉES à la Grande-Bretagne une sphère publique moins conflictuelle, de la politique. Les passions héritées d’un lointain passé plus décentralisée et plus ouverte, accordant une plus large sont éteintes, les inimitiés qui les avaient alimentées sont autonomie politique et culturelle aux immigrés que la révolues. Birnbaum semble être d’accord avec François Furet, France. Des tensions raciales récentes un peu partout en quand il disait que la France a fermé son théâtre politique de Grande-Bretagne montrent combien cette idée est utopique. l’exceptionnel, et est devenue une démocratie comme les De même, Birnbaum ne pouvait pas deviner qu’en octobre autres. Est-ce si sûr ? 2001, le premier match jamais joué entre la France et l’Algérie se terminerait lorsque, à la 74e minute de Maintenant que l’on s’appuie moins sur la jeu, des centaines de jeunes Algériens (qui filiation commune, la langue, la culture, les ignoraient les paroles de l’hymne algérien souvenirs historiques, « une foule d’indiviA l’heure où l’école publique mais avaient sifflé la Marseillaise) envahirent dus identiques par leur désir de ne ressemle terrain. bler à personne d’autre » est en train de tente de faire revivre les supplanter la Nation. Et pourtant l’Etat langues régionales, l’époque Les Britanniques,comme les Français,savent continue à se battre, se voulant, comme l’a où d’ambitieux que la responsabilité de la plupart de leurs déclaré un ministre de l’Intérieur, « un problèmes est largement partagée – mais modèle, non seulement pour la France, mais révolutionnaires juraient de trouvent plus réconfortant de la faire pour le monde ». En même temps que détruire les dialectes semble endosser aux autres.Une défiance mutuelle, progressent l’intégration et l’assimilation, bien lointaine. Cependant, le des préjugés rivaux, des ghettos conçus émerge l’affirmation d’identités ethniques dans l’intention d’éviter les frictions mais distinctes. A l’heure où l’école publique coq gaulois ne cesse de qui, en fait, en créent, sont les écueils sur tente de faire revivre les langues régionales, proclamer le rayonnement lesquels l’idée de diversité peut sombrer. l’époque où d’ambitieux révolutionnaires de la culture nationale, tout juraient de détruire les dialectes semble Si les sociétés se définissent par ce qu’elles bien lointaine. De prestigieuses écoles en poussant des rejettent, le rejet actuel de l’américanisme proposent des cours bilingues, en anglais et gloussements désolés sur son par les Français est le reflet d’un mépris qui en français. Cependant, le coq gaulois ne déclin relatif… vient de loin pour le matérialisme,les affaires, cesse de proclamer le rayonnement de la l’uniformisation et peut-être aussi pour la culture nationale, tout en poussant des modernité. Et si les vœux pieux actuels en gloussements désolés sur son déclin relafaveur du multiculturalisme tombent sous le coup du soupçon, tif… L’opposition politique entre droite et gauche paraît de c’est aussi parce qu’ils apparaissent comme souillés par une plus en plus conventionnelle, mais les conflits professionnels, touche d’américanisme. Près des deux tiers des Français trouéconomiques et intergénérationnels restent vifs. Les méconvent que l’influence culturelle américaine est trop forte ; plus tents – paysans, postiers, enseignants, employés des transports des deux tiers s’inquiètent de l’hyperpuissance américaine – et publics, etc. – descendent dans la rue et compliquent la vie, voilà qu’un Texan remporte le Tour de France trois fois de fois suscitant de timides réactions, mais plus souvent des approde suite ! bations. Cependant l’Etat, « la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde »,continue à donner et à reprendre. Il existe de grandes firmes françaises dynamiques et rentables, le rendement de la main-d’œuvre est élevé – mais les entreprises n’emploient pas beaucoup de monde. Les avantages compétitifs sont érodés par les réglementations et un véritable guêpier de taxes,représentant 45 % du PIB. Les dépenses publiques étouffent les dépenses privées et entravent les créations d’emplois, les charges élevées et les fortes pénalités en cas de licenciement découragent les embauches et maintiennent un chômage structurel, la méfiance envers le modèle américain empêche d’admettre que des « petits boulots » pourraient réduire le chômage. Pas étonnant que les Français consomment plus de tranquillisants et d’antidépresseurs que n’importe quel autre peuple au monde. Ce n’est pas cela qui préoccupe Birnbaum, mais bien plutôt le « triomphe d’un consensus amorphe », la « banalisation » 142 Sociétal N° 42 g 4e trimestre 2003 Les choses ont-elles vraiment changé ? Birnbaum déplore l’impotence de l’Etat (est-elle réelle ?), la corruption des élites (qu’y a-t-il de nouveau ?) et le whisky qui supplante le Pernod. Il craint de voir disparaître l’exception française. Si j’étais lui, je ne m’en inquièterais pas. L’avenir apportera la réponse. Mais hélas, comme l’a dit aussi Tocqueville, « l’avenir, juge éclairé et intègre, arrive toujours trop tard ». l (Traduit de l’anglais par la rédaction) LA FRANCE A-T-ELLE VRAIMENT CHANGÉ ? La réponse de Pierre Birnbaum E n recevant ce texte d’Eugen Weber, j’ai craint le pire : je redoutais une critique définitive, d’autant plus justifiée qu’elle se trouvait énoncée par l’auteur de tant d’ouvrages fondamentaux et devenus classiques comme La fin des terroirs ou encore France, fin-de-siècle. J’ai été en fin de compte rassuré. Rien de grave : une divergence d’appréciation concernant Joseph de Maistre, une pique portant sur ma supposée « indignation » devant le processus d’émancipation mis en œuvre par la Révolution française, un questionnement quant au devenir de l’exceptionnalisme français qui, aux yeux de Weber, demeure quasi intact. La question juive reste, je persiste à le penser, au cœur de l’imaginaire de la société française moderne : du xVIIIe siècle à nos jours, elle a posé à travers elle, grâce à elle, un certain nombre de problèmes fondamentaux : nature de l’identité collective, liens avec le catholicisme, finalité de l’émancipation des minorités,place de « l’Autre »,rapports entre l’universalisme et le particularisme. Montesquieu la rencontre sans cesse, Voltaire en est obsédé tout comme les encyclopédistes, les révolutionnaires qui consacrent aux juifs d’interminables discussions, les républicains, les socialistes, les nationalistes, les catholiques, intransigeants ou pas, et tant d’autres encore, de Renan à Drumont, de Zola à Proust, de La Légende de Troyes à Montherlant, Céline ou encore… Renaud Camus.Il s’agit de savoir si,dans la France unitaire d’hier, dans sa version catholique ou républicaine, mais aussi dans la France éclatée d’aujourd’hui où l’on redécouvre les « pays », les régions, les langages et les cultures, les identités ou, mieux encore, les mémoires multiples, peuvent légitimement s’exprimer sans pour autant menacer l’unité de la nation. Dépourvus d’assises territoriales, de domicile, depuis leur dispersion hors des ghettos d’Alsace ou de Carpentras, les juifs tout comme, de nos jours, les Français d’origine maghrébine, posent de manière redoutable cette question de l’altérité et de la différence.Les juifs, qui appartiennent à l’espace public depuis la Révolution française et jouent depuis un rôle non négligeable dans l’Etat, se trouvent d’ailleurs de plus en plus fréquemment comparés,de nos jours,à leurs concitoyens d’origine maghrébine (foulard et kippa, qualité de la viande, type d’organisation reconnue par l’Etat, liens avec des pays étrangers, etc.) : d’où un regard presque inquiet sur ces étrangers « venus d’Asie », comme les perçoivent tant d’orateurs de la Révolution française qui leur veulent du bien. Dans ce sens, il n’est pas certain, comme l’avance une nouvelle fois ici Eugen Weber, que « les juifs ont été plus rapidement et plus aisément francisés que les paysans ». De nos jours, et depuis longtemps déjà, les paysans constituent une partie vitale de l’imaginaire national, de l’histoire de la nation, de son identité ; il n’est pas sûr qu’il en soit de même des juifs qui, davantage que ne l’affirme sans cesse Weber, ont été souvent soucieux de maintenir une mémoire et une culture propres, à tel point qu’on a pu voir en eux, récemment, en exagérant quelque peu le trait, des « Hébreux obstinés »2. Reste le devenir de l’exceptionnalisme français, dont les juifs demeurent un bon indicateur.Reste à savoir si la France peut réussir à remettre en question le jacobinisme et les visions unitaires sans pour autant renoncer à sa propre logique historique. Ce n’est certainement pas demain que l’on verra les juges du Conseil constitutionnel suivre la Cour suprême dans ses attendus récents liés au cas de l’Université de Michigan et qui,au-delà de l’affirmative action, imposent le respect de toutes les différences comme mode même de sociabilité légitime, indispensable pour tous, à tel point que le devenir de la nation américaine résulterait de leur respect absolu3. Les avancées comme les mesures sur la parité,les petites réformes comme celle adoptée par l’IEP de Paris qui avantage les élèves issus des banlieues défavorisées, souvent d’origine maghrébine, n’ont rien de comparable, d’autant que les grèves récentes réveillent aussi la crainte de la décentralisation. Dans ce sens,Weber a raison d’estimer que l’exceptionnalisme français a encore de beaux jours devant lui, comme le prouve également la persistance du vote en faveur du Front national et la deuxième place de Jean-Marie Le Pen aux récentes élections présidentielles. Il y avait, dans La France imaginée, reconnaissonsle, une part de rêve, de « prédiction créatrice » comme disent les sociologues. Comme Weber, on voit bien les raisons qui militent en faveur du maintien de l’exceptionnalisme français, depuis la persistance du rôle de l’Etat jusqu’au type de gestion des grèves, la présence d’un populisme xénophobe mâtiné d’anti-américanisme primaire, le besoin de gourous et de prophètes ou encore l’épanouissement d’un individualisme qui détourne tant de la vie associative que de la recherche altruiste du bien public. Dans ce sens, Weber a raison. Pourtant, dans La France imaginée, en tenant compte de ces réalités, on espérait un simple apaisement des passions, non leur disparition, une ouverture à d’autres logiques, non la fin d’un modèle, la rencontre enfin entrevue entre la République et la démocratie à la française. Il s’agissait indéniablement d’un souhait à peine encore ouvertement exprimable. Ronald Schechter, Obstinate Hebrews. Représentations of Jews in France, 1715-1815,Yale University Press, New Haven, 2003. 3 Voir la publication du texte de la Cour Suprême dans le NewYorkTimes, 24 juin 2003. 2 Sociétal N° 42 g 4e trimestre 2003 143