1 De la critique du totalitarisme à l`action : Arendt, ou la politique
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1 De la critique du totalitarisme à l`action : Arendt, ou la politique
1 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. De la critique du totalitarisme à l’action : Arendt, ou la politique comme critique Zeynep Gambetti Il est regrettable que les nouveaux hérauts de la pensée progressiste, notamment Slavoj Zizek, Toni Negri et Michael Hardt, dont les travaux sur la globalisation néolibérale ont suscité des discussions passionnantes, butent sur le concept du totalitarisme. Zizek refuse l’utilité du concept sous prétexte qu’il est défectueux et qu’il sert d’arme idéologique pour disculper le régime libéral.1 Comme bien d’autres avant lui, il réitère l’argument selon lequel le totalitarisme fonctionne comme un Denkverbot qui se laisse résumer par la formule « démocratie libérale ou totalitarisme » et qui empêche les activistes les plus radicaux, anticolonialistes ou autres de développer des alternatives au système. Le Denkverbot porte sur les fondements du capitalisme, ceux-ci s’érigeant alors en une sorte de limite inconsciente de toute action politique. En désignant l’au-delà du système, donc, le totalitarisme assigne les limites du tolérable, une disposition que Zizek qualifie de leurre. S’appuyant sur une analyse lacanienne de la valeur d’échange, Zizek veut démontrer comment le cynisme totalitaire exacerbe l’abstraction propre à l’idéologie marchande, les deux termes du Denkverbot se trouvant ainsi liés et non pas opposés l’un à l’autre.2 Negri et Hardt, quant à eux, ramènent le totalitarisme à n’être qu’une excroissance de la logique versatile du capital et vont jusqu’à proposer de mettre à la poubelle tous les livres sur le totalitarisme.3 Le transfert du pouvoir de la monarchie prussienne vers le régime d’Hitler sous l’égide de la bourgeoisie allemande 1 Slavoj Zizek, Did Somebody Say Totalitarianism. Five Interventions in the (Mis)use of a Notion, Londres, Verso, 2001, p. 3. Bien que Zizek ne récuse pas la catégorie du totalitarisme, au fond, il se range du côté de ceux qui situent le problème dans le capitalisme, pivot de l’idéologie de consommation et, dans le même sillage, responsable de la montée du totalitarisme. Dans une attaque sommaire à ce qu’il appelle l’élévation de Hannah Arendt à la figure « d’autorité intouchable », Zizek écrit, p. 2-3, que ceci est le signe la plus claire de la défaite théorique de la gauche, c’est-à-dire de l’acception par la gauche des coordonnées fondamentales de la démocratie libérale. 2 Cf. The Sublime Object of Ideology, Londres, Verso, 1989, particulièrement chapitre 1 : « How Did Marx Invent the Symptom ? » 3 Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2000, p. 26, note 9. 2 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. explique, à leurs yeux, la transformation du concept moderne de souveraineté en souveraineté nationale. Auschwitz et Buchenwald en seraient les « conséquences secondaires ».4 Cette attitude ne démontre pas seulement comment la nouvelle gauche évalue mal le poids du totalitarisme en tant que catégorie théorique et moment historique irréductible à aucun autre; elle est également le signe de la disjonction entre théorie et pratique. La pensée semble capable de ne saisir ni le passé, ni le présent : elle ne peut donc aviser l’avenir. Le phénomène principal qui nous préoccupe au début du 21ème siècle s’y trouve pourtant bien identifié : L’Empire, c’est la nouvelle forme de souveraineté globale, décentrée et déterritorialisée, qui correspond à la transformation du mode de production capitaliste.5 Non seulement l’Empire crée-t-il de nouvelles conditions d’existence spatio-temporelles, mais aussi fonctionne-t-il sur le mode biopolitique, cherchant à inscrire son règne jusqu’aux microprocessus affectifs et sociaux. Ce qui échappe à la vue ou, du moins, à l’appréciation de la nouvelle gauche, c’est que l’Empire dont les contours commencent à se dessiner contient les germes indéniables du totalitarisme. Le 11 septembre 2001, tournant qui met en évidence les éléments totalitaires inhérents à l’Empire et les fait converger à un degré inquiétant – avec l’invention de la catégorie non conventionnelle de « guerres préemptive », la multiplication des Guantanamo qui sont une sortes de no man’s land juridique et un renouveau du militarisme – n’a pas été prévu par les auteurs de l’Empire. Pourquoi ce manque de discernement ? Il ne faut pas hésiter à le dire : les travaux sur le totalitarisme en portent une part de responsabilité.6 En dépeignant le totalitarisme comme une chose du passé, ils n’ont pas prêté assez d’attention à l’avertissement de Hannah Arendt à la fin de son grand livre, Origins of Totalitarianism: « Les solutions totalitaires, écrivit Arendt, peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu’il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d’une manière digne de l’homme… Il se peut que les véritables difficultés de notre époque ne revêtent leur forme authentique – sinon 4 Ibid., p. 110. 5 Negri et Hardt, Empire, p. xii-xiii. 6 Une autre part de responsabilité nous incombe à nous tous, dans notre incapacité à affronter la banalisation du concept du totalitarisme lors de la guerre froide. Il est honteux que même récemment le régime de Saddam Hussein soit qualifié de « totalitaire » par le président américain soucieux de justifier sa guerre contre l’Iraq. 3 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. nécessairement la plus cruelle – qu’une fois le totalitarisme devenu chose du passé »7. Si ces lignes peuvent avoir une valeur autre que rhétorique, nous devons nous garder de célébrer de façon trop hâtive l’avènement de l’ère post-totalitaire. Car se rendre aveugle aux signes d’un totalitarisme à venir, se complaire dans une confiance naïve, peut avoir des effets politiques néfastes et irrémédiables. Admettre avec Arendt que les régimes totalitaires opèrent une rupture avec le passé (ils n’ont pas de précédent), ce serait aller à l’encontre de l’idée que le totalitarisme est un point de suspension de l’histoire, un point incommensurable et donc sans ancrage dans les divers périples modernes de l’humanité. Ce serait admettre que ce type de régime est la cristallisation des éléments inhérents aux sociétés modernes, éléments qui constituent un danger toujours présent et qui font désormais partie de « notre partage ». C’est dans ce contexte que prend toute son ampleur l’appel de Miguel Abensour à relancer une philosophie politique critique. Cet appel et cette exigence sont d’autant plus forts que notre époque est teintée d’un renouveau du danger totalitaire. Mais, premier obstacle : le cynisme, collé à jamais à notre peau depuis l’obscurcissement totalitaire de la distinction entre vérité et mensonge, semble bien être le signe de notre temps. Notre conscience, qu’il convient d’appeler « cynique » après Sloterdijk, est une conscience qui « continue son train-train habituel dans un auto-démenti moral permanent sous la contrainte de l’auto-conservation »8. La question se pose alors de savoir si aujourd’hui la critique de la domination peut à elle seule atteindre son but. L’idéologie n’est plus un mode de voir ou de penser ; elle est plutôt un mode d’être, un mode de gestion du quotidien qui régit les pratiques concrètes. Si cela est bien le cas, toute philosophie politique critique doit nécessairement engager les pratiques, les bousculer et les démasquer, non seulement au niveau de la pensée, mais aussi au niveau de la pratique, du concret, c’est-à-dire, au niveau de l’action même. Miguel Abensour n’a-t-il pas raison de signaler que la critique de la société devra être « l’œuvre, non plus de la philosophie, mais d’une pratique émancipatrice socio-historique »9? Une philosophie politique radicale exigera alors un retour des choses politiques, autant dans la forme d’une 7 Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. Le Système totalitaire, Paris, Seuil (« Points »), 1972, p. 201- 202. 8 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, [Paris], Christian Bourgeois Editeur, 1987, p. 277. 9 Miguel Abensour, « Pour une philosophie politique critique ? », Tumultes No. 17-18 : « L’Ecole de Francfort : la Théorie Critique entre philosophie et sociologie », Mai 2002, p. 215. 4 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. analyse assidue des pratiques politiques actuelles que dans la forme d’un retour à l’agir. Soit, mais à quel agir ? Les penseurs de la nouvelle gauche ne semblent pas en mesure d’indiquer une issue satisfaisante. Dans leur volonté de répéter le présage du Manifeste communiste, Negri et Hardt proposent un immanentisme qui veut que l’Empire prépare sa propre implosion, un nomadisme qui préconise de déserter les lieux du pouvoir, et un universalisme qui ne se distingue guère d’une revendication des droits libéraux fondamentaux. Recettes formelles et peu radicales selon Zizek qui, quant à lui, donne à répéter le geste de Lénine pour réinventer le projet révolutionnaire – en reconstituant au préalable le parti politique unique.10 La dépréciation de la catégorie du totalitarisme joue un rôle indéniable dans ce qu’il convient de qualifier de solutions « philosophiques » car elles témoignent de l’oubli que la politique réintroduit l’espace et le temps dans « le texte de la philosophie qui se construit sur la négation de l’espace et du temps »11. Ainsi impose-t-il de se tourner encore une fois du côté d’Arendt, dont la conceptualisation du totalitarisme avise en grande partie mon argument. Arendt développe sa conception politique en tant que réplique au fait historique du totalitarisme. Les traits distinctifs de celui-ci, à savoir la destruction de la légalité, de la moralité et de l’individualité12, constituent une sorte de liste noire des représentations et pratiques à combattre pour sauvegarder la pluralité et spontanéité humaines. Le totalitarisme joue ainsi un double rôle : en tant qu’expérience-limite de la capacité humaine à détruire sa propre humanité, le totalitarisme suscite une nouvelle lecture du passé et du présent ; ceux-ci, par conséquent, prennent l’aspect des moments de l’oubli de la politique qui frappe l’Occident. D’autre part, le totalitarisme est l’antithèse par excellence d’une éthique proprement politique au sens arendtienne, comme je le soutiendrai plus loin. Une éthique politique ne se laisse pas cerner par une éthique libérale ou métapolitique, fondée sur la présomption que la responsabilité politique peut se constituer au-delà de la scène publique. Ce dernier type d’éthique mésestime les conditions de possibilité d’une ouverture vers l’Autre et entretient donc une circularité malencontreuse qui n’apparaît que lorsqu’elle 10 Zizek, « Have Michael Hardt and Antonio Negri Rewritten the Communist Manifesto for the Twenty-First Century ? », Rethinking Marxism, Vol. 13, No. 3-4, 2001. 11 Abensour, « Pour une philosophie politique critique ? », p. 213-214. 12 Arendt, Le Système totalitaire, p. 185-198. 5 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. est mise en contexte politique. Le travail éthique de la construction d’une volonté d’aller vers l’Autre y est posé comme un travail solitaire, individuel, dont on voit bien les conséquences politiques – les effets politiques – mais dont on voit assez mal les conditions de possibilité politiques. La responsabilité pour l’Autre peut bien distinguer l’homme de l’animal, mais les choses politiques elles-mêmes nous indiquent que l’homme est avant tout un animal social qui, même dans la solitude de sa pensée, ne se détache pas de l’étant – sans parler de l’emprise sur lui des idéologies de toutes sortes. La prise de conscience, voire le saut éthique que nécessite l’ouverture vers l’Autre ne va nullement de soi. Cette ouverture ne se constituet-elle pas plutôt dans l’expérience même de l’Autre au cours du processus de socialisation que chacun subit à sa manière, expérience qui est impossible sans un espace de lien entre soi et l’Autre, espace à l’intérieur duquel l’Autre puisse me faire appel ou m’apparaître dans toute sa réalité concrète ? Comment moi, en tant qu’être temporel et spatial, puis-je imaginer l’Autre, dans toute la complexité de sa réalité concrète, sans le rencontrer ? En tant qu’être qui pense et qui imagine à partir d’une place concrète dans le monde, je ne peux ni connaître l’Autre, ni ma réaction envers lui dans la solitude de ma pensée. Ne faut-il pas plutôt admettre avec Arendt que le véritable moi se révèle en action ? Les grands principes éthiques suffiraient-ils à me guider face à la singularité de l’action ? Saurai-je une fois pour toute si j’agis de façon responsable dans une situation concrète donnée ou non ? Le jugement politique peut-il s’affiner sans l’ouverture d’un espace commun relationnel ? Cet espace qui ne se réduit nullement au seul aspect territorial ou géographique – ni à la seule dimension sensible – semble essentiel à mes yeux pour penser et le rapport à l’autre et l’agir en commun. Et nous voilà face au deuxième obstacle : les discours et pratiques du monde actuel tendent à catégoriser pour mieux contrôler toute possibilité de transformation due au contact avec l’autre. La réussite de la biopolitique et de la domination par l’intérieur, que Foucault appelait « gouvernementalité », dépend de la traduction en valeur sures, entendons maniables et malléables, de toute valeur qui résiste à la catégorisation. Le travail de re-catégorisation, travail qui n’a pas de sujet à proprement parler, convertit sans cesse l’étrange en familiarité, l’extraordinaire en banalité, l’autre en soi-même. Noyé par la fonctionnalité, par toute une série de pratiques de stigmatisation et de normalisation, l’exclu n’apparaît jamais en tant que tel dans l’univers biopolitique de l’Empire.13 L’emprise de l’Empire dépend, en effet, de la 13 Il convient d’évoquer les travaux de Victor Klemperer et plus tard de Herbert Marcuse qui viennent confirmer la lucidité orwellienne à propos du rôle essentiel du langage dans la domination totalitaire. Le Somalien pris 6 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. production des « autres » par les techniques du pouvoir, aussi matérielles que discursives, d’isolation, d’exclusion et de stigmatisation. Ces techniques stigmatisent les corps en les réduisant aux objets des savoirs et des pratiques disciplinaires. Pire, elles les rendent visibles ou invisibles, désirables ou indésirables, sublimes ou abjectes – et donc éliminables. Non seulement sont elles accompagnées de pratiques spatiales, mais aussi créent-elles des espaces nocifs à une véritable rencontre avec l’Autre. En effet Negri et Hardt, dans leur refus de la spécificité du totalitarisme et de sa non réductibilité au système capitaliste, estime mal l’implication d’un de leur propres constats, à savoir, que la société postmoderne et impériale est caractérisée par un déficit du politique et plus précisément par la perte de l’espace politique.14 Cette intuition n’est pas développée ; au contraire, prenant note sans autre procès de cette perte, les auteurs s'en réjouissent sous prétexte que l’indistinction du dehors du pouvoir revient à une sorte de ré-ontologisation de la multitude, seule force capable de faire imploser l’Empire. La multitude est une imminence qui, tout au long de la modernité, fut faussement conçue comme transcendance sous le signe du « peuple ». Il est impossible ici de mettre en évidence le rapport entre le nouveau fonctionnement du capital et la production, non pas de la multitude mais du superflu. Contentons-nous d’une seule remarque : le capital reproduit le rôle du gouverneur colonial qui repousse les limites de l’Etat-nation, mais à cette différence près qu’il universalise le processus de colonisation. En rendant hommes et objets superflus, il prépare les bases d’un totalitarisme nouveau qui n’aura peut-être plus besoin d’un Egocrate ou d’un Parti unique comme pôle d’identification. L’Empire néolibéral est mieux représenté par la figure du Béhémoth, si bien décrite par Franz Neumann : cette puissance informe qui abolit tout espace d’action et engloutit toute différence. Le retour à la barbarie dans le soi-disant Tiers Monde, où le capital régresse sans honte et loin du regard de l’Occident « civilisé » vers les méthodes coloniales les plus brutes, est un processus qui fait fi des acquis occidentaux tels la sécurité de l’emploi, le salaire minimum et les conditions sanitaires. Mais ce que le capital fait à l’ouvrier du Tiers Monde entre deux feux dans une guerre de pétrole et de trafic d’armes devient ainsi la « victime de la famine » nécessitant une intervention humanitaire et non pas politique ; le chômeur, privé de travail ou de terre par le néolibéralisme rampant, devient le « pauvre » à qui la Banque mondiale apporte des micro crédits, et ainsi de suite. 14 Negri et Hardt, Empire, p. 188. 7 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. indique bien ce qui se prépare pour l’ouvrier du monde industriel. On aura tort de réduire l’Empire à ses colonies du Sud. Le totalitarisme n’était-il pas la cristallisation dans le cœur de l’Europe des techniques de domination raffinées dans les colonies ? Dans l’Empire actuel, la logique de la domination suit un cheminement analogue. A la personne humaine est retiré le droit d’être un sujet entier ; elle devient alors l’objet superflu que le capital peut user à son gré selon ses propres objectifs d’accumulation – d’abord dans les colonies, ensuite chez soi. La temporalité homogène du capital tend à faire de toute condition spécifique une catégorie exploitable, soit en la comptabilisant, soit en l’ajoutant à son arsenal de symboles affectifs ou idéologiques. L’expérience du présent ainsi obscurcie, faire renaître le nouveau devient un exercice de décontamination des modalités du capital. Le phénomène économique de mondialisation ne peut être appréhendé dans sa dimension destructive sans suspendre la croyance en la vitalité ontologique de la vie en tant que telle. Autrement dit, si la singularité non représentable de la multitude se trouve ontologiquement garantie, si la vie nue n’a besoin d’autres conditions en dehors d’elle-même pour échapper à la prise du pouvoir, il est évident que ni homogénéisation, ni production des hommes superflus ne saurait venir accabler l’analyse. Il faut revenir en arrière, retrouver les arguments de Giorgio Agamben sur le paradigme du camp pour comprendre pourquoi la confiance en la force de la multitude est plus que naïve. Largement inspiré par Arendt, mais aussi par Foucault, Agamben note que le grand accomplissement d’Arendt était de conceptualiser la spécificité du totalitarisme et des camps, tout en restant indifférente au phénomène du biopouvoir. Selon lui, la relation entre le biopouvoir et le totalitarisme opère à travers les circonstances politiques qui déterminent la relation entre la zoé et le bios.15 La biopolitique émerge lors que l’Etat « décide d’assumer directement, en plus de ses propres tâches, la charge de la vie biologique de la nation »16. Il donne à penser les camps comme « l’espace biopolitique le plus absolu qui ait jamais été réalisé, où le pouvoir n’a en face de lui que la pure vie biologique sans aucune médiation »17. Il convient en effet d’admettre, avec Agamben, que le camp est le lieu où la tension entre 15 16 Zoé correspond à la vie nue tandis que bios désigne la vie culturelle et politique. Giorgio Agamben, « Qu’est-ce qu’un camp? », Moyens sans fin, Paris, Rivages Poche, 2002, p. 53. Ce développement correspond à peu près à ce qu’Arendt appelle la « montée du social » dans Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy (Coll. « Agora »), 1961 et 1983. 17 Ibid., p. 51. 8 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. l’homme et le citoyen peut enfin être résolue par la destruction totale du bios. Pour être plus précis, le camp est la démonstration la plus cruelle de l’impossibilité de régler sans violence l’inscription de la vie nue dans le système de souveraineté étatique. L’Etat-nation, même sous sa forme républicaine, recèle une souveraineté juridique morbide, prise dans une tension entre l’homme et le citoyen, les droits de l’homme et le non droit des apatrides. A lire Agamben, la filiation n’est pas difficile à établir entre les camps de concentration et les camps pour apatrides, les zones d’attentes pour réfugiés dans les aéroports ou les hospices pour sanspapiers. Les figures du réfugié, de l’immigré ou du travailleur clandestin nous font donc entrevoir les limites d’une communauté politique à venir, selon Agamben, tant que l’Etatnation ne sera pas parvenu à sa fin.18 Il n’est plus possible de chercher l’issue dans la souveraineté juridique ou dans la citoyenneté à l’intérieur du cadre de l’Etat-nation. Chaque fois que l’Etat-nation entre dans une période de crise, les tentations totalitaires se multiplient. Et dans l’univers de l’Empire, l’Etat-nation est gravement en crise. Si Hardt et Negri peuvent écarter la possibilité du totalitarisme, c’est parce qu’ils conçoivent le biopouvoir comme un pouvoir paradoxal, subjectivant et productif à la fois.19 Un pouvoir qui unit et enveloppe tout élément de la vie sociale discerne un nouveau milieu de pluralité et singularisation qui fait que la multitude ne sera jamais apprivoisée dans sa totalité. Autrement dit, c’est parce que le biopouvoir est totalisant que la notion de totalitarisme perd sa pertinence. Toutefois, l’analyse historique des régimes totalitaires révèle à quel point ce paradoxe peut être maîtrisé. Ces régimes ont découvert le moyen d’organiser et de mobiliser la zoé ; leur spécificité réside en ceci qu’ils ont présenté à la zoé son acosmisme comme monde. Le seul bios possible dans l’univers totalitaire est un anti-bios ou non-bios, extrait de la zoé par la force. Dans la structure de l’Empire, tel qu’il est décrit par Negri et Hardt, il est possible de détecter au moins trois sources de tension qui peuvent transformer la relation entre biopolitique et multitude en réflexe totalitaire : l’indistinction entre travail et récréation, autrement dit, la politisation et réglementation de la sphère privée ; le nomadisme, qui renvoie au problème de l’immigration, célébré dans l’Empire comme le « spectre qui hante le 18 19 Agamben, “Au-delà des droits de l’homme”, Moyens sans fin, p. 26. L’argument exposé ici résume les idées développées avec Refik Guremen dans « Did somebody say totalitarianism ? Yes, and despite the 5½ (mis)uses of the notion », à paraître dans Rethinking Marxism, Vol. 17, 2005. 9 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. monde »20 et qui fait allier les pouvoirs du Vieux Continent à son encontre ; et le manque de médiation entre vie et pouvoir. Plus que les autres, c’est la constatation que l’Empire élimine toute instance médiatrice entre les pôles juridiques, éthiques et politiques du pouvoir qui saute aux yeux comme condition totalitaire par excellence. Le pouvoir n’opère plus selon un cadre symbolique extérieur à lui, mais devient proprement « performatif », c’est-à-dire, identique à ses opérations. Pour illustrer, la guerre fournit et fonde sa propre justification et devient ainsi un acte autoréférentiel ; l’état d’exception est érigé en règle générale légitimée par la paranoïa collective qu’il a engendré en premier lieu ; les lois « patriotiques » éliminent un par un des droits fondamentaux… Ainsi suspend-on aujourd’hui la prévisibilité que la loi confère à l’espace national et mondial. La ligne de partage entre l’idéal et le réel étant effacée, l’Iraq peut devenir un énorme champ d’expérimentation, et la moralité peut se réduire à la formule « qui n’est pas avec nous est contre nous ». C’est justement lorsque cette indistinction entre légalité et illégalité, moralité et immoralité devient le fondement explicite du régime, s’érigeant en « principe » autour duquel ce dernier s’organise et se mobilise, que le régime peut être dit totalitaire et non pas démocratique. Il n’est pas possible d’approfondir cet argument ici. Je me contenterai seulement de noter que c’est à partir de là que doivent se comprendre les réserves que j’ai à l’égard d’Agamben, et qui portent sur la relation entre démocratie et totalitarisme, camp de concentration et zone d’attente pour réfugiés. Le camp et la zone d’attente ont ceci en commun que ce sont des espaces d’exception dans lesquels peut s’exercer sans médiation la décision souveraine comme autorité absolue sur la « vie nue », vie dont le bios a été détruit par et dans cet espace même. Mais le camp n’est pas la face cachée du totalitarisme : le totalitarisme, c’est le camp. Le totalitarisme est la performativité pure, où le seul bios qui peut y avoir sert à peupler les camps, les camps confirmant et consolidant à leur tour ce bios : terreur et idéologie renvoient l’une à l’autre. Ce n’est non pas l’Empire, mais le totalitarisme qui n’a pas d’extérieur. Stigmatisation et exclusion, destruction de la légalité et production incessante des hommes superflus : les signes ne trompent pas. L’Empire porte bien les traits du totalitarisme, mais le camp n’est pas (encore) le nomos de la terre. Même si nous admettons que l’Empire est une machine à produire des êtres dépouillés de visage, d’identité, de place dans le monde, de lien avec autrui, rien ne nous autorise à voir dans la vie nue un site de résistance ou un noyau humain indestructible. Attribuer de 20 Negri et Hardt, Empire, p. 213. 10 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. l’humanité à la vie nue dépourvue de bios revient à prétendre qu’il y a une sorte d’essence propre à l’homme qui restera identique, quoi qu’il advienne. En d’autres mots, le temps et l’espace cesseraient de qualifier l’existence humaine comme si elle était inconditionnelle et inconditionnée. Ce serait renier le caractère paradoxal de l’existence humaine qui peut faire advenir les conditions de la suspension de sa propre humanité. C’est justement la position de Zizek qui, dans son essai sur Hitler, rejette l’idée que le « Muselmann »21 est le signe de cette suspension. Par une sorte de court circuit analytique, la figure du mort-vivant devient « homme tout court » et celui-ci est qualifié à son tour de fondement de l’existence humaine, le noyau traumatique inhérent à toute humanité.22 Rien de plus dangereux. Mise à part la catégorie lacanienne du Réel, qui confère aux mécanismes psychiques une sorte d’essentialisme tout à fait anhistorique, le problème dans l’analyse de Zizek consiste à concevoir la liberté comme manque total de conditionnement. L’expérience des camps doit, au contraire, nous avertir du caractère conditionnel de la liberté. Il faut comprendre que les conditions qui rendent possible la suspension de l’existence humaine comme être-dans-lemonde sont aussi celles de la destruction totale de liberté. Si la liberté est détachée de ses déterminations historico-spatiales, si elle devient inconditionnelle, la forme spécifique que prend la communauté humaine dans le temps et dans l’espace perd alors toute son importance. 21 Le « Muselmann » se disait, en effet, du détenu des camps qui avait perdu jusqu’à la plus instinctive des réactions humaines. Les origines du terme sont encore disputées, mais dans Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Rivages Poche, 2003, § 2.2, Agamben cite Sofsky, Kogon et l’Encyclopaedia Judaica, pour expliquer que l’attitude typique de certaines détenus, qui restaient accroupis « comme un Oriental » ou se soumettaient inconditionnellement, invoquait le fatalisme des Musulmans. Lorsqu’il reprend le terme dans Did Somebody Say Totalitarianism, p. 73-81, Zizek ne cite qu’Agamben. Sa note 50 est infâme pour la manière dont elle rapporte le terme, d’abord au racisme occidental et ensuite au conflit Arabo-Israélien. L’emploi de ce terme porte effectivement le risque d’être abusé de telle façon. Mais il est également indispensable de confronter cette réalité au lieu de l’éviter. Censurer le terme Muselmann produirait l’effet contraire : ce serait admettre que ce terme signale effectivement que les Juifs étaient prédisposés à détester les Musulmans. Il faut lutter contre ce type de causalité malsaine, mais non pas en interdisant l’usage du terme. Sinon, on introduirait une sorte de police des énoncés qui produirait des soupçons quant au bien fondé de la lutte contre les négationnistes et anti-sémites de toutes sortes. Quant à la figure du mort-vivant, se refuser de l’analyser ou d’essayer d’en tirer des leçons, ce serait dénier le trait distinctif du totalitarisme tel qu’il fut élaboré par Arendt, d’une part, et passer sous silence un phénomène auquel nous avons le devoir et l’obligation de nous affronter pour comprendre tout l’enjeu du politique à notre ère, d’autre part. 22 Zizek, Did Somebody Say Totalitarianism, p. 77. 11 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. L’Holocauste pourrait ensuite être pensé comme « l’abysse de l’acte lui-même : de la décision libre dans toute sa monstruosité ».23 Il nous deviendrait impossible de distinguer entre un Hitler et un Lénine. Hitler serait même l’acteur libre par excellence qui correspond à la notion de liberté développée par Zizek : instituer un nouvel ordre symbolique, faire un « saut » en dehors des conditions spécifiques d’une forme d’existence historique en effectuant une rupture avec celles-ci. Plutôt que de succomber à l’attrait de ces solutions purement philosophiques, il nous incombe de réinventer une éthique anti-totalitaire. L’espace est un des éléments clés d’une telle éthique, parce que la liberté dépend de la forme politique que prend l’espace d’existence. Encore une fois, il convient ici de prêter attention à la formulation arendtienne : « Freedom in a positive sense is possible only among equals, and equality itself is by no means a universally valid principle but, again, applicable only with limitations and even within spatial limits. »24 Outre ses propos bien connus et bien analysés sur le jugement, il me semble qu’il y a deux autres séries de réflexions éthiques chez Arendt. La première série, plus historiographique et suggestive, expose l’antithèse d’une politique capable de phénoménaliser la liberté. Tout le travail sur le totalitarisme en fait partie. La deuxième série de réflexions, plus ontologiques, élabore les éléments existentiels de la politique proprement dite, d’une politique fondatrice des communautés. Elle fournit, par conséquent, des indications positives qui peuvent guider l’agir. Il faut cerner là une véritable éthique de l’agir qui se distingue d’une éthique métapolitique. C’est une éthique proprement politique : elle ne concerne ni la personne dans son intimité, ni le spectateur de la politique. Dans la théorie politique d’Arendt, l’espace se met métaphoriquement en rapport avec la liberté. Dans la Condition de l’homme moderne, la métaphore de la polis, dépeint un espace entouré de remparts et des lois. Par l’agencement physique des hommes autour d’un monde commun, la polis crée à la fois la possibilité de la publicité et celle du sens commun : « Il faut que les hommes vivent assez près les uns des autres pour que les possibilités de l’action soient toujours présentes : alors seulement ils peuvent conserver la puissance, et la fondation des villes, qui en tant que Cités sont demeurées exemplaires pour l’organisation politique occidentale, est bien par conséquent la condition matérielle la plus importante de la 23 Ibid., p. 66. 24 Hannah Arendt, On Revolution, Middlesex: Penguin Books, 1973, p. 275 12 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. puissance ».25 La communicabilité et la mémoire dépendent de la présence de cet espace, cet « entre-deux » physique. Il y a chez Arendt une seconde métaphore d’espace, plus adaptée aux traits de l’Etat-nation. Il en est question dans le dernier chapitre des Origines du totalitarisme, où Arendt développe une analyse spatiale des régimes républicain, tyrannique et totalitaire. Dans la république, l’espace se trouve divisé par des barrières légales, séparant le privé du public et aménageant des « voies de communication entre les hommes »26. Cet espace est « l’espace vital de la liberté » qui s’oppose au « désert » de la tyrannie et au « lien de fer » du totalitarisme. Ce dernier écrase les hommes les uns contre les autres de sorte qu’il « détruit la seule condition préalable essentielle à toute liberté : tout simplement la faculté de se mouvoir qui ne peut exister sans espace ».27 Une troisième métaphore est empruntée à René Char qui écrivit : « A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis. »28 Selon Arendt, il s’agit là d’un espace public créé par les résistants qui, dépouillés de tout masque social et intérêt particulier, étaient devenus des « challengers » puisqu’ils avaient pris l’initiative de combattre la tyrannie. Polis qui rassemble les hommes, espaces pluriels délimités par des lois et table réunissant une communauté de résistants : ces trois figures de l’espace ne renvoient pas au même type d’action, mais elles ont en commun de représenter la forme que la liberté collective peut avoir « ici-bas ». L’ingéniosité d’Arendt consiste justement en cela qu’elle a su spatialiser la liberté – tout comme Benjamin a su spatialiser le temps. C’est seulement dans un espace politique spécifique que l’action devient un commencement qui lie, révèle et institue en même temps.29 Les exemples historiques des conseils, en commençant par la Commune de Paris, sont exaltés par Arendt pour être des îlots de liberté dans l’océan de la politique moderne. Citant Marx, Arendt à son tour découvre dans les conseils la forme politique non étatique qui surgit lorsqu’un peuple détermine ses propres conditions d’existence en commun. Les conseils témoigne de la « amazing formation of a new power structure which owed its existence to nothing but the organizational impulses of the people themselves ».30 L’organisation 25 Condition de l’homme moderne, p. 261. 26 Le système totalitaire, p. 211. 27 Ibid., p. 212. 28 Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard (Coll. « Folio »), 1972, p. 13. 29 Etienne Tassin, Hannah Arendt. L’humain condition politique, Paris, l’Harmattan, 2001. 30 Hannah Arendt, On Revolution, Middlesex: Penguin Books, 1973, p. 257. 13 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. spécifique des conseils – le refus de la représentation ou, ce qui revient au même, d’une politique des partis, l’institution d’un pouvoir unifié qui ne prive pas les corps constituants de leur capacité de constituer, la multiplication des espaces de participation tel que chacun puisse y trouver sa propre sphère d’action, la déprofessionalisation des tâches administratives – garantissait elle-même l’amplification de la pluralité et spontanéité humaine. Comme forme politique, le système des conseils pourvoyait le contenu relationnel de la liberté : la « commun-ication » (rendre commun) des différences entre êtres uniques. Dans un monde où le discours dominant tend à effacer les conditions de possibilité de l’expérience du présent et de la rencontre avec l’autre, ces indices sont d’une grande importance. A suivre le raisonnement d’Arendt sur l’espace, la concrétisation de la liberté dépend de la capacité d’un mouvement social à devenir un facteur conditionnant, c’est-à-dire à laisser ses emprunts sur le monde en y ouvrant de nouveaux espaces relationnels. Notant la disparition du domaine public dans l’ère moderne, Arendt récuse des explications intellectuelles ou psychologisantes : « aucune activité ne peut prétendre à l’excellence si le monde ne lui procure un terrain convenable à son exercice. Ni l’éducation, ni l’ingéniosité, ni le talent ne sauraient remplacer les éléments constitutifs du domaine public qui en font proprement le lieu de l’excellence humaine ».31 La création d’un espace confère une réalité tangible à la communauté politique et stabilise le pouvoir généré par l’agir-ensemble. Pour reprendre une distinction faite par Jacques Taminiaux, l’agir collectif doit devenir du monde, au lieu d’être simplement au monde.32 Mais ceci nécessite la réappropriation du sens, tel que l’on puisse échapper à la politique claustrophobe de la résistance réactive au pouvoir. Pour le dire autrement, la réappropriation de l’espace va de pair avec la réappropriation du sens, car seule cette double réappropriation transforme l’émancipation en liberté, dans le sens arendtien. L’important c’est de sortir des faux dilemmes des droits de l’homme ou de la citoyenneté, de l’économie de marché ou de la nationalisation, de l’Etat-nation ou de l’anarchie. C’est en se réappropriant les termes de l’antagonisme que peuvent se concrétiser les nouvelles formes d’existence collective, et non pas en restant à l’intérieur des alternatives dictées par le pouvoir. Il faut admettre qu’Arendt n’a pas su apprécier la force du social, obscurcissant ainsi la capacité des mouvements sociaux à fonder un monde alternatif. Elle a également ignoré la 31 Condition de l’homme moderne, p. 89. 32 La Fille de Thrace et le penseur professionnel. Arendt et Heidegger, Paris, Payot, 1992, p. 162. 14 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. question de la gestation de nouvelles relations sociales, de nouveaux modes de pensée et de nouvelles normes, gestation qui opère dans la pénombre du social en dessous de la surface juridico-politique, comme l’indique si bien Claude Lefort.33 Le grand élan qu’a pris le mouvement alter-mondialiste au début du 21e siècle témoigne pourtant du potentiel des intérêts sociaux d’une grande diversité à se réunir en un agir-ensemble générateur d’espaces d’expression et de liberté. Comme Arendt avait su écrire dans The Human Condition, les intérêts matériels peuvent constituer un « entre-deux » qui rapproche et lie les gens : « La plus grande part de l’action et de la parole concerne cet entre-deux, qui varie avec chaque groupe en sorte que la plupart des paroles et des actes sont en outre au sujet de quelque réalité objective du-monde, tout en étant la révélation de l’agent qui agit et parle »34. Il se trouve qu’aujourd’hui, la plus grande réussite du capital c’est d’avoir éliminé cet entre-deux objectif, ce rapport aux autres par l’intermédiaire d’un monde matériel. L’attache objective au monde n’est plus possible lorsque les objets ne sont que des commodités et la transformation du monde matériel n’est plus un phénomène social mais plutôt un effet de la transformation des besoins du capital global. La désolation et le déracinement sont aussi bien les fruits amers du manque de maîtrise collective sur le monde objectif, que le résultat d’une perte de sens commun et d’individualité. Il se peut alors que « soulager la misère politique, sociale et économique d’une manière digne de l’homme » est la tâche principale de toute politique antitotalitaire. Pour une auteure qui refuse de rapporter l’économie à la politique – sauf pour parler de la disparition de cette dernière – il faudra justifier ces derniers propos, même si ce n’est que brièvement. Il me semble en effet nécessaire de distinguer chez Arendt la problématique de l’agencement de la communauté et la problématique du lien. Lorsqu’elle critique la socialisation du politique (la remontée du social, l’administration de l’économie), Arendt se réfère à l’agencement de l’espace communautaire autour du souci pour la vie. Autrement dit, fonder une communauté sur la question de la vie est qualifié d’apolitique, voire anti-politique par Arendt. Toutefois, la logique inhérente aux trois activités principales (travail, œuvre, action) n’interdit pas de penser l’action à partir des intérêts matériaux. Confrontant Arendt à sa propre logique et concevant l’action comme le seul mode d’activité qui n’a aucune prédétermination, il n’est strictement pas interdit d’élargir la base existentielle de la liberté. 33 Claude Lefort, « Thinking With and Against Arendt », Social Research, Vol. 69 (2), 2002, p. 456. 34 Arendt, THC, p. 240. 15 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. Sinon, ses propos quant aux résistants (René Char) n’auraient pas de sens. Les résistants agissent bel et bien dans une logique de libération, logique qu’Arendt distingue de celle de la liberté. Mais ce faisant, ils établissent, comme effet involontaire et non maitrisé de leur résistance, un espace de liberté entre eux. Ce n’est pas le motif de l’action qui en détermine le sens, mais l’effet existentiel. De même est-il légitime à mes yeux d’explorer l’idée d’une ouverture possible vers l’action à partir des motifs matériels. Vue sous cet angle, l’expérience du budget participatif de Porto Alegre acquiert une importance particulière, à la fois dans sa capacité de multiplier les espaces de rencontre entre individus qui n’ont rien d’autre en commun que d’être co-citadins, et à la fois dans sa capacité de permettre une certaine marge de maîtrise sur les services sociaux municipaux. A lire les études sur Porto Alegre, les réunions de quartier deviennent aussi un forum pour d’autres agendas, plus politiques, où les problèmes nationaux et mondiaux se discutent entre inconnus et où les groupes politiques se rendent visibles les uns aux autres.35 La mobilisation de la capacité liante de l’action par la multiplication des espaces de rencontres avec les autres n’est nullement limitée à l’espace géographique – et là, on revient à l’autre sens de l’« entre-deux » chez Arendt. Ceci est un réseau, intangible, qui lie les hommes par la parole et par le sens communément généré. La création des conditions de publicité de telle manière à ce que l’agir ne reste pas local, qu’il puisse sortir des confins de son propre espace pour toucher autrui, est possible dans notre ère hyper-technologique. L’exemple des Zapatistes en est une illustration. A coups de mots, suivant leur cri de guerre « Our words are our weapons », les Zapatistes ont su utiliser l’Internet pour agrandir et amplifier leur lutte contre le gouvernement mexicain. Cette lutte fut doublement exemplaire, car elle a pu faire appel à des inconnus partout dans le monde, les réunissant en un espace virtuel de solidarité, et elle a pu, même en temps de guerre, laisser intacte la démocratie directe qui était déjà en œuvre dans la région de Chiapas.36 La ressemblance entre l’organisation politique des Zapatistes et celle de la Commune de Paris est frappante ; les Zapatistes s’en inspirent d’ailleurs. D’un agencement spatial qui crée des niches de participation à la reconquête d’une région entière, la différence est celle entre chercher une 35 Cf. particulièrement Gianpaolo Baiocchi, “Emergent Public Spheres: Talking Politics in Participatory Governance”, American Sociological Review, Vol. 68 (1), 2003, p. 52-74. 36 Auteur anonyme, “What is it that is different about the Zapatistas?”, Chiapas Revealed, No. 1, February 2001, p. 2-13. http://zap.to/chiapas. 16 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. relationnalité alternative à l’intérieur de l’organisation politique représentative actuelle et refuser la liberté du libre-choix. Le peuple de Chiapas se représente dans le monde qu’il a généré lui-même. Le Forum social mondial est mon dernier exemple. En cinq ou six années, le forum a pu réunir individus et mouvements de toute nationalité, couleur et sexe, multipliant ainsi les espaces aussi bien physiques que virtuels de rencontre et de prise collective d’initiative. Les problèmes sociaux que le capital rend invisible s’y discutent, mais le forum est aussi l’espace à l’intérieur duquel une pluralité de gens et de perspectives se confronte pour déterminer les grands principes d’une réorganisation du monde. Quoique toujours en gestation, le forum est d’une grande valeur exemplaire, car dans la singularité de la tâche qui lui incombe, les contours d’une démocratie cosmopolite non étatique commencent à se dessiner. Ces trois formes d’agencement d’espace, tous les trois organisés selon le modèle des conseils, font surgir un lien spécifique, un lien dans l’agir qui, me semble-t-il, est la seule façon de forger un lien d’amitié et de solidarité entre les inconnus. Comme l’avoue Zizek, la « question habermasienne » de la fondation de l’universalité dans l’expérience humaine ne peut avoir qu’une réponse politique : « La seule véritable universalité à laquelle nous pouvons accéder est une universalité politique. Ceci n’est pas une solidarité dans le sens idéaliste et abstrait du terme, mais une solidarité dans la lutte. Si nous sommes engagés dans la même lutte, si nous découvrons que – et ceci pour moi est le moment authentique de solidarité – bien que féministes et écologistes, ou féministes et ouvrières, tout d’un coup nous avons tous cette appréhension : ‘Mon Dieu, en dernier ressort c’est la même lutte !’ Cette universalité politique pourrait être la seule universalité authentique. Et ceci, bien sûr, est ce qui manque aujourd’hui, car la politique aujourd’hui est de plus en plus une politique de simplement négocier des compromis entre différentes positions. »37 Pour revenir alors à notre question de départ, à savoir le rôle et le statut de la critique de la domination dans un monde régi par les pratiques concrètes idéologiques, il découle de cette analyse que seule l’action collective en vue de l’établissement d’espaces concrets de liberté peut rompre avec les circonstances biopolitiques actuelles et se poser comme une « critique vivante » de celles-ci. Porto Alegre, Chiapas et le Forum social mondial ont une valeur exemplaire et l’exemple, parce qu’elle inspire l’action sans la museler par des principes 37 Slavoj Zizek, « The One Measure of True Love is : You Can Insult the Other », propos recueillis par S. Reul et T. Deichmann, Spiked, 15 Nov. 2001. 17 In A. Kupiec and E. Tassin (eds), Critique de la Politique. Autour de Miguel Abensour Paris, Sens&Tonka, 2006, p. 453-470. et directives rigides, est « la seule chance pour une vérité éthique d’être avéré et validé »38. Il faut bien donc saisir ces exemples là où ils surgissent pour y cerner les conditions de possibilité d’instituer une communauté politique libre à l’ère de l’Empire. 38 Arendt, Crise de la culture, p. 315.