JustineLacroix:«Ladénonciationdesdroits del

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JustineLacroix:«Ladénonciationdesdroits del
Entretien | 3
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Vendredi 13 mai 2016
JustineLacroix:«Ladénonciationdesdroits
del’hommeestentréedanslesenscommun»
Auxcontempteursdu«droit­de­l’hommisme»,laphilosopheopposeHannahArendt
lution. Nous avons dressé un tableau des
différentes sortes de critiques: progres­
sistes, utilitaires, révolutionnaires, con­
servatrices… Cela nous a permis d’étudier
des auteurs comme Marx – en montrant
que sa pensée sur le sujet est bien plus
complexe qu’on ne le croit –, mais aussi
comme Edmund Burke, Joseph de Mais­
tre, Louis de Bonald, Jeremy Bentham,
Auguste Comte…
P
propos recueillis par julie clarini
rofesseure à l’Université li­
bre de Bruxelles, spécialiste
de philosophie politique,
Justine Lacroix signe Le Pro­
cès des droits de l’homme,
avec Jean­Yves Pranchère,
un ouvrage qui analyse la critique des
droits de l’homme et retrace son histoire.
Un auteur entre tous vous semble
important pour réarmer une défense
des droits de l’homme, c’est Hannah
Arendt…
Elle a été une des surprises du projet. Je
pensais, selon l’interprétation fréquem­
ment reçue dans le monde francophone,
qu’Arendt avait formulé une critique des
droits de l’homme peu originale, repre­
nant celle du conservateur britannique
Edmund Burke, selon laquelle les droits
de l’homme coupés des droits nationaux
n’avaient pas de réalité. En fait, Arendt
reconnaît qu’on ne peut pas dissocier les
droits de l’homme des droits des ci­
toyens : les droits n’existent que par
l’activité coopérative des hommes entre
eux. Ils sont engendrés par notre action
commune, laquelle ne renvoie pas à
une forme identitaire fermée. Arendt est
méfiante vis­à­vis du nationalisme et de
toute forme de souveraineté exclusive,
elle évite l’écueil de la nation fermée.
Mais elle évite aussi celui de l’Etat mon­
dial, qui pour elle est la fin de la politique.
Son idée serait plutôt une pluralité de
communautés où la souveraineté ne
s’exerce plus de façon absolue mais se
trouve relativisée par une combinaison
de juridictions internationales et d’ini­
tiatives citoyennes. C’est au fond une
conception « politique » des droits de
l’homme que prolongent aujourd’hui
des philosophes comme Etienne Balibar
et Etienne Tassin.
Qu’est­ce que
le droit­de­l’hommisme ?
Personne ne se revendique droit­
de­l’hommiste: c’est le nom péjoratif
donné à un courant de pensée décrit
comme considérant que les droits de
l’homme doivent constituer l’alpha et
l’oméga de toute politique. C’est une
forme d’attitude qui consisterait au fond à
transformer toutes sortes de désirs (le dé­
sir d’enfant, par exemple) en revendica­
tions de droit. Ce qui est dénoncé à travers
ce terme, c’est une psychologie contem­
poraine qui serait faite de narcissisme exa­
cerbé, de radicalité revendicative, d’une
perte du sens du collectif et de l’engage­
ment civique. Ce serait une «déliaison»
radicale qui menacerait l’adhésion à la
communauté nationale. Reste à savoir s’il
existe réellement des courants de pensée,
des mouvements politiques, qui estiment
que les droits de l’homme doivent consti­
tuer l’armature de toute politique…
Qui, en France, porte cette critique et
depuis quand ?
Elle est formulée par un certain nombre
d’éditorialistes connus, comme Eric Zem­
mour, mais aussi par des intellectuels
importants tant dans l’espace public que
dans la production scientifique, comme
Marcel Gauchet ou Pierre Manent. Mar­
cel Gauchet émet un premier doute
en 1980, dans un dialogue critique avec
Claude Lefort: «Les droits de l’homme ne
sont pas une politique.» A cet article, paru
dans la revue Le Débat, il fait écho, vingt
ans plus tard, en 2000, dans la même re­
vue, en donnant raison à son pronostic
initial: il explique en quoi les droits de
l’homme seraient devenus le credo quasi
exclusif de nos démocraties libérales. On
peut donc dater, dans le cercle intellec­
tuel français en tout cas, la remise en
cause du primat et de l’usage fait des
droits de l’homme au début des années
1980. Cela s’accélère ensuite avec l’effon­
drement de l’empire soviétique et la
chute du mur de Berlin, puis la deuxième
guerre d’Irak: on assiste alors à une re­
mise en cause du lexique des droits de
l’homme, qui avait été fortement revalo­
risé dans les années 1970. Cette dénoncia­
tion est entrée dans le sens commun et
donc dans le langage politique. La dénon­
ciation du droit­de­l’hommisme a fait
florès dans la sphère politique française,
aussi bien du côté de Jean­Pierre Chevè­
nement que de Nicolas Sarkozy.
Pensez­vous que nous assistions
en effet au triomphe des
droits de l’homme ?
ANNE-SOPHIE GUILLET POUR « LE MONDE »
Nous réinterrogeons dans le livre le
lien entre ce discours et la réalité. Quand
j’écoute les discours politiques, les inter­
ventions dans le débat public, je n’ai pas
le sentiment que les droits de l’homme
occupent toute la place. De même, on dit
de l’Europe qu’elle serait une entité très
respectueuse des droits individuels, vi­
dée de toute délibération collective, mais
il me semble que si l’on considère la si­
tuation des Roms, celle des réfugiés ou
des prisons françaises, on assiste plutôt à
une régression des droits qu’à leur exten­
sion. Si on creuse un peu, on réalise que
ce que les tenants de cette critique peu­
vent nous donner comme exemple de
multiplication des droits, ce sont les
droits des homosexuels (sur lesquels il y
a eu effectivement des avancées) et les
droits des femmes. En réalité, on peut se
demander si, derrière cette dénonciation
de la prolifération des droits, ne se dissi­
mule pas une crainte de la dissolution de
la famille traditionnelle.
Par ailleurs, des sociologues du droit,
notamment aux Etats­Unis, se sont inté­
Leprétendutriomphedesdroits
EN JANVIER, l’historien des idées
Daniel Lindenberg signait une nou­
velle édition de son libelle Le Rappel
à l’ordre. Enquête sur les nouveaux
réactionnaires (Seuil), paru il y a
quatorze ans. Il y était question, dès
2002, de dénoncer une «révolution
conservatrice» en train de se pro­
duire sur la scène intellectuelle
française, se traduisant notamment
par la charge menée contre les
droits de l’homme. Aujourd’hui, un
autre type d’ouvrage vient nous
éclairer sur cette critique qui sem­
ble gagner chaque jour en
audience: Le Procès des droits
de l’homme.
Deux philosophes, Justine Lacroix
et Jean­Yves Pranchère, s’y penchent
sur l’actuelle déploration de ce pré­
tendu «triomphe» des droits. Rien de
pamphlétaire ici. Au contraire, afin
d’en saisir la nature spécifique, ils
prennent soin de rassembler toutes
les critiques énoncées depuis la Révo­
lution, y compris celles des progres­
sistes, à l’encontre des droits de
l’homme, et en proposent une remar­
quable typologie, montrant les griefs
partagés.
Ce travail de synthèse, sérieux et ac­
cessible, leur permet d’éclairer le mo­
ment des années 1980 où s’est refor­
mulée l’idée des droits de l’homme
comme menaçant le bien commun et
mettant en danger la cohésion du
corps politique. Celle­ci est portée (au
même moment et pourtant de ma­
nière déconnectée), en France par
Marcel Gauchet et Pierre Manent, aux
Etats­Unis par Michael Sandel et le
courant des philosophes communau­
tariens. On peut pourtant défendre
une conception «politique» des droits
de l’homme qui échappe à ces criti­
ques, défendent vigoureusement les
auteurs dans leur conclusion. p j. cl.
le procès des droits de l’homme.
généalogie du scepticisme
démocratique,
de Justine Lacroix
et Jean­Yves Pranchère,
Seuil, « La couleur des idées », 352 p., 22 €.
ressés à la façon dont les luttes pour des
droits pouvaient nouer des collectifs et
engendrer des sentiments d’apparte­
nance, de solidarité. Ils étaient pourtant
partis d’une vision individualiste des
droits: ils ont renversé leurs prémisses
pour conclure que les droits avaient aussi
une dimension collective et relation­
nelle, le contraire de la «déliaison». Il y a
tout un travail à faire pour que la philo­
sophie politique se connecte aux résul­
tats atteints en sociologie du droit. Trop
souvent, elle n’en reste qu’au stade de
l’intuition.
Pourquoi avez­vous eu besoin de faire
une cartographie, une sorte de retour
historique ?
Jean­Yves Pranchère et moi ne voulions
pas en rester au seul constat d’un retour
à un mouvement conservateur. Cette dé­
ploration de la prolifération des droits ne
fait­elle que reprendre les analyses du
penseur allemand, juriste nazi, Carl
Schmitt, comme le disent certains? Ma­
nifeste­t­elle la résurrection de pensées
contre­révolutionnaires, élaborées au
début du XIXe siècle, comme celles de
Louis de Bonald ou de Joseph de Maistre?
Il nous a semblé que cela valait la peine
d’aller voir plus précisément quelles sont
les filiations et les divergences.
De l’envie d’élucider le débat contem­
porain est donc née l’ambition plus large
d’une cartographie des griefs émis con­
tre les droits de l’homme depuis la Révo­
La situation des réfugiés aux portes
de l’Europe est­elle conforme aux
droits de l’homme ?
Arendt a réfléchi à la question précise
des apatrides, ceux qui avaient perdu
leur nationalité au lendemain de la pre­
mière guerre mondiale. Elle y a vu une
contradiction: les droits de l’homme ont
été déclarés universels, indépendants de
toute appartenance communautaire,
mais on s’aperçoit qu’à partir du mo­
ment où l’on est privé d’une inscription
collective, nationale, on est également
privé de droits. Le premier des droits de
l’homme, c’est donc, selon elle, d’appar­
tenir à une communauté politique.
Que fait­on de cette analyse aujour­
d’hui ? Certains auteurs ont essayé de
faire un lien entre la situation des apatri­
des de l’entre­deux­guerres et celle des
réfugiés ou des sans­papiers. J’étais au
départ réservée sur cette comparaison
parce que, au fond, la plupart d’entre eux
n’ont pas été expulsés de leur Etat, ils ont
choisi, sous le joug de la nécessité, de le
quitter. Par ailleurs, ils ne sont pas tota­
lement sans droits puisqu’il existe un
certain nombre d’instruments (la Cour
européenne des droits de l’homme, la
convention de Genève…) qui donnent
des droits indépendamment de la natio­
nalité. Puis ma réflexion a évolué. On
doit d’abord constater qu’un certain
nombre d’instruments internationaux
sont désormais vidés de leur significa­
tion, comme la convention de Genève,
par exemple: dans la mesure où l’on met
en place, à travers un accord avec la Tur­
quie, un système pour contenir le flux
d’immigration illégale sans ouvrir les
voies légales d’immigration, les gens se
retrouvent dans une nasse. Ensuite, plus
fondamentalement, être «sans­droits»,
pour Arendt, signifie être privé d’une
trame sociale qui permette d’exister
dans l’espace public. Si on adopte cette
conception large du « droit à avoir des
droits », alors, toutes les situations de
vulnérabilité qui rendent l’accès à la jus­
tice difficile, toutes les conditions de pré­
carité qui font que votre voix ne peut pas
être entendue, sont des situations de
«sans­droits». Pour ces deux raisons, il
me semble que les analyses d’Arendt
n’ont rien perdu de leur pertinence. p

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