Les représentations maternelles prénatales
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Les représentations maternelles prénatales
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 481–486 Article original Les représentations maternelles prénatales Antenatal maternal representations E. Devouche a,∗,b , G. Apter b a Laboratoire psychopathologie et processus de santé (EA4057), université Paris Descartes, 71, avenue Édouard-Vaillant, 92100 Boulogne-Billancourt, France b Unité de recherche en psychiatrie et psychopathologie, EPS Erasme, 14, rue de l’Abbaye, 92160 Antony, France Résumé But de l’étude. – L’objectif de cette recherche est d’étudier les représentations de futures mères en nous appuyant sur une méthode d’évaluation en rupture avec les questionnaires ou entretiens semi-directifs traditionnellement utilisés dans la littérature en psychopathologie ou en psychologie du développement qui tendent à contraindre la représentation. La technique d’évocation permet d’obtenir un corpus de mots ou expressions par association libre et d’accéder ainsi au noyau de la représentation. Un second objectif est de comparer la représentation des femmes attendant une fille à celle attendant un garçon. Sujets. – Quatre-vingt-trois femmes dans leur troisième trimestre de grossesse, nullipares et de grossesse unique ont accepté de participer à cette recherche. Quarante pour cent sont enceintes d’une fille, et 47 % d’un garçon. Méthode. – Les futures mères ont été invitées à indiquer les cinq mots ou expressions qui leur venaient spontanément à l’esprit à l’évocation du mot bébé, puis à les classer par ordre d’importance. Résultats. – Parmi les 132 mots appartenant au lexique de cet échantillon de femmes, trois mots composent le noyau central de la représentation : amour, bonheur, responsabilité. Seuls huit mots à connotation négatives sont cités. Les évocations des futures mères de garçon se distinguent par le concept de vitalité tandis que celles des futures mères de filles par celui de fragilité et de responsabilité. Conclusion. – La discussion proposée aborde cette approche de la représentation maternelle prénatale sous un angle psychodynamique, et soulève le potentiel de cette méthode dans une visée de détection et de prévention. © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Représentations maternelles prénatales ; Noyau de représentation ; Représentation en fonction du sexe ; Grossesse Abstract Background. – Parental and specifically maternal representations during pregnancy have been shown to be correlated to maternal sensibility during the postpartum, therefore influencing parent–infant interactive patterns and ultimately attachment security. Access to representation is facilitated by specific psychological mechanisms during pregnancy that give easier access to internal psychic processes. This is often called the “gravidic psychic transparency”. The first aim of this research was to study the maternal representations of their future infants through the use of a novel evaluative method. Developmental psychology or psychopathology have generally used semi-directed interviews or questionnaires that limit representational expression. Core representation can be more easily reached through the use of evocation techniques that are utilized in this study, thus allowing free association and open word expression. The second objective of this research was to compare maternal representations of women expecting a girl versus women expecting a boy. Method. – Eighty-three women participated in the study. Forty percent knew they were expecting a girl, 47% a boy, the rest chose not to know. They were invited during the third trimester of their first pregnancy to spontaneously express five words or expressions associated with the word “baby” and to give them an order of importance. Results. – Among the 132 different words used by the whole sample, three words constituted the central core of representation: love, happiness, responsibility. Only eight words had a negative value. Maternal evocation of those expecting boys differed by the use of “vitality” as a concept whereas those expecting girls used “fragility” and “responsibility”. ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (E. Devouche). 0222-9617/$ – see front matter © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2012.09.009 482 E. Devouche, G. Apter / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 481–486 Perspectives. – In a control group where we had excluded mothers presenting any psychiatric known or probable pathology (women with an EPDS score above 11 were not included) it is already essential to note that in a given western cultural context any negative representation of the future baby is pushed away. However differences in use of representations for boys and girls already appear before the infant’s birth. We discuss the use of maternal spontaneous prenatal representation psychodynamically raising the potentiality of this method in prevention and early detection of postnatal interactive risk. © 2012 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Prenatal maternal representation; Core representation; Sex-oriented representation; Pregnancy Les représentations maternelles pendant la grossesse sont abordées de manières très différentes selon le champ de la psychologie dans lequel on se situe. Si l’on adopte une approche clinique, il s’agit du premier berceau imaginaire tissé autour de l’enfant, un premier contenant psychique pour l’enfant à naître [1] ; l’accent est mis sur la dimension fantasmatique des représentations de la mère sur l’enfant à naître [2,3] et sur la transmission intergénérationnelle des modèles internes maternels du lien d’attachement [4]. Dans cette approche, les représentations internes de la mère sur son lien d’attachement (ou modèles internes) sont intrinsèquement liées à la typologie comportementale que la mère va adopter vis-à-vis de son bébé. Elle transmettra de par ses fantasmes et ses représentations imaginaires le mandat trangénérationnel dont elle est à la fois porteuse et qu’elle transforme au prisme de sa propre conflictualité intrapsychique à son enfant [5]. Ces représentations pendant la grossesse sont accessibles en grande partie grâce à la levée des mécanismes de refoulement, « la transparence psychique » [6,7], et en postpartum au travers de l’observation des scénarios narcissiques de la parentalité [8]. Appréhendées selon une approche développementale, les représentations maternelles (parentales) renvoient aux croyances [9], idées [10,11], connaissances et attitudes [12] face au développement et à l’éducation de l’enfant. Selon Holden et Edwards [13], les représentations parentales sont fonction des croyances, connaissances, jugements et perceptions, et selon Bornstein [14], les croyances parentales renvoient aux idées, connaissances et compréhensions que les parents ont des attitudes de leurs enfants. Ainsi, bien que clairement polysémique, l’accent est toujours mis sur l’impact des représentations sur le développement de l’enfant, souvent sous l’angle du lien entre les « idées » des parents et leurs « actions » [10]. Pêcheux [15] propose de parler de théories implicites et souligne le fait que les descriptions de l’enfant et les pratiques éducatives dont il peut être l’objet sont intimement mêlées. Si l’on adopte enfin une approche interculturelle, on s’intéressera aux spécificités propres à une culture donnée. Dans une étude interculturelle, Bornstein et al. [16] ont mis en évidence que les idées parentales chez les parents argentins, français et américains comprenaient une composante culturelle indéniable dans la façon d’envisager l’éducation d’un enfant. Impliquées dans le parentage et l’ajustement, ces idées exerceraient une influence directe et indirecte sur le développement de l’enfant. Cet impact culturel semble toutefois s’enraciner dans l’histoire personnelle du parent qui apporte non pas une définition mais une certaine représentation de ce qu’est un enfant, de comment il se développe et de jusqu’où il pourra être aidé pour atteindre ses objectifs dans la vie [11]. La mesure de ces représentations maternelles se fait majoritairement par questionnaire dont voici une liste non exhaustive qui donne un aperçu informatif. Le KIDI1 et le CODQ2 s’intéressent aux concepts, aux connaissances et à la compréhension que les parents ont sur le développement de l’enfant. Benasich et Brook-Gunn [12] ont utilisé ces outils dans une étude longitudinale et ont montré l’existence d’un lien entre les connaissances sur le développement de l’enfant, les concepts sur l’éducation aux 12 mois de l’enfant et la qualité de l’environnement au domicile familial (organisation, jouets, matériels, ajustement, participation parental et autres stimulations), le QI et certains troubles du comportement aux 36 mois de l’enfant. Le AAPI3 mesure les préconceptions maternelles. Kiang et al. [17] trouvent un effet direct important de ces préconceptions mesurées par le AAPI sur l’évaluation du tempérament de leur enfant. Dans l’approche psychanalytique, le monde fantasmatique de la future mère et son imaginaire sont appréhendés notamment avec l’Interview pour les représentations maternelles pendant la grossesse (IRMAG), un entretien semi-structuré élaboré par Ammaniti et al. [18] organisé en six axes. Toutefois, de nombreux facteurs entremêlés influencent la construction des représentations, et les rendent difficiles d’accès. Dans une méta-analyse sur les études impliquant la relation entre représentations maternelles de l’attachement, l’ajustement de la mère et l’attachement de l’enfant, Van IJzendoorn [19] confirme certes le lien existant entre ces différentes variables (représentations maternelles, ajustement, attachement de l’enfant) mais souligne en même temps que les relations entre ces variables sont complexes et que les outils utilisés ne sont pas suffisamment à même de refléter toutes les subtilités des mécanismes en jeu dans une telle interaction. Il remet même en question l’idée que l’ajustement serait le principal médiateur entre représentations maternelles de l’attachement et patterns d’attachement. Pêcheux [15], dans une revue critique sur la question des préconceptions parentales, constate une désertion de la psychologie du développement pour ce champ de recherche au cours des années 1990, et l’explique par les difficultés d’interprétations que posent ces divers outils. De fait, s’agissant de relier les représentations prénatales et la période postnatale, il faut contrôler les effets potentiels liés à la culture, au milieu socioéconomique, à 1 2 3 Knowledge of Infant Development Inventory (KIDI), McPhee (1981). Concepts of Development Questionnaire (CODQ), Sameroff et Feil (1985). Adult-Adolescent Parenting Inventory (AAPI), Bavolek (1984). E. Devouche, G. Apter / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 481–486 l’éducation que la mère a reçue, à sa personnalité, aux évènements de vie, au soutien social et familial, à la structure familiale et à l’enfant lui-même. Certaines recherches ont appréhendé les représentations prénatales des futures mères en vue de comparer des sous-groupes basés sur des facteurs tels que le sexe de l’enfant à naître ou la parité. Pêcheux [15] relève que les « connaissances » de mères primipares sur le développement précoce sont approximatives. Elle souligne toutefois que compte tenu de la construction même de la plupart des questionnaires évaluant les pratiques parentales, on peut se demander si les parents expriment leurs connaissances, leurs évaluations ou leurs espoirs. L’étude de Pêcheux et al. [20] montre que les attentes des parents liées au sexe de l’enfant constituent une dimension importante de leurs représentations. Ainsi, à trois mois et neuf mois, les parents font plus de commentaires sur l’humeur et les aspects physiques de leur fille donnant le sentiment de se préoccuper davantage de leurs émotions. De plus, ils utilisent le prénom de l’enfant plus souvent pour les garçons que pour les filles, les garçons étant perçus comme individualisés plus précocement que les filles. Dans cet article, nous souhaitons étudier les représentations de futures mères primipares en nous appuyant sur une méthode d’évaluation en rupture avec les outils traditionnellement utilisés dans la littérature. En effet, l’inconvénient commun à tous les outils évoqués ci-avant est d’appréhender les représentations par questionnaire ou entretien semi-directif, autrement dit par des méthodes qui de fait brident l’accès à la représentation. Nous proposons d’avoir recours à une technique de psychologie sociale — la technique d’évocation — qui permet d’utiliser la méthode élaborée par Vergès [21], pour l’approche du noyau central de la représentation. Cette technique consiste à présenter aux sujets un mot inducteur (dans notre recherche, le mot « bébé ») et à leur demander de produire tout ce qui leur vient spontanément à l’esprit lorsqu’ils pensent à ce mot. Le corpus de mots et expressions obtenus ainsi par association libre est alors organisé en fonction de deux indicateurs de hiérarchie : la fréquence d’apparition ou la saillance, et l’ordre d’évocation ou le rang d’importance. Ainsi, en croisant la fréquence d’apparition des termes et leur primauté en fonction du rang de survenue, on met en évidence les éléments les plus saillants et les plus signifiants de la représentation que l’on appelle le noyau central ou zone centrale de la représentation, c’est-à-dire les mots ou expressions dont la fréquence est élevée et le rang d’apparition faible [21,22]. La théorie du noyau central conçoit les représentations sociales comme des structures sociocognitives régulées par le système central et le système périphérique. Le noyau central constitue l’élément unificateur et stabilisateur de la représentation, une partie qualifiée de stable et résistante au changement. Le système périphérique regroupe des informations contradictoires car soit la fréquence est élevée mais le rang aussi, soit le rang est faible mais la fréquence aussi. Ces zones en périphérie de la représentation sont, selon Vergès [21] une source de changements potentiels de la représentation. En se fondant sur cette approche théorique de la représentation, il est possible de déterminer si deux populations diffèrent en comparant leurs noyaux centraux. Cette technique d’évocation, de par son analogie avec 483 « l’association libre » qui caractérise l’approche psychodynamique, nous semble une manière innovante d’aborder la question de la représentation durant la période de la transparence psychique [7] voire de la préoccupation maternelle primaire [23]. Dans la présente étude, nous proposons de comparer les femmes enceintes d’un garçon aux femmes enceintes d’une fille afin de déterminer si dès avant la naissance, les futures mères élaborent une représentation différenciée en fonction du sexe de l’enfant à naître. En effet, plusieurs études pointent que dès l’âge de trois mois, les filles présentent plus de comportements de sociabilité, et qu’à six mois celles-ci se régulent plus facilement que les garçons en se concentrant sur des objets [24,25]. 1. Méthode 1.1. Échantillon L’échantillon est composé de 83 femmes âgées de 31,3 ans ± 5,2 (étendue 19–43), nullipares au moment de l’étude et de grossesse unique. La majorité de ces femmes vit en couple (92 %, maritalement [41 %], mariées [42,2 %] ou pacsées [4,8 %]), les 8 % se déclarant célibataires au moment de l’enquête. Le niveau d’études est assez élevé (65 % ont un niveau bac + 3 ou plus), et 85 % exercent un emploi. Toutes les femmes sont de langue maternelle française. Quand on les interroge sur le sexe de l’enfant à naître, 40 % répondent attendre une fille, 47 % un garçon, et 13 % ne pas savoir par choix. Les femmes enceintes d’un garçon et celles enceintes d’une fille ne diffèrent pas du point de vue des caractéristiques sociodémographiques. 1.2. Procédure L’enquête a été menée dans trois maternités du sud des Hauts-de-Seine. Les femmes enceintes ont été contactées lors du dernier cours de préparation à l’accouchement. Nous avons été présentés par la sage-femme en charge du cours, à la fin de la séance. La participation était basée sur le volontariat. Les futures mères acceptant de participer étaient invitées à remplir un petit questionnaire anonyme d’environ dix minutes incluant les données sociodémographiques, une échelle de dépression (Edinburgh Postnatal Depression Scale [EPDS]) et le questionnaire d’évocation présenté ci-dessous. Nous avons exclu toutes les femmes présentant un score de 11 et plus à l’EPDS [26]. La sage-femme nous a par ailleurs aidé à cibler les mères non suivies par la psychologue de la maternité et dont les grossesses se déroulaient sans problème particulier. 1.3. Mesures effectuées Le corpus de mots et expressions a été recueilli par la technique d’évocations qui consiste à proposer aux sujets un mot inducteur et à leur demander de produire spontanément tout ce qui leur vient à l’esprit lorsqu’ils pensent à ce mot. La consigne écrite est la suivante : « Lorsque vous entendez le mot “bébé”, quels sont les cinq mots ou expressions qui vous viennent spontanément à l’esprit ? » Un espace permet à la mère d’écrire ces cinq mots ou expressions, puis la consigne propose en second 484 E. Devouche, G. Apter / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 481–486 Tableau 1 Représentation sociales du « bébé ». Évocations hiérarchisées selon la fréquence et le rang (fréquence ; rang moyen). Fréquence ≥ 10 Fréquence comprise entre 5 et 10 exclus Tableau 2 Représentation sociales du « bébé ». Noyau central des femmes enceintes d’un garçon et des femmes enceintes d’une fille (fréquence ; rang moyen). Rang < 2,5 Rang ≥ 2,5 Rang < 2,5 Amour (31 ; 1,52) Bonheur (17 ; 2,1) Responsabilité (15 ; 2,48) Fragile (22 ; 2,91) Petit (21 ; 3,19) Famille (19 ; 2,74) Tendresse (18 ; 2,94) Douceur (16 ; 3,56) Joie (14 ; 2,86) Garçon Fille Amour (17 ; 1,47) Bonheur (8 ; 2,38) Vie (7 ; 1,60) Amour (11 ; 1,46) Bonheur (6 ; 2,0) Fragile (8 ; 2,0) Responsabilité (7 ; 2,14) Vie (9 ; 1,56) Sourire (6 ; 2,17) Nouvelle vie (5 ; 2,4) Maman (9 ; 2,89) Câlin (7 ; 2,57) Maternité (6 ; 2,67) Dépendance (6 ; 3,0) Grossesse (5 ; 3,4) Partage (5 ; 4,0) Pleurs (5 ; 4,8) temps : « Maintenant, classez ces mots ou expressions dans l’ordre d’importance que vous leur accordez. Mettez le chiffre 1 devant le plus important pour vous, puis le chiffre 2, et ainsi de suite, par ordre décroissant jusqu’à 5 ». Compte tenu du caractère pilote de cette étude sur le plan méthodologique pour ce domaine de recherche, le choix des critères de fréquence et de rang a été déterminé de manière arbitraire puisque sans référence possible à la littérature. Le choix du rang moyen a été basé sur un critère objectif en se situant en dessous du rang médian (qui est de 3 du fait que les rangs s’échelonnent de 1 à 5) afin de ne conserver que les rangs en dessous de la médiane donc les mots les plus importants. Pour la fréquence, nous avons choisi 10, soit un mot cité par au moins 10 % de l’échantillon. 2. Résultats Après une phase de nettoyage lexicographique4 , il est apparu que les 83 femmes interrogées ont élaboré 417 associations avec le mot bébé, correspondant à 132 mots ou expressions différentes. Pour faire émerger la zone centrale du noyau des représentations induites par le mot bébé, nous nous sommes basés sur un rang moyen de 2,5, et sur des limites de fréquence égales à 5 et 10. La zone centrale ainsi obtenue est constituée des éléments suivants : amour, bonheur, responsabilité comme le montre le Tableau 1. Parmi les 132 mots appartenant au lexique de cet échantillon de futures mères, différentes sous-catégories peuvent être créées selon que le mot ou l’expression révèle une représentation positive, négative, pragmatique. . . On observe notamment que huit présentent une valence négative : deux appartiennent au système périphérique de la représentation (pleurs et dépendance) parce que leur fréquence est au moins de 5, et six sont apparus une à trois fois dans les réponses des femmes interrogées 4 Le nettoyage lexicographique a consisté à regrouper sous un même mot certains mots très proches dont la distinction n’était pas pertinente (exemple, câlin = câlins, fragile = fragilité). Fréquence ≥ 5 (angoisse, fatigue, inconnu, nuit difficile, perpétuité, vulnérable, inquiétude). L’étude du système périphérique révèle que des mots comme vie ou famille sont très proches d’intégrer le noyau central. Il est intéressant de comparer la représentation des femmes attendant un garçon à celle des femmes attendant une fille pour déterminer si leurs noyaux centraux diffèrent l’un de l’autre et de ce noyau central5 . Pour faciliter la lecture, ce noyau central sera qualifié de « général », tandis que celui des futures mères de garçon sera appelé « garçon » et celui des futures mères de fille sera appelé « fille ». Pour déterminer le noyau central de ces sous-groupes, nous avons utilisé le même critère de rang moyen (2,5) mais avons diminué l’exigence de fréquence (3 et 5) s’agissant de groupes plus faibles en effectif. Le Tableau 2 montre que le noyau central fille se compose de quatre mots : les trois qui caractérisent le noyau central obtenu sur l’ensemble de l’échantillon : amour, bonheur, et responsabilité, et un mot supplémentaire propre à ce sous-groupe : fragile. Le noyau central garçon présente deux éléments communs avec le noyau central général (amour et bonheur) et un élément propre (vie). En d’autres termes les noyaux de ces deux sousgroupes diffèrent par les mots fragile et responsabilité propres aux femmes attendant une fille, et par le mot vie propre à celles attendant un garçon. Ces mots apparaissent toutefois systématiquement en périphérie du noyau. Pour les futures mères de garçons, les mots fragile et responsabilité présentent une fréquence élevée (respectivement 11 et 5) mais un rang moyen faible (respectivement 3,46 et 3,0). De même pour les futures mères de fille, le mot vie présente un rang moyen faible (1,67) mais également une fréquence faible (3). Des mots à représentations plus négatives apparaissent en périphérie et plus sporadiquement. Il est déjà intéressant de noter qu’ils ne sont pas strictement identiques en fonction du sexe de l’enfant mais il sera nécessaire de tester cet aspect sur un échantillon plus grand compte tenu de leur faible fréquence et de leur plus faible rang. Le Tableau 3 permet de visualiser les évocations à connotation négative apparues en périphérie dans chaque sous-groupe. 5 Seront de fait exclues de cette analyse les 11 femmes ne connaissant pas le sexe de leur enfant au moment du recueil. E. Devouche, G. Apter / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 481–486 Tableau 3 Évocations à connotation négative en périphérie du noyau central, respectivement pour les femmes enceintes d’un garçon et pour les femmes enceintes d’une fille (fréquence). Garçon Fille Pleurs (3) Dépendance (3) Fatigue (2) Nuit difficile (1) Pleurs (1) Dépendance (2) Angoisse (1) Perpétuité (1) Vulnérable (1) Inquiétude (1) 3. Discussion L’étude des éléments centraux et périphériques de la représentation que de futures primipares en fin de grossesse ont du « bébé » met en évidence deux sentiments positifs très forts que sont l’amour et le bonheur, et un sentiment de responsabilité que cette naissance imminente va entraîner. On voit pointer en périphérie très proche les notions de vie et de fragilité dont la non-inclusion dans le noyau central repose sur le choix de critères de fréquence et de rang moyen. Il serait intéressant, sur un échantillon plus grand, de tester la résistance de ce noyau central à des variations sensibles de ces deux critères. Spontanément, il apparaît donc que des mères tout-venant (donc a priori ne présentant pas de troubles psychopathologiques connus) mettent en avant en premier les aspects positifs de leur grossesse. Cela traduit a priori un phénomène social, sur une population qui a une éducation moyenne ou supérieure et qui a donc a priori choisi sa grossesse (en France près de 90 % des grossesses sont « programmées », un taux très élevé même au sein d’une société occidentale). De plus les attendus sociaux suscitent et renforcent ces « choix positifs » et rendent plus difficiles l’expression de difficultés inhérentes à la venue d’un enfant qui apparaissent alors plus sporadiquement et moins fréquemment. Restent deux interrogations majeures. Cette expression est-elle si normalisée que la manifestation de représentations négatives serait le signe de difficultés psychopathologiques, par exemple, l’expression a minima d’un trouble de l’humeur en anténatal (bien que les femmes ayant un score élevé à l’EPDS aient été exclues, il reste les potentiels faux négatifs [27]) ? Ou bien l’expression des aspects conflictuels intrapsychiques ne peuvent s’exprimer que si leur expression est facilitée par un entretien clinique mené par un professionnel ce qui tendrait à complexifier la compréhension que l’on aurait de cette expression. La comparaison des noyaux centraux basés sur le sexe de l’enfant à naître au noyau central général confirme la stabilité des mots amour et bonheur communs aux trois noyaux. Elle révèle également que le mot responsabilité, élément constitutif du noyau central général, a disparu du noyau garçon, suggérant l’impact spécifique d’un sous-groupe dans la représentation qui caractérise le groupe et donc la pertinence de cette distinction fille-garçon en l’occurrence. De plus, la comparaison du noyau central fille au noyau central garçon révèle que les futures mères d’un bébé fille se le représentent davantage comme fragile et impliquant une responsabilité tandis que les futures mères d’un bébé garçon évoquent la vie. Par ailleurs, il apparaît que les 485 quelques évocations à connotation négative des femmes attendant un garçon touche plutôt au concret de la fatigue physique, tandis celles des femmes attendant une fille sont plus centrées sur une dimension émotionnelle. Bien que les possibilités d’interprétation soient limitées, il semble que la connaissance du sexe de l’enfant oriente déjà une partie des représentations. Il s’agit moins de spéculer sur l’intérêt ou non de ces représentations (interruption volontaire de fantasme disait Michel Soulé [28]) que de constater qu’il s’agit d’un phénomène tellement massif (87 %) qu’il fait désormais partie du fonctionnement dans les sociétés occidentales en tous les cas. Il s’agit alors de considérer que la représentation des futurs garçons est habituellement liée à une expression de vitalité alors que celle des futures filles est associée à celle de responsabilité et de fragilité. Rappelons que cela est contraire à la réalité médicale, l’espérance de vie d’un bébé fille étant supérieure à celle d’un bébé garçon et ce d’autant plus qu’il présente une pathologie, c’est-à-dire à troubles somatiques équivalents le risque de décès du garçon est plus élevé [29]. Cela serait-il corrélé indirectement à l’émergence de difficultés périnatales voire de troubles de l’humeur dont l’expression serait modifiée non pas en fonction du sexe de l’enfant mais du fait de l’interaction entre les représentations moyennes liées au sexe du bébé et des caractéristiques propres aux parents ? De ce fait l’écart entre le bébé imaginaire et le bébé réel souvent reconnu comme un des éléments intervenant dans la survenue de troubles maternels postnataux (lorsque l’écart est trop grand, les ressources parentales sont mises à mal, et les vulnérabilités parentales antérieures décompensent d’autant plus) serait déjà en germe. Il y aurait peut-être un abord de prévention primaire à considérer ici, voire un aspect de compréhension de la meilleure régulation émotionnelle des filles constatées lors la première année de la vie [30]. Les représentations sont corrélées à certaines caractéristiques interactives telles les interactions de regard pendant un jeu ou pendant une vocalisation (plus ou moins de toucher ou de regards avec une fille ou un garçon) qui seraient intéressantes à revisiter au regard de ces éléments de base [30]. Le recueil ayant été réalisé en fin de grossesse, il serait utile de tester la stabilité de ces représentations en interrogeant les futures mères en début de grossesse et après la naissance, en évitant toutefois des recueils trop rapprochés qui favoriseraient un effet d’apprentissage. En effet, une dimension des représentations maternelles peu étudiée est celle de la stabilité dans le temps. Benoit et al. [31] trouvent une stabilité notable entre la période prénatale et la période postnatale. Fonagy et al. [32] montrent, dans une étude longitudinale, une bonne prédiction entre les représentations maternelles prénatales du lien d’attachement et les patterns d’attachements de l’enfant dans la situation étrange, un résultat confirmé par Ward et Carlson [33] sur des mères adolescentes. Theran et al. [34] nuancent toutefois en précisant que la stabilité entre les représentations pendant la grossesse et après la naissance serait plus significative pour les mères ayant des modèles internes équilibrés au départ. Cette question de la stabilité, et implicitement de l’instabilité est intéressante à aborder dans le cadre de l’étude de population à risque dans un but de détection et de prévention. 486 E. Devouche, G. Apter / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 481–486 Bien que revêtant un caractère pilote, avec un échantillon de taille modeste, cette étude originale dans sa méthodologie apporte déjà des éléments de réponse qualitatifs à la question des représentations prénatales de futures primipares avec une technique d’interrogation peu coûteuse et objective. Elle révèle de plus, et ce malgré la taille de l’échantillon, des différences qualitatives intéressantes en fonction du sexe de l’enfant à naître. Le potentiel dans une visée de détection et de prévention sur des populations à risque nous semble à explorer plus avant. Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Remerciements Nous remercions Anne-Gaël et Samira pour leur aide dans le recueil des données et toutes les femmes qui ont accepté de participer à cette recherche. Références [1] Riazuelo H. 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