de Cleveland aux Mémoires de Malte - Eighteenth

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de Cleveland aux Mémoires de Malte - Eighteenth
L'imaginaire politique
de l'abbé Prévost:
de Cleveland aux Mémoires de Malte
Guillaume Ansart
G
rand roman d'aventures philosophiques publié par F'révost entre
1731 et 1739, Le Philosophe anglais, ou Histoire de Monsieur
Cleveland contient, on le sait, trois épisodes, facilement isolables du
corps du roman, qui relèvent ostensiblement de la tradition de l'utopie
littéraire. Ce sont, dans l'ordre de leur apparition dans le texte: tout
d'abord le récit des aventures de Bridge, demi-frère du héros, SainteHélène, oh il devient membre d'une colonie & réfugiés protestants
rochellois secrètement établie dans une partie retirée de l'île; ensuite
l'épisode abaqui, au cours duquel Cleveland lui-même assume le r81e
de législateur et chef d'une tribu d'Indiens d'Amérique; enfin celui des
Nopandes, figurant comme celui de Sainte-Hélène dans un récit intercalé rapporté au héros par un personnage secondaire, où une amie de
Cleveland, Mme Riding, raconte son séjour chez un peuple civilisé habitant un pays inconnu situé dans l'intérieur du continent nord-am6ricain.l
1 Lc Philmophc m&u, ou Huloirt & Monsieur Clewlnnd,M Phlip SDvM. CEuinrde Prdvon.
8 vols (Gmnoblc Rtascs Umvcnttairco & Gnnobk, 1977-861, vol 2. pp. 101-62. 185-222,
n 543-53 Nos rtfCmnces aux mums de Prévos! mivoient toulcs A ccac tdihon. publite sous
la dimaion & lean Sgard.
EIGHTEENTH-CENTURY FICTION. Volume 10, Number 1, Octobcr 1997
30 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y F I C T I O N
Bien que, chacun à sa manière, ces trois épisodes divergent notablement des normes du genre utopique tel qu'il s'est pratiqué en Europe
aux x v i e et x v i i e siècles et meme jusqu'à la fin du xvriie (et ceci aussi
bien du point de vue du contenu didactique que des procédés narratifs
mis en jeu), ils satisfont néanmoins pleinement à une définition minimale
de I'utopie littéraire qui pourrait être la suivante: est utopique tout récit
présentant la description, m&mela plus br*ve, de l'ordre institutionnel en
place dans une collectivité idéale, ou donnte comme telle, confinée sur
un espace clos isolé du reste du monde. Reprenant l'expression d'abord
utilisée par Michèle Duchet à propos de l'Eldorado de Candide, on pourra
donc dire qu'il s'agit là de ((micro-utopies)),c'est-à-dire de petits textes
utopiques insérés dans un beaucoup plus vaste ensemble romanesq~e.~
De par leur originalité et la place particuliére qu'elles occupent dans
l'histoire de l'utopie littéraire, ces micro-utopies ont attiré l'attention
de nombreux commentateurs.' Presque tous s'accordent pour y voir
une critique latente des présupposés philosophiques sur lesquels repose
l'idéal utopique. En d'autres termes, les épisodes utopiques de Cleveland présentent une tendance marquée vers l'anti-utopie. 11 n'est pas ici
dans nos intentions de revenir sur ce point qui nous paraît suffisamment bien établi. Nous voudrions plutôt, dans un premier temps, tenter
de montrer qu'il se dégage de l'ensemble de ces épisodes, sinon une
théorie, du moins une vision cohérente du pouvoir politique (de ses origines, de son essence, de son fonctionnement); puis, d i s un deuxième
2 Michele Duchef. Anthropologie et histoire au siècb des Lumières (Paris: Maspem, 1971), p. 315.
3 On consultera notamment, pour une interprétation d'ensemble des utopies de Cleveland: Henri
Coulet, ((DeI'utopie romanesque en gdnéral, et des utopies de Cleveland en particulier i), Ulopie
cifictions narraiives, M. M. Bateau et S. Viselli (Edmonton: University of Albe* Press. 1995).
pp. 169-75; lean-Michel Racault, L'Utopie nnrmtive en Fronce rt en Anglcterrc (1675-1761).
Studies on Vollaire and the Eightecnth Century 280 (1991), pp. ml-59; Jean Sgard, L'ab&
Prévost Labyrinthes de la mémoire (Paris: Resws Universitaites de Fiance. 1986). pp. 124-30;
Philip Stewm. ((Utopias niat Self-Deshua)), Srdies in Eiglurenth-Century Culture 9 (1979).
15-24; Raymond Trousson, KL'Utopie en procès au Siècle des Lumibres)), EFsoys on the Age of
Enlightenmnt in Honor of Irn O. Wde.M. 1. Macary (Gentve et Pans: D m , 1977), pp. 3%
23. Sur I'episode de Saine-Hekne: Jacques Decoben, ((Au Pmcès de l'utopie, un ((roman des
illusions perdues)): Prévost et la ((Colonie RocheIloisel), Revue des sciences humines 155
(1974). 493-504; lean Ehrard. L'idée de nature en Fmnce dons In première moitié du mnf
s i M c (Paris: SEVPEN. 1963), pp. 769-70: Jean Gangnon. ((L'Abbe Revost et l'utopie)).
Studies in Eighteenth-Century Culture 6 (1977), 44548; Roben Mani, LïdPe du bonheur dons
In littémturc et In pe& fronpiscs au x v d siècle (Paris: Armand Colin, 1969). pp. 14244; lean Sgard. Prdvost m m c i e r (Paris: M i , 1%8), pp. 200-203; Philip Stewart. ((Les
d6sillusions de l'heureuse Tle: l'episode de Sainte-H6lène dans CleveInnd)).Soggi e ricemhe di
leneratura fmncesc 16 (1977), 2 1 3 4 . Sur I'dpisode abaqui: Bereniœ Cooper, ((An EighteenlhCentury Dictatonhip 1). T r m ~ ~ m t i o of
n sthe Wisconsin Acodcmy of Sciences, Arts ~d Leners 34
(1942): Jean-Michel Racault, ((LeRécit des origines ou la n k s a i r e imposture: La fondation
de l'etat dans la litt6rature utopique l'aube des Lumi.?res i). Représentations de l'origine (Pans:
Didier-Emdition. 1987). pp. 148-55; Jean Sgard, Prévost romancier. pp. 2 W 1 2 .
temps, confronter cette vision à celle qui ressort d'un autre épisode figurant dans un roman ultérieur de Prévost, les Mémoires pour servir à
['Histoire de Malte, ou Histoire de la jeunesse du Commandeur de ***
(1741). épisode qui ne peut être à proprement parler qualifié d'utopique
mais où il est bien question de pouvoir politique: nous pensons au récit
du court règne du commandeur Junius, roi pendant quelques mois d'une
petite nation grecque, les Maniotes ou Maniates."
Comme le note Jean-Michel Racault, l'effet de triptyque produit par la
présence de trois utopies dans Cleveland n'a sans doute pas Bté prémédité
par Prévost.' En effet, si la préface qui accompagne les deux premiers
tomes, dans laquelle l'auteur soutient longuement l'exactitude (ou en
tout cas la vraisemblance) du contexte historique et géographique de
son roman, consacre un paragraphe entier à la colonie rochelloise de
Sainte-Hélène, il n'y est par contre nulle part question ni de l'épisode
des Abaquis, ni de celui des Nopandes. On est donc amené à supposer
que ces deux dernières parenthèses utopiques ne faisaient pas partie du
plan initial de F'révost. Malgré cela, rien ne permet de conclure que
la répartition sur trois volets de la réflexion utopique dans Cleveland ne
répond à aucune volonté d'organisation systématique. Quoique le dessein
d'une constmction en forme de triptyque n'ait probablement été conçu
par Prévost qu'assez tard en cours de rédaction, une lecture tant soit peu
attentive des utopies de Cleveland montre que leur auteur est finalement
parvenu à créer un ensemble d'une remarquable cohérence.
Pour s'en convaincre, il suffit de considérer la parfaite complémentarité
qui existe entre ces épisodes. Tout d'abord au niveau de la narration. Non
seulement chacun de ces petits récits autodiégétiques6 est confié à un narrateur différent (Bridge à Sainte-HBlène, Cleveland chez les Abaquis,
Mme Riding chez les Nopandes), mais, variation beaucoup plus significative, c'est aussi dans chaque cas le statut du narrateur, sa position
à l'intérieur de l'univers socio-politique de l'utopie, qui change. Bridge
est un simple membre de la société utopique où il séjourne; Cleveland
en est le législateur et c h e t quant à Mme Riding, c'est une voyageuse
de passage, une observatrice étranghre qui reste toujours en marge de la
4 Vol. 4. (Euvmsde Prévost. pp. 169-73. 182-84, et 209-11 dans le texte etabli par Henri Coulet.
5 Racault, L'Utopie narrative, p. 608.
6 Gdrard Genette ddsigne ainsi tout texte oh le m t e u r est dgalement le heros de son récit. Voir
Figure8 nt (Puis: Seuil, 1972). p. 253.
32 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION
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société qu'elle décrit (ce dernier cas de figure Ctant, notons-le, celui qui
se rapproche le plus des normes du genre utopique à l'époque). Tout se
passe donc comme si F'révost avait voulu explorer méthodiquement les
principales possibilités narratives fournies par la situation romanesque
((utopie))dans un récit à la premibre personne. Sur le plan thématique,
on retrouve une même complément~té,une même exploration de variantes possibles, portant cette fois sur certaines particularitCs des sociétés
décrites. Pour ce qui est des populations, par exemple, Mvost semble avoir eu l'intention d'envisager trois niveaux de civilisation bien
distincts: l'Europe, avec les colons rochellois de Sainte-Hélène;une peuplade ((primitive))avec les Abaquis; un état intermédiaire entre ces deux
extrêmes avec les Nopandes.' Autre exemple, A propos des croyances
religieuses sur lesquelles s'appuie. dans chaque utopie, le pouvoir politique. Trois religions différentes sont ainsi tour à tour passées en revue:
un protestantisme puritain Sainte-HéBne; la religion ((naturelle)), établie
par Cleveland chez les Abaquis; un catholicisme superstitieux hérité des
Espagnols chez les Nopandes.
On peut donc légitimement parler d'une organisation cohérente des
trois volets utopiques de Clevekmd. D'un Cpisode à l'autre Fîévost s'est
attaché faire varier quelques paramétres significatifs (statut du narrateur, niveau de civilisation de la population, type de religion pratiqué)
pour produire finalement un effet d'ensemble où chaque micro-utopie
compléte parfaitement les deux autres.
De plus, parallblement A ce jeu de variables, se profile également à
travers ces trois 6pisodes toute une problCmatique commune, beaucoup
plus précise qu'une vague thématique de l'utopie (ou de l'anti-utopie).
Dans son analyse de l'épisode de Sainte-Hélbne, Jean Sgard souligne
que Fîévost «ne peut concevoir d'ordre que sous une forme autoritaire
et patriarcale».s La méme remarque s'appliquerait aussi bien au gouvernement de Cleveland chez les Abaquis ou au royaume des Nopandes.
Chaque fois, en effet, le pouvoir politique se trouve concentré (sinon
en théorie du moins en pratique) entre les mains d'un seul, que ce soit
le ministre de la colonie rochelloise, Cleveland lui-même, ou, chez les
Nopandes, le prince. En outre, et c'est là le point le plus important,
partout la religion est amenée à jouer un r61e politique de premier plan.
Comme nous L'avons déjà laisse entendre, c'est to'ujours sur elle, dans les
utopies de Cleveland, que s'appuie en definitive le pouvoir pour asseoir
. .
7 Les mœurs ainsi aue le svstem socio-wlitiauc des No~andesse rasentent d'une forte influence
espagnole Lcur pmmier Ibgislareur, naiif du pays. avait néamoins VCFU plus~eursmudes dans
les colonies espagnoles du nouveau mon&
8 Sgard, PrCvosl mmnncicr. p. 202.
L'IMAGINAIRE POLITIQUE
DE
L'ABBePReVOST 33
son autorité. Aussi semble-telle souvent n'être qu'un instrument docile
au service de ce dernier: pour impressionner ses Abaquis et s'assurer de
leur complète obéissance, Cleveland ne se fait pas scmpule d'manger
l'assassinat d'un rebelle et de faire passer ce crime pour une manifestation miraculeuse de la colère divine; chez les Nopandes, i'enfer n'est
pas une simple croyance religieuse, c'est également un lieu très réel, un
vaste précipice au fond duquel est entretenu, par une caste de petres
nommés (tdiablesr, un feu pe@tuel destiné à la punition des fauteurs de
troubles.
Voilà très certainement le thème fondamental qui se dégage de
l'ensemble de ces utopies et qui fait de chacune comme une sorte
d'écho des deux autres. Cette insistance sur l'utilité politique des croyances religieuses produit une inévitable impression de cynisme, comme si
Prévost, sans paraître dénoncer ces pratiques, s'était plu à dévoiler la violence d'un certain type de comédie politique où le pouvoir n'hésite pas
à exploiter la superstition ou la crédulité du peuple en ayant recours
au mensonge, B la mystification, au faux miracle.9 Ce qui montre assez clairement, en tout cas, que l'orientation majeure de ces textes n'est
pas proprement utopique. À la question utopique traditionnelle des conditions du bonheur social (quelle est la forme de gouvernement la plus
susceptible de l'assurer?), F'révost, qui s'attarde fort peu sur les détails
de l'organisation sociale de ses utopies, a substitué une réflexion sur les
mécanismes permettant au pouvoir politique d'affermir le plus efficacement possible son autorité. La complément~témême des séquences
utopiques de Cleveland ne fait que souligner leur convergence sur ce
point.
Mais qu'en e s t 4 de la genèse, des origines de ce pouvoir? Qu'en estil du moment de son institution? On touche là B ce qui fait l'intérêt
particulier de l'épisode abaqui: des trois micro-utopies de Cleveland,
c'est en effet la seule aborder la question fondamentale de la naissance,
de la fondation de l'ordre politique utopique.lo
9 Seul I'episode de Sainte-Helène prçwite une critique explicite du pouvoir. ou du moins de œlui
qui l'exerce. Mais cette critique est dans une Large msure la constquence de la position du narrateur, Bndge. simple ((citoyen )) en conflit avec les mttorit& de la colonie. Le reste du mman, ainsi
que quelques indices B la fin de I'episode lui-même. suggèrent d'ailleurs que I'individualisme de
Bridge n'est pas non plus sans daagirs. Dans cet univers qui reste essendellemnt romanesque
(I'episode de Sainte-Hel& est beaucoup moins une utopie qu'un vérilable petit mman inlercal6 dont seul le deeor rekve de l'utopie) les valem que teptesente le Mm-narrateur sont
problématiques comme celles dont se & l a m la sociCté A laquelle il s'oppase.
10 Signalons. B œ p m p s , un autre exemple de la compl~mnfanl6qui lie entre elles ces utopies.
Le mouvement du récit obéit B une dynamique narrative dont le principe varie d'une utopie B
I'autre. Les aventures de Bndge A Sainte-HCl&nerésultent du conflit qui I'oppase au pouvoir
34 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
Pour justifier son système de gouvernement et l'ensemble de son entreprise civilisatrice chez les Abaquis, Cleveland s'appuie sur une analyse
comparée, d'une part, des conditions d'existence de ses sujets avant son
arrivée parmi eux, d'autre part, du mode de vie des Européens. Il en expose les grandes lignes en citant sa jeune Cpouse, Fanny, qui l'assiste
dans sa mission:
le but commun de nos soins était de délivrer les Abaquis de tout ce qui les avait
ravalés jusqu'alors au-dessous de la qualité d'hommes. Cette réflexion était de
Fanny. À le bien prendre. me disait-elle, tout ce qui est opposé h la raison,
ou qui s'en écarte par quelques excès, n'appartient point l'humanité; et dans
ce sens, I'on trouverait peut-être autant de sauvages et de barbares en Europe
qu'en Amérique. La plupart des nations de l'Europe s'écartent des bornes de
la raison par leurs excés de mollesse, de luxe, d'ambition, d'avarice; celle de
l'Amérique, par leur grossièreté et leur abnitissement.Mais dans les unes et dans
les autres, je ne reconnais point des hommes. Les unes sont en quelque sorte audelà de leur condition naturelle, les autres sont au-dessous; et les Europ4ens et
les Amériquains sont ainsi de vrais barbares par rapport au point dans lequel
ils devraient se ressembler pour être véritablement hommes. C'est a ce point,
ajoutait-elle, qu'il faut élever, s'il est possible, nos pauvres Abaquis; et notre
étude doit être de le faire par des moyens qui puissent les y fixer."
Selon cette anthropologie toute philosophique, la condition naturelle de
l'homme semble un état qui, paradoxalement, n'existe pas dans la nature. Fiction sans réalit6 empirique, c'est un point purement théorique,
situe quelque part en deçà de la corruption de mœurs des nations
dites civilisées mais kgalement au dela de la nidesse des peuplades
((primitivesr. Aussi les Abaquis sont-ils, si I'on peut dire, en manque
de nature dans I'btat où les trouve Cleveland; aussi ont-ils besoin d'un
1Cgislateur-philosophe pour leur enseigner les lois de la nature ou encore
la religion naturelle.
Car le manque que nous venons de signaler se double d'une autre
absence qui en constitue pour ainsi dire le corollaire obligk absence
de lois, d'ordre politique, et donc absence de véritable chef parmi les
Abaquis.I2 Ce qui explique dans une certaine mesure pourquoi ce n'est
pas Cleveland qui ((prend le pouvoir)) mais ses futurs sujets qui le lui
en place dans la colonie. L'kpimde abaqui met l'accent sur le processus d'elaboration de la
soci6t6 utopique. L'tpisode des Nopandes, quant à lui, est beaucoup plus statique du point de
vue narratif et se confame en cela d'assez près aux nomes de l'utopie lin6raire à l'6paque:
c'est pour l'essentiel la simple description d'une soci6Ié utopique dkjà mnstimée.
I I Clevelnnd, p. 212.
12 Cleveland parle bien, à son arrivée, des ((chefs)) ou des ((principauxchefs)) des Abaquis. mais
cela ne correspond à aucune fonction politique réelle.
L'IMAGINAIRE POLITIQUE
D E L ' A B B ~P R É V O S T 35
offrent spontanément et le désignent eux-memes, dans l'enthousiasme
général, pour les gouverner. Comme si les Abaquis avaient confusément
conscience du manque que Cleveland vient combler parmi eux; comme
si Cleveland était venu satisfaire un obscur désir de sujétion chez les
Abaquis. Le héros-législateur insiste explicitement sur ce point:
je me rendis le lendemain au lieu de I'assembiée, qui était une vaste prairie
quelque distance de l'habitation. l'étais accompagné des principaux sauvages.
l'admirai, en allant, l'inclination qu'ont tous les hommes ?
flatter
i
ce qu'ils regardent comme supérieur à eux. Ce n'était point ?I des vues d'intérêt ou d'ambition
que je devais attribuer l'empressement des sauvages a s'approcher de moi et les
efforts qu'ils faisaient pour me plaire. Ne connaissant point les honneurs et les
richesses, ils n'en avaient ni l'espérance ni le désir. C'&taitdonc dans ces barbares un mouvement naturel, causé par cette seule idée qu'ils allaient me voir
élevé au-dessus d'eux, et dans un degré de grandeur qu'ils commençaient
craindre et respecter, quoiqu'il fût leur ouvrage. Je m'attache avec complaisance cetie réflexion, parce que je trouve dans ce penchant des hommes a la
soumission et à la dépendance un caractère marqué de la puissance d'un souverain être, qui les a faits tels qu'ils sont, et qui les avertit par-là, non seulement
qu'ils ont un auteur et un maître, mais encore que c'est vers lui qu'ils doivent
diriger leurs premiers respects et leurs principales adorations.13
On remarquera la portée universelle des observations du narrateur. Selon
lui, à l'origine de toute institution politique se trouve le désir naturel de
tous les hommes de se voir assujettis à un maître.
C'est pourquoi la mystification que nous avons mentionnée précédemment, grâce à laquelle Cleveland réussit à convaincre ses sujets de la
toute-puissance du Dieu qu'il veut leur faire adorer en faisant adroitement passer l'assassinat d'un Abaqui rebelle pour une punition divine,
cette mystification n'intervient qu'une fois mis en place l'appareil de gouvernement. Bien que le rapport maître-sujets dans l'ordre politique soit
analogue à la relation existant entre Dieu et les hommes dans l'ordre
divin (ou peut-être précisément à cause de cette analogie), le pouvoir
politique n'est pas des l'origine dans la nécessité d'avoir recours à la religion pour fonder sa légitimité ou son autorité. Le (<penchantdes hommes
à la soumission et à la dépendance)),qui précéde tout sentiment religieux,
l'en dispense. L'utilité politique du fait religieux est ailleurs. En effet, si
l'universel désir de sujétion dont les Abaquis offrent un exemple a pour
ultime objet Dieu lui-meme, il reste par contre sans objet légitime fixe
dans le domaine politique. Dans ce domaine, le besoin d'assujettissement
à un maître peut se réaliser sous une forme ou sous une autre selon
36 BIGHTEENTH-CENTURY PlCTlON
les circonstances. D'où l'instabilité inhérente à tout établissement politique. Des trois entreprises utopiques présentées dans Cleveland, deux
sont vouées à une existence relativement brève et se soldent en fin de
compte par un bchec. Seul le royaume nopande paraît jouir d'une assez
grande stabilité, parce que justement, plus encore qu'à Sainte-Htlene ou
chez les Abaquis, les croyances religieuses y ont 6té habilement utilisées
pour affermir le gouvernement. Telle est, semble-t-il, la fonction politique de la religion pour Prévost, fonction essentiellement conservatrice
puisqu'elle consiste avant tout à soutenir l'ordre établi.
Deux ans après la parution des derniers tomes de Cleveland, Prévost
revenait une fois encore, avec les Mémoires de Malte, au grand roman d'aventures hbrité de la tradition baroque. Mais Cleveland était
aussi une vbritable somme de la pende de son temps, une vaste odyssée
philosophique où les dtveloppements politiques, les réflexions religieuses
et morales c6toyaient la peinture de la vie intérieure. Les Mémoires de
Malte, de leur c6t6, sont plus exclusivement un ((romande I'aventurier)i;14
le romanesque y reste d'envergure beaucoup plus modeste et sert surtout,
quand il n'est pas purement gratuit, de point de départ à l'analyse psychologique. II est en tout cas fort peu question de politique dans ce roman
et I'bpisode des Maniotes, à premibre vue, fait l'effet curieux d'un récit
utopique avorté, d'une utopie vidte de tout contenu proprement utopique.
Comme Bridge dans Cleveland, Junius, le personnage mineur des
Mémoires qui se trouve au centre de I'bpisode des Maniotes, est dans
une certaine mesure un double du héros. Les destindes des deux hommes
se rejoignent sur au moins un point important: tous les deux commandeurs de l'ordre de Malte, ils auront I'un et l'autre à encourir la disgrâce
du grand maître, notamment pour avoir manqut de discrbtion dans leurs
liaisons amoureuses. Ce qui pourra faire dire au narrateur: ((Je ne pus
cacher à Junius que mes peines, mes inquiétudes, mes craintes étaient de
la même nature que les siennes; enfin, qu'il ne fallait qu'un m€me nom
pour deux histoires si ressemblante~r.~S
Celle de Junius, pourtant, est à
bien des égards tout à fait unique dans les Mémoires de Malte.
Le récit en débute d'une manibre qui semble annoncer un dbveloppement utopique similaire à ceux de Cleveland. On sait que I'un des poncifs de l'utopie narrative depuis le xviie siècle consiste à faire précéder
14
L'expression est d'Henri Coulet, Ir R o m jurqu'd In Rdvolution (Puis:Armand Colin, 1967),
p. 281.
15 MCmoms de Malie, p. 211.
L'IMAGINAIRE POLITIQUE D E
L'ABBePRdVOST
37
l'arrivée des voyageurs en utopie d'une séquence de rupture spatiotemporelle (le plus souvent tempête et naufrage) soulignant l'altérité
de la société qui va être décrite. Les utopies de Cleveland se conformaient à ce modble normatif. Plusieurs heures de navigation nocturne en
chaloupe amenaient Bridge sur les côtes voisines de la colonie rochelloise. Cleveland et Mme Riding n'atteignaient la vallée des Abaquis
ou le royaume des Nopandes qu'après une longue traversée du désert.
L'histoire de Junius commence selon un scénario assez semblable:
Le vent nous jeta dans le golfe de Colochine, et nous força d'y passer quelques
jours dans une rade si deserte qu'il n'y paraissait aucune trace d'habitants. Le
seul goat de i'amusement me fit prendre un fusil pour aller passer quelques
heures la chasse. Je m'enfonçai dans les terres, h la poursuite d'un chevreuil
qui me conduisit au sommet d'une colline, d'où j'aperçus une troupe de gens
armes qui s'agitaient avec beaucoup de chaleur. II me fut impossible de résister
au mouvement de ma c~riosité.'~
Après cette brève dquence d ' a n i v ~accidentelle dans le pays des Maniotes, Junius en vient & la rapide succession d'événements qui firent de
lui le souverain de la nation. Poussé donc par sa curiosité et oubliant
toute prudence, il s'approche afin de mieux observer I'étrange attroupement. Sa présence est vite découverte et il est aussitôt arrêté. Cependant,
l'accueil des Maniotes ne sera nullement hostile." Ils se contentent au
contraire de faire au voyageur quelques questions et lui expliquent ensuite
qu'ils se sont ainsi réunis pour se choisir un roi, le monarque précédent
ayant été tué peu de jours auparavant dans une conspiration. L'assemblée
reprend alors ses délibérations. Enfin, Junius, qui avait été invité entretemps à se retirer B l'écart, s'entend adresser ce discours pour le moins
inattendu:
Etranger [...] votre contenance, vos discours, le compte que vous nous avez
rendu de votre patrie et de votre goiît pour la guerre, et ce qui fait encore plus
d'impression sur nous, l'air d'humanité que nous croyons découvrir sur votre
visage. nous a fait naître la pensée de vous choisir pour notre roi. Ce n'est
pas sans une direction particulikre du ciel que vous êtes arrivé au milieu de
nous dans le temps que nous sommes assembl6s pour nous donner un m a î a .
16 Mimoires de Molle. p. 169.
17 Ce qui est assez surprenant si l'on considére ce que nous apprendrons plus fard. savoir que
((les Maniotes vivent de rapine, et le plus glorieux exercice & la nation. celui qui distingue
et qui élbve le mérite. est de faire la g u e m aux passants et de s'enrichir de leurs dépouilles))
( M C m i n s & Malle. p. 171). Mais on va voir tout de suite que le moment où lunius fait son
apparition parmi les Maniotes est ventablemnt extraordinh.
38 EIOHTEENTH-CENTURY FICTION
Acceptez cette qualité, qui vous est offerte par tous les chefs de la nation, et
rendez-vous digne de notre obéissance.18
On juge de l'étonnement du voyageur égaré. Ne sachant que répondre,
Junius demande jusqu'au lendemain pour se déterminer. II décidera finalement de se prêter à ce que lui offre la fortune et annoncera le jour
suivant aux Maniotes qu'il accepte leur proposition.
Pour qui a bien pratiqué son Clevehnd, tout, jusque là, laisse encore
prévoir une séquence utopique. Il n'en sera rien néanmoins. Le reste de
l'épisode est consacd aux démêlés de Junius avec les Turcs, puissance
tutélaire des Maniotes, au sujet de son mariage éventuel, ainsi qu'aux
événements qui conduiront à son remplacement par un wsurpateurr et
à son expulsion du pays. Nulle part il ne sera question de l'œuvre gouvernementale du nouveau monarque. On est en fait beaucoup plus proche
ici de la tradition du romanesque baroque qu'on ne l'était dans Cleve[and.Il semble d'ailleurs que Prévost ait été conscient d'avoir en quelque
sorte trompé l'attente de ses lecteurs puisqu'il a éprouvé le besoin de s'en
justifier à deux reprises. D'abord par le tmchement de Junius lui-même:
~j'entreprisde leur inspirer le goîit de l'agriculture et de tous les arts qui
pouvaient les conduire plus honnetement à l'abondance. Ce détail vous
serait ennuyeux, et je ne m'attache qu'à ce qui demande d'être justifié
dans ma conduite~;l9puis par celui du narrateur principal, le commandeur de ***: ((Nous lui fîmes une infinité de questions sur les usages de
ses peuples et sur la nature de son gouvernement. Ce ddtail allongerait
trop mon ouvrage; et ceux à qui mes papiers passeront a p r h ma mort y
trouveront de quoi satisfaire la cunositd du p ~ b l i c r . ~ ~
Toujours est-il que ce récit secondaire en apparence assez insignifiant
et dont le c6té opéra-bouffe a souvent été relevé21 reproduit très exactement le cycle politique déjà observé dans l'épisode abaqui de Clevehnd.
La scène de prise du pouvoir, beaucoup plus dépouillbe dans l'histoire de
Junius (ce qui n'en fait ressortir que plus nettement les articulations), se
déroule selon quelques étapes essentielles rigoureusement identiques d'un
récit à l'autre: meme situation initiale (absence de roi ou de chef), même
arrivée accidentelle d'un voyageur étranger égaré, même volonté spontanée de la part du peuple de se donner pour ma@re cet étranger survenu
par hasard (comme si le manque originel, l'absence de roi, ne pouvait
18
19
20
21
MPmoirer de Malle, p. 170.
Mémoires de Molle. p. 171.
M h i n r de Malle. p. 173.
Notamment par Jean Sgard (Pdvosl mmnncier, p. 449) et Henri Coulet (Introduction aux
Mdmins de Malle. (Euvres de PrCvost, vol. 8, p. 327).
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être comblé sinon par une intervention extkrieure). À l'autre bout du cycle politique, Junius et Cleveland subissent aussi le m&me sort. Tous
les deux se voient en fin de compte abandonnés de leurs sujets et destitués. On pourrait donc bien être ici en présence de ce qui constitue
pour Prévost un véritable arch6type. une sorte de scénario primordial du
politique.
Or ce scénario fait étrangement penser ia un texte attribué ia Pascal et
publié pour la première fois en 1670 dans le Traité de l'éducation d'un
prince de Nicole. Lecteur attentif de Pascal et Nicole, Prévost a très
bien pu c o n n a h ce texte." II s'agit du bref récit en forme de parabole
qui sert d'introduction aux ((Troisdiscours sur la condition des Grandsr.
Relisons en particulier le début de la parabole de Pascal:
Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants
étaient en peine de wuver leur roi, qui s'était perdu; et, ayant beaucoup de
ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu
en cette qualité par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre; mais
il se résolut enfin de se prêter B sa bonne fortune. Il rqut tous les respects qu'on
lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.=
Malgré toute la distance qui sépare la parabole pascalienne d'un récit
romanesque comme l'histoire de Junius, malgré les contextes différents
dans lesquels s'inscrivent les deux scknes de prise de pouvoir, la ressemblance est frappante. La séquence décrite par Pascal est, dans ses grandes
lignes, celle que I'on retrouve chez Prévost: absence initiale de roiarrivée accidentelle d'un voyageur perdu-désir du peuple de faire
de l'étranger son roi-hésitation du voyageur ia se prêter au désir du
peuple-acceptation du voyageur qui se laisse finalement tenter et prend
le pouvoir qu'on lui offre. On objectera sans doute que le parallèle entre les deux textes est illusoire, que si Junius doit en partie sa couronne à,
selon ses propres termes, ((quelquesavantages extérieurs que j'avais alors
22 Prévost a lu Pascal ii Saint-ûennaiq-dcs-Res où il a même vu le manuscrit des PemCcs (voir
Sgard. PrJvosr m-icr.
p. 98). Par ailleurs, on se swvient que les premiers livm français
remmmandés B ThWh6 pfu le narrateur de l'Histoire d'une Grecque moderne. roman p m
quelques mais avant les M é m i n s de Malte. sont les Essoir de morde de Nicole (panni lesquels
figure le Trai~dde I'édue<~liond'unprince) et la Logique de P m - R o y 1 (voir (Eiivresde PrCvorl.
vol. 4, p. 81).
23 Pascal. ((Trois discours sur la condition des Oran&)). <Euvrrs complltcr (Pa~is:Seuil. l'Intégrale,
1%3), p. 366.
40 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION
sur la figure))," le naufragé de Pascal, lui, est principalement redevable de
la sienne à une méprise du peuple, conséquence de sa ressemblance avec
le roi légitime de I'île. À ce propos, constatons d'abord I'impoitance,
chez Pascal aussi bien que chez Prevost, du hasard et de l'apparence
physique du voyageur égaré. En ce qui concerne le point essentiel sur
lequel porte l'objection en question, l'absence de toute idée de ressemblance et de méprise dans l'histoire de Junius, il faut remarquer que le
naufragé de Pascal n'est pas le parfait sosie du roi légitime perdu. Il y
a entre eux ((beaucoupde ressemblance))mais non une ressemblance totale. On peut donc penser, avec Louis Marin, que la méprise des habitants
de I'île s'explique avant tout par le fait qu'ils ((étaienten peine de trouver leur roi>i.2JC'est le desir du m a i qui produit chez eux l'illusion de
l'avoir retrouvé. Pour Pascal comme pour Prévost, le désir de sujétion
qui habite le peuple est bien la donnée anthropologique fondamentale à
l'origine du mkcanisme politique.
Qu'il y ait ou non un souvenir conscient de la parabole pascalienne dans
l'épisode des Maniotes (et moins nettement dans celui des Abaquis), les
nombreux points de convergence qui existent entre les deux textes confirment en tout cas l'influence profonde qu'eurent sur l'auteur de Manon
Lescaut les grands moralistes classiques et plus particulièrement toute
la pensée de tradition augustinienne. L'imaginaire politique de Prévost
tel qu'il apparaît dans Cleveland et les Mémoires de Malte témoigne
clairement de cette influence.
Les aventures de Cleveland parmi les Abaquis et l'histoire de Junius
chez les Maniotes présentent un modéle cohérent decrivant la genèse
du pouvoir politique. Le mécanisme par lequel s'institue le pouvoir
obéit selon Mvost tI deux forces dont la conjonction est nécessaire tI
son établissement: le hasard d'une intervention extérieure accidentelle et
le désir d'assujettissement que partagent tous les hommes. La volonté
de domination du futur chef, si elle existe, joue ici un tale tout tI fait
secondaire. D'autre part, l'ensemble des trois micro-utopies de Cleveland élabore une reflexion sur les conditions du fonctionnement et de
la survie du pouvoir politique une fois celui-ci établi. C'est à ce stade
du cycle politique que s'affirme l'importance de la religion, appui indispensable d'un appareil d'autorité gouvernementale dont la stabilité est
24 MCnroims de Malle. p. 170.
25 Cf. Louis Marin, Ir Portrail du mi (Paris: Minuit, 1981). Voir le chapitre inIiIul6 UL'usurpmew
Iegitime ou le naufrage mi)). en parficulier pp. 277, 284.
L'IMAGINAIRE POLITIQUE DE L ' A B B É P R ~ V O S T41
toujours menacée. Prévost ne place donc pas le fait religieux à l'origine
de l'institution de l'ordre politique; il voit plutdt entre les deux domaines
un rapport d'analogie. Rappelons la réflexion de Cleveland déjà citée:
je trouve dans ce penchant des hommes la soumission et A la dependance un
caractère marqué de la puissance d'un souverain être, qui les a faits tels qu'ils
sont, et qui les avertit par-B. non seulement qu'ils ont un auteur et un maître,
mais encore que c'est vers lui qu'ils doivent diriger leurs premiers respects et
leurs principales adorations."
Bien que le désir de sujétion politique soit une manifestation secondaire
et en quelque sorte déplacée d'un instinct universel de dépendance dont
l'objet premier et Mgitime est Dieu lui-même, il précède histonquement la manifestation proprement religieuse de cet instinct. D'où le rBle
stabilisateur mais non fondateur de la religion dans le domaine politique.
De tout ceci on voit clairement se dégager quelques grands thèmes
d'inspiration pascalienne ou, plus généralement, augustinienne. Le politique tel que le conçoit Prévost est symptomatique de l'état de nature déchue; l'amour de Dieu s'y trouve déplacé par la concupiscence,
l'immédiateté et la transparence de la relation entre l'homme et Dieu (nroi
de la charitér, dirait Pascal) y font place à l'arbitraire, l'ambiguïté et la
duplicité de la relation entre sujet et souverain (((roi de concupiscence)),
dirait encore Pascal). Comme d'autres aspects de son œuvre, l'imaginaire
politique de M v o s t révhle les traces profondes qu'a laissées dans sa
pensée l'esprit augustinien dont il n'a pu manquer de s'imprégner pendant huit années passées chez les Bénédictins, de 17U) à 1728, aux
Blancs-Manteaux et à Saint-Germain-des-Prés notamment, monastères
connus l'époque pour leur jansénisme." Il faut par consdquent se garder
d'une lecture trop ((modemisanter des micro-utopies de Cleveland. Ce
qu'il y a de dystopique dans ces petits récits qui semblent parfois annoncer la littérature anti-utopique du xxe siècle est sans doute à mettre sur le
compte d'un certain pessimisme hérité par M v o s t de l'augustinisme classique dans lequel ont baigné ses années de formation intellectuelle. On
peut d'ailleurs se demander si finalement l'étiquette d'utopie (ou d'antiutopie) convient à des textes où, malgré une conformité ostensible à
26 Ckvclond, p. 195.
27 L'importance m r d e e aux themes de I'irnposture religieuse et de la manipulation politique
dans les séquences utopiques de Clcvclondt6moigue 6galement d'une incontestable influence des
courants de pensée libertins sur la dimension politique de l'imaginaire de Revosl ( B ce propos. on
pouna consulter les éludes de Jean-Michel Racault pdcédemmnt citecs). L'influencejansénisle
ou augustinienne nous semble néanmoins plus siguificaüve. non seulement parcc qu'elle fournit
sa cohérence interne B l'imaginaire politique de Prévost, mais aussi parce qu'elle permet de
ranacher ceI aspect paniculier de I'auvre B I'œuvre dans son ensemble.
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certaines normes du genre utopique, la réflexion sur les possibles politiques tient si peu de place. Répétons-le, fondamentalement Prévost ne
peut se représenter le pouvoir que sous une forme autoritaire. Comme
l'histoire de Junius dans les Mémoires de Malte, les trois épisodes de
Cleveland habituellement qualifiés d'utopiques sont au fond plus exactement des récits allégoriques du politique, ils visent moins h décrire des
modèles d'altérité sociale qu'a développer une réflexion cohérente sur
les origines, l'essence, le fonctionnement de tout pouvoir politique.
Indiana University, Bloomington

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