Slavic Village, le cauchemar américain

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Slavic Village, le cauchemar américain
Reportage
26 L’Echo
DU SAMEDI 19
AU LUNDI 21 JUILLET 2008
Slavic Village, le cauchemar américain
Dans certaines rues de Cleveland, une maison sur deux est vide. Des quartiers entiers deviennent un vivier pour la criminalité.
Reportage à Cleveland par
Serge Quoidbach
Cleveland
Ohio
Photo Doc
«J’ai rencontré une dame de 70 ans. On venait de
lui fourguer un crédit de 30 ans ! Et vous savez qui
était son courtier ? Le prêtre de sa paroisse ! »
(voir ci-dessous).
Les courtiers reçoivent une commission d’autant plus importante
que le taux appliqué aux crédits est
élevé. Selon une étude nationale,
un Afro-Américain sur trois s’est retrouvé avec un taux « subprime »,
plus élevé, alors que ces emprunteurs avaient droit à un taux normal. La fraude a particulièrement
frappé Cleveland où la population
noire est majoritaire (54%). « Ils di-
Humeur
Un visa pour les Etats-Unis
Entrée de l’ambassade des EtatsUnis. On me tend un papier rond et
blanc de la taille d’un CD. Un garde
m’invite à le frotter de mes deux
mains. « C’est pour voir si vous
n’avez pas manipulé des explosifs
ce matin ». Je lui réponds que je
viens juste d’aller déposer mes enfants à l’école. Il sourit. Cela me rassure. Il a un bon accent flamand. Sur
le perron, c’est encore la Belgique.
À l’entrée, les ordres fusent plus sèchement. Retirer tout ce qui est métallique, chaussures comprises. Déposer ses sacs à l’arrière. Comme
dans un aéroport. À l’intérieur, une
file de quinze personnes longe les
murs en silence. Une vingtaine d’autres, tout aussi silencieuses, attendent assises. Le tout dans une pièce
de cinq mètres sur sept.
«Next please ! ». Je rends mes documents à un guichetier. Puis je vais
m’asseoir. Deux heures de remplissage confiées aux autorités américaines. Je lève les yeux en espérant
n’avoir rien oublié.
Suspendue au plafond, une télévision branchée sur CNN. Le son réduit au minimum. Les images défilent. Un bateau, la quille en l’air, au
large des Philippines ; la tête de Mugabe entourée de partisans en
liesse ; le visage sculpté des sœurs
Williams à Wimbledon ; puis la pub.
Dehors la vie continue.
Devant moi, une femme flamande,
accompagnée de son ami américain. Elle veut vivre aux EtatsUnis. «Are you engaged ?» « Heu…
yes… engaged… ». Le guichetier
les regarde, sceptique.
Une autre femme : « Mon compa-
gnon y est déjà. Le problème, c’est
que je vis en France », dit-elle avec
un accent espagnol.
L’atmosphère est feutrée. Les voix
s’évaporent avec discrétion.
Mais le calme est soudainement
brisé par la voix cassante d’un
homme, hurlant, les deux mains sur
le rebord du guichet. « Désolé !
Ouais, désolé d’être né en
Algérie ! »
Là-dessus, je me pose la question :
Pourquoi les journalistes ? Je le demanderai en temps voulu. « À la fin,
vous allez avoir un entretien avec
notre consul », venait-on de me dire
lors d’un deuxième passage au guichet. Ce sera l’occasion. Pourtant,
pour la troisième fois, un guichetier
m’appelle. « Avez-vous des frères
ou des sœurs vivant aux EtatsUnis ? » Je réponds non. Dans un
geste machinal, l’employé met une
croix là où je l’avais oubliée. « Votre
visa sera prêt dans deux jours ». Fin
de ma visite… Était-ce lui, le
consul ? Je ne le saurai jamais.
Comme je ne saurai pas pourquoi
les journalistes doivent obligatoirement avoir un visa, contrairement
aux gens voyageant pour affaires.
Soudain, une question moins prosaïque vient s’installer dans mon esprit. Comment peut-on expliquer
toute cette réglementation face à la
loi de la jungle qui, toutes ces années, a roulé dans la farine des millions de propriétaires aujourd’hui jetés dans la rue ?
Quand je suis sorti, une douzaine de
personnes attendaient patiemment
leur tour pour frotter leur papier
S.Q.
blanc. saient à leurs clients : ah, je vois que
vous avez payé telle ou telle facture
avec retard, je ne peux pas vous accorder un taux normal », nous décrit Mark Wiseman, directeur du
Foreclosure Prevention Program
lancé
par
le
Comté
de
Cuyahoga. « C’étaient déjà des taux
à 9,5 % - 10,5 %. Maintenant, ils sont
montés à 15 % - 16 % ».
La grosse majorité des crédits octroyés à Cleveland sont en effet
des « option-ARM » (« adjustable
rate mortgage »). Ces prêts permettent, entre autres, de réduire le paiement des intérêts, mais en gonflant
d’autant le montant emprunté. Si
ce montant dépasse les 125 % du
montant original, la banque peut
soudainement passer à un remboursement traditionnel. « Ici, les
gens sont simplement pauvres, avec
un esprit financier peu sophistiqué », explique James Webb, pro-
Betty, une jeune
femme noire rencontrée dans les bureaux
de l’ESOP, la situation
s’est détériorée en
2007. « L’année passée
a été horrible », dit-elle
en me fixant de ses
yeux
de
chien
battu. « J’ai eu une opération et j’ai dû arrêter
de travailler. Je suis infirmière vous savez.
Mon mari n’a pas de
travail. Puis mon fils a
perdu un œil. Les factures médicales sont arrivées. Je devais aussi payer son loyer.
La seule chose qui m’importait
c’était qu’il retrouve la vue. Alors je
ne me suis pas trop occupée de ma
situation ». Betty a reçu son avis de
saisie. La date de son éviction : fin
de ce mois. Une maison vide de
plus.
«La ville de Cleveland contient
84 000 maisons unifamiliales.
11 000 d’entre elles sont vides »,
compte Wiseman. Avec son lot de
fesseur à la Cleveland State University. « On leur a dit : Hé ! Tu paies
un loyer de 700 dollars par mois. Je
te donne une maison et tu n’auras
qu’à payer 400 dollars par mois. Ce
qu’on ne leur a pas dit ou ce qu’ils
n’ont pas vu, c’est que deux ans plus
tard, ils devaient débourser 900 dollars par mois ».
UNE MAISON VIDE SUR HUIT
Puis viennent les arriérés. Pour
criminalité. « Il y a environ trois
mois, une jeune fille de 8 ans a été
tuée par son frère de 11 ans », continue-t-il. « Le frère avait trouvé un
revolver dans une maison vide. C’est
là maintenant que les bandes et les
trafiquants gardent leurs armes ».
LE FEU OU LA SAISIE
La brise s’est calmée. Elle parvient à
peine à déhancher une épaisse fumée qui se dégage dans le ciel bleu
à quelques blocs de là. Un incendie
criminel, nous dit-on. Une heure
plus tard, des détails apparaissent
sur la version en ligne du journal local Metro. « Une femme a été emmenée au MetroHealth Medical
Center après avoir dit aux pompiers
et à la police qu’un pilleur lui avait
envoyé de l’eau de javel à la figure
avant de lancer l’incendie ». Les
réactions des internautes sont éloquentes. « C’est dommage qu’il est
si facile de déterminer le caractère
criminel de l’incendie. Si seulement
ces gens pouvaient brûler leur propre maison et fourguer la note à
leur banque ». S. Q.
AIDE AUX VICTIMES L’ESOP EST L’UNE DES QUATRE ASSOCIATIONS DU COMTÉ, AVEC UN SUCCÈS DE 80 % À 90 %
Au plein cœur du désastre, des associations
œuvrent pour limiter les saisies
S
ous la lumière blafarde des
néons, sept personnes s’asseyent en silence. Elles se dévisagent, furtivement. Puis, comme de
dociles étudiants, déposent sur la
table leur dossier et leur bic. Il y a
six femmes en tout, dont 4 sont de
peau noire.
D’un regard las, cette petite communauté est venue écouter les encouragements de Scott Rose, l’un
des collaborateurs de l’Empowering & Strengthening Ohio’s People. L’ESOP est l’une des quatre associations d’aide aux victimes de
saisie immobilière financées par le
comté.
«On est parvenu à établir des accords très solides avec un peu plus
d’une vingtaine d’établissements de
crédit », déclare Rose, assis sur un
bout de chaise, le visage coincé entre ses lunettes rondes et une barbe
de trois jours. « Aujourd’hui, ils ont
toute une équipe uniquement dédiée à des emprunteurs qui viennent de chez nous ».
«Est-ce qu’il y a des organismes qui
ne veulent pas travailler avec
vous ? », se risque l’une des victimes. «Quel est votre prêteur ? ».
«City Residential ». « Très bien !
Nous travaillons souvent avec eux.
Et nous avons toujours eu de bons
résultats ». Son visage s’éclaire.
OÙ EST L’INVESTISSEUR FINAL ?
«ESOP a commencé en 1993 », me
raconte la coordinatrice Lindsey Sacher. « À ce moment-là, ils travaillaient pour les écoles, l’éducation, la
sécurité. En 1998-1999, ils ont
constaté que les parents et les enfants avec qui ils travaillaient ne venaient plus aux réunions. Ils se demandaient pourquoi. Ils les
contactaient par téléphone mais
pas de réponse. En allant chez eux,
ils tombaient sur une maison vide.
Ils se sont rendu compte qu’une vague de saisies immobilières envahissait certaines régions et certains
niveaux sociaux de la population.
C’est à ce moment-là que l’ESOP a
commencé à travailler avec les victimes ».
«Que pouvons-nous faire pour
vous ? », explique Rose. « Cela peut
aller d’une variation de votre taux
qu’on peut rendre fixe, à l’allongement de votre remboursement, la
modification des conditions, etc ».
Pourtant, avoir une bonne relation
avec le fournisseur de crédit ne suffit pas toujours. L’une des clientes
de l’ESOP, Marry Pass, avait comme
intermédiaire Litton Loan Servicing. Grâce à l’association, Litton
avait accepté de modifier son crédit
pour le réduire à un remboursement mensuel de 200 dollars par
mois. C’était sans compter Countrywide, l’investisseur et propriétaire final du crédit. Countrywide a
dit non. La maison a été saisie.
«Parfois, les clients sont en retard de
paiement depuis si longtemps, qu’il
est difficile de voir qui est le propriétaire du crédit », constate Sacher. « Le propriétaire ne sait plus
où sont ses factures, l’établissement
de crédit a changé de nom ou a été
revendu. Souvent, il y a un intermédiaire qui se charge de récolter l’argent pour les banques et un investisseur qui détient le crédit. Difficile de
savoir qui est à l’origine de la saisie ».
L’imbroglio peut devenir une aubaine. En novembre 2007, le juge de
Cleveland, Christopher A. Boyko, a
réussi à annuler 14 cas de saisie en
jouant sur le fait que
les
investisseurs
n’avaient pas réussi à
prouver qui était le
propriétaire final…
UNE DE GAGNÉE,
15 DE PERDUES
Le succès de l’association est plus qu’honorable. « 80 % à 90 %
des gens qui viennent
ici parviennent à
échapper à la saisie »,
estime Sacher, qui
nuance
rapidement : « Moins d’une
victime sur quatre vient ici ». Un véritable tonneau des Danaïdes
quand on sait qu'« à chaque personne qu’ils sauvent, et ils en ont
sauvé environ 3000, 15 nouveaux
cas de saisie sont enregistrés à Cleveland », me confie-t-on au centre administratif de Cleveland.
Pour les sept victimes venues à la
réunion, l’heure est pourtant à l’espoir. Une à une, elles vont rencontrer l’un des conseillers de l’ESOP.
Leur cas sera scellé dans trois semaines. S.Q.
L’aide fédérale? De la blague!
En juillet dernier, le secrétaire au
Trésor américain Henry Paulson a
mis en place une structure à grande
échelle avec les établissements de
crédit pour aider les propriétaires
qui n’arrivaient pas à payer leur emprunt. La structure a été appelée
Hope Now
Alliance.
Elle prétend avoir
aidé depuis
sa formation
1 700 000
foyers,
mais reste
très lacunaire dans
la communication de
ses données. Ce
qui prête
facilement le flanc aux critiques.
Photo Hollandse Hoogte
Slavic Village est devenu un symbole aux Etats-Unis. Celui d’un rêve
américain fracassé. Là où tous les
coups étaient permis. « J’ai rencontré une dame de 70 ans », nous raconte Jim Rokakis, trésorier du
Comté de Cuhayoga dont la ville
principale est Cleveland (voir interview page suivante). « On venait de
lui fourguer un crédit de 30 ans ! Et
vous savez qui était son courtier ? Le
prêtre de sa paroisse ! ». « Jusqu’en
janvier 2007, n’importe qui pouvait
devenir courtier pour une banque »,
confie Lindsey Sacher, coordinatrice d’ESOP, une association d’aide
aux victimes de saisie immobilière
En 24 heures, une maison saisie est pillée de fond en comble.
Photo Hollandse Hoogte
UN CRÉDIT SUBPRIME À 70 ANS
Photo AFP
L
e soleil est généreux. Juste
une petite brise qui
s’ébroue gaiement dans la
ramure des arbres. Les rues
sont pourtant désertes. À peine
voit-on une jeune mère noire pousser hâtivement sa poussette. Ou ce
jeune garçon, noir également, enfiler les trottoirs vides sur son BMX.
Bienvenue à Slavic Village, ZIP
code : 44 105. La zone postale est
modestement appelée le « ground
zero » national des saisies immobilières, parce qu’elle en détient le record absolu sur tous les Etats-Unis.
Dans certaines rues, une maison
sur deux, voire plus, a sa fenêtre
barricadée par des plaques en aggloméré, les lambris sur leurs murs
lacérés, leurs toits défoncés. Pour
certaines d’entre elles, des enfants
d’une association de quartier ont
peint une petite scène sur les plaques devant les fenêtres : des rideaux entourant un pot de fleur ou
un chat. Pas de quoi redonner la
chaleur d’un véritable foyer familial.
UN SURSIS DE DOUZE MOIS
À Cleveland, on est clairement sceptique. « C’est de la blague », estime
Mark Wiseman, responsable du Foreclosure Prevention Program du
Comté de Cuyahoga. « Après une
notification de saisie, la première réponse d’une banque est de dire :
nous prenons tout ce que vous nous
avez causé comme perte, les impayés, les intérêts sur les impayés,
les frais de justice, tous les frais administratifs. Et nous allons couper
cela en douze.Tous les mois vous
nous payerez votre mensualité normale plus un douzième de tous ces
frais. Les emprunteurs signent une
nouvelle fois parce qu’ils sont désespérés. Dans douze mois ou moins,
ils retombent dans une procédure
de saisie. La Hope Now Alliance appelle cela un succès. Moi pas ».
«Le numéro de téléphone renseigné
par la Hope Now Alliance ne marche
pas », renchérit Jim Rokakis, trésorier du comté. « Il n’y a rien de plus
efficace que de s’asseoir autour
d’une table.Vous voyez leurs documents, vous voyez ce qu’ils gagnent,
vous voyez ce qu’ils peuvent s’offrir,
vous allez voir les banques, redéfinissez un contrat.Vous ne pouvez
pas faire cela à distance par téléphone. C’est ridicule ».
6,5 MILLIONS DE SAISIES !
La frustration est d’autant plus forte
que le nombre de nouveaux cas de
saisies dépasse de loin les crédits
sauvés par de telles démarches. En
mai, elles ont augmenté de 48 %
par rapport au même mois l’année
passée. Selon un rapport de Credit
Suisse, 6,5 millions de propriétaires
vont faire l’objet d’une saisie dans
les 5 prochaines années aux EtatsUnis. C’est plus de 8 % de toutes les
maisons américaines !