« Comment peut-on être Persan ? »

Transcription

« Comment peut-on être Persan ? »
DITS
n°19
« Comment peut-on
être Persan ? »
[ Montesquieu, Lettres persanes, 1721 ]
Aujourd’hui, la culture occidentale conserve quelque chose de la curiosité qu’elle développa à l’Âge
des découvertes (15e-17e siècles) et des Wunderkammern envers l’exotique, l’extraordinaire et même le
monstrueux. Jusqu’au début du 20e siècle, ne vit-on pas un public de touristes parcourir les expositions
universelles ou coloniales pour y observer, parmi d’autres choses insolites et nouvelles, des indigènes
exposés dans ce que l’on nommera bien plus tard des « zoos humains » ? Ou dans les Dime Museums,
les fêtes foraines et les parcs d’attractions, une foule se précipiter vers les Freak Shows, impatiente
d’y voir l’homme-éléphant ou la Vénus hottentote ? La longévité de telles pratiques qui, par un juste
renversement de perspective, seront considérées à leur tour comme des monstruosités, est frappante ; au point de se demander ce qui nous pousse à ne pas regarder l’autre, fût-il le plus bizarre
à nos yeux, comme notre semblable. C’est qu’avec ce goût atavique pour la dissemblance et
l’étrangeté, nous avons hérité heureusement de la pensée critique qui, au Siècle des Lumières, s’est
attaquée au colonialisme, à l’esclavagisme ainsi qu’à toute forme d’exploitation abusive de ceux dont
nous ne nous sentons pas proches par les traits, les costumes ou les coutumes, les manières de voir
ou de penser. Cette idée vertigineuse que je suis toujours l’autre d’un autre, et potentiellement un
monstre pour lui, Montesquieu (1689-1755) fut le premier à la promouvoir pour ensuite nous la léguer
comme un trésor révolutionnaire. La satire dialectique de ses Lettres persanes, qui assimile à une
curiosité maladive le regard avide des Parisiens sur des étrangers, est un modèle de relativisme
d’autant plus instructif qu’il est imagé, et d’autant plus éloquent qu’il n’administre aucun sermon.
C’est pourquoi sa tournure d’esprit est toujours applicable aujourd’hui dans les arts plastiques, le
cinéma et la poésie, mais aussi en psychothérapie et en anthropologie ; partout où notre étonnement,
parfois légitime, face à la dissemblance exige que soit effectué le démontage idéologique de ce que
l’on nomme volontiers – puisque l’autre est finalement le produit de nos imaginations – la fabrique
de l’altérité, mieux son invention.
denis gielen,
rédacteur en chef
Paul Klee, Que lui manque-t-il ?,
dessin timbré à l’encre sur
papier Ingres sur carton,
55,5 x 34,70 cm, 1930.
éditorial
Collection Fondation Beyeler,
DITS 19 page 2
Bâle. Photo : Peter Schibli, Bâle.
Meschac Gaba
Impressions d’Afrique
Texte de
Pascal Neveux
Meschac Gaba, Bibliothèque Roulante,
66 plaques d'immatriculation, vidéo, moto,
dimensions variables, 2012. Courtesy de l’artiste
et la galerie in situ - Fabienne Leclerc, Paris.
Meschac
Gaba
Impressions
d’Afrique
DITS 19 page 8
Aloro, un des sujets du film Dead Birds, accueille Robert Gardner dans le
Robert Gardner
village d’Akima avec un geste traditionnel Dani d’intimité et de confiance.
Comment peut-on être perçant et traquer
Premiers jours de retour dans la vallée Baliem, 1989.
Photo : Susan Meiselas, Magnum Photos. Courtesy Robert Gardner.
le réel pour qu’enfin il rende l’âme ?
Texte de
Geoffroy
De Volder
“Mon propos le plus urgent quand je suis en train de
faire des images, c’est d’extraire toutes les significations
que je peux de ce que j’interroge avec ma caméra... Une
caméra subjective pour poser des questions autant que
pour documenter la réalité. (…) Je réalise que ce n’est
pas toujours un processus bénin mais, à chaque respiration,
je me donne moi-même en otage à la confiance de celui
ou celle qui me fait face.”
[ Robert Gardner, in : Lettre à Harry Tomicek,
1990, « Just Representations », Studio7arts ]
“Le film est une façon merveilleuse d’exposer la grâce.
(…) Nous sommes captifs des intentions, des circonstances
et de la chance. (…) Il nous faut sortir dehors, et chercher,
sans quoi les choses ne nous atteindront jamais. C’est
cela ma volonté d’expérimenter. En prenant un certain
nombre de risques, pour expliquer les choses visuellement
plutôt qu’avec des paroles.”
[Robert Gardner, Out of Words, une conversation
avec Ilisa Barbash, Berg Press, 2007]
Robert Gardner dévoile ici le visage souriant d’un homme allant vers l’autre sans défense.
Car provoquer l’invisible et le sacré donne le courage de commotionner la vérité !
Robert
Gardner.
Comment
peut-on
être perçant
et traquer
le réel pour
qu’enfin il
rende l’âme ?
DITS 19 page 20
Lavinia Fontana, Portrait d’Antonietta, fille de Petrus Gonsalvus, huile sur toile, vers 1583. Château, musée des Beaux-Arts, Blois.
Photo © RMN-Grand Palais/Michèle Bellot.
Antonietta Gonsalvus et les cent lorgnettes dressées
contre sa figure
“Et si on songe que la maladie est à la fois le
désordre, la périlleuse altérité dans le corps
humain et jusqu’au cœur de la vie, mais
aussi un phénomène de nature qui a ses
régularités, ses ressemblances et ses types,
on voit quelle place pourrait avoir une archéologie du regard médical.”
[ Michel Foucault, Les Mots et les Choses ]
Texte de
Denis Gielen
Antonietta
Gonsalvus
et les cent
lorgnettes
dressées
contre
sa figure
DITS 19 page 68
À première vue, l’image, une gravure ancienne [fig. 6], passerait pour une invention :
une demoiselle élégamment vêtue d’une robe ornée de motifs végétaux, des
fleurs piquées dans sa chevelure hirsute de faune, a le visage couvert de poils.
On la dirait volontiers extraite de quelque bestiaire alchimiste ou conte fantastique,
tant elle évoque la métamorphose ou le sortilège, tant elle rappelle aussi ces
personnages de la mythologie grecque victimes de transformations fascinantes :
Daphnée en chêne, Actéon en cerf, Narcisse en fleur. Pourtant, en lisant la
légende et la notice qui accompagnent cette image insolite, on découvre qu’il
s’agit plutôt d’un cas de monstruosité avérée qui, avec d’autres spécimens du
même genre, figure dans la célèbre encyclopédie des monstres, Monstrorum
Historia (1642), de l’éminent naturaliste italien Ulisse Aldrovandi (1522-1605) :
“Le visage de la petite fille, à l’exception des narines et des lèvres autour de la
bouche, note-t-il en médecin, était complètement recouvert de poils. Les poils
sur le front étaient plus longs et drus que ceux qui recouvraient ses joues mais
plus doux au toucher que sur le reste du corps, elle était poilue sur le haut du
dos, et hérissée de poils jaunes jusqu’au la naissance des reins.” Si la description
clinique atteste de la réalité du phénomène, aucune explication n’est cependant
fournie quant à ses causes éventuelles ; car on ignorait à l’époque tout de la
L’imagerie noire et le minstrel
Texte de
Christian
Van den Broeck
“Une image n’est jamais neutre, ni dans sa fabrication, ni dans son émission,
ni dans sa réception. C’est un mélange d’informations reçues que le créateur
donne sur lui-même et des apports de son lecteur. Voir n’est pas uniquement
une activité intellectuelle, ce qui est loin de vouloir dire rationnelle.”
[ Philippe Capart, « Sauvage comme une image », in : La Crypte Tonique,
Bruxelles, Galerie Bortier, n°4 mai-juin 2012 ]
L’imagerie
noire et
le minstrel
DITS 19 page 90
Actuellement, l’image des personnes est plus ou moins fidèlement reproduite
par la photographie. Jusque dans les années 1930, la représentation de cette
image était la réalisation d’un dessinateur ou d’un peintre. L’image était donc
directement liée à la perception de l’artiste. Cette perception était évidemment
très influencée par la culture et l’imaginaire de l’illustrateur. Ou au moins le 19e
siècle aux années de l’entre-deux-guerres, l’image du Noir fut très populaire en
Europe. Afin de comprendre les origines et les développements de celle-ci, il
faut se pencher brièvement sur l’histoire du rapport qu’a entretenu l’Européen
avec les Africains et les Afro-Américains.
Assiette, faïencerie Sarreguemines, ø 20cm, vers 1890.