La Voisine de palier
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La Voisine de palier
Henri Troyat de l’Académie française La Voisine de palier A vue d’œil 3 © Éditions de Fallois, 2011. © À vue d'œil, 2011, pour la présente édition. ISBN : 978-2-84666-644-2 www.avuedoeil.fr À vue d'œil 27 Avenue de la Constellation B.P. 78264 CERGY 95801 CERGY–PONTOISE CEDEX Numéro Azur : 0810 00 04 58 (prix d’un appel local) 4 LE JOURNAL D’APOLLINE 5 I J’aurais pu y rester ! Voilà ce que c’est que de vivre seule. Mais c’est plus fort que moi ! Je ne suis heureuse que retranchée dans mon antre de la rue Guénégaud. L’isolement où je me suis volontairement confinée fait mieux que me protéger contre les importuns de tout acabit, il me permet de juger plus sereinement et de plus haut ceux qu’il est convenu d’appeler mes semblables. Il suffit que je subodore un motif de bas intérêt dans leurs actions en apparence les plus généreuses, pour que les faits me donnent raison. J’en éprouve la satisfaction d’un chercheur dont les calculs abstraits ont été confirmés par l’expérience. Cette attitude n’a rien à voir avec 7 une quelconque misanthropie. Disons plutôt qu’il s’agit d’un jeu. Le plaisir de miser sur le noir et de gagner à chaque coup. Or, il y a trois semaines environ, j’ai été victime d’un grave malaise. À la suite d’une banale bronchite, j’ai été secouée par une toux si déchirante et par de tels accès de fièvre que j’ai cru y passer. Parcourue de frissons, incapable de me mouvoir, je regardais désespérément les objets familiers de ma chambre qui, subitement, avaient émigré hors de ma portée. Le téléphone se trouvant sur mon bureau, devant la fenêtre, je voulus me lever pour aller jusqu’à lui. Mais dès les premiers pas je fus saisie de vertiges, perdis l’équilibre et tombai de tout mon poids sur le parquet. Le front endolori, les reins brisés, la bouche haletante, j’entendais comme à travers une distance de brumes et de nausées. Des rumeurs 8 confuses, venant d’un monde évanoui. Je pensais que j’étais morte et cette perte de conscience m’était, somme toute, assez agréable. Je me réveillai dans un lit d’hôpital. Là, on m’apprit que j’avais passé quarante-huit heures dans un état semi-comateux, étendue sur le plancher de ma chambre, et que ma voisine de palier, que je connais à peine, une vague comédienne nommée Étiennette Beauchamp, voyant que, depuis trois jours, mon courrier et les journaux auxquels je suis abonnée s’amoncelaient tels quels devant ma porte, s’en était inquiétée et avait alerté la police, le Samu et même un serrurier. Résultat : j’ai été transportée en ambulance au service des urgences, à Cochin. On y a diagnostiqué une broncho-pneumonie, aggravée, dès le début, par le manque de soins. À peine avais-je repris 9 connaissance que j’exigeai de rentrer chez moi. Les médecins s’y opposèrent. Je fus condamnée à poursuivre ma convalescence sous leur contrôle, gavée de médicaments et trimbalée de service en service pour divers examens indispensables. Je dus attendre six grands jours l’autorisation de regagner mon domicile. En retrouvant mon modeste logis de deux pièces, je me sentis presque guérie et regrettai le remue-ménage que j’avais provoqué dans l’immeuble, moi qui ai toujours vécu dans la discrétion et la méfiance. Depuis, je vais un peu mieux et je voudrais que tout le monde, autour de moi, oublie cette péripétie absurde. Mais ma voisine, Étiennette Beauchamp, se croit obligée de venir prendre de mes nouvelles, chaque jour, pour être sûre que je ne manque de rien. Cette douce 10 idiote a le cœur sur la main et un grelot dans la tête. Sa bienveillance m’agace, mais j’hésite à le lui dire. N’est-elle pas en train de jouer un rôle, comme c’est son métier ? Un métier où elle ne réussit guère, paraît-il. D’après ce que je crois savoir, elle vivote en se produisant dans des spectacles de quinzième zone, en participant à des tournées, ou en faisant du doublage de films. Elle n’est plus toute jeune : quarante-sept ans. Elle ressemble à une brebis, avec sa toison blonde frisée, son front bas et sa large bouche qui mastique les mots comme du fourrage. Sa spécialité sur les planches, ce sont les petites ingénues (mais elle n’a plus l’âge !), les coquettes, les soubrettes délurées. Il lui arrive aussi de chanter dans des opérettes et de paraître en second plan dans des comédies légères. Le personnage d’infirmière qu’elle incarne 11 auprès de moi est nouveau dans sa carrière. Elle s’y adonne avec amusement. Elle improvise. On chuchote, dans le quartier, qu’elle a eu plusieurs amants dans le milieu artistique – mais jamais de vedette –, tous lui ont promis le mariage avant de s’éclipser sur la pointe des pieds, mais qu’elle n’a pas trop à se plaindre sur le plan matériel, vu que ses parents lui ont laissé, en mourant, voici quelques années, une brasserie en état de marche à Montélimar. Un de ses cousins en assure la gérance et lui verse le revenu de l’exploitation, déduction faite de tous les frais et de toutes les charges. Cette chère bécasse lui fait confiance et ne vérifie jamais ses comptes alors que, très probablement, il la roule dans les grandes largeurs. Mais ce n’est pas mon affaire de la mettre en garde. Je me contente de 12 jouir de sa présence, fût-elle parfois encombrante. Nous habitons toutes deux sur le même palier, au cinquième étage. Autrefois je surprenais Mlle Beauchamp faisant des vocalises quand je passais devant sa porte pour me rendre en ville. Souvent aussi, elle réunissait chez elle des gens de théâtre qui discutaient et riaient jusqu’à des heures indues. Des éclats de voix, des échos de musiques à la mode traversaient les murs et m’empêchaient de dormir. Plus d’une fois, exaspérée par ce tapage imbécile, j’ai été tentée de cogner des poings à la cloison pour protester contre le sans-gêne de ma voisine ou d’écrire au propriétaire de l’immeuble afin de dénoncer « ce trouble de jouissance » intolérable. Maintenant, je n’y songe même plus. Mon indisposition m’a rapprochée d’Étiennette. À tout propos, elle débarque 13 dans ma chambre. Je n’aime pas me sentir l’obligée de quelqu’un. Le mot « merci » monte difficilement à mes lèvres. Pourtant, il ne me vient pas à l’idée de rabrouer Étiennette pour son insistance. J’avoue même que son bavardage m’amuse. Elle me rapporte des cancans de coulisses, la plupart du temps mesquins ou absurdes, et je feins de m’en divertir. Au lieu de la décourager, j’entre dans son jeu de cabotine surexcitée. Je m’invente, à mon tour, une seconde personnalité. Comme je suis encore trop faible pour m’occuper de la cuisine et de mon intérieur, c’est Étiennette qui se charge de ces tâches domestiques, dès que la routine théâtrale lui en laisse le loisir. Tantôt garde-malade, tantôt fée du logis, elle semble prendre un étrange plaisir à se dévouer sans contrepartie. 14