La Toilette - Autour de Gauguin, de Schweitzer et de quelques

Transcription

La Toilette - Autour de Gauguin, de Schweitzer et de quelques
Quelques considérations autour de la sculpture de Gauguin intitulée
La Toilette
Parmi les quatre oeuvres de Gauguin abritées par le Musée d'Art moderne et
contemporain de Strasbourg, La Toilette est la seule qui soit à la fois signée, datée et
dédicacée.
Dans un livre récent consacré à Gauguin sculpteur, cette réalisation est présentée
comme un « relief très bas, taillé tout en douceur dans une planche en poirier…au sujet
authentiquement naturaliste, mais également gracieux et potentiellement symboliste ».1
1882 : Dernière année de vie aisée en artiste amateur
Datée de 1882, cette sculpture remonte à une époque où Gauguin était encore un
artiste amateur, employé à l'Agence de Change Bertin. De cette même année, nous
connaissons de lui 14 toiles : trois portraits dont le Portrait double du sculpteur Aubé (1837 à
1916) et de son fils ; sept paysages ; trois natures mortes et une peinture représentant la
famille de l'artiste dans le jardin de sa demeure, rue de Carcel à Paris.
À notre connaissance La Toilette est la première oeuvre
significative de Gauguin entièrement sculptée dans du bois. En effet
le portrait bien connu de Valérie Roumi, qui date de 1880, combine
le bois et le plâtre.
L'utilisation de bois de poirier (probablement pyrus
pyraster, communément appelé poirier sauvage) est un élément
significatif. Il s'agit d'un bois décrit comme « dur, pesant, compacte,
d'un grain très fin et de couleur rougeâtre. Il prend un beau poli est
n’est point sujet à être piqué par les insectes... Il est utilisé dans la
1
Laurence Madeline Ultra-sauvage, Gauguin sculpteur, édition Adam Biro, Paris, 2002 pp. 55-57.
fabrication de flûtes à bec ».2
Le recours à une essence noble et difficile à travailler révèle l'importance que Gauguin
a accordé dès cette époque à la sculpture sur bois. Bien plus tard il s'aventura avec un ami
polynésien dans la montagne à la recherche d'un bois de rose,3 celui que les anciens maoris
utilisaient pour sculpter les idoles de leur panthéon. Plus tard encore, aux îles Marquises les
sculptures sur bois ornant la Maison de jouir seront en bois de séquoia4 et prendront pour
Gauguin une dimension quasi mystique.
Dans le cas de La Toilette, il est tentant de voir dans le recours de Gauguin au
« poirier sauvage », une anticipation inconsciente de son futur choix de vie : devenir luimême un sauvage…
A l’ami Pissarro
L'oeuvre est dédiée et remise en cadeau à celui que Gauguin appelle son « ami
Pissarro ». Avant de devenir l'ami, Pissarro a été non seulement le maître de Gauguin mais
celui qui est, pour une très grande part, à l'origine de sa vocation artistique.
Les deux hommes se sont rencontrés au début des années 1870 dans la maison de
Gustave Arosa, collectionneur d'art, ami de Pissarro mais aussi tuteur de Gauguin.
Le lien entre maître et
élève s'exprime de façon
éclatante dans le célèbre
portrait double où Pissarro a
dessiné au fusain le portrait de
Gauguin et Gauguin aux
crayons de couleur celui du
Pissarro.
Deux points qui n'ont,
à notre connaissance, guère
été mentionnés, peuvent avoir
renforcé le lien entre les deux
artistes.
D’une part Pissarro est
né en 1830 à Saint-Thomas,
une île des Caraïbes, alors colonie danoise. Il y a grandi et n'a jamais tout à fait perdu le
souvenir de ces tropiques qui hanteront Gauguin.
D’autre part, tout en habitant essentiellement en France, Pissarro gardera, sa vie
durant, sa nationalité danoise d’origine. Or Mette, la femme de Gauguin, était également
danoise.
Cette amitié forte et multifactorielle du début, entre Pissarro et Gauguin, deviendra de
plus en plus conflictuelle à partir de 1889. Peut-être est-elle - complexio oppositorum - l’une
des sources des propos si injurieux que Gauguin professera contre tous les danois et non
seulement contre ceux de sa proche famille, jusqu’à la fin de sa vie.5
Une œuvre « impressionniste » …
Dans un ouvrage éclairant, richement illustré, intitulé L’impressionnisme ou l'oeil
naturel, Isabelle Cahn montre que c'est l'oeil du peintre plus que son esprit qui est
2
Selon l’ancienne, et toujours précieuse Encyclopédie du dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers publiée entre 1751 et 1772, page 12882.
3
Paul Gauguin, Noa Noa dans Oviri, Ecrits d’un sauvage, Gallimard, 1974, pp. 111 à 115
4
Voir Bois de la maison du Jouir, site Internet du Musée d’Orsay.
Cette essence n’existant ni à Tahiti ni aux Marquises, Gauguin a du le faire venir des Etats-Unis.
5
Dans Avant et Après, rédigé en 1902 à Hiva Oa, Gauguin s’exclamera encore : « Je hais les danois... » !
2
« impressionné » par son sujet, faisant de ces artistes des naturalistes.6
Appliquant ce constat à La Toilette, on peut estimer que la tendresse que reflète cette
sculpture, n'a pas empêché « l'œil » de Gauguin d'être « impressionné » par les proportions du
corps de l'enfant, assis nu, à même le sol, à l’ombre d’un arbre (pommier ou poirier ?),
brossant ses cheveux. Si tel est le cas, quelques éléments anthropométriques (longueur
comparée des membres supérieurs et inférieurs, rapports avec les dimensions du tronc,
comparaison mains/pieds) permettent d'évaluer, avec prudence, l'âge de l'enfant à 6 + ou - 2
ans. Cette constatation nous amène à nous demander si le modèle ayant servi à Gauguin ne
serait pas Aline, la fille du peintre.
En 1882, Aline, née en 1877, avait cinq ans.
Certes, la longueur des cheveux de l'enfant préféré de
Gauguin a fait couler pas mal d'encre. A témoin ce
commentaire de Georges Wildenstein du tableau de
1882, mentionné plus haut et reproduit ci-contre, qui
montre la famille du peintre dans le jardin de la rue de
Carcel : «D'après l'indication donnée par Pola Gauguin
à M. Malingue, ce tableau représenterait Mette, Clovis,
3 ans, et Aline, 5 ans et, dans la voiture, Jean. Or Jean
est né en avril 1881, ce qui permettrait de dater ce
tableau probablement de 1882 et non de 1881 comme
l'indique le catalogue de l'Exposition de Copenhague de
1893. On peut s'étonner que ce soit la petite fille qui ait
les cheveux courts et le garçon les cheveux longs. Mais
dans le tableau n° 51 que l'on dit être le portrait d'Aline,
l'enfant a aussi des cheveux courts ainsi que dans celui de 1885, n° 82. Les noms de Emile (8
ans), Aline (5 ans) et Jean (1 an) seraient plus vraisemblables et correspondraient mieux à
l'aspect physique des enfants ». Mais, sans y croire, Wildenstein ajoute : « …respectons les
indications de Pola Gauguin ».
Commentant deux autres tableaux (W n° 81 et 81 bis), qu’il date de 1883 et
représentant, le premier un enfant endormi et intitulé « Clovis Gauguin » et le second une tête
d’enfant, Wildenstein écrit encore : « L’enfant semble être le même (cheveux clairs et de
longs à peine plus âgé que celui figurant dans ‘La Famille du peintre’ ».
Voici la reproduction de ces deux portraits que Wildenstein ne connaît qu’à travers des
photographies.
6
Isabelle Cahn, L’impressionnisme ou l’œil naturel, Paris, Editions du Chêne, 2005
3
En rapprochant ces éléments avec La Toilette, l’hypothèse qu’Aline ait été le modèle
choisi par Gauguin pour sa sculpture se trouve, à notre avis, renforcée.
Une œuvre « potentiellement symboliste »…
Grâce à l’intervention du graveur Félix Bracquemont (1833-1914) et du céramiste
Ernest Chapelet (1835-1909), la sculpture offerte par Gauguin à Pissarro a connu un succès
rapide puisqu’elle a été retenue dès 1886 pour la 8ème exposition impressionniste de Paris.
Ce succès est sans doute lié à la beauté formelle et à la grâce qui se dégagent de La
Toilette. Mais sans doute aussi, pour reprendre les propos cités au début de cette note, à sa
dimension « potentiellement symboliste ».
Le symbolisme dans l’œuvre de Gauguin éclatera dans toute sa vigueur dans les deux
autres productions abritées par le Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg .
Pour conclure, nous voudrions citer un extrait d’une lettre adressée le 14 août 1888 par
Gauguin à Schuffenecker : « L’art est une abstraction, c’est le moyen de monter vers Dieu en
faisant comme notre divin maître, créer ».
Si l’enfant sculpté par Gauguin est l’un des siens, il l’aura doublement créé : une
première fois en le concevant avec Mette, son épouse, et une seconde fois en lui donnant
forme dans le bois.
4

Documents pareils