Pourquoi j`ai gardé confiance

Transcription

Pourquoi j`ai gardé confiance
Pourquoi j'ai gardé confiance
par Mariangela Bertolini
Nous reproduisons ici un extrait d'une magnifique conférence de Mariangela
donnée à Paris pour l'OCH dans les années 80.
Mariangela Bertolini, mère de trois enfants, nous fait suivre l'itinéraire qu'ellemême et son mari Paolo ont parcouru avec Maria-Francesca, qui ne marchait ni
n'avait aucun geste d'autonomie. Celle-ci est entrée dans la vie éternelle en 1978,
à l'âge de seize ans. Mariangela, a été la fondatrice de Foi et Lumière en Italie et
coordinatrice des pays d'Europe du Sud.
Mariangela est entrée, elle aussi, dans la vie éternelle le jour de l'Ascension 2014.
est donnée par ceux que nous
connaissons : parents, amis, et par
quelqu'un d'autre, qui est Celui qui vit en
nous. Même quand nous ne voulons plus
de Lui, Il nous soutient et nous dit :
"Avance, n'aie pas peur".
P
arler de la confiance n'est guère
possible. Elle se vit et ne se garde
pas toujours. Nous perdons pied
souvent.
Comment
alors
garder
confiance en soi, en Dieu et dans les
autres ? La confiance et l'espérance
sont un peu la même chose. Elles
surgissent dans les moments de
ténèbres,
dans
les
moments
intolérables à vivre. A ces instants-là,
nous sentons quelque chose qui nous
dépasse et nous fait tenir bon.
C'est une force, mais on ne sait
pas d'où elle vient. Je crois qu'elle nous
Le sourire de ma mère
J'avais quatorze ans quand j'ai
découvert (à ce moment-là, je l'ai
découvert dans ma mère) cette présence
possible, dans chacun de nous, de ce
ressort mystérieux. Mon père est mort
subitement à quarante cinq ans, en cinq
minutes. Il a laissé une famille de dix
enfants, cinq garçons et cinq filles, avec
une petite maman apparemment fragile
mais très grande et très forte dans sa
bonté. Nous habitions le nord de l'Italie et
mon père est mort à Rome.
J'attendais le retour de maman, je
me disais : "Comment va-t-elle être ? Elle
pleurera, elle sera tout habillée de noir. Il
n'y aura plus de rires dans cette maison
où on chantait, où on dansait"… J'ai vu
maman arriver : elle avait un grand
sourire. Elle nous a embrassés en
souriant, et m'a dit : "J'ai grande
confiance en toi, aide-moi".
A ce moment-là, grâce à ce sourire
de ma mère, j'ai compris une chose très
importante : pleurer, être triste,
angoissée, désespérée, c'est facile… On a
tous, dans la vie, des motifs pour lesquels
nous pouvons pleurer. Et même pleurer
longtemps. Et même pleurer toujours, et
rester continuellement là, à nous
plaindre.
Tandis que la réaction plus difficile,
c'est de sourire dans les heures de
grandes douleurs et de grand deuil. Pas
un sourire bête, mais un sourire qui dit :
"La vie, quoi qu'il arrive, vaut encore la
peine". Si je dis cela, ce n'est pas parce
que je n'ai pas souffert. Nous savons tous
ce que c'est de souffrir. Ce n'est pas beau
du tout ; à certains moments, c'est
révoltant. Mais je crois que le soleil est là,
même quand il est caché et que le ciel est
tout noir. Saint François d'Assise a écrit le
beau Cantique des créatures quand il
était déjà aveugle.
Dans ma vie, j'ai eu beaucoup de
périodes pénibles.
J'ai eu sept années de fiançailles
parce que nous n'avions pas d'argent. On
se disait, l'année prochaine on va se
marier puis, l'année prochaine, et encore
l'année prochaine, passait… Nous avons
enfin décidé de nous marier sans argent.
Nous étions heureux comme tout. Deux
mois après, un bébé s'annonçait. J'étais
dans la joie la plus grande parce que
nous le désirions beaucoup tous les deux.
Nous avons attendu plus que d'habitude.
C'était déjà le dixième mois quand cet
enfant est né. J'ai entendu un pleur qui
était différent de celui des autres bébés.
J'ai pensé : "C'est étrange".
On me l'a montrée et j'ai compris
que ça n'allait pas du tout. Les infirmières
me disaient : "C'est bien, ça va, ça va".
Mais moi, j'ai gardé ce souci. J'étais triste.
Le médecin m'assurait aussi que c'était
une enfant normale. Mais nous, dès sa
naissance, nous avions compris qu'elle
n'était pas comme nous l'attendions.
A l'âge d'un an, elle ne pesait
presque rien ; elle ne mangeait pas, ne
dormait pas. C'était bouleversant. On
nous a dit qu'elle ne voyait et n'entendait
pas. Ce n'était pas vrai ! On a vécu
comme on a pu. Mon mari est plus solide
que moi. Il a été très fort et courageux. Il
m'a beaucoup aidée alors que moi,
j'entrais dans une espèce de parenthèse.
Je n'osais même pas pleurer. J'étais toute
fermée en moi-même. Je faisais la classe
et tout ce que je devais faire (grâce à une
de mes sœurs qui s'occupait de MariaFrancesca pendant la matinée) mais je
cachais mon enfant. Paolo, plus ouvert,
plus généreux que moi, aimait MariaFrancesca comme elle était ; moi non. J'ai
eu des révoltes terribles. Je ne savais pas
comment je pouvais l'aimer. Elle était là,
mais je ne pouvais pas… Je ne savais pas
la rejoindre. Nanni, de trois ans plus jeune
que sa sœur, toujours si délicat et attentif
pour elle, souffrait de la situation sans
que je m'en rende compte. Il m'a
beaucoup aidée à sortir de mon ghetto
intérieur, en particulier le jour où, à l'âge
de quatre ans, il est entré dans la cuisine
et m'a demandé : "Pourquoi tu ne souris
jamais, maman?"
Maria-Francesca et Nanni
Allons à Lourdes
Maria-Francesca avait à peut près huit
ans quand mon mari m'a dit : "Si tu veux,
nous allons à Lourdes". Nous sommes
partis avec elle. J'avais le cœur plus serré
que d'habitude. Je n'avais aucune
confiance. Pourtant, j'avais beaucoup
parlé à la Sainte Vierge pendant cet
itinéraire de huit années, avec mon cœur
très fermé. Je lui avais dit toutes sortes de
choses : "Tu ne peux pas comprendre. A
toi, ça ne t'est pas arrivé une chose
pareille". A la fois, je l'accusais et je
l'appelais : "Aide-moi. Si tu peux, aidemoi !". Je n'ai jamais laissé ni le Seigneur
ni sa maman. Je les avais un peu dans
mon cœur. Je les gardais comme ça… Je
crois qu'ils m'ont écoutée, même si ça ne
s'est pas vu tout de suite.
A Lourdes, il y a eu ce que mon mari
appelle "le petit grand miracle". Là-bas,
j'étais très sombre. Un jour, la maman de
Sophie est passée devant moi et m'a
donné un papier. Rentrée à l'hôtel, je l'ai
lu : "Si vous voulez, Madame, venez à une
rencontre
de
parents
d'enfants
handicapés". J'ai dit à mon mari : "Si tu
veux, tu y va. Moi, je n'ai pas besoin de
ça". Mon mari a insisté : "Mais non, vas-y,
tu dois y aller" et j'y suis allée avec MariaFrancesca !
A ce moment-là, j'ai compris que je
n'étais plus seule. Jusque-là, je croyais
vraiment être unique au monde avec un
enfant comme ça. Là, il y avait des
parents avec, aussi, leurs enfants très
lourds, très difficiles. Il y a tout un poids
de souffrance qu'on ne peut décrire sans
devenir impudique.
A cette réunion, la maman qui nous
avait invitées a dit : "Ce n'est pas la peine
de pleurer. Il faut trouver d'autres
mamans comme nous, les faire sortir de
chez elles, les aider". Tout à coup,
l'assistance a chanté le Magnificat en
français (j'étais la seule italienne). Je ne
l'oublierai jamais de toute ma vie… parce
que j'ai été, comment dire… accaparée
par ce chant. Je me suis dit : "Si ces
parents peuvent chanter : 'Le Seigneur a
fait pour moi des merveilles', il y a
quelque chose qui ne va pas : ou ils sont
fous, ou c'est moi qui ne comprends rien".
Et puis, j'ai senti que moi aussi, je
chantais, avec un peu de fatigue, mais je
chantais avec eux. Ce chant m'a libérée. Il
a ouvert un petit peu un cœur qui était, je
crois, comme une pierre depuis des
années et des années. Enfin, j'ai pleuré.
De retour à Rome, avec mon mari,
nous voulions faire passer le message
que nous avions reçu et nous avons
réalisé que nous n'avions jamais
rencontré d'enfant
comme MariaFrancesca ni dans les rues, ni à l'église, ni
dans les magasins, nulle part, jamais.
Suivant l'idée de Paolo, toute forte de
Lourdes, je suis allée chez mon curé.

Ecoutez, vous connaissez ma fille

Oui.

Est-ce que dans notre paroisse, il y a
d'autres enfants comme elle ?

Ah non.

Combien de personnes sommes-nous
dans cette paroisse ?

27 000.

Une seule enfant handicapée, ça me
parait peu.

Moi, je n'en connais pas d'autre.
Alors, je suis rentrée à la maison.
Une école pour Maria-Francesca
Une maman de Lourdes m'écrivait
souvent : "Est-ce que tu as trouvé
quelqu'un à Rome ?" ; je répondais : "Non,
personne". Puis un jour, une amie me
téléphone : "Je sais où tu peux conduire
ta fille. Il y a une école pour elle". Je n'y
croyais pas : "Ce n'est pas possible, on
m'a toujours répondu qu'il n'y avait rien
pour elle". Mais elle insiste : "Vas-y, tu
verras, tu peux la conduire".
La première visite de ce centre m'a
bouleversée. Cette école s'appelait
"Sereine" été ce nom ne correspondait en
rien à la réalité. Il me semblait une
dérision pour les cent vingt enfants et
adultes qui s'y trouvaient, de ceux qu'à
Rome on appelle "les plus graves". Et là,
je devais laisser ma fille ! Si j'avais suivi
mon instinct, j'aurais dit : "Jamais de la
vie, impossible !". Nous avons beaucoup
hésité, mon mari et moi. Nous nous
sommes dit : "Mais où sont tous les
parents de ces enfants ? Comment viventils, qui les aide ?". Si nous avons décidé
d'envoyer Maria-Francesca à cette école,
c'est en partie pour connaître d'autres
parents.
Notre deuxième étape commence.
A notre retour de Lourdes, nous
pensions que notre fille devait recevoir le
Corps du Seigneur. C'était, dans notre
cœur, comme un désir très profond, pas
du tout sentimental. Nous en avions parlé
souvent. C'est difficile à expliquer ; pour
Paolo et moi, c'était un point essentiel
pour trouver la force de continuer et
d'avancer. A Lourdes, on nous avait dit :
"Si vous voulez, on peut donner la
communion à votre fille". Nous avions
refusé, parce qu'en rentrant chez nous, ce
serait fini. Ce n'était pas la peine.
Une enfant de Dieu
Certains ne comprendront peut-être
pas, mais je vais vous dire ce que
j'éprouvais profondément. J'avais devant
moi une enfant qui n'intéressait
personne, dont on ne demandait presque
jamais de nouvelles. La tentation souvent
très forte, très douloureuse était : est-ce
que c'est une enfant ? Elle n'a jamais dit
un mot. Comment découvrir dans son
expression les paroles que j'attendais de
tout mon cœur : "Je t'aime, maman" ?
J'avais besoin de quelqu'un qui me dise :
"Elle est enfant de Dieu comme les
autres, à part entière". Et pour moi, le
signe de cette appartenance, c'était
qu'elle reçoive le Corps du Christ.
J'ai commencé d'aller voir les prêtres
que je connaissais pour leur faire cette
demande. Ils me questionnaient toujours :
"Est-ce qu'elle comprend
?". Je
répondais :"J'ai besoin que vous me
disiez : c'est une enfant de Dieu. Et vous
demandez : est-ce qu'elle comprend
quelque chose ! Si elle comprenait, je ne
serai pas là !".
Ce que je ne voulais pas non plus,
c'est que les prêtres accèdent à mon
désir par pitié : "Bon, faisons-le, pauvre
maman, elle pleure, elle a besoin de ça".
Non ! Je voulais qu'ils soient convaincus !
Mon mari est retourné voir le curé. Celui-ci
avait été ébranlé et il a passé une nuit à
chercher dans ses livres de théologie la
réponse à notre question. Il en a conclu
qu'il n'y avait aucune interdiction formelle.
Nous avons préparé cet événement, si
fondamental pour nous, dans la prière.
Enfin, ce fut la grande fête de la
communion de Maria-Francesca, un peu
le deuxième miracle de notre vie. Nous
pensions : "Nous allons marcher avec elle,
la mettre avec les autres".
Grâce à mon mari. Lui n'avait pas
honte. Il sortait avec elle. Moi, je n'avais
pas le courage. C'était très dur parce que
tout le monde se retournait, faisait des
commentaires. Il m'est arrivé, à la plage,
de voir des personnes faire un tour pour
mieux la voir.
Après ce grand mystère du Corps du
Seigneur qui est venu en elle, nous avons
trouvé un grand élan. Des amis ont
commencé à venir dans notre maison. Ils
entraient, sortaient, nous aidaient, nous
invitaient. Je ne comprends plus rien.
J'étais un peu ivre de voir que, petit à
petit, c'était elle qui attirait toutes sortes
de gens. Mais l'espérance qui naissait en
nous, il fallait la partager. C'était
impératif. Si la souffrance restait, on vivait
d'une autre façon, avec des moments
tellement beaux. Nous nous retrouvions à
quarante pour partager un repas, assis
par terre ! La maison était ouverte.
Nous nous sommes dit : "Si MariaFrancesca fait cela, il faut que nous le
fassions connaître aux autres". C'est
l'époque où Marie-Hélène Mathieu et Jean
Vanier sont arrivés et nous ont bousculés
avec le pèlerinage de Foi et Lumière en
1975 à Rome. Ce fut un temps
extraordinaire d'émerveillement, mais
quand les pèlerins sont repartis, nous
nous sommes dit : "Maintenant, il faut
vraiment commencer Foi et Lumière !".
Confiants dans l'autre
Ceux qui nous ont fait confiance pour
démarrer, ce sont les personnes
handicapées les plus atteintes. Elles, elles
ne peuvent rien, elles se confient à nous.
Elles sont dans les bras de l'un, puis elles
passent à l'autre, puis à l'autre; on les
amène par-ci, par-là. On les transporte.
Elles ne disent jamais rien. Elles nous ont
appris vraiment à être confiants dans
l'autre.
Il y a eu aussi des rencontres avec
des parents qui ne sortaient pas de chez
eux depuis quinze ans ! Cela n'est pas
évident, mais c'est la vérité. Par "sortir" je
ne dis pas faire des courses dans le
magasin en bas, mais faire un voyage ou
partir en vacances !
Les jeunes nous ont beaucoup
apporté et, eux aussi, nous ont appris la
confiance. Vraiment, nous ne savons pas
comment ils sont sortis de leurs maisons
pour venir vers nous. Pas seulement une
fois par mois, c'est trop peu pour eux. Ils
disent : "Ça ne vous aiderait pas vraiment
que nous venions seulement une fois par
mois".
C'est une rencontre d'amitié tellement
profonde que cela me paraît un petit
miracle sur la terre. Je me demande
comment des jeunes qui font leur
médecine, qui travaillent, qui vont en
classe, trouvent des samedis après-midi
et des dimanches pour prendre les
enfants difficiles et les amener partout
avec eux, dans une joie… insouciante,
peut-on dire. Ils vont dans les rues, ils
prennent l'autobus ; ils vont dans les
églises et dans les paroisses ; ils vont
jouer. Et pour certaines mamans, cela a
été un appel à une conversion profonde.
Quand il y a une conversion envers le
Seigneur, il y a une conversion avec tout
l'entourage. Il y a une direction nouvelle
pour recommencer sa vie d'une autre
façon.
Quand l'épreuve arrive, il faut trouver
quelqu'un qui soit coupable dans cette
aventure. Alors, on commence à jeter la
pierre au Seigneur, en lui disant : "C'est
toi, je ne t'aime plus ; j'ai un enfant
comme ça, va-t-en, je ne veux plus de toi".
Cela nous est arrivé et cela arrive
presqu'à tous, même à ceux qui n'ont pas
une souffrance aussi grande.
Mais ce n'est pas Lui. Et pour
découvrir que ce n'est pas Lui, par quoi ne
faut-il pas passer ? Un jour, on découvre
que Dieu est bon à travers le frère ou la
sœur qui nous apporte un amour spécial.
L'éternité devant nous
Le plus important, pour un chrétien,
c'est de témoigner que la joie et la
souffrance peuvent exister ensemble.
C'est terriblement difficile à vivre.
C'est possible dans la mesure où nous
avons confiance en Celui qui nous a
donné l'exemple et qui peut nous aider, si
nous nous appuyons sur Lui.
Je ne peux pas parler sans émotion de
la troisième étape, si douloureuse pour
nous, de la vie de Maria-Francesca.
Quand les communautés Foi et
Lumière sont parties à Assise pour le
premier pèlerinage italien en 1978, MariaFrancesca qui y participait, à la veille
d'être opérée d'un cancer, faisait son
adieu muet aux six cents pèlerins : "Adieu,
j'ai transmis mon message. Ce que je
voulais dire, je vous l'ai dit ; maintenant,
je dois faire autre chose".
Ce qu'elle nous a confié avec tout son
amour, c'est que les enfants comme elle,
mystérieusement, ont un message
prophétique pour le monde d'aujourd'hui.
Nous l'avons vécu, nous y croyons. Ils ont
quelque chose de très fort à nous dire.
Devant eux, nous ne pouvons plus penser
en termes d'avenir. Nous avons l'éternité
devant nous. C'est pour cela qu'ils nous
aident à nous convertir continuellement,
jour après jour, au message des
Béatitudes que Jésus nous a laissé.
Marie-Hélène, Mariangela et les responsables d'Europe du Sud,1983