Le langage - Philopsis
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Le langage Science et langage 1 Philippe Solal Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. I. Introduction Depuis le début du XXe siècle, les sciences humaines et la linguistique en particulier, ont été amenées à dissocier différents sens du mot langage, sens que l’usage ordinaire confond le plus souvent et qu’il nous faut rappeler en préambule. Au sens large, le mot « langage » désigne tout système ou ensemble de signes permettant l’expression ou la communication. En ce sens on parle couramment du langage informatique par exemple, c’est-à-dire de l’ensemble des signes utilisés par un programmeur pour formuler des instructions. En ce sens encore on parle du problème de l’existence (ou non) d’un « langage animal », d’un « langage de l’art » etc. A côté de ce sens large, il existe une définition plus restreinte : on appelle langage une institution universelle, spécifique de l’humanité et comportant des caractéristiques propres. Dans ce sens, une distinction doit être établie, entre le langage en tant que faculté (ou aptitude à constituer un système de signes) et la langue qui est l’instrument de communication propre à une communauté humaine, instrument issu de cette faculté. Au niveau de la langue, une nouvelle distinction apparaît entre la langue elle-même, qui se définit comme un ensemble institué et relativement stable de symboles 1 Conférence donnée le 10 novembre 2004 à l’IUFM d’Aix-en-Provence dans le cadre de la Formation continue des professeurs de philosophie du second degré. www.philopsis.fr verbaux ou écrits propres à un corps social déterminé, et la parole qui est l’acte individuel par lequel s’exerce la pratique de la langue. Ces définitions préliminaires fixent le cadre de la présente intervention qui se propose de réfléchir sur les relations qui existent entre le langage, aux deux sens que nous venons de rappeler, et le travail des sciences, en englobant aussi bien celles que l’on nomme sciences exactes que les sciences humaines. II. Langage et sciences exactes II, 1. Les symboles mathématiques constituent-ils un langage ? En guise de point de départ nous prendrons appui sur une citation fort connue de Galilée extraite d’un ouvrage datant de 1623, L’Essayeur. À la page 141 de l’édition française de ce texte, Galilée écrit ceci : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur ». Cette citation peut s’interpréter d’au moins trois manières : 1. Elle peut vouloir dire que les mathématiques sont le langage de la nature, langage que l’homme qui l’étudie devra s’efforcer d’assimiler et de comprendre. Dans cette conception les mathématiques possèdent une « dimension ontologique », ce qui est une manière de dire qu’elles sont composées de formes intelligibles existant par elles-mêmes et par lesquelles la nature est codifiée de toute éternité. On donne souvent à cette conception les noms de « réalisme » ou « platonisme » mathématique. 2. On peut interpréter d’une seconde manière la citation de Galilée et conclure à partir d’elle que les mathématiques sont le langage de l’homme dans lequel devront être traduits les phénomènes de la nature pour devenir compréhensibles. Cette position est celle des formalistes ou nominalistes pour lesquels les mathématiques sont une pure invention de l’homme, et pour qui les êtres mathématiques n’ont d’autre existence que comme symbole et texte écrit. On peut ranger parmi les tenants de cette position le formalisme de Hilbert et, dans sa plus grande radicalité, celui du groupe de mathématiciens réunis sous le nom de Bourbaki. C’est aussi par exemple la position du physicien Heisenberg qui a écrit que pour lui « les formules mathématiques ne représentent plus la nature, mais la connaissance que nous en possédons ». 3. Il existe une troisième interprétation qui met l’accent sur le fait qu’il ne va pas de soi de parler des mathématiques comme d’une « langue », que ce soit en tant que « langue de la nature » ou comme « langue des hommes étudiant la nature ». Une troisième option est possible, celle qui affirme qu’il n’y a entre les mathématiques et la langue qu’une simple © Philopsis – Philippe Solal 2 www.philopsis.fr comparaison, une analogie aux vertus éclairantes et pédagogiques. Les langues, telles que nous les avons définies en préambule possèdent des propriétés spécifiques (double articulation, mise en correspondance de trois plans bien distincts : celui des signifiants, des signifiés et des référents) etc. et une finalité bien spécifique, permettre la communication orale ou écrite au sein d’un corps social déterminé. Or les objets mathématiques ne présentent pas dans leur complexité quelque chose qui puisse correspondre à une « double articulation », ils ne renvoient pas à un monde d’objets extérieurs à eux- mêmes, puisque le cercle du géomètre par exemple n’existe pas dans la nature et que les formules algébriques sont autoréférentielles, ce qui signifie qu’elles renvoient à leur propre composition interne. Ajoutons que les objets mathématiques sont utilisés en physique pour exprimer des mesures, ce qui réduit considérablement le champ et la finalité de la « communication » par rapport aux langues vernaculaires, et qu’enfin, comme le soutiennent de nombreux mathématiciens, les suites de symboles mathématiques sont faits pour être lus silencieusement et non pas pour être parlés, ce qui élimine la dimension orale de la communication. Rien ne serait par conséquent plus impropre que de parler des mathématiques comme une langue sinon par une lointaine analogie qui trouverait sa raison d’être dans les vagues similitudes existant entre la syntaxe d’une langue et les règles de composition interne des chaînes mathématiques. Cette position est défendue par exemple par un épistémologue comme Thomas Kuhn dans l’ouvrage intitulé La structure des révolutions scientifiques. Pour lui le texte de Galilée possède une valeur essentiellement paradigmatique et par « paradigme » il faut entendre un « modèle de représentation », une analogie aidant à la conceptualisation, comme l’indique du reste l’étymologie grecque : « paradeigma » qui signifie « modèle » ou « exemple ». Selon Thomas Kuhn chaque grande innovation théorique (et, dans le cas de la science galiléenne, il s’agit de la mathématisation de la physique, en rupture avec la physique qualitative héritée d’Aristote) implique l’adoption d’un nouveau modèle ou paradigme qui permet de surmonter une crise dans la représentation, suscitée par l’innovation elle-même. Cette conception, exposée dans un texte de 1962 n’est pas sans rappeler les thèses de Michel Foucault, développées en 1966 dans Les mots et les Choses, dans lesquelles Foucault montre que les ruptures d’épistémé proviennent à la fois d’une autre manière de concevoir le rapport des signes au monde et de l’adoption de nouveaux paradigmes de représentation. II 2. La critique de « l’illusion formaliste » A ce niveau de l’analyse il nous faut revenir au texte de Jean-Marc Lévy-Leblond, Penser les mathématiques, avec lequel nous avions commencé. Pour ce physicien, la bonne interprétation du texte de Galilée ne fait aucun doute. Galilée conçoit les mathématiques comme le langage propre de la nature et sa position doctrinale est réaliste ou platonicienne. Toutefois le caractère exclusif de la triple alternative que nous avons présentée (le réalisme, le formalisme ou l’approche paradigmatique) n’est pas reçue « en l’état » par tous les tenants de l’épistémologie contemporaine. En d’autres termes, on peut revendiquer l’existence d’une une voie médiane, une interprétation qui refuse des options aussi tranchées en ce qui concerne le statut des mathématiques. C’est le cas, par exemple, de la position que © Philopsis – Philippe Solal 3 www.philopsis.fr Gilles-Gaston Granger développe dans son ouvrage Pensée formelle et sciences de l’homme. Dans ce texte Granger souligne tout d’abord le lien étroit qui unit le travail de la science avec l’univers des signes. Il écrit ainsi : « il y a science lorsque s’opère par la médiation de signes, le passage d’une expérience à une forme ou structure ». Le mot « expérience » est ici à prendre au double sens d’expérience sensible et d’expérimentation scientifique. Lorsque Galilée, nous dit Granger, analyse le phénomène d’accélération de la vitesse d’un corps tombant en chute libre, dans un ouvrage de 1638, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, il constate que cette vitesse n’est pas directement déterminée par le poids du corps en chute libre mais par l’addition d’unités de temps, durant la chute. A chaque nouvelle unité de temps la vitesse est supérieure d’un degré. A partir de ce constat il formule en langue vernaculaire la loi selon laquelle l’espace parcouru par un corps en chute libre est proportionnel au carré du temps de chute. Toutefois cette loi ne sera formulée en toute rigueur scientifique que par l’intermédiaire d’une formule où des symboles (des lettres, des chiffres et une barre de fraction) vont exhiber des rapports. Ainsi ce qui est connu à l’époque sous le nom de la « loi des espaces » se formule à l’aide de ce qu’on peut appeler une « algèbre » : e= ½ gt2. Cette présentation algébrique permet de lire les rapports rigoureux et précis entre des grandeurs mesurables symbolisées par des lettres, lesquelles désignent des variables. L’existence de ces variables permet de s’élever de la perception intuitive à l’abstraction d’une loi. En effet cette formulation, parce que générale, est infiniment plus riche que ce peut fournir la simple perception d’un corps en chute libre et nous fait accéder à l’intelligibilité du phénomène constaté. Or nous dit Granger, la nécessité pour la physique d’utiliser une expression algébrique n’implique aucun nominalisme ou formalisme et il faut se garder de toute « illusion formaliste ». Bien sûr les progrès majeurs d’une science ont pour point de départ une réforme radicale du codage de l’expérience, écrit-il, et ce fut aussi le cas avec la chimie de Lavoisier lorsque ce dernier écarta les symboles figurés des éléments chimiques pour y introduire une représentation algébrique non intuitive des phénomènes de réaction. Mais (et ce point nous paraît fondamental), il faut reconnaître, poursuit Granger, qu’un codage n’est jamais le seul possible alors même que le corps des expériences qu’il exprime reste inchangé. Il y a des « styles » possibles de codification de la physique, comme il y a des styles possibles de positionnement de l’objet mathématique. C’est là une des thèses les plus célèbres de l’épistémologie de Gilles-Gaston Granger qui fonde l’idée d’une « épistémologie comparative », dans laquelle on va pouvoir comparer et distinguer les styles du langage mathématique d’Euclide et d’Archimède, de Desargues et de Descartes etc., sans que cela n’implique aucune vision nominaliste des mathématiques. Ce travail de comparaison sera accompli par lui du reste dans son Essai d’une philosophie du style. Granger prétend donc se placer dans une position intermédiaire entre « l’ontologisation » des symboles mathématiques et le nominalisme de ceux pour qui les êtres mathématiques sont purement linguistiques. Il condamne ainsi avec une grande force les thèses qui furent celles de Condillac lorsque ce dernier écrivait que la © Philopsis – Philippe Solal 4 www.philopsis.fr science n’est qu’une langue bien faite : « affirmer avec Condillac que la science n’est qu’une langue bien faite est une thèse singulièrement ambiguë. Cela signifie qu’on glisse donc facilement à une conception grammaticale de la science selon laquelle l’objet finit par n’être rien que le produit d’une activité syntaxique dont la fécondité nous surprend ». Or il ne faut pas prendre la proie pour l’ombre, ne pas confondre le réel et les formes du langage, comme nous ne devons pas confondre dans la pratique quotidienne du langage, les choses avec les mots qui les désignent. Dans Pensée formelle et sciences de l’homme Granger écrit encore : « le travail scientifique fait un langage, mais la science n’est pas seulement une langue bien faite. L’organisation syntaxique n’est jamais qu’un aspect de la construction des concepts, qui supposent un processus irréductible de manipulation des phénomènes physiques ». III. Le langage des sciences humaines III 1. Le projet structuraliste Les mêmes questions, les mêmes alternatives et les mêmes polémiques vont se retrouver, à partir de la seconde moitié du XX° siècle, au niveau du champ de ce qu’il est convenu d’appeler les « sciences humaines ». Un texte fondamental, paru en 1947, de Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, va en effet tenter, en reprenant les principes du structuralisme définis par Saussure, de faire des mathématiques le langage rigoureux des sciences humaines et en particulier de l’ethnologie. Certes il y a déjà dans la sociologie de Durkheim, notamment à propos de ses travaux sur le suicide, l’utilisation de l’outil statistique, mais l’ambition de Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires est d’une tout autre nature et d’une tout autre ambition. Le projet de Lévi-Strauss est de faire accéder l’ethnologie à une formalisation mathématique qui nous fasse sortir d’une discipline purement descriptive, baignant dans l’univers gris des empiricités comme l’écrira Michel Foucault (gris comme un mélange de noir et blanc c’est-à-dire de rigueur et de subjectivité), pour la faire entrer dans l’univers de la science. Le parti-pris méthodologique de Lévi-Strauss consiste donc à écarter la description et le récit par les acteurs de leur vécu, pour dégager par-delà les interprétations subjectives que ces derniers font de leur pratique, l’intelligibilité de lois ethnologiques. Dégager des lois revient, dans ce contexte, à expliciter des structures, lesquelles sont définies, au sens le plus général comme « des systèmes de relations entre éléments dont les seules propriétés dérivent de ces relations mêmes ». Lévi-Strauss tentera d’appliquer cette méthode aux représentations mythiques des sociétés dites traditionnelles ou primitives, aux représentations alimentaires, mais surtout, et c’est dans ce domaine que nous concentrerons maintenant l’analyse, aux règles d’alliance dans ces sociétés et aux liens de parenté qu’elles impliquent. © Philopsis – Philippe Solal 5 www.philopsis.fr Lévi-Strauss part du constat que, dans chaque société traditionnelle, même là où les mariages ne semblent résulter que de choix individuels, plus ou moins dictés par des considérations économiques ou affectives contingentes, étrangères en tous les cas aux relations de parenté, il existe certains types de « cycles d’alliance » qui tendent à se constituer ou à se reproduire, consciemment ou à l’insu des protagonistes. Ce phénomène est analysé en particulier dans la tribu des indiens d’Amérique du nord, les Crow-Omaha, chez la tribu Kachin de Birmanie, chez les Purum de l’Inde ou encore chez les Aranda d’Australie. Dans ces sociétés il apparaît clairement que les mariages d’une génération dépendent, dans les possibilités de choix offert à un homme ou à une femme, des mariages des générations précédentes. En quelque sorte le champ des possibles est spécifié soit de façon négative et large (les alliances antérieures définissent un certain nombre d’alliances interdites pour la génération suivante), soit de manière positive et restreinte. Ainsi chez les Crow-Omaha par exemple il y a spécification négative des mariages : les enfants d’un mariage contracté par un membre déterminé d’un clan A avec celui d’un clan B ne pourront pas contracter un mariage analogue entre ces deux clans pendant un nombre déterminé de générations. Ainsi, dans ce système, chaque alliance, dans l’intervalle de ce nombre d’années, doit être différente de l’alliance contractée précédemment. D’autres règles d’alliances sont beaucoup plus complexes et d’une lecture, il faut l’avouer, parfois bien difficile. J’ai suivi ici du reste l’article de l’ethnologue Dan Sperber « Le structuralisme en anthropologie », paru dans l’ouvrage collectif Qu’est-ce que le structuralisme ? Ainsi le système d’alliance des kachin est-il beaucoup plus compliqué : les Kachin forment leurs alliances matrimoniales de façon circulaire entre cinq clans. Ce sont les clans des chefs de districts qui sont exclusivement « donneurs de femmes » par opposition aux clans dits « roturiers » qui sont ceux des « preneurs de femmes ». Le système des Arandas est lui aussi très complexe et offre une alternance du sens des alliances d’une génération sur l’autre. Ainsi sur une génération le sens est matrilatéral (lorsque les unions se font entre membres d’une catégorie de parents du côté de la mère, par exemple entre un fils et sa cousine matrilinéaire), puis à l’autre génération le sens doit être patrilatéral, ce qui signifie que l’alliance doit se faire entre parents du côté du père. Ce qu’il est important de souligner pour mon propos c’est la méthode qui va être alors suivie par Lévi-Strauss : donner une transcription algébrique des ces types d’alliance et utiliser des règles mathématiques pour décrire les différents systèmes de permutation au niveau du sens des alliances. Ainsi au lieu de parler de clans (par exemple pour les Arandas) Lévi-Strauss les remplace par des lettres (A,B,C,D,), 1 et 2 désigne le sens des alliances d’une génération sur l’autre et à partir des 8 classes définies (A1,A2, B1, B2 etc.) on va se trouver face à un réseau de relations purement algébrique, épuré de toute référence intuitive et de tout récit vécu. C’est ce réseau que Lévi-Strauss appelle « structure » et c’est lorsqu’on arrive à cette dimension structurale que l’on atteint enfin le terrain de la science. Il faut préciser toutefois qu’on ne trouve pas dans le texte des Structures élémentaires un véritable traitement mathématique de ces structures. C’est le mathématicien Philippe Courrège, dans un article postérieur à ce texte, © Philopsis – Philippe Solal 6 www.philopsis.fr article intitulé « Un modèle mathématique des structures de parenté » (article cité par Dan Sperber), qui formalisera complètement ces cas. III 2. L’inconscient structural Il nous faut maintenant revenir à notre problématique de départ, en nous demandant quel est le statut exact de ces structures et qu’est-ce que leur existence supposée implique au niveau du langage utilisé par l’ethnologie selon Lévi-Strauss. Chez celui-ci cette question admet deux niveaux de réponse : 1/ Le langage de la science ethnologique doit être de type mathématique ou algébrique, seul capable d’exhiber les structures et d’échapper aux imprécisions des récits vécus. Cette position, Lévi-Strauss le répète souvent, est d’ordre méthodologique ou paradigmatique, ce qui signifie qu’elle repose sur le « parti-pris », à travers cette algèbre, de traiter « les faits humains comme des signes ». Cette affirmation fait écho à la déclaration de Durkheim, au début de son ouvrage sur Les règles de la méthode sociologique, de « traiter les faits humains comme des choses ». 2/ Toutefois la position de Lévi-Strauss est souvent plus ambiguë, de nombreux autres textes de lui en témoignent, et semblent attester que la problématique du signe n’est pas chez lui un choix purement méthodologique dans le traitement du fait humain. Lévi-Strauss répète en effet que le phénomène de l’alliance est un authentique phénomène de communication, un « langage matrimonial » par lequel s’accomplit, chez l’homme le passage de la nature à la culture. Ce langage matrimonial forme un « Inconscient structural » qui transcende par définition la conscience qu’en ont les hommes, au point de parler ici d’une véritable « autonomie du symbolique ». Les schémas structuraux des alliances auraient un peu le statut des formes transcendantales kantiennes : objectives parce qu’universelles et subjectives parce que logées dans l’inconscient collectif des individus. L’universalité de la prohibition de l’inceste revêt en effet des modalités sémiologiques aussi variées qu’il y a de cultures et, écrit LéviStrauss, « les règles de l’alliance définissent pour chaque culture une grammaire inconsciente ». Lévi-Strauss se réfère souvent d’ailleurs au modèle de la phonétique structurale de Roman Jakobson pour préciser sa pensée : « tout comme le langage, au plan sémantique aussi bien que phonologique, repose sur un certain nombre d’entité oppositives qui se conditionnent mutuellement (les monèmes et phonèmes), tout système de parenté est constitué d’unités groupées en couples oppositionnels femmes permises/femmes interdites, preneurs de femmes/donneurs de femmes etc. « Chacun de ces doublets n’acquiert une signification, tout comme les phonèmes et les mots de la langue qu’une fois réinséré dans le système global d’alliance dans lequel il prend place ». Ainsi, si ce qu’affirmait Saussure à propos de la langue, à savoir qu’elle est un système où il n’y a que des différences, peut s’appliquer au langage matrimonial, il faut admettre, écrit Lévi-Strauss, que « l’activité inconsciente de l’esprit se réduit ici à un terme par lequel nous désignons une fonction : la fonction symbolique ». L’inconscient anthropologique serait toujours vide par opposition à ce que peut être l’inconscient freudien riche de contenus refoulés. Il constituerait la matrice sémiologique de tous les systèmes symboliques en fonctionnant un peu comme une syntaxe universelle et © Philopsis – Philippe Solal 7 www.philopsis.fr formelle sur des contenus de provenance diverse : mythes, règles d’alliance, sons etc. On le voit, dans l’ethnologie de Lévi-Strauss, la question des rapports entre science et langage se complexifie : à côté du parti-pris de traiter les faits humains comme des signes susceptibles d’un traitement algébrique, il y a l’affirmation que les phénomènes sociaux dérivent, dépendent, pour une part, de représentations inconscientes dont la matrice universelle est celle des jeux d’opposition entres signes. Cette idée a connu le succès que l’on sait avec dans les années soixante l’application de la méthode structuraliste au domaine de la psychanalyse (Jacques Lacan), de l’économie (Althusser), de la psychologie (Piaget), de l’histoire (Dumézil), et dans une radicalisation de l’approche saussurienne du langage, avec Chomsky. Je n’évoquerais pas ici ces figures du structuralisme mais je terminerais en mentionnant l’œuvre de Foucault qui, dans Les Mots et les Choses tente de penser cette révolution conceptuelle d’alors. III 3. La mort de l’Homme Michel Foucault montre dans ce texte que la signification profonde du structuralisme n’est pas de faire entrer les sciences humaines dans l’ère de la science par la mathématisation de leur objet et de leur langage. Du reste il refuse d’appeler les sciences structurales « sciences humaines » car elles ne traitent plus du fait vécu, mais s’intéressent uniquement à l’inconscient des structures, qu’elles soient d’ordre psychanalytique, historique ou ethnologique. Il réserve le terme de « sciences humaines », chez lui très péjoratif, à ces approches naïves prises dans l’illusion du sociologisme et du psychologisme, croyant encore à la liberté humaine alors que règne en réalité la prégnance de déterminismes inconscients qui dérivent de « l’autonomie du symbolique ». Pour Foucault les sciences humaines structurales sont bien des sciences mais elles ne sont pas « humaines » puisqu’elles ne s’intéressent pas à l’homme en tant que sujet-cause, alors que les sciences humaines non structuralistes sont bien humaines (puisqu’elles décrivent le vécu) mais ne sont pas des sciences car elles portent sur un être imaginaire : l’homme comme sujet-cause (c’est ce qu’on a appelé à l’époque « l’anti-humanisme » de Foucault annonçant la mort de l’homme). Le structuralisme selon lui a destitué l’idée d’un « sujet-cause » au profit du Langage dont les contraintes nous dépassent. C’est ce que montrait déjà Lacan en écrivant non sans témérité que « le moi n’existe pas », qu’il n’est qu’une pure instance imaginaire, là où seul domine la réalité de ces chaînes de signifiants qui nous structurent et nous agissent. Pour Foucault, cette ligne de fracture théorique avec les philosophies du sujet, peut se résumer ainsi : à la question « qui pense ? qui désire ? qui parle ? » - quand on dit « je pense, je désire, je parle », il faut désormais opposer un rire philosophique et stigmatiser les illusions du psychologisme qui croit que le sujet est cause. Il n’existe en réalité qu’une aliénation essentielle au Langage, car les mots sont des filets et nous sommes agis par eux dans ces jeux de langage qui nous traversent. La figure de l’homme, écrit Foucault, disparaît ainsi « comme une figure dessinée sur du sable et effacée par la mer », et avec elle la prétention à affirmer une quelconque liberté humaine. © Philopsis – Philippe Solal 8 www.philopsis.fr On le voit, cette thèse va bien au-delà de la question épistémologique du langage des sciences humaines. Nous sommes ici dans l’ordre de l’ontologie, car le Langage est pensé comme être et non plus comme représentation. Avec Foucault, l’épistémologie structuraliste débouche sur une métaphysique du langage, qui devient le fossoyeur de notre liberté. L’œuvre ultérieure de Michel Foucault, recentrée sur le « souci de soi » réintroduira on le sait l’idée d’un sujet, certes clivé, mais capable d’échapper aux déterminismes psychosociologiques dans lesquels le formalisme de Lévi-Strauss l’avait enfermé. Bibliographie Galilée, L’Essayeur (1623) trad. C. Chauviré, Les Belles Lettres, 1980 Jean-Marc Lévy-Leblond, Penser les mathématiques, Seuil, 1982. Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, coll. « Champs », 1983 Michel Foucault, Les mots et les Choses, Gallimard, 1966 Gaston Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, AubierMontaigne, 1967 Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, (1638) Trad. M. Clavelin, PUF, coll « Epiméthée », 1995 Gaston Granger, Essai d’une philosophie du style, Odile Jacob, 1969 Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, PUF, 1947 Dan Sperber « Le structuralisme en anthropologie », dans Qu’est-ce que le structuralisme ? Seuil, 1968 Philippe Courrège, « Un modèle mathématique des structures de parenté », revue L’Homme, 1965 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, 1895 © Philopsis – Philippe Solal 9