Le langage - Philopsis

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Le langage - Philopsis
Le langage
Science et langage 1
Philippe Solal
Philopsis : Revue numérique
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I. Introduction
Depuis le début du XXe siècle, les sciences humaines et la
linguistique en particulier, ont été amenées à dissocier différents sens du mot
langage, sens que l’usage ordinaire confond le plus souvent et qu’il nous faut
rappeler en préambule.
Au sens large, le mot « langage » désigne tout système ou ensemble
de signes permettant l’expression ou la communication. En ce sens on parle
couramment du langage informatique par exemple, c’est-à-dire de
l’ensemble des signes utilisés par un programmeur pour formuler des
instructions. En ce sens encore on parle du problème de l’existence (ou non)
d’un « langage animal », d’un « langage de l’art » etc. A côté de ce sens
large, il existe une définition plus restreinte : on appelle langage une
institution universelle, spécifique de l’humanité et comportant des
caractéristiques propres. Dans ce sens, une distinction doit être établie, entre
le langage en tant que faculté (ou aptitude à constituer un système de signes)
et la langue qui est l’instrument de communication propre à une
communauté humaine, instrument issu de cette faculté. Au niveau de la
langue, une nouvelle distinction apparaît entre la langue elle-même, qui se
définit comme un ensemble institué et relativement stable de symboles
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Conférence donnée le 10 novembre 2004 à l’IUFM d’Aix-en-Provence dans
le cadre de la Formation continue des professeurs de philosophie du second degré.
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verbaux ou écrits propres à un corps social déterminé, et la parole qui est
l’acte individuel par lequel s’exerce la pratique de la langue.
Ces définitions préliminaires fixent le cadre de la présente
intervention qui se propose de réfléchir sur les relations qui existent entre le
langage, aux deux sens que nous venons de rappeler, et le travail des
sciences, en englobant aussi bien celles que l’on nomme sciences exactes
que les sciences humaines.
II. Langage et sciences exactes
II, 1. Les symboles mathématiques constituent-ils un langage ?
En guise de point de départ nous prendrons appui sur une citation fort
connue de Galilée extraite d’un ouvrage datant de 1623, L’Essayeur. À la
page 141 de l’édition française de ce texte, Galilée écrit ceci :
« La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient
toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne
peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la
langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est
écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des
triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen
desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans
eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur ».
Cette citation peut s’interpréter d’au moins trois manières :
1. Elle peut vouloir dire que les mathématiques sont le langage de la
nature, langage que l’homme qui l’étudie devra s’efforcer d’assimiler et de
comprendre. Dans cette conception les mathématiques possèdent une
« dimension ontologique », ce qui est une manière de dire qu’elles sont
composées de formes intelligibles existant par elles-mêmes et par lesquelles
la nature est codifiée de toute éternité. On donne souvent à cette conception
les noms de « réalisme » ou « platonisme » mathématique.
2. On peut interpréter d’une seconde manière la citation de Galilée et
conclure à partir d’elle que les mathématiques sont le langage de l’homme
dans lequel devront être traduits les phénomènes de la nature pour devenir
compréhensibles. Cette position est celle des formalistes ou nominalistes
pour lesquels les mathématiques sont une pure invention de l’homme, et
pour qui les êtres mathématiques n’ont d’autre existence que comme
symbole et texte écrit. On peut ranger parmi les tenants de cette position le
formalisme de Hilbert et, dans sa plus grande radicalité, celui du groupe de
mathématiciens réunis sous le nom de Bourbaki. C’est aussi par exemple la
position du physicien Heisenberg qui a écrit que pour lui « les formules
mathématiques ne représentent plus la nature, mais la connaissance que
nous en possédons ».
3. Il existe une troisième interprétation qui met l’accent sur le fait
qu’il ne va pas de soi de parler des mathématiques comme d’une « langue »,
que ce soit en tant que « langue de la nature » ou comme « langue des
hommes étudiant la nature ». Une troisième option est possible, celle qui
affirme qu’il n’y a entre les mathématiques et la langue qu’une simple
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comparaison, une analogie aux vertus éclairantes et pédagogiques. Les
langues, telles que nous les avons définies en préambule possèdent des
propriétés spécifiques (double articulation, mise en correspondance de trois
plans bien distincts : celui des signifiants, des signifiés et des référents) etc.
et une finalité bien spécifique, permettre la communication orale ou écrite au
sein d’un corps social déterminé. Or les objets mathématiques ne présentent
pas dans leur complexité quelque chose qui puisse correspondre à une
« double articulation », ils ne renvoient pas à un monde d’objets extérieurs à
eux- mêmes, puisque le cercle du géomètre par exemple n’existe pas dans la
nature et que les formules algébriques sont autoréférentielles, ce qui signifie
qu’elles renvoient à leur propre composition interne.
Ajoutons que les objets mathématiques sont utilisés en physique pour
exprimer des mesures, ce qui réduit considérablement le champ et la finalité
de la « communication » par rapport aux langues vernaculaires, et qu’enfin,
comme le soutiennent de nombreux mathématiciens, les suites de symboles
mathématiques sont faits pour être lus silencieusement et non pas pour être
parlés, ce qui élimine la dimension orale de la communication. Rien ne serait
par conséquent plus impropre que de parler des mathématiques comme une
langue sinon par une lointaine analogie qui trouverait sa raison d’être dans
les vagues similitudes existant entre la syntaxe d’une langue et les règles de
composition interne des chaînes mathématiques. Cette position est défendue
par exemple par un épistémologue comme Thomas Kuhn dans l’ouvrage
intitulé La structure des révolutions scientifiques. Pour lui le texte de Galilée
possède une valeur essentiellement paradigmatique et par « paradigme » il
faut entendre un « modèle de représentation », une analogie aidant à la
conceptualisation, comme l’indique du reste l’étymologie grecque :
« paradeigma » qui signifie « modèle » ou « exemple ».
Selon Thomas Kuhn chaque grande innovation théorique (et, dans le
cas de la science galiléenne, il s’agit de la mathématisation de la physique,
en rupture avec la physique qualitative héritée d’Aristote) implique
l’adoption d’un nouveau modèle ou paradigme qui permet de surmonter une
crise dans la représentation, suscitée par l’innovation elle-même. Cette
conception, exposée dans un texte de 1962 n’est pas sans rappeler les thèses
de Michel Foucault, développées en 1966 dans Les mots et les Choses, dans
lesquelles Foucault montre que les ruptures d’épistémé proviennent à la fois
d’une autre manière de concevoir le rapport des signes au monde et de
l’adoption de nouveaux paradigmes de représentation.
II 2. La critique de « l’illusion formaliste »
A ce niveau de l’analyse il nous faut revenir au texte de Jean-Marc
Lévy-Leblond, Penser les mathématiques, avec lequel nous avions
commencé. Pour ce physicien, la bonne interprétation du texte de Galilée ne
fait aucun doute. Galilée conçoit les mathématiques comme le langage
propre de la nature et sa position doctrinale est réaliste ou platonicienne.
Toutefois le caractère exclusif de la triple alternative que nous avons
présentée (le réalisme, le formalisme ou l’approche paradigmatique) n’est
pas reçue « en l’état » par tous les tenants de l’épistémologie contemporaine.
En d’autres termes, on peut revendiquer l’existence d’une une voie médiane,
une interprétation qui refuse des options aussi tranchées en ce qui concerne
le statut des mathématiques. C’est le cas, par exemple, de la position que
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Gilles-Gaston Granger développe dans son ouvrage Pensée formelle et
sciences de l’homme.
Dans ce texte Granger souligne tout d’abord le lien étroit qui unit le
travail de la science avec l’univers des signes. Il écrit ainsi : « il y a science
lorsque s’opère par la médiation de signes, le passage d’une expérience à une
forme ou structure ». Le mot « expérience » est ici à prendre au double sens
d’expérience sensible et d’expérimentation scientifique. Lorsque Galilée,
nous dit Granger, analyse le phénomène d’accélération de la vitesse d’un
corps tombant en chute libre, dans un ouvrage de 1638, Discours et
démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, il
constate que cette vitesse n’est pas directement déterminée par le poids du
corps en chute libre mais par l’addition d’unités de temps, durant la chute. A
chaque nouvelle unité de temps la vitesse est supérieure d’un degré. A partir
de ce constat il formule en langue vernaculaire la loi selon laquelle l’espace
parcouru par un corps en chute libre est proportionnel au carré du temps de
chute.
Toutefois cette loi ne sera formulée en toute rigueur scientifique que
par l’intermédiaire d’une formule où des symboles (des lettres, des chiffres
et une barre de fraction) vont exhiber des rapports. Ainsi ce qui est connu à
l’époque sous le nom de la « loi des espaces » se formule à l’aide de ce
qu’on peut appeler une « algèbre » : e= ½ gt2. Cette présentation algébrique
permet de lire les rapports rigoureux et précis entre des grandeurs
mesurables symbolisées par des lettres, lesquelles désignent des variables.
L’existence de ces variables permet de s’élever de la perception intuitive à
l’abstraction d’une loi. En effet cette formulation, parce que générale, est
infiniment plus riche que ce peut fournir la simple perception d’un corps en
chute libre et nous fait accéder à l’intelligibilité du phénomène constaté.
Or nous dit Granger, la nécessité pour la physique d’utiliser une
expression algébrique n’implique aucun nominalisme ou formalisme et il
faut se garder de toute « illusion formaliste ». Bien sûr les progrès majeurs
d’une science ont pour point de départ une réforme radicale du codage de
l’expérience, écrit-il, et ce fut aussi le cas avec la chimie de Lavoisier
lorsque ce dernier écarta les symboles figurés des éléments chimiques pour y
introduire une représentation algébrique non intuitive des phénomènes de
réaction. Mais (et ce point nous paraît fondamental), il faut reconnaître,
poursuit Granger, qu’un codage n’est jamais le seul possible alors même que
le corps des expériences qu’il exprime reste inchangé. Il y a des « styles »
possibles de codification de la physique, comme il y a des styles possibles de
positionnement de l’objet mathématique. C’est là une des thèses les plus
célèbres de l’épistémologie de Gilles-Gaston Granger qui fonde l’idée d’une
« épistémologie comparative », dans laquelle on va pouvoir comparer et
distinguer les styles du langage mathématique d’Euclide et d’Archimède, de
Desargues et de Descartes etc., sans que cela n’implique aucune vision
nominaliste des mathématiques.
Ce travail de comparaison sera accompli par lui du reste dans son
Essai d’une philosophie du style. Granger prétend donc se placer dans une
position
intermédiaire
entre
« l’ontologisation »
des
symboles
mathématiques et le nominalisme de ceux pour qui les êtres mathématiques
sont purement linguistiques. Il condamne ainsi avec une grande force les
thèses qui furent celles de Condillac lorsque ce dernier écrivait que la
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science n’est qu’une langue bien faite : « affirmer avec Condillac que la
science n’est qu’une langue bien faite est une thèse singulièrement ambiguë.
Cela signifie qu’on glisse donc facilement à une conception grammaticale de
la science selon laquelle l’objet finit par n’être rien que le produit d’une
activité syntaxique dont la fécondité nous surprend ». Or il ne faut pas
prendre la proie pour l’ombre, ne pas confondre le réel et les formes du
langage, comme nous ne devons pas confondre dans la pratique quotidienne
du langage, les choses avec les mots qui les désignent. Dans Pensée formelle
et sciences de l’homme Granger écrit encore : « le travail scientifique fait un
langage, mais la science n’est pas seulement une langue bien faite.
L’organisation syntaxique n’est jamais qu’un aspect de la construction des
concepts, qui supposent un processus irréductible de manipulation des
phénomènes physiques ».
III. Le langage des sciences humaines
III 1. Le projet structuraliste
Les mêmes questions, les mêmes alternatives et les mêmes
polémiques vont se retrouver, à partir de la seconde moitié du XX° siècle, au
niveau du champ de ce qu’il est convenu d’appeler les « sciences
humaines ». Un texte fondamental, paru en 1947, de Claude Lévi-Strauss,
Les structures élémentaires de la parenté, va en effet tenter, en reprenant les
principes du structuralisme définis par Saussure, de faire des mathématiques
le langage rigoureux des sciences humaines et en particulier de l’ethnologie.
Certes il y a déjà dans la sociologie de Durkheim, notamment à propos de
ses travaux sur le suicide, l’utilisation de l’outil statistique, mais l’ambition
de Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires est d’une tout autre nature
et d’une tout autre ambition. Le projet de Lévi-Strauss est de faire accéder
l’ethnologie à une formalisation mathématique qui nous fasse sortir d’une
discipline purement descriptive, baignant dans l’univers gris des empiricités
comme l’écrira Michel Foucault (gris comme un mélange de noir et blanc
c’est-à-dire de rigueur et de subjectivité), pour la faire entrer dans l’univers
de la science.
Le parti-pris méthodologique de Lévi-Strauss consiste donc à écarter
la description et le récit par les acteurs de leur vécu, pour dégager par-delà
les interprétations subjectives que ces derniers font de leur pratique,
l’intelligibilité de lois ethnologiques. Dégager des lois revient, dans ce
contexte, à expliciter des structures, lesquelles sont définies, au sens le plus
général comme « des systèmes de relations entre éléments dont les seules
propriétés dérivent de ces relations mêmes ». Lévi-Strauss tentera
d’appliquer cette méthode aux représentations mythiques des sociétés dites
traditionnelles ou primitives, aux représentations alimentaires, mais surtout,
et c’est dans ce domaine que nous concentrerons maintenant l’analyse, aux
règles d’alliance dans ces sociétés et aux liens de parenté qu’elles
impliquent.
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Lévi-Strauss part du constat que, dans chaque société traditionnelle,
même là où les mariages ne semblent résulter que de choix individuels, plus
ou moins dictés par des considérations économiques ou affectives
contingentes, étrangères en tous les cas aux relations de parenté, il existe
certains types de « cycles d’alliance » qui tendent à se constituer ou à se
reproduire, consciemment ou à l’insu des protagonistes. Ce phénomène est
analysé en particulier dans la tribu des indiens d’Amérique du nord, les
Crow-Omaha, chez la tribu Kachin de Birmanie, chez les Purum de l’Inde ou
encore chez les Aranda d’Australie. Dans ces sociétés il apparaît clairement
que les mariages d’une génération dépendent, dans les possibilités de choix
offert à un homme ou à une femme, des mariages des générations
précédentes. En quelque sorte le champ des possibles est spécifié soit de
façon négative et large (les alliances antérieures définissent un certain
nombre d’alliances interdites pour la génération suivante), soit de manière
positive et restreinte.
Ainsi chez les Crow-Omaha par exemple il y a spécification négative
des mariages : les enfants d’un mariage contracté par un membre déterminé
d’un clan A avec celui d’un clan B ne pourront pas contracter un mariage
analogue entre ces deux clans pendant un nombre déterminé de générations.
Ainsi, dans ce système, chaque alliance, dans l’intervalle de ce nombre
d’années, doit être différente de l’alliance contractée précédemment.
D’autres règles d’alliances sont beaucoup plus complexes et d’une lecture, il
faut l’avouer, parfois bien difficile. J’ai suivi ici du reste l’article de
l’ethnologue Dan Sperber « Le structuralisme en anthropologie », paru dans
l’ouvrage collectif Qu’est-ce que le structuralisme ?
Ainsi le système d’alliance des kachin est-il beaucoup plus
compliqué : les Kachin forment leurs alliances matrimoniales de façon
circulaire entre cinq clans. Ce sont les clans des chefs de districts qui sont
exclusivement « donneurs de femmes » par opposition aux clans dits
« roturiers » qui sont ceux des « preneurs de femmes ». Le système des
Arandas est lui aussi très complexe et offre une alternance du sens des
alliances d’une génération sur l’autre. Ainsi sur une génération le sens est
matrilatéral (lorsque les unions se font entre membres d’une catégorie de
parents du côté de la mère, par exemple entre un fils et sa cousine
matrilinéaire), puis à l’autre génération le sens doit être patrilatéral, ce qui
signifie que l’alliance doit se faire entre parents du côté du père.
Ce qu’il est important de souligner pour mon propos c’est la méthode
qui va être alors suivie par Lévi-Strauss : donner une transcription
algébrique des ces types d’alliance et utiliser des règles mathématiques pour
décrire les différents systèmes de permutation au niveau du sens des
alliances. Ainsi au lieu de parler de clans (par exemple pour les Arandas)
Lévi-Strauss les remplace par des lettres (A,B,C,D,), 1 et 2 désigne le sens
des alliances d’une génération sur l’autre et à partir des 8 classes définies
(A1,A2, B1, B2 etc.) on va se trouver face à un réseau de relations purement
algébrique, épuré de toute référence intuitive et de tout récit vécu. C’est ce
réseau que Lévi-Strauss appelle « structure » et c’est lorsqu’on arrive à cette
dimension structurale que l’on atteint enfin le terrain de la science. Il faut
préciser toutefois qu’on ne trouve pas dans le texte des Structures
élémentaires un véritable traitement mathématique de ces structures. C’est le
mathématicien Philippe Courrège, dans un article postérieur à ce texte,
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article intitulé « Un modèle mathématique des structures de parenté » (article
cité par Dan Sperber), qui formalisera complètement ces cas.
III 2. L’inconscient structural
Il nous faut maintenant revenir à notre problématique de départ, en
nous demandant quel est le statut exact de ces structures et qu’est-ce que leur
existence supposée implique au niveau du langage utilisé par l’ethnologie
selon Lévi-Strauss. Chez celui-ci cette question admet deux niveaux de
réponse :
1/ Le langage de la science ethnologique doit être de type
mathématique ou algébrique, seul capable d’exhiber les structures et
d’échapper aux imprécisions des récits vécus. Cette position, Lévi-Strauss le
répète souvent, est d’ordre méthodologique ou paradigmatique, ce qui
signifie qu’elle repose sur le « parti-pris », à travers cette algèbre, de traiter
« les faits humains comme des signes ». Cette affirmation fait écho à la
déclaration de Durkheim, au début de son ouvrage sur Les règles de la
méthode sociologique, de « traiter les faits humains comme des choses ».
2/ Toutefois la position de Lévi-Strauss est souvent plus ambiguë, de
nombreux autres textes de lui en témoignent, et semblent attester que la
problématique du signe n’est pas chez lui un choix purement
méthodologique dans le traitement du fait humain. Lévi-Strauss répète en
effet que le phénomène de l’alliance est un authentique phénomène de
communication, un « langage matrimonial » par lequel s’accomplit, chez
l’homme le passage de la nature à la culture. Ce langage matrimonial forme
un « Inconscient structural » qui transcende par définition la conscience
qu’en ont les hommes, au point de parler ici d’une véritable « autonomie du
symbolique ». Les schémas structuraux des alliances auraient un peu le statut
des formes transcendantales kantiennes : objectives parce qu’universelles et
subjectives parce que logées dans l’inconscient collectif des individus.
L’universalité de la prohibition de l’inceste revêt en effet des
modalités sémiologiques aussi variées qu’il y a de cultures et, écrit LéviStrauss, « les règles de l’alliance définissent pour chaque culture une
grammaire inconsciente ». Lévi-Strauss se réfère souvent d’ailleurs au
modèle de la phonétique structurale de Roman Jakobson pour préciser sa
pensée : « tout comme le langage, au plan sémantique aussi bien que
phonologique, repose sur un certain nombre d’entité oppositives qui se
conditionnent mutuellement (les monèmes et phonèmes), tout système de
parenté est constitué d’unités groupées en couples oppositionnels femmes
permises/femmes interdites, preneurs de femmes/donneurs de femmes etc.
« Chacun de ces doublets n’acquiert une signification, tout comme les
phonèmes et les mots de la langue qu’une fois réinséré dans le système
global d’alliance dans lequel il prend place ». Ainsi, si ce qu’affirmait
Saussure à propos de la langue, à savoir qu’elle est un système où il n’y a
que des différences, peut s’appliquer au langage matrimonial, il faut
admettre, écrit Lévi-Strauss, que « l’activité inconsciente de l’esprit se réduit
ici à un terme par lequel nous désignons une fonction : la fonction
symbolique ». L’inconscient anthropologique serait toujours vide par
opposition à ce que peut être l’inconscient freudien riche de contenus
refoulés. Il constituerait la matrice sémiologique de tous les systèmes
symboliques en fonctionnant un peu comme une syntaxe universelle et
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formelle sur des contenus de provenance diverse : mythes, règles d’alliance,
sons etc.
On le voit, dans l’ethnologie de Lévi-Strauss, la question des rapports
entre science et langage se complexifie : à côté du parti-pris de traiter les
faits humains comme des signes susceptibles d’un traitement algébrique, il y
a l’affirmation que les phénomènes sociaux dérivent, dépendent, pour une
part, de représentations inconscientes dont la matrice universelle est celle des
jeux d’opposition entres signes. Cette idée a connu le succès que l’on sait
avec dans les années soixante l’application de la méthode structuraliste au
domaine de la psychanalyse (Jacques Lacan), de l’économie (Althusser), de
la psychologie (Piaget), de l’histoire (Dumézil), et dans une radicalisation de
l’approche saussurienne du langage, avec Chomsky. Je n’évoquerais pas ici
ces figures du structuralisme mais je terminerais en mentionnant l’œuvre de
Foucault qui, dans Les Mots et les Choses tente de penser cette révolution
conceptuelle d’alors.
III 3. La mort de l’Homme
Michel Foucault montre dans ce texte que la signification profonde du
structuralisme n’est pas de faire entrer les sciences humaines dans l’ère de la
science par la mathématisation de leur objet et de leur langage. Du reste il
refuse d’appeler les sciences structurales « sciences humaines » car elles ne
traitent plus du fait vécu, mais s’intéressent uniquement à l’inconscient des
structures, qu’elles soient d’ordre psychanalytique, historique ou
ethnologique. Il réserve le terme de « sciences humaines », chez lui très
péjoratif, à ces approches naïves prises dans l’illusion du sociologisme et du
psychologisme, croyant encore à la liberté humaine alors que règne en réalité
la prégnance de déterminismes inconscients qui dérivent de « l’autonomie du
symbolique ». Pour Foucault les sciences humaines structurales sont bien des
sciences mais elles ne sont pas « humaines » puisqu’elles ne s’intéressent
pas à l’homme en tant que sujet-cause, alors que les sciences humaines non
structuralistes sont bien humaines (puisqu’elles décrivent le vécu) mais ne
sont pas des sciences car elles portent sur un être imaginaire : l’homme
comme sujet-cause (c’est ce qu’on a appelé à l’époque « l’anti-humanisme »
de Foucault annonçant la mort de l’homme).
Le structuralisme selon lui a destitué l’idée d’un « sujet-cause » au
profit du Langage dont les contraintes nous dépassent. C’est ce que montrait
déjà Lacan en écrivant non sans témérité que « le moi n’existe pas », qu’il
n’est qu’une pure instance imaginaire, là où seul domine la réalité de ces
chaînes de signifiants qui nous structurent et nous agissent. Pour Foucault,
cette ligne de fracture théorique avec les philosophies du sujet, peut se
résumer ainsi : à la question « qui pense ? qui désire ? qui parle ? » - quand
on dit « je pense, je désire, je parle », il faut désormais opposer un rire
philosophique et stigmatiser les illusions du psychologisme qui croit que le
sujet est cause. Il n’existe en réalité qu’une aliénation essentielle au
Langage, car les mots sont des filets et nous sommes agis par eux dans ces
jeux de langage qui nous traversent. La figure de l’homme, écrit Foucault,
disparaît ainsi « comme une figure dessinée sur du sable et effacée par la
mer », et avec elle la prétention à affirmer une quelconque liberté humaine.
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On le voit, cette thèse va bien au-delà de la question épistémologique
du langage des sciences humaines. Nous sommes ici dans l’ordre de
l’ontologie, car le Langage est pensé comme être et non plus comme
représentation. Avec Foucault, l’épistémologie structuraliste débouche sur
une métaphysique du langage, qui devient le fossoyeur de notre liberté.
L’œuvre ultérieure de Michel Foucault, recentrée sur le « souci de soi »
réintroduira on le sait l’idée d’un sujet, certes clivé, mais capable d’échapper
aux déterminismes psychosociologiques dans lesquels le formalisme de
Lévi-Strauss l’avait enfermé.
Bibliographie
Galilée, L’Essayeur (1623) trad. C. Chauviré, Les Belles Lettres, 1980
Jean-Marc Lévy-Leblond, Penser les mathématiques, Seuil, 1982.
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, coll.
« Champs », 1983
Michel Foucault, Les mots et les Choses, Gallimard, 1966
Gaston Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, AubierMontaigne, 1967
Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux
sciences nouvelles, (1638) Trad. M. Clavelin, PUF, coll « Epiméthée », 1995
Gaston Granger, Essai d’une philosophie du style, Odile Jacob, 1969
Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, PUF, 1947
Dan Sperber « Le structuralisme en anthropologie », dans Qu’est-ce que le
structuralisme ? Seuil, 1968
Philippe Courrège, « Un modèle mathématique des structures de parenté »,
revue L’Homme, 1965
Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, 1895
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