Le sentiment bilingue: la dimension identitaire des langues Lorsqu
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Le sentiment bilingue: la dimension identitaire des langues Lorsqu
Éducation et Sociétés Plurilingues n°33-décembre 2012 Le sentiment bilingue: la dimension identitaire des langues Vita MIKANOVIĆ Ogni individuo costruisce la propria visione del bilinguismo. Quando ha origini straniere, per autodefinirsi bilingue egli può basarsi su diversi criteri di giudizio: la propria capacità a comunicare, paragonare le proprie competenze nelle lingua familiare a quelle della lingua a di cui ha la migliore padronanza, il francese. Le situazioni di bilinguismo possono essere molto diversificate e non è scontato che un individuo si consideri bilingue per il semplice fatto di possedere elevate competenze nella lingua dei genitori. Allo stesso modo può benissimo succedere che un individuo che usi e conosca poco la lingua familiare si consideri bilingue. Allora il bilinguismo non descrive più solamente la situazione reale d’uso di due o più lingue nella vita di tutti i giorni. Esso riveste anche una funzione identitaria: un individuo sviluppa un “sentimento bilingue” considerando la sua lingua (o le sue lingue) d’origine e la lingua del luogo in cui vive come elementi d’identificazione di equivalente importanza. Il sentimento bilingue, provato dai bilingui potenziali, si associa all’idea di identità mista, che rinvia a diversi referenti e si caratterizza per la sua molteplicità e per la sua unicità. Each individual builds his own vision of bilingualism. When of foreign descent, to consider him- or herself bilingual, they can rely on various criteria: their degree of communicative capacity, their language skills in the family language compared with the language they know best: French. Bilingual situations can be very diverse, and it does not go without saying that because their skills in the native language are good, they will automatically consider themselves bilingual. On the other hand, individuals who barely speak or know their parents’ language may consider themselves bilingual. In such cases, bilingualism doesn’t only describe the actual use of two or more languages in everyday life, it also plays a role in their identity. Individuals develop a "bilingual feeling" by placing the two languages – the parents’ language and the language of the country of residence – on an equal footing. The bilingual feeling, experienced by bilinguals as well as by potential bilinguals, is linked to the idea of a “mixed identity”. Mixed identities refer to several factors, and simultaneously reveal their variety and their uniqueness. Lorsqu’on s’intéresse au plurilinguisme et plus particulièrement aux discours tenus par les (bi)-plurilingues sur leurs langues, il devient essentiel de commencer par préciser ce qu’on entend par «bilinguisme individuel». Suivant la définition présentée par François Grosjean (1993) : «[..] nous entendons par bilingues les personnes qui se servent de deux ou plusieurs langues (ou dialectes) dans la vie de tous les jours». Un autre point tout aussi essentiel est qu’il convient de se représenter le bilinguisme comme un système unitaire, que Christine Deprez (2000: 171) décrit en ces termes: «… les travaux les plus récents en matière de bilinguisme, notamment de bilinguisme migratoire, considèrent le bilinguisme non comme l’addition de deux systèmes mais comme un éventail de possibilités expressives (le ‘répertoire bilingue’) où l’usage et les fonctions des langues peuvent se recouper [..]». V. Mikanovic, Le sentiment bilingue: la dimension identitaire des langues Il y a la possibilité de s’intéresser au bilinguisme mesurable en termes de compétences et d’usage des langues. Mais – et c’est le point de vue que nous privilégions – on peut aussi s’intéresser au «sentiment bilingue», qui correspond davantage à l’aspect identitaire et affectif des langues pratiquées au sein d’une famille. Langues et identité Paul-Louis Thomas (1998) établit une distinction entre la fonction communicative et la fonction symbolique des langues. De nombreux linguistes, sociologues, psychosociologues ont proposé de réfléchir sur le rapport entre les langues pratiquées et/ou connues et l’identité. Différents concepts ont été développés permettant de mieux étudier cette dimension. Par exemple, l’idée «d’actes d’identité» (LePage & Tabouret-Keller 1985) met en avant l’acte revendicatif du locuteur contenu dans le choix de l’emploi d’une langue en situation de discours. Un autre concept, plus précisément axé sur l’idée de bilinguisme individuel des personnes issues de l’immigration, permet de comprendre le rapport entre la (ou les) langue(s) d’origine et l’expression identitaire: les «marqueurs d’identité» (Billiez 1985). Ce concept a mis au jour la possibilité de revendiquer la langue familiale comme «sa» langue sans pour autant la pratiquer soi-même. Jacqueline Billiez cite dans son article (p. 102) les propos d’un adolescent qui disait: «ma langue c’est l’arabe mais je la parle pas». J’ai pu, moi aussi, constater la possibilité de se considérer bilingue sans pour autant pratiquer ou maîtriser soi-même sa (ou ses) langue(s) d’origine. Pour mon travail de thèse (Mikanović 2011) j’ai interviewé quinze personnes nées ou venues enfants en France, de parents originaires d’Etats issus de la dissolution ex-yougoslave. Le but était de comprendre la relation entre la (ou les) langue(s) d’origine déclarée(s) par les interviewés et leur expression identitaire, phénomène particulièrement intéressant après les mutations géopolitiques survenues en ex-Yougoslavie. Pour ce faire, j’ai effectué des entretiens de type biographique, en me basant sur la méthode décrite par Christine Deprez (2000). J’ai ainsi pu construire un rapport de confiance avec les interviewés qui ont raconté leur enfance. Ils ont présenté les choix d’éducation de leurs parents en matière de contact avec le pays d’origine, et l’emploi de(s) langue(s) familiale(s) dans leur vie quotidienne. Je leur ai également posé des questions sur leurs choix actuels de poursuivre ou non ce contact une fois devenus adultes. Dans le questionnaire qui visait à compléter les informations obtenues en entretien, les questions portaient sur l’autoévaluation des compétences en langue(s) d’origine et sur l’investissement individuel dans le maintien de son emploi. J’ai rencontré dix personnes dont les deux parents avaient les mêmes origines en ex-Yougoslavie, quatre dont les parents viennent d’Etats 82 V. Mikanovic, Le sentiment bilingue: la dimension identitaire des langues différents au sein de l’ex-Yougoslavie, et une personne dont le père est français et la mère ex-yougoslave. Parmi ces quinze personnes, une seule n’emploie pratiquement plus sa langue familiale et ne se rend plus dans le pays dont ses parents sont originaires. Pour toutes les autres, au regard des informations obtenues, j’ai pu établir qu’elles se trouvaient bien en situation de bilinguisme. J’ai aussi découvert que chaque individu élabore ses propres critères d’évaluation. Cette remarque repose la question des définitions possibles du bilinguisme. Mirjana Morokvasić (1988: 322) a présenté la situation linguistique des enfants des familles yougoslaves en France en ces termes: «Bilingues potentiels au départ, rares sont ceux qui possèdent les deux langues, l’une aussi bien que l’autre, dans toutes les quatre fonctions: parler, comprendre, écrire, lire. Chez beaucoup, les connaissances de la langue des parents ne sont que passives: ils la comprennent, la lisent peut-être (en tout cas rarement le cyrillique), et s’ils la parlent ce n’est que lorsqu’ils se retrouvent dans un milieu où la seule langue de communication est une des langues yougoslaves [..]». Cette description correspond à la plupart des situations présentées par mes interviewés. La plupart d’entre eux parlent leur langue surtout en famille. L’exigence personnelle et l’insatisfaction concernant le niveau atteint en langue d’origine On retrouve l’emploi de la langue d’origine essentiellement dans la sphère privée, et surtout avec les parents, puisque dans la fratrie la communication se fait majoritairement en français (Billiez 1985: 98). A l’âge adulte, en quittant le foyer parental, les occasions d’emploi de la langue familiale se font plus rares, mais cela n’entraîne pas systématiquement une remise en question du «bilinguisme potentiel», comme le nomme Mirjana Morokvasić. La crainte de perdre ses connaissances motive des projets de les approfondir. Le fait de savoir parler la langue, de maintenir et/ou de développer ses connaissances sont des marqueurs de l’implication personnelle dans l’identité familiale. C’est un des moyens de présenter et de se représenter l’identité d’origine. En premier lieu apparaît l’envie de prendre des cours de langue; plusieurs informateurs m’ont parlé de cours suivis en France, mais aussi de cours d’approfondissement linguistique suivis dans les pays d’origine pendant les vacances d’été. Au-delà de l’envie de développer ses connaissances, cela représente un besoin de reconnaissance institutionnelle de ses capacités. Je me souviens à ce propos des paroles de l’informatrice d’origine mixte (mère ex-yougoslave et père français) qui avait pris l’initiative de suivre des cours de serbo-croate à l’INALCO (Institut national d’apprentissage des langues et cultures orientales, Paris): 83 V. Mikanovic, Le sentiment bilingue: la dimension identitaire des langues K.: «…et vraiment que je je suis en train de le perdre parce que j’y allais de moins en moins souvent [dans son pays d’origine] que que je le perdais au jour le jour, je me suis dit c’est pas possible il faut que j’aille à l’Inalco je vais prendre la première année … alors je suis arrivée à l’Inalco et ça a été assez la catastrophe, parce que j’ai j’avais un niveau – alors j’avais pas de niveau en fait, c’est-à-dire que soit il y avait des élèves complètement débutants qui partaient de rien, soit il y avait des élèves qui étaient déjà avancés, même des gens qui étaient aussi de double nationalité mais qui connaissaient très bien, qui voulaient juste faire un diplôme, avoir un diplôme français et alors moi j’avais un niveau oral, ça allait les déclinaisons j(e) me trompais pas trop mais juste pa(r)ce-que c’était de l’habitude mais j(e) suis nulle en grammaire en plus, quand on m(e) disait mettez cette phrase au datif ou à l’accusatif euh / je savais pas / et du coup c’était très bizarre et j(e) connaissais des termes que les débutants ne connaissaient pas je sais pas, c’était complètement instinctif…». Devant l’impossibilité d’imaginer sa langue d’après les règles grammaticales, K. a rapidement abandonné ces cours. Elle a alors évoqué l’idée qu’il existait une «connaissance instinctive» de la langue. Les informateurs évaluent aussi leurs compétences en langue d’origine à la faveur des notes obtenues lors d’évaluations au baccalauréat ou à l’Université, mais ils accordent également beaucoup d’importance aux commentaires que leur font leurs interlocuteurs lorsqu’ils se rendent dans le pays d’origine. Une interviewée l’a évoqué avec fierté: V.: «oui la dame me demandait si j’étais née en Yougoslavie ou si j’avais vécu là-bas mais non, c’est vrai que le yougo je le parle bien, même quand je vais là-bas les gens sont absolument pas censés savoir que je vis à l’étranger, même ils le savent pas quand je veux vraiment ou si je dis pas …» Le niveau d’exigence peut se baser sur la connaissance effective de la langue (vocabulaire et grammaire) ou sur la capacité à communiquer, l’échange verbal. L’idée de reconnaissance des compétences montre que pour la majorité des interviewés, il y a le projet plus ou moins affirmé d’accéder à des compétences en langue(s) d’origine équivalentes à celles qu’ils possèdent en français. Leur conception du bilinguisme reflète la tendance à une autoévaluation très exigeante des compétences en langue d’origine. C’est là qu’intervient la notion de «l’idéal bilingue», qui montre la volonté d’un locuteur d’accéder à des compétences strictement équivalentes entre les langues parlées et/ou connues. C’est cet idéal qui explique l’insatisfaction des informateurs dans leur description des compétences. Le manque de vocabulaire, la faible connaissance des règles grammaticales sont les éléments les plus fréquemment mentionnés. Cet idéal 84 V. Mikanovic, Le sentiment bilingue: la dimension identitaire des langues est imaginaire parce que les usages et les besoins ne sont pas les mêmes; il est plutôt rare que des bilingues vivent dans leurs deux pays à temps égal, et surtout qu’ils emploient les langues dans toutes leurs activités quotidiennes (notamment à l’écrit). C’est pourquoi, dans une considération volontairement généraliste, on peut estimer que toute personne faisant preuve d’un intérêt pour son (ou ses) pays d’origine, pour la famille qui y réside, pour la vie culturelle et même politique, et qui en plus parle sa langue d’origine, se trouve effectivement en situation de bilinguisme. Bien qu’il soit attendu qu’un individu sachant parler sa langue d’origine se considère bilingue, j’ai relevé les propos de cinq bilingues qui exprimaient des réserves, ou refusaient de se dire bilingues. Ils estimaient ne pas avoir encore le niveau suffisant en langue d’origine (ou familiale), alors qu’ils l’emploient de façon régulière. D’ailleurs, deux d’entre eux l’écrivent et la lisent pour des raisons professionnelles ou universitaires, ce qui est plus rare et indique un niveau élevé de compétences. De manière tout aussi inattendue, deux autres interviewés se sont déclarés bilingues alors qu’ils emploient peu leur langue d’origine. J’explique ces situations qui semblent paradoxales par le fait que les critères d’évaluation peuvent s’appliquer soit à la capacité communicationnelle, qui nécessite une compétence peu approfondie de la langue, soit aux connaissances grammaticales et lexicales, qui peuvent toujours être améliorées. Se déclarer bilingue ou au contraire refuser de se considérer bilingue ne dépend donc pas toujours de l’usage réel et/ou de la réelle compétence en langue(s) d’origine, mais résulte plutôt d’une recherche d’équilibre entre les langues pratiquées et/ou connues et l’identité ressentie. Le rapport à l’identité française et la dimension affective des langues Dans toutes les situations décrites, les personnes dont les parents ont immigré en France recherchent un équilibre entre leurs différentes identifications, l’équilibre devant être symbolisé par leur bilinguisme, qu’il soit réellement observable ou non. Ce qui est loin d’être évident, parce que les parents transmettent leur identité d’origine à travers différentes initiatives éducatives selon les foyers, une identité qui par la suite est à maintenir et à développer à l’âge adulte. L’identité française apparaît comme une évidence car les personnes sont indéniablement françaises, même si elles doivent, la plupart du temps, expérimenter seules le rapport au pays d’accueil (ou de naissance). Le rapport au pays est différent de celui vécu par les parents qui ont immigré. La mixité identitaire est bien plus simple à expérimenter lorsque l’un des 85 V. Mikanovic, Le sentiment bilingue: la dimension identitaire des langues deux parents est lui aussi français, j’ai pu le vérifier en interviewant la personne dont le père est français et la mère ex-yougoslave. Selon elle, les deux langues sont ses langues d’origine, et les deux pays représentent de manière équivalente ses origines. Un autre interviewé, dont les deux parents sont slovènes, mais dont le père est venu en France enfant, a indiqué dans le questionnaire: «Mon choix de l’identité est que je suis slovène et français. Pas plus pas moins». En analysant les discours tenus par les autres informateurs, on s’aperçoit que les langues n’ont pas toujours les mêmes valeurs symboliques. La (ou les) langue(s) d’origine ont une charge affective forte, en tant que prolongation du lien familial. Le français est davantage un point de référence. A l’âge adulte, il est à remarquer qu’à défaut de pouvoir être pratiquée(s) dans la vie quotidienne, la (ou les) langue(s) d’origine (ou familiales) représente(nt) un outil d’apprentissage culturel, dans une recherche d’équilibre entre bilinguisme et biculturalisme. Les interviewés ont fréquemment décrit des initiatives ou des projets d’approfondissement des connaissances culturelles en lien avec le pays d’origine. En premier lieu, c’est la lecture d’auteurs célèbres qui est évoquée, puis l’intérêt pour les événements culturels, par la lecture de journaux et surtout via Internet. Bien entendu, ces initiatives sont plus ou moins suivies avec régularité dans le temps, mais ce qu’il faut retenir c’est la volonté de maintenir ce lien identitaire. Un interviewé avait indiqué à ce propos dans le questionnaire, que la langue doit être transmise aux générations futures et ce même si elle n’est que peu connue, ou peu utilisée par le répondant. J’ai pu relever dans mon corpus d’étude des termes comme «héritage» ou «transmission» aux enfants. «Termes symboliques recouvrant des réalités diverses, bilinguisme et biculturalisme finissent par représenter pour les parents transplantés la survie de leur propre identité, que les enfants reconnaissent avoir en charge de perpétuer» (Varro 2003: 218). Ce sont ces types de comportements qui me conduisent à évoquer l’idée d’un «sentiment bilingue»; bien que les différentes situations possibles de bilinguisme ne décrivent pas toujours des pratiques quotidiennes de la langue d’origine, ni des compétences équivalentes en français et en langue d’origine, l’élément le plus important reste le maintien du lien avec le pays d’origine, directement ou à travers la famille résidant en France. Le sentiment bilingue rejoint l’idée de filiation, la langue d’origine possédant une fonction symbolique affective et identitaire. 86 V. Mikanovic, Le sentiment bilingue: la dimension identitaire des langues Comment définir le «sentiment bilingue»? Il faut garder présent à l’esprit que ce sentiment renvoie à l’idée d’une identité mixte qui correspond à la situation vécue par les personnes dont les parents sont d’origine étrangère. Je perçois la notion de mixité telle qu’elle est définie par Gabrielle Varro (2003: 228-229): «La mixité [..] en même temps qu’elle contient une référence à deux ou plusieurs entités distinctives, ouvre l’espace identitaire à l’acceptation de l’hétérogène, du mélange et du multiple». De cette identité mixte, je choisis de privilégier le rapport entre l’identité française et l’identité (ou les identités) d’origine, sans exclure la possibilité qu’un individu puisse se reconnaître dans d’autres identités au cours de sa vie. Néanmoins, je crois qu’il y a un rapport particulier avec ces deux identités-là: celle(s) d’origine transmise(s) par les parents, et celle du lieu de vie (et/ou de naissance). L’identité d’origine est une construction d’abord familiale, basée sur une relation affective avec le pays d’origine, et dirigée en premier lieu par les choix éducatifs des parents. Les parents peuvent choisir d’investir l’enfant dans des associations culturelles et linguistiques en lien avec le pays d’origine et/ou de s’y rendre fréquemment. Les informations et les habitudes auxquelles l’enfant a accès sont ensuite renégociées à l’âge adulte à la faveur d’expériences plus personnelles en France, qui forgent des opinions et motivent des choix de vie (choix matrimoniaux, liens plus ou moins forts construits avec le pays d’origine). L’idée de mixité, que le sentiment bilingue traduit, me permet d’insister sur le fait que les identités s’influencent, formant un tout à la fois multiple et unitaire. Le rapport à la langue d’origine est calqué sur le rapport à l’identité française; j’ai pu le remarquer à travers les propos tenus par les interviewés, qui évaluaient leurs compétences en langue familiale par rapport à leurs compétences en français. D’ailleurs, si on s’intéresse plus précisément aux personnes d’origine ex-yougoslave, ce «calque» est très facile à discerner puisque les bilingues nomment leur langue d’origine en suivant l’association France (pays)–français (langue) et Yougoslavie (pays)–yougoslave (langue). Cette association est très perceptible parce qu’en réalité le nom officiel de la langue majoritaire d’ex-Yougoslavie était le «serbo-croate», alors qu’en France le nom était peu employé par ses locuteurs (Morokavasić 1988: 336). J’ai pu vérifier au cours des interviews que le terme «yougoslave», pour désigner à la fois le lieu d’origine et la langue, reste encore souvent employé, parfois même il coexiste avec les noms actuels, le choix du terme à utiliser étant déterminé par le thème et la situation du discours ainsi que par le destinataire. 87 V. Mikanovic, Le sentiment bilingue: la dimension identitaire des langues Asja Prohić (2005: 187) écrit très justement: «Le cas de l’ex-Yougoslavie est éloquent en ce qu’il démontre comment, confrontés au changement de paradigme qui leur demande l’effort de la conversion et de l’adaptation à la nouvelle réalité politique, les individus mettent en place leur propre système d’auto-désignation». Que ce soit en maintenant le nom employé par les parents ou en s’adaptant aux noms actuels, se sentir bilingue c’est inscrire sa (ou ses) langue(s) d’origine dans sa construction identitaire en tant qu’élément symbolique d’identification équivalente au français. L’utilisation du terme d’équivalence est importante. Tout en sachant parfaitement que les langues ne sont pas également employées au quotidien et que les compétences sont le plus souvent asymétriques, les personnes bilingues ou potentiellement bilingues entendent bien s’inscrire à la fois dans une construction identitaire française et dans la continuité de l’identité transmise par les parents. Conclusion Dans une tentative d’appréhender les champs possibles d’étude de la notion de bilinguisme, notamment dans ce qu’elle révèle du rapport entre les langues et l’identité, j’ai constaté que la dimension affective de la langue d’origine explique en partie la démarche volontaire de la maintenir dans un statut d’égalité avec le français, même si les conditions ne sont pas toujours remplies pour pouvoir parler de bilinguisme. C’est pourquoi, à défaut de pouvoir véritablement parler de bilinguisme dans certaines situations, où la langue n’est que peu ou pas du tout employée mais où elle devient principalement un élément d’identification, l’idée de sentiment bilingue répond judicieusement à la problématique exposée plus haut. Certaines personnes s’interdisent de se présenter comme bilingues. Elles estiment ne pas répondre à certains des critères évoqués, tout en espérant un jour atteindre le niveau requis. Alors que d’autres, qui selon toute vraisemblance ne le sont pas, font le choix de s’auto-catégoriser comme bilingues. C’est pourquoi le sentiment bilingue n’est pas systématiquement corrélé à la réalité des usages et des compétences langagières. L’idée d’une «connaissance instinctive» de la langue a été évoquée par une interviewée. Se sentir bilingue c’est d’abord inscrire ses langues dans sa construction identitaire comme un des éléments symboliques essentiels d’identification. La pertinence de l’idée de sentiment bilingue s’explique par la diversité des possibilités de situations de bilinguisme. Elle se confirme aussi lorsque nous ne sommes pas en présence de comportements bilingues car dans ce cas, elle désigne le désir des personnes se sentant bilingues et donc mixtes, d’être appréhendées dans toute la diversité de leurs appartenances. 88 V. Mikanovic, Le sentiment bilingue: la dimension identitaire des langues Bibliographie & Références BILLIEZ J. 1985. La langue comme marqueur d’identité, Revue Européenne des Migrations Internationales, volume 1, n° 2 (décembre): 95-105. DEPREZ C. 1994. Les enfants bilingues: langues et famille. Paris, Didier, CREDIF, Coll. Essais, 207 p. DEPREZ C. 2000. Histoire de langues, histoires de vie, Modes d’expression de l’identité linguistique dans les histoires de vie des personnes bilingues, p. 167-174, in C. LERAY & C. 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