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BREVES
Vincent Mérand
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1 – Brèves d’à côté
2
Mon voisin est complètement fou
Mon voisin est complètement fou. Oui je sais ! Vous allez dire
que je radote mais vous vous gourez ! Je dis ça parce qu’il
m’emmerde ! Parce que j’en ai marre d’entendre ses insanités à
longueur de jours et de nuits… Personne ne me croit ! Pourtant,
ce mec est un assassin ! Point. Barre ! Et ce n’est sûrement pas
vous qui allez me contredire ! Qu’est-ce que vous en savez de
mon voisin HEIN ? ! Connards ! C’est ça qui me fout la haine !
Depuis toujours, tout le monde a cru pouvoir décider à ma
place ! Et Merde ! Allez vous faire foutre ! Vous vous prenez
pour qui hein ? Je vous dis que mon voisin est un assassin et
personne ne me croit ! « Allez ! Tu dis ça parce que tu es en
colère ! » « Allez ! Tu dis ça parce que ta femme t’a quitté ! »
« Allez ! Tu dis ça parce que ton patron vient de te virer ! »
« Allez ! Tu dis ça parce que …. ! » TA GUEULE !
Je dis ça parce que c’est vrai ! Point. Barre ! Et tout ce que
vous pouvez imaginer de mon patron, de ma femme ou de ma
colère, c’est rien que des conneries. Point. Barre ! Bon
d’accord mon patron m’a viré ! Et alors ! Connard ! Je ne suis
pas le seul chômeur du monde non ?.... Regarde les chiffres !...
Bon d’accord, ma colère n’a pas débandé depuis que ma
femme m’a quitté ! En plus, elle s’est barrée avec mon patron !
Mais bon ! Tu ne choisis pas hein ?! Et en plus, je ne vois pas
pourquoi tu parles de ça alors que moi, connard, je te parle de
mon voisin, le mec qui vit avec moi ! Le vrai assassin ! Celui
qui a tué… pardon ? Il est présumé innocent ? Je t’en foutrais !
Tout le monde sait que c’est lui ! C’est sûr ! Alors vous pouvez
me dire pourquoi tout le monde m’emmerde avec cette
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histoire ? Ça fait deux mois que je demande qu’on nous change
de cellule, m’en fous, lui ou moi, mais tout le monde me rit au
nez ! Il y a quinze jours, le médecin est venu, il m’a dit
« Monsieur Bidos ! J’en ai parlé au directeur, il est d’accord,
on va vous changer de cellule ! » Au départ, je l’ai cru ce naze
mielleux ! Résultat, ils NOUS ont mis tous les deux dans une
autre cellule et ils nous ont filé des nouveaux vêtements, des
nouveaux draps en papier ! Putain mais vous ne voyez pas que
je vais finir par le tuer ce connard qui dit jamais rien ?! Je sais
que je n’arrange pas mes affaires en gueulant comme ça et
qu’ils vont finir par me foutre au mitard mais ces enculés
seraient capables de le coller dans le même trou que moi !
Pourtant c’est illégal ! Au mitard c’est tout seul ! GARDIEN !
CONNARD ! Foutez-moi au mitard ! J’en peu plus de ce mec
qui me regarde toujours de côté ! Jamais dans les trous !
— Oh Bidos ! Arrêtez vos conneries ! Putain mais vous voyez
pas que vous êtes tout seul ?! En plus, vous allez réveiller tout
le monde et demain vous allez encore vous faire casser la
gueule dans la cour ! Tenez, prenez plutôt vos médicaments…
Martin, le maton est plutôt sympa, il me file toujours des
cachetons en plus, parce que l’autre, là, l’assassin, il y a pas
droit aux médocs !
Ce matin, pas de promenade. C’est le seul moment où je suis
tranquille parce que l’autre, il y va, enfin, ça dépend, c’est un
jour sur deux, un jour c’est lui, un jour c’est moi !
— Bidos ! Réveillez-vous, c’est moi Martin ! Il y a le nouveau
psychiatre qui veut vous voir !
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Le docteur pénétra dans la cellule, jeta un coup d’œil rapide au
détenu et se retournant vers le gardien Martin lui demanda :
— Dites-moi Martin, vous m’aviez bien dit qu’il était tout
seul ?! C’est qui le gars à côté de lui ?
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Georgia Balkony
« Sur place, notre envoyé spécial, Aymeric de la JarrePelrose »
« Ecoutez Patrick, ce que je peux vous dire c’est qu’ici
l’ambiance est à son comble. La chaîne humaine constituée par
les passagers des bateaux qui se touchent est totalement
surréaliste dans ce décor incroyable qu’est la Pointe du Raz !
Pour tout vous dire, les centaines de bateaux attachés les uns
aux autres, qui vont des derniers rochers jusqu’au port de l’île
de Sein sont tous remplis de gens qui se tiennent la main. Sous
l’orage qui gronde et les trombes d’eau qui s’abattent en ce
moment sur ces militants de l’impossible, ce spectacle est
extrêmement touchant. Des spectateurs autour de moi ont le
visage qui ruissèle de larmes, n’est-ce pas monsieur : « Oh bon
dieu oui, ça déchire grave ce truc mec ! » « Merci beaucoup
merci et vous monsieur, ému je vois ? » « Putain de pluie de
m…. »
(Patrick C. le journaliste à Paris hors antenne : « Aymeric ?
Nous ne vous entendons plus ? Que se passe-t-il ? Peut-être
faut-il que vous fassiez davantage attention aux personnes que
vous interrogez ! Vous n’ignorez pas que certains mots sont
totalement interdits d’antenne !... Ah, on me fait signe que la
liaison est rétablie ! Aymeric, avez-vous d’autres
témoignages ? »)
— Oui Patrick, je pense effectivement que ce commentaire
déplacé n’a sans doute pas passé nos filtres… oui monsieur,
vous vouliez dire quelque chose ?
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- Pour une fois qu’on avait l’occasion de voir un truc sympa !
Ben ouais quoi c’est pas tous les jours qu’on voit des candidats
au suicide ! Vous connaissez le raz de Sein ? … Non ? Eh ben
ça se voit ! Et eux non plus sur les bateaux ! Parce que croyezmoi si vous voulez, enfant du pays ou pas, elle va avoir des
morts sur la conscience la Georgia Balkony ! Dans deux
heures, non seulement il n’y aura plus une personne debout sur
ces bateaux, mais il n’y aura plus de bateaux du tout !...
Quoi ?! Qu’est-ce que t’as toi ? Tu le connais le raz de Sein ?
Je t’en foutrais moi des marins comme ça, on voit bien que…
— Merci, merci beaucoup ? Et vous monsieur, vous ne
semblez pas d’accord avec les propos un peu alarmistes de
votre voisin !
- Ah ben ça c’est sûr ! Il n’y a qu’à voir la couleur de l’eau
pour savoir qu’il ne va rien se passer ! Mais je le connais lui !
Dès qu’il y a un mouton sur l’eau il va se coucher ! Mais si
mon vieux, tout le monde te connait ! Je te dis qu’il ne va rien
se passer du tout ! Et puis il y a quand même Notre-Dame des
Trépassés non ? Et puis aussi le curé qui a béni tout le monde !
— Vous voyez Patrick que les avis sont partagés et que
l’ambiance est un peu à l’image du ciel ce qui, comme je vous
le disais, ajoute à l’effet particulièrement dramatique du
spectacle qui s’offre maintenant à nous ! Quel dommage qu’il
n’y ait pas l’image à la radio car les auditeurs verraient, là,
juste maintenant, la totalité des passagers des bateaux se
donner la main et lever les bras dans une hallucinante ola de
près de 8 kilomètres, pour acclamer Georgia Balkony qui vient
de faire son apparition au pied de la statue de Notre-Dame des
Trépassés. Comme à son habitude, elle avance vêtue d’une
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robe très très décolletée, comme la Marianne de Delacroix avec
qui la ressemblance – bien sûr cultivée - est frappante !
L’enfant du pays va-t-elle rejoindre son île en marchant comme
elle avait accepté de le faire si les conditions météo ne
mettaient pas en péril la vie des propriétaires des
embarcations ? Elle s’approche effectivement des rochers et
commence la désescalade ! Quelle femme ! Elle n’est même
pas encordée alors que croyez-moi, la pente est raide et les
remous en-dessous peu attrayants ! Elle s’approche du premier
bateau où se trouve déjà une bonne douzaine de personnes ! …
— Mais dites-nous Aymeric, pouvez-vous rappeler à nos
auditeurs qui est Georgia Balkony ?
— Bien sûr Patrick, bien sûr ! Je vais même le demander à
cette dame…madame, s’il vous plaît, comment vous appelezvous ?
— Hermine ! Je m’appelle Hermine…Hermine Grangier et je
suis la porte-parole du FLB …
— Le Front de Libération de la Bretagne c’est ça ?
— Non pas du tout, il s’agit du Front de Libération des
Berniques dont la Présidente est justement Georgia Balkony
originaire de l’île de Sein. Comme vous semblez l’ignorer, le
FLB, que Georgia a fondé il y a deux ans, a combattu avec
succès le décret imposé par la Police de la Pensée et du
Langage, décret qui interdisait aux bretons de moins de 18 ans
de pêcher la bernique !
— Rappelez-nous pourquoi le Ministère avait pris cette
décision s’il vous plaît !
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— Euh Aymeric, êtes-vous sûrs de votre interlocutrice parce
que je vois qu’on me fait signe derrière la vitre, son temps de
parole est très limité, nous risquons la coupure vous le savez ?
— Le Ministère a, de façon totalement arbitraire, pris cette
décision car lors d’une pêche à la bernique il ya deux ans, le
petit-fils du Ministre qui était en vacances à Penhors, a très mal
pris la question d’un enfant du coin qui lui a juste demandé s’il
aimait ce coquillage…
— Il paraît, excusez-moi de vous couper, que la phrase exacte
de l’enfant était : « Elle aime les berniques ta mère et ton
grand-père et toute ta famille ?»!
— Peu importe la phrase exacte ! Le résultat est que, suite à
une question anodine d’un enfant à un autre, seuls les jeunes
bretons ont été interdits de pêche puisque vous n’êtes pas sans
savoir qu’il n’y a qu’ici que ce coquillage s’appelle comme ça !
Je rappelle aussi que cet enfant de 13 ans a quand même passé
48 h. en garde à vue à cause de cet incident ! Mais nous avons
gagné, nos jeunes peuvent recommencer à parler et à pêcher !
C’est une énorme victoire pour nous et une défaite cuisante
pour…
— Merci Hermine pour ces précisions ! Georgia Balkony
avance lentement sur les bateaux qui dansent. Elle a maintenant
parcouru presque un kilomètre et le temps semble donner
raison au vieux loup de mer qui nous parlait tout à l’heure. La
pluie tombe maintenant moins fort, le vent s’est calmé mais le
courage de Georgia est énorme, ce qu’elle fait est incroyable !
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— Excusez moi Aymeric, mais Philippe Valls, le directeur de
Radio-France Bleu -Marine vient d’arriver dans le studio et
tenait à dire quelques mots :
— Oui, merci Aymeric ! Je voudrais, avec le recul que me
permet ma position, saluer la décision du Ministère du Langage
et de la Pensée qui a donc levé hier l’interdiction de la pêche à
la patelle pour des raisons purement sanitaires d’ailleurs.
Georgia Balkony se prend pour une héroïne de bande dessinée
mais elle n’est qu’une poissonnière débraillée qui revendait à
prix d’or les coquillages que des jeunes lui cédaient pour
quelques pièces. Elle a également pris une énorme
responsabilité en acceptant ce défi ridicule qui met en danger la
vie de ces pauvres pêcheurs lesquels n’ont pas saisi toute la
complexité de la situation!
— Hé Valls, c’est Hermine Grangier ! Tu sais ce qu’ils te
disent les pauvres pêcheurs ? Hein ? Viens voir les banderoles
qui flottent sur Sein, tu verras qu’elle ne manque pas de soutien
Georgia Balkony ! Et dis-toi bien que ce n’est qu’une première
victoire ! Il va…
— Merci Aymeric de la Jarre-Pelrose en direct de la Pointe du
Raz, on enchaine tout de suite avec une page de publicité avant
les infos…
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Changement de côté SVP
Tout cela était venu après une conversation que François
Leblanc avait eue avec sa femme le dimanche d’avant. La
veille, Philippe, l’ami d’enfance, le célibataire endurci, le
séducteur invétéré, était venu diner, à l’improviste. Crystèle
l’avait raccompagné jusqu’à sa voiture. Elle était restée assez
longtemps dehors puis était revenue se coucher. Contrairement
à leurs habitudes, ils n’avaient pas fait l’amour ce samedi-là.
Le lendemain matin, comme tous les dimanches, François
regardait Télé-foot. Elle s’était donc assise à l’opposé de la
pièce et, comme tous les dimanches, avait commencé ses motscroisés.
Sans détourner les yeux de l’écran, il avait parlé d’une voix
aussi blanche que la nuit qu’il avait passée :
— Tu sais, ce serait bien je crois qu’on ait… euh… qu’on…
fasse des trucs… enfin je veux dire… différents…
Il se tourna vers elle. Elle ne leva pas la tête pour autant.
—…
— Tu vois, quoi, pas la routine… Regarde Philippe – il nota
un léger raidissement de la nuque de sa femme, - il n’a pas
d’habitudes, un jour il est là, le lendemain ailleurs…
—…
— Euh, ce serait bien par exemple que tu ne me tournes pas
toujours le dos… euh… comme maintenant je veux dire, tu
vois ?!
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Il avait rougi jusqu’aux oreilles en s’entendant parler. Mais
qu’est-ce qu’elle allait croire ?… Quoi que… ?! Sa femme se
retourna d’un coup :
— Ecoute François, franchement, je ne vois pas ce que nous
devrions changer, on est bien non ?
En gloussant, elle ajouta,
— En plus, ça ne t’a pas toujours gêné que je te tourne le dos
hein ?! Et puis question habitudes, il n’y a pas que moi hein ?
Et je ne vois pas ce que Philippe a à voir là-dedans !
Elle se leva et partit vers la cuisine :
— Je vais faire le repas sinon tes parents vont arriver et rien ne
sera prêt. N’oublie pas qu’il faut aller chercher les enfants
avant onze heures ?!
Oublier !? Depuis toujours, les enfants dormaient un samedi
sur deux chez leurs cousins.
— J’y vais !
Alors qu’il ne perdait jamais une occasion de lui adresser la
parole, il ne vit même pas sa voisine, Anne-Laure, qui sortait
de chez elle. Il pensait à Philippe. Philippe qui n’allait pas au
bridge tous les mardis, Philippe qui ne regardait jamais Téléfoot, Philippe qui n’avait jamais reçu ses beaux-parents à
déjeuner tous les dimanches même avant son divorce, Philippe
qui…
Sur le chemin, il s’arrêta faire quelques courses. Au rayon
« jardin », il ressentit une très drôle mais très agréable
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sensation en choisissant une autre marque de graines de radis
que celle qu’il connaissait. Au feu rouge du supermarché, il
décida d’un seul coup de ne pas prendre le trajet habituel pour
se rendre chez sa belle-sœur. En revenant, par un troisième
itinéraire, il s’arrêta chez le boulanger : « Alors monsieur
Leblanc, trois baguettes, comme d’habitude ? », il répondit, et
son propre aplomb le surprit : « Non merci, je vais prendre
quatre campagnettes s’il vous plait… non pas celle-ci, l’autre, à
côté, elle est moins cuite ! » et dans la foulée il se dit que
dorénavant il changerait de boulanger tous les jours.
A l’apéritif, il ne prit pas son habituel Porto mais se servit un
whisky. Dans la soirée, sa femme lui fit remarquer qu’il
ressemblait de plus en plus à son père : « D’ailleurs, à midi, tu
t’es servi un whisky, comme lui ! »
Le lendemain matin, en arrivant à la banque, il ne prit pas
l’escalier, comme d’habitude, mais s’engouffra dans
l’ascenseur avec Walter, un des collègues qu’il prisait le moins
mais à qui il adressa un souriant « Salut, ça va ? » que l’autre, à
voir sa tête, reçut comme une anomalie majeure !
François Leblanc passa une semaine aussi étrange qu’excitante.
Le mardi, il changea délibérément de place dans le parking
souterrain de la banque et prit celle d’à côté, celle de Walter ou
plus exactement celle que Walter s’était appropriée. Il éclata de
rire dans sa voiture. Le mercredi, il cumula : le matin, lors des
élections professionnelles, il vota avec un sourire béat pour le
syndicat qu’il décriait depuis son entrée dans la banque et
l’après-midi, il prit des décisions financières qui lui auraient
fait peur une semaine auparavant. Le jeudi midi, il se
« trompa » volontairement et pénétra dans le bureau situé à
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côté du sien. Il fit rapidement demi -tour en voyant que ses
deux collègues, Pierre et Fanny, ne se tenaient pas vraiment
comme ils auraient dû dans une banque !
Tous les soirs, il s’arrêtait acheter du pain et s’amusait à
observer la tête du boulanger, jamais le même, lorsqu’il
demandait sa baguette : « Non, pas celle-ci, elle est trop cuite,
celle d’à côté s’il vous plait ! »
Le vendredi, son patron l’appela pour l’inviter à déjeuner.
C’était exceptionnel.
— François, je vous ai invité car j’ai une proposition à vous
faire. Cette semaine, certains m’ont confié qu’ils vous avaient
trouvé complètement à côté de la plaque mais je dois dire que
les décisions que vous avez prises, ce matin encore et surtout
avant-hier, m’ont très agréablement surpris.
Le reste du repas, promotion, changement de poste,
déménagement à envisager, se déroula dans la béatitude la plus
totale à tel point qu’il ne touchait toujours pas terre lorsqu’il
rentra chez lui… ou du moins ce qu’il pensait être chez lui
puisque, ce qu’il avait toujours redouté arriva précisément ce
soir-là : il pénétra par erreur dans la maison d’à côté, réplique
exacte de la leur.
François Leblanc s’en aperçut assez vite mais la perspective de
croiser Anne-Laure le fit rester un moment. Il osa même
s’aventurer jusqu’à la salle de bains où il avait cru entendre du
bruit. Elle était fermée à clef.
La police le cueillit un quart d’heure plus tard alors qu’il
ressortait de la maison jumelle. Après un rapide interrogatoire,
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l’officier ne voulut rien savoir et lui signifia sa garde à vue.
Dans le couloir une porte était ouverte sur une cellule vide.
François Leblanc, résigné, allait s’y installer lorsque le flic
derrière le retint par l’épaule : « Non, pas celle-ci, elle ne ferme
plus, celle d’à côté s’il vous plait ! »
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Le chemisier d’or
Le lourd portail s’était ouvert à plusieurs reprises, laissant se
glisser dans le parc éclairé des coupés rutilants, de riches
berlines, des cabriolets hors de prix qui venaient déposer leurs
passagers devant le perron de la demeure tandis que les
domestiques s’empressaient d’aller garer les véhicules près des
tennis.
Sous la dentelle de son fin chemisier richement décoré de fils
d’or, la demoiselle portait ostensiblement un soutien-gorge
brodé de diamants, dont le profond décolleté attirait, bien sûr,
l’œil des jeunes mâles virevoltant tout autour. Ce soir, comme
très souvent lorsqu’ils se retrouvaient, les jeunes gens, autant
les filles que les garçons, faisaient preuve d’une extraordinaire
imagination où le mauvais goût souvent drôle faisait la nique à
la plus sournoise des élégances. Vers une heure du matin, un
vacarme épouvantable venant de la porte d’entrée fit cesser
toutes les plaisanteries. Quelqu’un ouvrit. Une puissante moto
de cross s’engouffra alors dans le hall avec, aux commandes,
une espèce de Yéti noir et blanc qui arrêta de justesse sa
machine devant la cheminée où la jeune fille au riche chemisier
enlaçait béatement un « banquerien ». C’est comme ça qu’ils
appelaient entre eux ceux qui portaient une casquette de
rappeur visiblement très sale avec une chemise-cravate-veste
de marque en haut et un pantalon de survêtement-mocassins
Finsbury en bas. A deux pas du « banquerien » (contraction de
« banquier » et de « vaurien ») se tenait un couple de
« vauquiers », avec pour elle, un ensemble tongues-jupe longue
noire - veste de facteur, et pour lui, pantalon de smoking
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surmonté d’un T-shirt Décathlon (Enorme le
Décathlon ! Tu ne trouves pas ?) et d’un bob Ricard.
T-shirt
La jeune fille au chemisier d’or s’était précipitamment éloignée
de son « banquerien ». Un tonnerre d’applaudissement suivi
d’un crépitement de bouchons de Champagne salua le retrait du
casque du Yéti dont on fêtait précisément l’anniversaire.
La musique et les conversations reprirent de plus belle. Malgré
le déferlement des décibels, rien ne filtrait par les fenêtres
triple-vitrées. Dehors, la nuit s’effilochait sous les aboiements
continus des chiens. Il faut dire que depuis quelques jours, un
campement de gitans s’était installé dans un champ proche du
château et que toutes les nuits, jusque très tard, les guitares
jouaient la sérénade à la meute de bergers allemands des riches
voisins.
« Tu te rends compte ?! Ils se sont mis là, dans le champ d’à
côté, et sans rien demander évidemment ! ». Madame Coëtzel –
mais si vous savez, les célèbres produits de beauté Coëtzel –
Madame Coëtzel n’en était toujours pas revenue et avait encore
passé sa matinée à le raconter à tout son carnet d’adresse.
« Enfin, j’espère que les enfants n’auront pas d’histoire,
surtout qu’ils fêtent l’anniversaire de Sylvestre ce soir…
Comment ? … Non, nous partons tout à l’heure à New-York !
… J’espère qu’ils n’auront pas d’histoire avec ces… ! …
Ouiiii ! C’est ça ! A bientôt ma chérie ! »
Le lendemain matin, à quelques dizaines de pas de sa caravane,
une femme trouva le corps d’une jeune fille en sous-vêtements
luxueux. Tout près, traînaient un chemisier brodé d’or et une
casquette sale.
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A midi, les caravanes avaient déserté le champ d’à côté.
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Un pantalon pied de poule
Pour sa première manifestation, monsieur Jean de Riot tenait à
soigner son apparence. Tout chômeur qu’il était, il n’allait pas
se laisser aller sous prétexte de défiler dans la rue. Il avait
longtemps hésité à rejoindre ce rassemblement pour la
solidarité nationale décidé en ce premier mai par le leader de
l’extrême-droite lyonnaise. Les récentes et honteuses
manifestations d’étudiants l’avaient convaincu de ne pas se
soustraire à son devoir de citoyen. Il repassa son pantalon pied
de poule et sa chemise saumon. Sa veste en flanelle grise
convenait parfaitement. Comme à chaque fois qu’il était
stressé, une violente douleur au ventre le propulsa aux toilettes.
Après un dernier coup de parfum, il sortit et gagna l’arrêt de
bus. Il réalisa alors avec angoisse qu’il avait oublié de mettre
son appareil auditif. Le trajet fut bref et notre homme se
mélangea rapidement à la grosse centaine de personnes
rassemblées devant le Théâtre. Un petit groupe, sans doute des
communistes révolutionnaires, criait des slogans hostiles aux
manifestants. Un ancien collègue passa sans le saluer. M. de
Riot ne se formalisa pas. D’abord, cet individu parlait avec une
femme qui n’était pas la sienne et puis c’était un délégué
syndical dont il n’avait jamais recherché la compagnie.
Un peu inquiet, il voulut savoir ce qui se passait mais Jean de
Riot n’avait pas pour habitude de s’adresser à n’importe qui.
Une jeune femme, plutôt nerveuse, tenait un enfant par la
main :
— Excusez-moi, auriez-vous l’amabilité de me dire ce qui se
passe ?
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— Il se passe que ces dégénérés ont décidé de se rassembler
justement ici… ! Ah ! Voilà papa ! Viens vite Kevin !
Encore sous le choc de l’injure qu’il venait d’affronter, de Riot
leva les yeux et vit que des banderoles révolutionnaires
barraient tout l’horizon. «Il forêt agir dans la rue - le peuple y
est !», « Réactionnaires de tous les pays punissez vous ! »,
« Vive la solide hilarité nationale ». Son intestin se rappela
brutalement à lui lorsqu’il réalisa que les communistes
tentaient de les chasser lui et ses amis hors de la place. Son
voisin, béret jusqu’aux oreilles, lui prit le bras et entonna la
Marseillaise. Quelqu’un lui marcha sur le pied. Complètement
paralysé par le stress, le pauvre homme ne pouvait ni bouger,
ni encore moins chanter. Les anarchistes (son voisin au béret
l’avait utilement renseigné) se trouvèrent bientôt face à lui. Son
ancien collègue, l’œil goguenard lui tapa dans le dos en lui
collant, au passage, un sticker du PC dans le dos et un drapeau
rouge dans la main puis, changeant brusquement de tête, fit
volte-face et détala avec tous ses amis. Jean de Riot n’entendit
pas
les
CRS
débouler
derrière
lui.
De Riot Jean quitta le commissariat en fin d’après-midi mais
attendit que la nuit tombe en pleurnichant derrière une poubelle
avant de rentrer chez lui, à pied. Sa veste de flanelle grise était
sale, sa chemise saumon pleine de sang et son joli pantalon
pied de poule empestait.
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Nyctalopes
Cela faisait plusieurs jours que le cimetière juif de la souspréfecture était l’objet de toutes les discussions pour des dégâts
occasionnés à plusieurs reprises depuis le début de la semaine.
Pour certains, dont le candidat battu aux dernières municipales,
il s’agissait « ni plus ni moins d’une profanation » et pour
d’autres, dont le maire, « de quelques petits dégâts provoqués
sans doute par un ou deux couillons alcoolisés ! ».
Olivier François Heffe, professeur de mathématiques au
collège « La Nation » le jour, insomniaque la nuit (disait-il !) et
citoyen très pénible vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
habitait 117 boulevard de la Bath, quatrième et dernier étage
d’un immeuble assez cossu qui dominait le cimetière de toute
ses terrasses ombragées. O.F. Heffe s’installa donc derrières
ses vitres cette nuit-là en compagnie de sa paire de jumelles et
de son chat. Très vite il pesta contre le feuillage des arbres qui
empêchait carrément toute observation dans plus de la moitié
du cimetière. Il constata aussi que ses jumelles ne lui
serviraient sans doute pas à grand-chose dans la partie
« accessible » car la pleine lune, en ce début de nuit, était
encore complètement aveuglée par l’orage qui avait éclaté dans
la soirée.
Notre curieux éteignit pourtant la lumière et chercha le
meilleur angle d’observation. Bientôt, souffrant un peu de la
chaleur et beaucoup de problèmes circulatoires qui lui
engourdissaient fréquemment entre autres les deux jambes, il
décida d’ouvrir la fenêtre et de se poster sur le balcon. Son chat
n’attendait que cela et, comme tous les soirs, lui faussa
compagnie en gagnant d’abord le toit de l’immeuble puis la
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terre ferme par un trajet que son maître n’arrivait toujours pas à
imaginer malgré des nuits de cogitation soutenue. Pendant ce
temps, les nuages s’éloignaient lourdement vers l’Est, au grand
soulagement du guetteur.
C’est vers deux heures du matin que monsieur Heffe fut
réveillé en sursaut par le bruit de ses jumelles heurtant
méchamment le carrelage de la terrasse. Il les ramassa mais, un
peu ensommeillé, ne se rendit pas compte immédiatement que
les lentilles n’étaient plus parallèles et qu’il était tout à fait
normal que tout fût trouble ! C’est pourtant à ce moment précis
qu’il aurait pu voir une ombre se faufiler prestement parmi les
cyprès des allées boueuses du cimetière et brutalement
s’immobiliser au-dessus d’une pierre tombale, souillant le
marbre d’inscriptions mystérieuses. La pleine lune se retint
quelques instants ; un cumulus jaunâtre passa devant elle
comme une main étouffant un cri de surprise. Le nuage
s’éloigna, l’ombre s’était déjà aplatie devant une autre stèle.
Quelque chose fut brisé. Le bruit de vaisselle cassée ne
dérangea personne pas même monsieur Heffe. Seul un hibou
énorme qui traversait silencieusement la pleine lune l’entendit.
Opérant un brutal virage, il piqua vers les tombes.
Olivier François Heffe ne vit pas son chat quitter le cimetière,
accroché, tête pendante, aux serres du rapace.
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2 – Brèves d’Amour
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L’éclipse
Le soleil jouait avec les nuages et s’apprêtait à faire de même
avec la terre en cette veille d’éclipse de juillet 1999. Avec
Sophia, pour observer le phénomène, nous avions le choix
d’aller en Normandie ou de partir dans les Vosges. Nous
avions opté l’Est que nous ne connaissions ni l’un ni l’autre.
Drôle d’idée d’aller observer une éclipse dans une forêt me
direz-vous mais si j’avais effectivement émis quelques doutes,
la théorie de Sophia m’avait conquis :
— Ecoute, on fait une reconnaissance la veille. Personne
n’aura l’idée de venir en forêt voir l’éclipse. Je suis sûre qu’on
trouvera un point d’observation en hauteur et dégagé, il y en a
toujours un dans les forêts en montagne. Et puis s’il n’y en a
pas, on dort là-bas, tranquilles, et on cherche un endroit dégagé
le lendemain !
Evidemment lorsque nous sommes arrivés, la piste forestière
complètement détrempée témoignait du déluge tombé
récemment et le ciel ne nous annonçait rien de bon pour le
lendemain. Mais pour le lieu, Sophia avait raison, une sorte de
dégagement sur la piste permettait de planter la tente près de la
voiture. Une large trouée débouchait sur une coupe assez
récente qui surplombait la plaine plein sud. Un peu envahie par
des fougères énormes plus ou moins desséchées, c’était, à
priori, le lieu idéal pour observer l’éclipse du siècle ! Les
troncs coupés attendaient, en gros tas pathétiques, leur transfert
chez l’équarisseur.
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— C’est marrant mais c’est presque aussi lugubre que la forêt
brûlée dans laquelle on s’était promenés en Italie tu te
rappelles ?
— Humm ! Marrant ?!
Un brouillard à couper à la tronçonneuse enveloppa la tente dès
la fin de l’après-midi.
— Tu vas voir, il fera beau demain, c’est sûr, crois-moi mon
p’tit chéri, j’ai de la chance ! Il fera…
Sophia fut interrompue par le bruit d’une voiture que nous
n’avions pas entendu arriver mais qui frôla la tente, bientôt
suivie d’une autre ! Les deux voitures n’avaient pas dû s’arrêter
bien loin. Des bruits de voix, puis plus rien !
— Tranquilles ?
— Tu vas voir ce que c’est mon Loulou ?
Une rafale de vent secoua la toile et me gela complètement.
Coup d’œil par la moustiquaire. Les deux véhicules, un break
et une berline, très flous, étaient stationnés l’un derrière l’autre,
tout proches. Malgré le brouillard, je pouvais vaguement
distinguer le dos nu d’une personne qui s’agitait sur la
banquette arrière. Mon regard fut attiré par une tache orange
qui bougeait à peine derrière un tronc. Un mec à première vue,
un rouquin dont je devinais à peine la tête, mâtait
consciencieusement les ébats du couple.
— Tu crois qu’on reste ici ? me chuchota Sophia nettement
moins à l’aise qu’à son habitude.
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Ce fut un défilé quasiment permanent toute la soirée ! Toujours
le même break ! Nous avions élu domicile sur le territoire
d’une prostituée !
— Putain mais on ne va pas rester là ! On démonte et on s’en
va ! Avec le pervers qui n’en perd pas une, je ne vais pas
fermer l’œil moi !
— Tu crois ?
Sophia n’était pas plus rassurée que moi. Il faisait noir
maintenant et, le temps qu’on se décide, la pluie s’était invitée
à la petite fête ! Je risquai un œil dehors et aperçus le pervers
qui s’enfonçait à travers les sapins. Il était de dos mais je crus
voir une sorte de barbe rousse qui dépassait du col d’un long
imperméable noir.
La nuit fut une des pires qu’on ait connues ! Des voitures
jusqu’à 3 h. du mat, des fuites dans la tente et surtout, surtout,
une espèce de piétinement tout proche. Le genre de truc qui te
paralyse complètement. Comme un fauve qui passe et repasse
et se demande s’il va croquer ce qu’il pressent être un
sandwich intéressant malheureusement protégé par un
emballage peu ragoutant ! A priori, la toile de tente l’avait
empêché de porter le coup de croc fatal !
Il ne pleuvait pas ou du moins pas encore lorsque nous nous
sommes dépliés. Sophia n’eut pas le temps de soulager sa
pauvre vessie qui n’en pouvait plus !! Elle hurla :
— Jean-Lou !
Une large estafilade éventrait le double-toit et, au moins aussi
flippant, des pas, des empreintes de pas humains encerclaient la
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tente. D’autres traces repartaient vers la forêt ! Sophia se prit la
tête dans les mains !
— OK ma belle, on y va, on y va… Je… je démonte la tente et
on y va !
Mon amie s’éloigna vers les fougères en me souriant un peu.
Elle me glissa :
— On joue quand même ?
Nous avions un rituel : lorsque l’un de nous deux partait
« enrichir la nature », c’était le signal d’une partie de cachecache que nous finissions assez souvent camouflés dans
l’herbe !
Je mis à peu près trois secondes à ranger nos affaires dans la
voiture et je me lançai à la recherche de Sophia. Il faisait
presque beau. Au bout de cinq minutes, j’entendis du bruit
derrière un tas de troncs d’arbres. Je me précipitai… en vain,
elle avait filé… J’allais repartir lorsque mon cœur explosa !
Dix mètres devant moi, le pervers rouquin en imper noir sans
doute planqué dans les fougères venait de se relever et
s’enfuyait avec le foulard de Sophia autour du cou.
— Sophiaaaaaaaaaa !
Je poursuivis le type qui courait bien plus vite que moi. Il
s’arrêta après m’avoir mis quinze ou vingt mètres dans la vue
et me regarda. Je me demande encore pourquoi je ne suis pas
mort de peur en le voyant : ce type… enfin… ce… monstre…
avait une tête de renard ! Avec un museau, un vrai museau !
Pointu ! Ce que j’avais pris pour une barbe dans le brouillard
lui recouvrait tout le visage ! Il se remit à courir et je vis le
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foulard de ma chérie disparaître ! Au même moment, tout
s’obscurcit ! Seul, un bruit de feuillages foulés troubla le
silence de l’éclipse. J’étais absolument incapable de faire le
moindre pas. Je n’eus pas le temps de me retourner lorsque
j’entendis un jappement derrière moi. Une main ou plutôt un
truc horriblement froid se colla sur mes yeux ! Je m’évanouis.
Nous n’avons plus jamais joué à ce jeu débile.
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Chaînes de télé
Cela faisait maintenant plus de trois jours qu’il n’avait pas levé
son cul du canapé pour autre chose que le strict nécessaire,
aller ouvrir au livreur de pizzas, chercher un oreiller
supplémentaire sur son lit etc.. Il avait pourtant fait de superbes
projets pour cet interminable week-end : un séjour sublime
avec Carole dans un « Relais et Château » qu’elle avait
décommandé au dernier moment en prétextant la visite de sa
mère. Marcel la soupçonnait en fait d’avoir renoué avec son ex
qu’il avait encore vu sortir de chez elle deux jours avant son
coup de fil embarrassé ! Pas grave s’était-il dit avant de se
rabattre sur Louise la sportive à qui il avait proposé de filer au
refuge de Baysselance. Avec un peu de chance il serait complet
et ça les obligerait à dormir dans l’intimité de sa tente deux
places assez serrées ! Louise l’avait envoyé balader en lui
rappelant que c’était elle qui avait eu l’idée, plus d’un mois
avant, de faire le Vignemale et qu’il avait refusé parce « je te
cite au cas où tu ne te souviendrais plus du bobard que tu
m’avais raconté : « ça m’emmerde bien mais je suis
absolument obligé d’assister à la communion de ma filleule ! »
J’imagine que ta filleule a soudain pris conscience à 12 ans de
l’absurdité philosophique de sa condition de communiante et
qu’elle a tout envoyé promener ! Eh bien tu vois mon petit
Marcel, j’ai accepté la proposition de Romuald de courir le
semi-marathon de Foix et après nous partons tous les deux finir
le week-end chez des potes à lui en montagne et je vais te dire
une dernière chose : je ne regrette absolument pas mon choix
encore moins après ton coup de fil parce que tu prends
vraiment les gens pour des cons ! Salut ! » Marcel avait alors
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appelé Kev’. Ils avaient vaguement projeté d’aller en boite à La
Junquera et de passer deux jours à Port Aventura. « Ah non
Marcel, pas cette semaine ! Leïla voudrait qu’on aille chez ses
cousins près de Narbonne ! Ils sont super sympa ! Et puis tu
sais que je ne peux rien lui refuser à ma Leïla en chocolat ! Eh
oui ! Toi tu es libre, pas d’attache hein ? Et au fait, tu en es où
avec Emma ? » « Ben justement ! Pas d’attache ! Salut ! »
Emma ! La seule avec qui il aurait vraiment eu envie de passer
ces trois jours ! Tiens, même rester tous les deux chez lui ou
pourquoi pas chez elle… Quand il l’avait appelée, elle n’avait
pas dit non. Elle n’avait pas dit oui non plus d’ailleurs. Elle
avait juste parlé de son père qui était à l’hôpital : « Non non, tu
es gentil mais ça ira ! Profites-en ! On verra une autre fois !...
Oui oui, c’est sûr ! » Marcel avait encore passé trois ou quatre
coups de téléphone et s’était retrouvé au début du long weekend comme un imbécile parce que tous les copains avaient déjà
planifié leurs congés, soit en famille, soit en couple soit dans
des hôtels, gîtes, refuges où, d’après ce qu’on lui disait, ne
restait plus une place disponible…. Il essaya une dernière fois
en appelant Jérémy et Lucie mais il entendit très nettement
Lucie râler et dire qu’elle en avait « marre de se faire draguer
par ce connard qui n’a pas encore compris qu’il est
particulièrement relou ! » Jérémy, qui n’avait jamais su utiliser
un téléphone et mettait systématiquement le haut-parleur, s’en
sortit en balançant une bêtise que Marcel n’écouta même pas !
Quelle conne celle-là ! En plus elle n’a pas toujours dit ça ! Il
était presque 18 heures, Marcel alluma un pétard et la télé. Il se
rendit compte le lundi midi en se réveillant complètement
ankylosé qu’il n’avait rien fait pendant trois jours… Ce qui
l’avait cloué sur place n’était pas plus contraignant que les
boulets des forçats, pas plus handicapant que les entraves des
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mules, pas plus astreignant que le carcan des condamnés, non !
C’était pire ! Complètement invisibles et pourtant décrites en
long en large et en travers dans le magazine qui trônait sur la
table basse… C’était un mélange d’insipidité et de médiocrité
auquel, de temps en temps, un soupçon d’esprit donnait un
minimum de goût. Marcel tenta de se lever mais constata en
paniquant qu’il était solidement maintenu sur le canapé. Alors
qu’il tendait la main vers la télécommande, celle-ci sembla le
narguer en s’éloignant lentement vers le bord de la table basse
d’où elle tomba. Sur l’écran les programmes se mirent à
changer seuls, de façon totalement désordonnée. Les chaînes
défilaient de plus en plus vite, ligotant toute sa volonté dans un
hallucinant tourbillon d’images qui se fracassaient les unes
contre les autres. Il eut l’horrible sensation de les voir sortir de
l’écran, se mettre à siffler en l’air et s’abattre brutalement sur
lui. Le volume avait augmenté jusqu’à complètement saturer
les haut-parleurs pourtant costauds du home-cinéma. Bien qu’il
soit assis, Marcel vacilla. D’abord, ce fut d’insupportables
vertiges. Les nausées survinrent rapidement puis,
progressivement, l’écran se brouilla… la neige… la neige
envahit le salon, la neige de son enfance au lycée climatique de
Font-Romeu. Dans le brouillard de l’hiver pyrénéen il
entendait encore la sonnerie qui annonçait les récréations.
Dehors sous la pluie, Emma pestait contre Marcel et sa manie
d’écouter la télé tellement fort qu’il n’entendait jamais la
sonnette. Elle essaya vainement de l’appeler sur son portable et
rentra finalement chez elle, le visage tout mouillé sous son
parapluie.
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Le gecko
C’est depuis que ma mère est alitée quasiment toute la journée
que Manuela travaille chez elle. Huit mois ! Huit mois d’un jeu
que je commence à détester. Je vous explique : je passe la voir
une ou deux heures tous les jours, lui tenir compagnie. Parfois,
elle me prend la main…, ma mère bien sûr ! Aujourd’hui
encore, cela fait une heure que je regarde par la fenêtre… sans
rien voir ni regarder… je guète juste le moment où Manuela va
arriver. Je descendrai vite à la cuisine où elle pose ses affaires,
je la saluerai. Je lui dirai bêtement qu’elle dort, qu’elle ne va
pas mieux, que je suis descendu prendre une bouteille d’eau ou
une boîte de médicament et que je remonte tout de suite. Elle
me regardera à peine et ira dans la buanderie commencer le
repassage en prenant soin de bien fermer la porte. Je ne la
reverrai pas de toute l’après-midi. L’autre jour, je savais
qu’elle était dans la bibliothèque. J’y suis entré et j’ai vu l’autre
porte, celle qui donne sur le couloir, se fermer. Elle me fait
penser au gecko que je vois parfois sur mon balcon. Dès qu’il
sent que je l’observe, il court se cacher derrière la gouttière. Si
je fais le tour. Il se déplace pour que je ne le voie pas. Je me
suis renseigné, elle est célibataire, comme moi… je sais aussi
qu’elle fait du théâtre, depuis peu m’a-t-on dit, la même troupe
que celle que j’ai quittée parce que… euh… à cause de maman.
Quand j’ai commencé à travailler chez Madame Dubreuil, j’ai
rencontré son fils, Victor, Victor Dubreuil, le prof. de gym du
collège Berlioz. Un jour que je parlais de mon boulot, les
copains du théâtre m’ont dit qu’il le connaissait bien, qu’il
jouait super bien mais qu’il avait abandonné très peu de temps
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après mon entrée dans la troupe. Ils lui avaient même donné le
rôle de M. Cooper dans « Cash-Cash », la pièce d’Albert
Husson qu’on répète actuellement. Victor leur a dit qu’on lui
avait proposé le rôle de H. dans la pièce de Beckett
« Comédie» Moi je suis sûr qu’il a arrêté pour éviter de jouer
avec moi… juste parce que je fais le ménage chez lui… enfin
chez sa mère ! En plus, dans la pièce, il aurait joué mon
amant ! J’ai le rôle de la fausse madame Cooper ! Mais c’est
bête parce même chez sa mère, on se voit jamais. A peine une
minute quand j’arrive et il remonte se cacher « chez maman ».
L’autre jour, j’étais dans la bibliothèque. Je l’ai entendu dans le
couloir. Je suis sorti pour lui dire, je ne sais pas moi, que
j’aimais bien la maison, sa mère, que je la trouvais mieux. Au
moment où j’arrivais dans le couloir, j’ai vu qu’il venait de
pénétrer dans la bibliothèque ! Ce type, il me fait penser à cet
oiseau qui vient souvent dans le vieux cerisier chez mes
parents. Il s’accroche au tronc et passe tout de suite du côté
opposé. Si je sors et que j’essaie de faire le tour, je l’aperçois
qui fait un petit saut de côté pour échapper à mon regard… Un
quart de tour à droite, encore un, encore… puis à gauche
rapidement… rien à faire ! Comme la face cachée de la lune !
Tiens, la semaine dernière, il était au supermarché, je suis sûre
qu’il s’est dépêché de finir ses courses pour ne pas me croiser.
Je me demande s’il n’est pas homo ce mec !
Manuela le fait exprès c’est sûr ! Vendredi dernier, je l’ai
aperçue, de loin, au rayon des légumes. J’avais deux ou trois
surgelés à prendre mais quand je suis arrivé devant les fruits,
hop, elle quittait le magasin. Un vrai gecko je vous dis ! Et
hier, lorsque je suis arrivé chez maman, Manuela était déjà là,
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dans la buanderie. Je me suis dissimulé derrière le cyprès et je
l’ai observée. Qu’est-ce qu’elle est jolie ! Au bout d’une
minute ou deux, elle s’est tournée vers la fenêtre, elle m’a vu,
j’en suis sûr, alors elle a baissé le store. Du coup, je suis monté
directement voir maman. Quand je suis entré dans sa chambre
elle a fermé les yeux ! J’en ai profité pour apprendre un peu
mon rôle et puis je suis allé voir comment ça se passait pour
« Cash-cash ». J’ai entendu Manuela arriver, je me suis caché
tout au fond de la salle. Je suis sorti au bout d’un quart d’heure
en me maudissant. Dire que j’aurais pu la serrer dans mes bras
en gardant le rôle de Cooper ! Au café, j’ai attendu qu’elle
sorte et je l’ai suivie mais je n’ai rien compris. Incroyable !
Elle est entrée dans le restaurant qui se trouve juste devant chez
moi. C’est sûr qu’elle attendait quelqu’un, et devant chez moi
en plus ! Je suis parti au cinéma. Pas envie de voir un mec
l’embrasser.
Mardi, Je l’ai vu, dans le jardin ! Oh ça n’a pas duré
longtemps ! Je repassais et le soleil me brûlait l’épaule ! C’est
en fermant le store que je l’ai vu. Il avait l’air d’inspecter le
dessus de la fenêtre. Il m’intrigue ce type ! Je suis sûr qu’il a
une maîtresse, sans doute une femme mariée, c’est pour ça
qu’il est si discret ! D’ailleurs, je l’ai entendu, il parlait avec sa
mère, pas très fort : « Elle avait l’air de plus en plus
désespérée. Elle avait un rasoir dans son sac. Les femmes
adultères, il faut se méfier, elles n’avouent jamais ! ». En
sortant du théâtre, j’ai voulu en avoir le cœur net. Je me suis
plantée pendant une heure dans le restau qui se trouve devant
chez lui. Il n’est pas rentré. Les volets n’étaient pas fermés,
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aucune lumière. Je vais aller le voir jouer dimanche prochain.
Je vais bien finir par faire le tour du cerisier !
Maman est morte dimanche dernier, 8 juillet. Manuela a quitté
la place, évidemment.
Quand sa mère est décédée, il m’a payé tout le mois ! Et il m’a
encore envoyé un chèque hier « pour les congés payés.
Affectueusement Victor ». Affectueusement !!!… Avec tout ça
je ne sais pas où il en est avec sa maîtresse !
— Je ne sais pas ce qui m’a pris monsieur le commissaire. J’ai
pris le chéquier de ma mère. … Euh oui, volé si vous voulez…
mais c’était ma mère et j’ai une procuration ! … Oui je sais que
le compte est bloqué mais je n’ai pas réfléchi. …
Il y a un dingue qui s’est payé une campagne d’affichage dans
toute la ville sur des panneaux 3x3. « Manuela je t’aime ! » Je
ne sais même pas si c’est moi… C’est sûr que non d’ailleurs !
En plus, ce n’est pas signé.
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Baiser volé
Assis devant un café, un journal posé sur la table, Ibrahim
regardait toutes ces femmes en djellabas qui, souvent d’un pas
lourd, remontaient la ruelle étroite et pourtant passante de la
médina, de gros paniers d’osier chargés à chaque bras.
Quelques touristes, peu nombreux à cette époque de l’année,
zigzaguaient à contre sens, traînant les pieds d’une boutique à
l’autre, guettant sans conviction la bonne affaire du jour. La
température pourtant peu clémente de la mi-janvier ne les avait
pas empêchés de revêtir short et manches courtes. La plupart
semblaient d’ailleurs frigorifiés d’autant que de brusques
rafales d’un vent assez frais soulevaient régulièrement la
poussière et les copeaux de bois des artisans ébénistes. Une
femme assez forte s’arrêta devant lui et cria quelque chose à un
groupe qui s’éloignait. Ibrahim ne connaissait pas cette langue,
du polonais peut-être. La femme tira de son sac un minuscule
appareil photo et le braqua sur lui. Ibrahim avait saisi son
journal et, le maintenant devant lui, parcourut quelques lignes
sans trop y faire attention. Il se moquait complètement d’être
pris en photo mais il commençait à trouver un peu pénibles
tous ces malotrus qui, sans vergogne, mitraillaient les gens
comme si c’était des singes dans un zoo. Parfois il se disait
qu’il devait sans doute ressembler au voisin du photographe,
avec son polo passe-partout, son jean et ses baskets et que c’est
pour ça qu’on le photographiait. Pour le montrer au voisinsosie en revenant. Sinon, quel intérêt ? La grosse polonaise
était toujours là. Il voyait son reflet dans la vitre. Souvent il se
disait qu’il aurait bien aimé posséder un appareil pour le sortir
et photographier à son tour le touriste sans-gêne. Mais il
n’avait pas l’argent nécessaire.
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La situation commençait à lui peser sérieusement. La replète ne
craignait pas le ridicule. Elle était campée sur ses deux piliers,
l’appareil rivé à l’œil, attendant de pouvoir saisir Ibrahim dès
que celui se découvrirait.
N’y tenant plus, il se leva brusquement, le journal toujours
devant les yeux, fit semblant de ne pas voir la bonne femme et
la tamponna assez brutalement pour la déséquilibrer. Du bras
droit il la retint (avec un peu de mal tout de même) pendant que
de la main gauche, il plongeait dans le sac ouvert et subtilisait
le portefeuille que d’un geste vif il camoufla à l’intérieur du
journal. Il s’excusa, lui demanda si ça allait : « La bès ? » et
devant le rire niais de la polonaise, lui fit un petit salut avec le
journal et remonta lui aussi la rue. Au moins, si elle ne faisait
pas de régime, elle se sentirait quand même plus légère quand
elle s’en rendrait compte. Bien sûr, au bout de quelques mètres,
il bifurqua dans une ruelle adjacente puis dans une autre. A la
première fontaine qu’il trouva, il s’aspergea d’eau et fonça vers
la boutique de son cousin à qui il demanda un T-shirt : « Toi, tu
as soulagé un touriste ! Combien ? » Kamel n’était pas dupe.
Ce n’était pas la première fois qu’il lui faisait croire qu’une
« imbécile de touriste » l’avait aspergé d’eau, de thé à la
menthe ou de jus d’orange et qu’il fallait absolument qu’il se
change ! Ibrahim ne répondit pas. Il enfila le T-shirt sec et fila
par les ruelles jusqu’à l’école de secrétariat. En chemin, il prit
l’argent, 800 dirhams quand même, et, le cœur léger, jeta le
portefeuille dans un recoin.
Le café situé devant l’école de secrétariat était un des endroits
les plus agréables de la ville. Quatre fois par jour, des grappes
de jeunes filles toutes plus belles les unes que les autres
passaient devant lui en papotant, riant, gloussant quand il
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croisait leurs regards. Malgré l’hiver et les djellabas plus
épaisses, Ibrahim essayait d’imaginer ce qu’elles portaient
dessous. Bien entendu, dès que la température remontait, ça
devenait beaucoup plus facile. Il guettait sous l’étoffe légère et
satinée l’imperceptible bosse dans le dos qui trahissait le port
du soutien-gorge avec ou sans chemisier. Et il ne se trompait
jamais ! Plusieurs fois il avait demandé aux intéressées qui,
surprises, lui avaient toutes demandé comment il faisait ! Une
fois, une seule, une petite un peu rousse lui avait collé une gifle
qui avait fait rire tout le monde.
Depuis plusieurs jours il en avait remarqué une parmi les
autres. Une déesse. Quand les autres marchaient avec légèreté,
elle, semblait effleurer les pavés. Ses amies riaient
bruyamment ? Son rire à elle tintinnabulait, s’envolait comme
une plume de cristal. Tandis que les cheveux fins de ses amies
leur encadraient le visage et semblaient peser plus lourd qu’un
casque, les siens flottaient, ondulaient comme ceux d’une
sirène. Une étoffe soyeuse bleu ciel brodée de fil doré
enserraient son buste où deux seins pointaient
imperceptiblement tandis que sa taille, moulée de bleu elle
aussi, semblait danser à chaque pas. Une de ses amies
l’appela : « Itri ! » Ibrahim ne se sentit plus de joie : Itri !
L’étoile ! Une berbère, comme lui ! Il en était sûr ! Il n’en
pouvait plus d’allégresse. Il repensa aux 800 dirhams qu’il
avait… trouvés. Il se leva, se dirigea droit vers la fille : Au
moment même où il allait lui parler, un policier surgit sur la
placette, suivi d’un autre. Derrière eux, il entrevit la face
rougeaude de la polonaise. Ni une ni deux, il saisit Itri par le
cou et dans un souffle lui murmura : « Itri, s’il te plaît, épousemoi, ne te retourne pas, les flics… » et il l’embrassa.
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Laisse tomber
Bulle se retourna vers lui, radieuse. Du givre éclairait son
visage rougi de froid et d’efforts. Pour la première fois depuis
sept ans qu’ils skiaient ensemble, elle l’avait devancé en haut
d’une côte. Il la rejoint et embrassa ses lèvres mouillées de
neige et de sueur. Il ne lui dit pas qu’il s’était arrêté prendre
une photo d’elle, de son dos en plein effort… Il repensa aux
autres photos qu’il avait faites le matin même, à l’hôtel, des
portraits d’elle, de face, nue, de dos… son dos, déjà… !
Marc se retourna dans son lit, réveillé encore une fois par ces
maudits rêves. De rage et en nage il se leva. Le carrelage gelé
l’énerva davantage. Il chercha ses pantoufles dans l’obscurité
et se dirigea vers la cuisine. Cela faisait maintenant trois mois
qu’elle revenait d’une façon ou d’une autre, le jour, la nuit. La
veille encore, il l’avait rejointe dans sa chambre. Il s’était
réveillé, le sexe douloureux, au moment où elle se penchait...
Marc se servit un verre d’eau en jurant qu’il n’avait rien
demandé. « Putain, je veux juste l’oublier, la jeter aux orties ».
Mais elle rappliquait sans cesse, parfois plusieurs fois par nuit,
une fois le narguant, le lendemain alanguie, charmante ou
grimaçante selon les apparitions.
Pleureuse : « Pourquoi tu m’as abandonnée ? »
Colérique : « D’accord, je n’ai pas accepté que tu reviennes
mais n’oublie pas que c’est toi qui es parti en premier ! »
Et maintenant, elle s’envoyait en l’air avec le premier mec
qu’elle avait rencontré. Marc lui avait écrit :
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« Tu veux que je te dise… Ta hantise de la mort, de vieillir t’a
fait faire un choix lamentable… risible… Tu t’es jetée dans les
bras du premier qui pourra te faire oublier ce sentiment que tu
avais d’être abandonnée, seule, délaissée, vieille… Une
relation sereine dis-tu ? … Je te parle de passion moi, pas de
sérénité ? »
Tout était si réel dans ces cauchemars ! Jamais il ne lui avait
écrit cela… La semaine passée, il avait rêvé qu’il se trouvait
face à « elles » … Oui ! Elle était « deux » ! Celle qu’il avait
lâchée reluquait de son regard humide et envieux « l’autre »,
celle qui l’avait envoyé balader, celle qui avait tout fait
exploser ! « Faudrait savoir ce que tu veux ! C’est trop
tard ! ».
« Tu veux que je te dise… Pendant sept ans, sept ans que je
croyais sans nuages tu m’as répété des choses, des mots qui
n’étaient finalement que le parapluie de ta détresse, ta hantise
de la vieillesse, qui te fait courir après le temps qui fuit… Plus
ça va, plus je me dis que je n’étais, à tes côtés, que la
reconnaissance de ta beauté, de ta séduction… »
En se faisant un café, Marc repensait à tous ces mots qu’il
répétait dans ses rêves ne sachant plus s’il les avait vraiment
écrits ou dits ou s’il n’osait les affronter qu’endormi… Il
redoutait de se recoucher ! Endormi, éveillé, il la retrouvait
dans les moindres recoins de ses divagations… L’autre jour, au
bureau, il n’avait rien entendu de ce que Catherine avait dit. Il
avait été happé par son bracelet … le même motif que la chaîne
en or de Bulle qui leur avait valu bien des fous-rires dans
certaines positions…
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« Tu veux que je te dise… Mais je te l’ai déjà dit mille fois… Je
suis parti pour te laisser libre d’accord, mais j’étais
complètement à côté de mes pompes… Tu sais très bien que la
mort de mon frère m’avait complètement sonné. Je m’étais mis
dans l’idée qu’il fallait que je cesse cette liaison avec toi pour
lui rendre un dernier hommage, pour lui ressembler, parce
qu’il avait toujours eu avec sa femme une relation de fidélité et
d’amour absolument extraordinaire… »
Lorsqu’il lui avait annoncé son « intention de lui rendre sa
liberté » (il n’avait pas trouvé d’autre expression !) elle avait
accueilli la nouvelle avec un petit sourire et puis : « Eh bien
comme ça les choses sont claires… » comme si elle n’avait
attendu que cela ! Plus Marc y pensait, plus il était persuadé
qu’elle s’apprêtait elle-même à le quitter… Ce n’était pas pour
rien qu’il ne lui avait fallu que quelques semaines, peut-être
même quelques jours pour « retrouver un nouveau copain »
selon ses propres mots… et le ranger, lui, au rang « des plus
beaux souvenirs que j’espère tu ne gâcheras pas. J’aimerais
tellement que nous conservions cette amitié si forte » Amitié
mon cul ! Marc tourna trop fort sa cuillère dans le café non
sucré.
— Qu’est-ce que tu fais là ? … Tu bois du café en plus ?
— Comme ça j’aurai des raisons de ne pas dormir !
— Qu’est-ce qu’il y a… ça ne va pas ?
Karine avait l’air réellement préoccupée par l’insomnie de son
mari. Jamais elle n’avait soupçonné quoi que ce soit…
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Bulle le lui avait demandé à plusieurs reprises : « Et Karine ?
Qu’en dit-elle ? » refusant de croire ce que Marc lui disait,
« Non, Karine ne se doute de rien… Tu me crois si tu veux ! »
Le jour même où il était venu la voir pour lui parler… « C’est
Karine qui t’a demandé de me quitter»
Voilà, c’était ce genre de choses dont il avait besoin pour ne
plus l’aimer… son côté sûre d’elle…
— Tu ne réponds pas ?
Karine avait pris une chaise… Marc lui passa la main dans les
cheveux…. Elle ne réagit pas. Bulle, elle, se serait
instantanément blottie tout contre lui…
— Tu repenses à ton frère ?
—…
— C’est ça ?
— Oui, sans doute, c’est sûrement ça !
Son côté mondain aussi et le ton légèrement pontifiant qu’elle
prenait parfois quand elle parlait et qu’elle n’était pas très à
l’aise…
Elle lui avait joué la grande scène lorsqu’il avait joué son vatout et lui avait proposé de tout quitter pour elle : « Tout ce que
j’ai attendu pendant si longtemps… tous ces mots d’amour que
tu me dis, m’écris, si tu savais combien je les ai
espérés !…Mais maintenant Marc, il est trop tard, et c’est sans
doute parce qu’il est trop tard que tu me le proposes… »
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— TROP TARD ?
— Comment ? Qu’est-ce qui est trop tard Marc ?
Karine le regardait un peu apeurée.
– Non rien ! Je me disais qu’il était très tard et que nous
devrions aller nous coucher… Laisse tomber !
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Nature
Au début, Popeye (un surnom stupide qu’Armand n’appréciait
pas du tout !) avait trouvé ça romantique et il l’avait raconté à
Olivia. La discussion avait un peu dérapé : « Ah ça, c’est bien
toi ! Plus cartésienne tu meurs ! Je te dis que je trouve ça très
beau de voir un pigeon tendrement occupé avec une
tourterelle et toi tu me réponds que d’un point de vue
scientifique c’est impossible ! »
La jeune femme se figea. Elle se souvenait maintenant avoir
vu…
— Attends, mais c’est dingue, mardi dernier, je revenais de la
piscine. Tu sais, sur le parking du Lidl, il y a un cirque
d’installé…
— Oui c’est Zavatta !
— J’ai aperçu un cheval sur le dos d’un lama !
— Armand ricana :
— Tu es sûre que c’était un cheval ?
—…
— Et le lama, c’était un mâle ou une femelle ?
— Mais enfin Armand, tu ne comprends rien ! On s’en fout du
sexe !... Oh arrête, s’il te plaît… putain mais lâche-moi, t’es
chiant à la fin !
Popeye se leva en haussant les épaules, prit son sac et se
dirigea vers l’entrée.
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— Mais qu’est-ce que tu fais ?
Visiblement énervé, Armand lui lança :
— Je vais à la « muscu » puisque tu es si intéressée par les
unions contre nature !
Il claqua la porte violemment.
Le soir même, un reportage aux infos les fit instantanément
arrêter de mastiquer bruyamment le Maxi Burger qu’ils
venaient de poser sur leurs genoux :
« Le directeur du zoo de Barcelone rapporte que, depuis
plusieurs, jours les comportements des animaux sont
particulièrement étranges. Un manchot impérial et un panda
semblent éprouver de tendres sentiments l’un pour l’autre.
Dans un autre enclos, plusieurs kangourous se sont pris d’une
étonnante affection pour des gazelles tandis que chez les
volailles, des Bernaches du Canada se pâment devant des coq
nains »
— Ouah ! Mais c’est un vrai porno leur truc ! Regarde-les ! Tu
vois que c’est beau ! En tous cas c’est mieux que de les voir
s’entretuer non ?
— Mon petit Pop’, tu es bien mignon mais tu ne vois pas ce qui
est en train de se passer ? C’est hyper grave !
— Mais quoi ?! Arrête ! C’est toi qui es grave ! C’est pas parce
que quelques bestioles ont les hormones qui les travaillent que
le monde est foutu !
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— Ah oui c’est ça ! Les animaux mélangent tout, les espèces
ne vont plus se reproduire et toi tu trouves ça mignon ! C’est
comme si… je ne sais pas moi… C’est comme si le père de ton
patron te sautait dessus ! Tu trouverais ça mignon aussi ?
— Laisse le vieux con là où il est, ça n’a rien à voir !Il Il fait
peut-être chier tout le monde mais bon, il ne commande plus !
Enfin… moins !
Lorsque ce soir-là, Popeye alla se coucher après le film, sa
chérie dormait profondément.
Le lendemain midi, Olivia finissait son repas lorsqu’elle vit
revenir son ami la mine complètement défaite :
— Qu’est-ce qui t’arrive mon petit Pop’ ! Pourquoi tu reviens
déjeuner aujourd’hui ? Il y a quelque chose ?
— Je me suis fait virer !
— Quoi ?! Mais pourquoi ?
— Si tu rigoles, je te tue ! D’accord ?! Le vieux m’a sauté
dessus et je lui en ai collé une !
Olivia Cartouni fut admise aux urgences à 13.00 ce jour-là. Son
compagnon, Armand Popille, déclara qu’elle s’était étouffée en
mangeant.
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Légèreté
Lorsque ma femme parlait, c’était un souffle, un de ces souffles
qui certainement reposent mais surtout en imposent. Jamais son
débit de paroles ne s’accélérait mais elle réussissait à n’être
jamais monotone. Si elle voulait peser un peu sur certains
aspects de son discours, elle s’arrêtait ; puis reprenait avec une
sorte de fluidité magique. Lorsqu’elle marchait, elle effleurait
le sol, quel qu’il soit. D’ailleurs, c’est bien simple, elle ne
marchait pas, elle volait. Un jour, nous redescendions très
rapidement d’un sommet des Pyrénées en raison de l’orage qui
menaçait. En dehors du vent qui forcissait, on n’entendait que
le bruit de mes chaussures qui tapaient dans les cailloux,
buttaient sur les rochers. Sans du tout se faire distancer,
Micheline jonglait silencieusement avec ses bâtons de marche
et posait avec assurance son pied à l’endroit précis où il fallait
le mettre pour plus facilement rebondir ! J’ai souvent observé
ma femme lors de nos promenades dans une forêt proche de
chez nous. Elle avançait avec tellement de discrétion que même
son chat, qui nous accompagnait souvent dans cette agréable
ballade, semblait faire un bruit épouvantable à côté d’elle.
Lorsqu’elle dansait, ses partenaires n’en revenaient pas de tant
d’aisance. Ils la soulevaient bien sûr comme une fleur à peine
éclose. Déjà elle avait beaucoup maigri…
Mme de Beaucé, une dentiste d’une quarantaine d’années, chez
qui elle travaillait comme femme de ménage, avait compris
qu’il valait mieux limiter leurs rencontres au strict nécessaire et
toujours sans témoins. Elle savait que quiconque se trouverait
en présence d’elle et de Micheline ferait la comparaison et que,
fatalement, cela ne jouerait jamais en sa faveur. Malgré ses
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tenues vestimentaires toujours très recherchées sous la blouse
blanche, malgré sa silhouette, je le reconnais, assez sexy bien
que un peu enrobée, malgré sa coiffure fréquemment et
chèrement entretenue, la beauté, pourtant réelle, de Mme de
Beaucé s’effondrait complètement derrière la grâce de
Micheline. Je me souviens qu’un soir de décembre, peu avant
les fêtes, il avait fallu que je monte au cabinet dentaire pour
rendre à ma femme son portefeuille qu’elle avait oublié dans
notre voiture. Mme de Beaucé était encore là. En me voyant,
elle m’avait jeté un regard lourd de reproches et s’était éloignée
vers son bureau, d’un pas bruyant que la fatigue seule
n’excusait pas. Elle avait une espèce de démarche de canard
absolument ridicule qui ne pouvait échapper à personne.
Micheline, qui s’était à peine arrêtée de travailler, avait très
vite repris son ouvrage et semblait danser avec son aspirateur,
un coup de rein par-ci, une torsion du dos par-là, un jet de
poignet vers un canapé…
Certains parmi vous vont bien sûr penser que mes propos
manquent d’objectivité et sont totalement déformés par
l’amour que je lui portais et par la douleur de l’avoir perdue
récemment. La légèreté de vos propos vous aurait vite sauté
dessus si vous l’aviez rencontrée. Tous les gens qui l’ont
croisée vous le diront. Et ce n’est certainement pas pour rien
que depuis son adolescence, tout le monde la surnommait
« Flocon » ! Même son professeur de gym… au collège l’avait
noté dans le livret scolaire qu’un soir elle m’avait sorti : « C’est
une véritable gazelle ! Bien entendu, Micheline doit faire des
efforts pour gagner encore en souplesse, mais les résultats
viendront ! »
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Et pour venir, ils sont venus. Micheline a même gagné un
concours de danse ! C’était en 1998 ou 99, elle était en
vacances chez son grand-père, le pauvre, qui était obèse. Il
l’avait pourtant conduite au bal et, avec son cousin, obèse lui
aussi, ils avaient gagné ! Le lendemain dans le journal, le
correspondant local avait écrit un article très sympathique :
« Notre « Flocon » et son cousin « Le Cochonnet » ont
remporté haut la main le concours de danse du la fête du
village. Rien qu’en les voyant virevolter devant les autres
participants, on aurait cru un essaim d’abeilles tournicotant
au-dessus d’un parterre de fleurs de la Mairie. Félicitations
aux deux cousins pour leur magnifique envolée ! »
D’ailleurs, lorsque je l’ai rencontrée… je veux dire, la première
fois que nous nous sommes parlé, elle m’avait dit : « Tu sais…
je suis un nuage ! »
J’avais bien aimé cette métaphore mais à priori, mon sourire ne
lui avait pas paru convaincant parce qu’elle m’avait tout de
suite répété : « Tu ne me crois peut-être pas, mais je te jure que
je suis un nuage ! »… Finalement, j’avais opté pour la
plaisanterie! Mais quelques jours plus tard, lors d’une réception
aussi officielle et ennuyeuse que professionnellement
obligatoire pour tous les deux, elle me prit la main et
m’entraîna dans une salle un peu moins bondée que les autres
et de sa seule voix plus mélodieuse que le glissement de l’eau
sur le rocher, me fit faire, en me chantonnant une sorte de
mélopée orientale, un voyage sur place absolument
extraordinaire et inoubliable. J’étais vraiment sur un petit
nuage bien loin de la pesanteur des conventions mondaines qui
nous entouraient. D’ailleurs, quand on y pense bien, elle avait
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tout à fait raison. Elle flottait au-dessus de tout le monde et
embrassait la terre entière de ton son être, de toute sa finesse.
Un matin, quelques jours après notre mariage, alors que nous
nous trouvions dans un des cadeaux de notre voyage de noces –
un baptême de l’air en montgolfière – elle me demanda de me
serrer contre elle… « Tu vois bien que je suis un nuage ! » me
chuchota-t-elle de sa voix légèrement voilée… Et c’est vrai que
j’eus l’impression extraordinaire d’embrasser des lèvres d’air
et de chair mélangée
Elle est décédée il y a quelques jours à peine, emportée par un
courant d’air et une vilaine bronchite en quelques jours. Elle ne
faisait plus que 48 kilos. Bien sûr, ses problèmes cardiaques
chroniques l’avaient depuis longtemps affaiblie mais Micheline
les avait toujours pris à la légère malgré les recommandations
du médecin. Même aux réunions des Weight Watchers où l’on
s’était rencontré, on nous le disait tout le temps. « Attention, si
vous maigrissez trop, vous risquez gros ! ».
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La boite
Non, elle n’était pas jolie ! Lucie avait beau s’émerveiller, je
n’avais dans les mains qu’une vieille boite en bois abimée,
griffée, terne, avec de grosses taches de poussière noire. « Dans
une autre ère peut-être mais là ma chérie… ! » C’était un pavé
droit, comme on dit à l’école, d’environ quinze centimètres de
long, dix de large et cinq ou six centimètres de hauteur. Je l’ai
observée de plus près et vis que ce que j’avais pris pour la
séparation entre le couvercle et le corps de la boite n’était
qu’une ligne de quelques millimètres de haut, gravée sur tout le
pourtour et décorée de tout petits ronds noirs. Ma fille piaffait
pour que je lui rende son trésor.
— Allez papa ! C’est moi qui l’ai trouvée ! Tu n’y arrives pas
toi non plus ! Je vais aller chercher le marteau !
— Pourquoi pas une masse tant que tu y es !
— Ou des explosifs ! ?
J’avais beau la tourner, la retourner, appuyer bêtement mes
pouces sur chaque angle, au milieu, à droite, à gauche, comme
si j’allais l’ouvrir par une simple imposition des mains, le
coffret ne réagissait pas ! Aucun mécanisme apparent, aucune
trace d’ouverture, rien !
— Ben c’est normal ! Si c’est secret c’est pour qu’on ne la voie
pas ! Réfléchis !
— Je trouve ma petite chérie que si tu es logique, tu ne me
parles pas avec la déférence qui sied à mon rôle de « papounet
d’amour que je chéris de tout mon cœur »
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— Papounet d’amour que je chéris de tout mon cœur, tu
devrais réfléchir un peu plus quand tu essaies d’ouvrir une
boîte secrète !
— Et où l’as-tu trouvé au fait ?
Nous étions en vacances depuis quelques jours chez sa grandmère. Ma fille venait de passer la moitié de l’après-midi dans le
grenier. Elle m’avait réveillé cinq minutes avant alors que je
faisais une de ces extraordinaires siestes de vacances, celles
que l’on ne s’attend pas vraiment à faire quand on s’allonge
avec un bouquin, en l’occurrence le dernier Houellebecq. Vous
ouvrez le livre… Le marque-page, en papyrus égyptien, vous
fait penser à votre filleul. Le pauvre, jamais le sou mais
toujours parti et toujours attentionné, c’est comme ce petit
porte-clefs en forme de babouche qu’il m’avait ramené de…
« Papa ! Papa ! Viens voir ce que j’ai trouvé ! » J’ai regardé
l’heure, j’avais dormi quarante-cinq minutes !
— Dans le mur !
— Pardon ?
— La boite, je l’ai trouvée dans le mur !
Du haut de ses neufs ans, Lucie me regardait avec l’air
totalement désespéré que les enfants ont souvent en regardant
leurs parents. Elle se dirigea vers le conduit de la cheminée :
— Ici ! … Hoho ! Sauf que le trou n’y est plus !
Ma fille fronça les sourcils en montrant une vague trace sur le
crépi. Soudain, elle pouffa : « Mais que je suis bête, c’était de
l’autre côté ! » et fit le tour du conduit. Effectivement, entre le
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mur et la cheminée, une fente de quelques centimètres
permettait de faire pivoter une brique. Je découvris un espace
tapissé de ce qui avait dû être du velours noir. Je me surpris à
secouer la boite. Rien, pas un bruit. Elle semblait vide.
— Tu crois que c’est maman qui l’a cachée ici ?
— Je ne sais pas ma puce, nous lui demanderons quand elle
reviendra.
Juste avant que je ne me mette à « lire », Florence était partie
faire quelques courses à Riom avec sa mère et ses deux sœurs
qui étaient arrivées le matin même pour le week-end.
— Tiens, quand on parle du loup !
Lucie dévala les escaliers.
A l’apéritif, ma belle-mère n’eut pas l’air dans son assiette.
Elle qui justement ingurgite tout ce qui lui passe à portée de
main, n’avala quasiment rien. Pascale, la sœur jumelle de
Florence lui fit, en riant, une réflexion comme quoi elle
n’aurait peut-être pas dû dévaliser la pâtisserie! Elle se fit
reprendre très sèchement et n’insista pas. La boite passait de
main en main. Mes deux-beaux-frères étaient arrivés aux
mêmes conclusions que moi. Les trois frangines avaient juré
que ce n’était pas elles qui l’avaient cachée. Seule ma bellemère n’y jeta même pas un coup d’œil, sauf à la fin du repas,
en cachette. Je la surpris, les yeux au ciel, serrant le coffret en
bois dans ses mains. Elle tressaillit lorsqu’elle me vit, reposa la
boite et partit fumer sa cigarette dans le jardin en bougonnant.
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« Tu l’as déjà vue cette boite toi ? » « Mais comment veux-tu
qu’on arrive à creuser ce trou dans le mur? » « Sans compter
que si les parents l’avaient appris…!!! » Bref, la soirée dévia
vers les souvenirs des trois sœurs puis quelqu’un, Claire je
crois, la jeune sœur de Flo, lança l’idée d’aller faire un tour à la
fête du village et nous sortîmes, sans la grand-mère qui prit son
air le plus renfrogné pour nous dire qu’elle ne se sentait
certainement pas d’humeur à aller faire de l’auto-tamponneuse.
Lucie n’oublia pas sa boite en repartant à Lyon fin août. Plus
personne n’en parla jusqu’au traditionnel repas de Noël chez la
mamie. C’est au café, alors que nous étions tous un peu gais
sauf Paul, le mari de Claire qui, lui, était franchement ivre, que
ma belle-mère demanda le silence, profitant de l’absence des
enfants partis jouer avec leurs cadeaux.
— Vous savez qu’à mon âge, c’est peut-être mon dernier Noël
avec vous… Ah non ! Claire ne m’interromps pas avec tes
larmes d’enfant battu je te prie ! J’ai donc quelque chose à vous
dire. Un secret. J’aurais aimé le garder mais la découverte par
Lucie de la fameuse boite cet été m’oblige à vous le confier.
Paul si vous pouviez cesser de me regarder avec vos yeux de
merlan frit ça m’arrangerait, merci ! Voilà : Pascale, Florence,
Claire, vous êtes trois mais vous auriez dû être quatre. Lors de
ma première grossesse, j’ai attendu non pas des jumelles mais
des triplées.
Flo avait froncé les sourcils, signe de grosse contrariété chez
elle :
— Mais enfin, pourquoi tu ne nous l’as pas dit avant ? C’est
dingue !
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Pascale fut plus pragmatique :
— Elle est née ou tu l’as perdue avant ?
— Alors, pour te répondre ma chérie (les sourcils de ma femme
se rejoignirent complètement lorsqu’elle vit que sa mère
regardait Pascale), non elle n’est pas née à terme, je l’ai perdue
à cinq mois. Quant à…
— Ouais euh…et c’est quoi le rapport avec la boite de Lucie ?
— Ma pauvre Claire, ton mari ne changera jamais. Lorsqu’il
m’a coupé la parole j’allais vous dire que la vue de cette boite
m’avait complètement chamboulée. Vous ne vous êtes rendu
compte de rien comme d’habitude. Il n’y a eu que Lucie la
pauvre qui est venue me voir et m’a demandé si c’était à cause
de la boite que je ne voulais pas venir aux auto-tamponneuses !
Bien sûr je ne lui ai rien répondu !
— Et alors ? (Claire était au bord des larmes) la boite ?
— J’allais y venir : c’est votre père qui l’a fabriquée. Vous
savez comme il était adroit et que l’ébénisterie était sa passion.
Il a réussi à fabriquer une boîte que personne ne pourrait
ouvrir.
— Mais il y a quoi dedans ?
— Vous le saurez en l’ouvrant ! Maintenant, pendant que vous
rangez, je vais aller me reposer, je suis épuisée !
C’est le lendemain, alors que Lucie et son frère tiraient et
poussaient les manettes de leur nouveau baby-foot que ça a fait
tilt ! Lucie a couru chercher le coffret. Au bout de deux heures,
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j’avais trouvé la solution : un des petits ronds sur trois était en
fait une minuscule tige parfaitement ajustée et
vraisemblablement collée. Je les enfonçai avec un clou très fin.
Le fond la boite tomba. Fixée sur du velours noir, une petite
chaîne en or brillait, avec une gourmette de bébé gravée au
nom de Lucie.
— Tu te souviens que ce sont tes parents qui nous avaient
donné l’idée…
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Perdu de vue
— Eh ben qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi tu jures comme ça
devant ton ordi ?
— Putain mais c’est quand même incroyable Facebook ! Je
viens d’avoir des nouvelles d’un gars que j’ai à peine connu il
y a plus de 10 ans ! Je...
— Ben quoi ? C’est normal non ? C’est à ça que ça sert non ?
C’est qui ce type ?
— Oh rien… Un mec que j’ai connu en voyage…
— Ah oui ? Où ça ?
— En Thaïlande !
— En Thaïlande ? Mais tu ne m’en as jamais parlé ! C’est quoi
cette nouvelle histoire ?
— Tu plaisantes ! Tu as oublié c’est tout !
— Non je ne rigole pas, ça m’aurait marquée quand même ! La
Thaïlande ! Remarque, tu m’as parlé de tellement de
voyages… Et mon grand séducteur de mari a consommé local
je parie ! … Allez ne fais pas cette tête-là, je rigole… En plus
elles sont mignonnes les petites Thaïlandaises non ?... Et ben
dis donc, ça n’a pas vraiment l’air de t’emballer tant que ça de
l’avoir retrouvé ce… « copain » !
— Mais non, non, il ne m’a pas retrouvé… enfin je veux dire,
…c’est quelqu’un qui m’a donné de ses nouvelles…
— Bon Paul, on y va ?
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— Où ça ?
— Arrête ! Ne me dis pas que tu as oublié qu’on mangeait chez
Bab et Ben !?... Allez grouille !
Le lendemain matin
— Tu es déjà sur Facebook ? Tu vas être en retard mon chéri !
C’est encore ce copain d’avant ?
— Non non… Enfin si…
— Eh ben cache ta joie mon petit Paul ! Ceci dit, les
retrouvailles après tant de temps, ça ne m’a jamais inspirée !
Tu ne sais jamais ce que les gens sont devenus. Si ça se trouve
c’est le dernier des salauds… En vingt ans tu as le temps d’en
faire des conneries !
— C’est sûr !
— Et alors ? Il te dit quoi ? « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
T’as du fric que je vienne t’en emprunter ? »
— Putain Karin mais déconne pas tout le temps merde !
— Mais qu’est-ce qui t’arrive Paul ? Tu entends comment tu
me parles ? Non mais c’est quoi ce truc ?! … De toute façon il
est l’heure que je parte au boulot, Ciao !
Le soir
— Karin, je suis désolé pour ce matin ! … Mais c’est ce mec,
là, Thomas, c’est vrai que ça me fait vraiment chier qu’il …
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— Ben je vois ! Mais c’est qui ce gars ? Pourquoi avoir essayé
de le retrouver sur Facebook s’il est si nul que ça ?
— Mais c’est lui qui nous retrouvés ! J’en ai rien à foutre de
lui !
— « Nous » ?
— Non… pas nous… enfin, il cherche à me retrouver alors il
passe par quelqu’un d’autre et …
— Aah il est curieux ?...La curiosité est un vilain défaut mais
pas les pruneaux… allez viens me faire un petit pruneau mon
amour !
— Non arrête Karin ! …Y’a un truc que je ne t’ai pas dit…
— Quoi ?... Non, non, attends, laisse-moi deviner ! Euh…Tu
lui dois de l’argent ? … Non, je sais, il est gay et il a toujours
été amoureux de toi ! … Euh, non, non ! Il est gay et vous avez
couché ensemble avant que tu réalises que ce n’était pas bon
pour…
— Putain mais arrête Karin, merde ! C’est … !!
— C’est quoi ? Dis-moi alors !
— Des tas de bruits ont couru sur lui.
— Ah bon ? Quel genre de bruits ?
— D’abord, on m’a raconté qu’il avait fui en Thaïlande parce
qu’il était recherché en France. Après, il y en a qui ont dit qu’il
avait fait plusieurs voyages en Inde pour livrer de l’héro mais
qu’il avait été arrêté pendant une escale à Delhi. Quelqu’un
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m’a aussi dit qu’en fait, il avait bien été mêlé à un trafic mais
que c’était les flics thaïlandais qui l’avaient forcé à bosser pour
eux comme passeur vers l’Europe et qu’après plusieurs
voyages, il aurait réussir à s’enfuir au Laos…
— Ben dis donc, pour un mec que tu as « à peine » connu, tu
en sais des choses sur lui !
— C’est son ex qui m’en avait parlé !
— Ah bon ?! Et en plus tu connaissais ton ex ?! … Je la
connais ?
— Euh…La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, c’était
il y a trois ou quatre ans, on m’a dit qu’il était encore au trou en
Thaïlande pour un bon moment.
— Et là-dedans qu’est-ce qui est vrai ? Ton Thomas, il a
vraiment fait de la tôle ? Et son ex alors, je la connais ?
— Euh… j’en sais rien s’il a fait de la tôle, enfin oui, je crois,
c’est ce qu’on m’a dit !
— Je la connais ?
— Euh… oui !
— Et c’est qui ?
— Euh…
— C’est qui ?
— C’est Christine.
— Christine ? Ton ex ?
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— Oui Christine ! Voilà ! … Ecoute Karin, y’a pas de quoi se
mettre en colère ! Qu’est-ce que ça peut te faire que ce soit elle
ou une autre hein ?
— Je croyais que tu n’avais plus entendu parler de Christine
depuis qu’on se connait, 7 ans Paul, pas trois ou quatre !
— Mais Karin, je ne t’ai jamais…
— Bonne nuit !
— Paul, réveille-toi, y’a ton téléphone qui sonne !
« Allo ?... Oui ! Putain Christine mais tu as vu l’heure qu’il
est ?!... Quoi ? … Thomas ?... Et qu’est-ce que tu lui as
dit ?... Quoi ?! Mais t’es malade ! Tu sais très bien que c’est toi
qui l’as fait ! »
Un mois plus tard
— Je te jure Karin, cinq ans de trou en Thaïlande pour un truc
que tu n’as pas fait, déjà ça laisse des traces, mais en plus,
savoir que tu t’es fait piéger par ta nana et ton meilleur
copain,… Je te jure… Quand je me suis pointé chez vous,
j’avais vraiment l’intention de casser la gueule à Paul. Je
m’étais déjà bien vengé en foutant la trouille de sa vie à
Christine mais lui, j’avais très très envie de le démonter et puis
voilà, je t’ai vue et là, ça m’a tout coupé !
— Oh non, pas tout mon beau justicier !
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Au commissariat
— Comment ça tu l’as perdu ?
— Ben, rien de plus… Je l’ai perdu, c’est tout !
Le flic avait l’air aussi piteusement sincère que sa chef ahurie.
Non pas « ahurie » dans le sens que vous allez tout de suite
imaginer en sachant que c’est d’un lieutenant dont je parle,
mais bien « ahurie », estomaquée, interloquée, pantoise … quoi
que celui-là, à Pontoise, ça pourrait prêter à confusion et à
Bobby Lapointe en même temps donc non… disons que Mme
Geneviève (et pourtant elle est jeune et jolie la commissaire –
ben oui, c’est comme ça, quand j’entends « Geneviève » je
repense à une cousine de ma grand-mère qui, chaque fois
qu’elle me voyait, soit tous les deux ans au premier janvier, oui
tous les deux ans mais ne me demandez pas pourquoi elle
venait voir ma grand-mère tous les deux ans je n’en sais rien et
personnellement je ne me suis jamais posé la question qui, non
seulement est absolument sans intérêt mais pourrait même
sembler un tantinet déplacée pour ne pas dire intrusive, mais
bon, chaque fois qu’elle me voyait la tante Geneviève, elle ne
manquait pas d’accrocher ses breloques dans mes cheveux et,
parce que bien sûr elle ne s’en apercevait pas, m’arrachait la
moitié de la tête lorsqu’elle avait fini d’essuyer sur mes
pauvres joues le surplus industriel de poudre malodorante
qu’elle n’avait pas réussi à faire tenir sur son visage
complètement délabré.)… Je disais donc que le lieutenant
Geneviève (rien à faire je ne m’y ferai jamais !) Lassueur n’en
revenait pas :
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— Attends tu déconnes Oussama ! Tu ne peux pas l’avoir
perdu !
Là, je suis sûr que la moitié d’entre vous se dit, c’est un
surnom ! Oussama, c’est un surnom ! C’est sûr ! L’autre
moitié, persuadée d’être beaucoup moins raciste et même pour
certains convaincus de ne pas l’être du tout, se dit : « Ben
pourquoi ce serait un surnom ! Vous êtes débiles ou quoi ? Il
existe pour de bon ce prénom alors pourquoi un flic de
Pontoise ne le porterait-il pas ? Hein ? » Mouais ! Sauf qu’en
l’occurrence, il s’agit bien d’un surnom, enfin je crois ! Parce
que parfois le brigadier Médard, celui qu’on appelle Béru… oui, ça c’est bien un surnom ! - il l’appelle Momo !
—Ben si ! Je me suis fait avoir comme un con !
Oussama Durieux regarda sa patronne avec toujours la même
envie de lui dire qu’il la trouvait vraiment canon mais, ce
matin-là, il se retint, estimant, et pour moi à juste titre,
(comment ? Vous trouvez qu’il n’y a pas de bons ou de
mauvais moments pour ce genre de déclaration … Ah bon ?
Vous l’auriez dit vous ?... Etrange…) Toujours est-il que
Durieux lui, estimait A JUSTE TITRE que les conditions
n’étaient pas vraiment les meilleures, comme d’ailleurs à
chaque fois qu’il voulait lui dire ça, c'est-à-dire tous les jours et
même plusieurs fois par jour depuis quatre ans qu’elle était
arrivée.
— Non mais attends Oussama ! Tu ne peux pas …
— L’avoir perdu ! Oui je sais, tu viens de me le dire et je t’ai
répondu que tu étais vraiment can…
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Gros gros moment de solitude pour le brigadier OussamaMomo Durieux qui vient de fermer les yeux et se maudit lui et
ses chiens ! (Ah vous ne saviez pas ? Pourtant tout le monde le
sait dans le quartier ! Surtout ses voisins ! 5 pitbulls dans son 3
pièces ça ne passe pas inaperçu mais, étrangement, personne
n’est jamais venu porter plainte au commissariat !)
— Que je suis vraiment quoi ?
— Non rien, laisse tomber !
— Que je suis vraiment quoi Oussama ?
— Mais rien j’te dis, je déconnais !
— Eh ben justement, j’aimerais bien déconner avec toi ! Je suis
vraiment quoi ? J’attends !
— C’est bon Gégé, insiste pas, on ne va pas y passer la
journée, on a autre chose à faire !
Le lieutenant Lassueur se frotta le menton avec son index :
— Pardon ? … Gégé ? Tu m’as appelée Gégé ?
Oussama Durieux se dit qu’il ne fallait pas insister. Une fois
aussi, il l’avait un peu énervée, elle avait passé l’index comme
ça sur son menton avant de jeter sa clope dans la poubelle.
Tout le commissariat avait cramé dans la nuit. Bon d’accord,
là, elle n’avait pas de cigarette à la main… Comment ?... Elle a
arrêté de fumer depuis au moins deux ans ?... Et comment vous
savez ça vous ? C’est incroyable quand même ! Non mais !
Toujours est-il qu’il se jeta à l’eau :
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— OK ! OK ! Mais c’est toi, avec tes yeux noirs là, t’es trop
quand t’es en colère comme ça, tu m’fais marrer quoi !
— Ah ouais ! Et ben marre-toi si tu veux mais en attendant à
cause de toi on est comme des cons ! Qu’est-ce qu’on va lui
dire au commissaire hein ? Qu’il t’a eu à la course ?
Oussama Durieux se foutait royalement du commissaire. Il
était persuadé qu’il avait raté l’occasion de lui dire qu’il était
dingue d’elle. Elle ne s’était pas fâchée. Pourtant c’était clair ce
qu’il avait dit : « Avec tes yeux là, t’es trop » C’était évident
quand même non ? Il vint la rejoindre près de la fenêtre.
— Putain, mais j’y crois pas ! Perdre la trace d’un gamin de dix
ans en fauteuil roulant ! Même Béru n’y serait pas arrivé ! …
Oupsss pardon Béru, je n’avais pas vu que tu étais là ! Tu peux
aller nous faire un café s’il te plait ? Merci ! … Quand je pense
que c’était la seule chance qu’on avait de remonter jusqu’au
Boiteux… Oussama ! Tu vas repartir planquer devant la
famille d’accueil du gamin, tu vas le retrouver avant ce soir et
le suivre toute la nuit s’il le faut ! Et si tu reviens bredouille,
alors là mon petit chéri…
Trop occupé à se rapprocher de sa commissaire préférée, – il la
touchait quasiment maintenant – le jeune flic n’avait rien
entendu de ce qu’elle lui avait dit, sauf les derniers mots. Il se
jeta littéralement sur elle.
Bousculé par un Durieux furieux qu’il traita de « petit polisson
maladroit », (c’est, en langage policé, une traduction…
Comment ? … Oui, personnelle, tout à fait et alors ? Une
trahiso… traduction donc du flot d’injures obscènes et avariées
qui, en langue Béru, fut vomi d’entre les dents noires) le
65
brigadier Médard eut quand même le temps, avant d’écraser
son quintal et demi par terre et de se brûler les parties avec ses
trois cafés, d’apercevoir les balafres sanguinolentes qu’un
râteau à cinq dents avait rageusement creusées dans le visage
de son éconduit collègue.
66
L’Ange-Gardien
« C’est l’existence du « fantasme dépressif » qui définit la
différence essentielle entre « trace » et « empreinte » et qui
institue l’image photographique comme « trace ». L’empreinte
n’est que l’attestation d’un passage. Elle ne résulte pas du
désir d’inscription. La « trace » au contraire, atteste le désir
qu’a eu celui qui l’a réalisée de rester éternellement présent
dans l’objet … »1
Alors qu’il écoutait attentivement Serge Tisseron calmement
dérouler son argumentaire devant son micro inutile étant donné
la petitesse de l’auditorium et le faible nombre d’étudiants
présents, Alex fut totalement déconcentré par l’irruption d’une
jeune femme qui traversa la salle sans aucune hésitation,
aucune gêne malgré l’interruption du discours de Tisseron.
Celui-ci s’était en effet arrêté de parler et avec un grand
sourire, avait convié la retardataire à aller s’installer ! Peut-être
un peu essoufflée quand même, mais sans un mot d’excuse,
celle-ci prit place devant Alex dans la rangée juste sous la
sienne. « Pas gênée la fille, pensa-t-il ! A sa place, j’aurais été
cramoisi de honte ! » Lui bouchant complètement la vue, la
jeune femme enleva son manteau sur lequel Alex ne put faire
autrement que remarquer une tache sombre, vers le bas du dos.
Instantanément le jeune photographe tira de sa poche son petit
appareil, celui qu’il avait toujours sur lui, et captura la marque
brune du manteau de l’intruse au moment où celle-ci le
déployait comme ses ailes pour finalement le jeter sur le siège
1
Serge Tisseron in Le Mystère de la Chambre Claire – Champ –
Arts – Flammarion 2008 p. 46
67
d’à côté. Alex appuya une autre fois sur le déclencheur pour
saisir le vol de ce drôle d’oiseau blessé. Son viseur croisa les
cuisses de la fille, elles aussi tachées. Partagé entre l’envie et la
honte de signaler ce petit ennui à la négligente, sans parler de
la crainte de se faire rembarrer d’un « Occupe-toi de tes
fesses !» que le sans-gêne de la nana pouvait laisser craindre,
Alex décida de laisser tomber. Puis, encore tout étonné de
n’avoir jamais remarqué cette fille plutôt mignonne - ils
n’étaient pas si nombreux que cela à l’école – il repartit à
l’assaut de la théorie que Tisseron offrait, ce jour-là, aux
étudiants de l’Ecole Supérieure de Photo de Rennes.
« L’émotion amoureuse, par le sentiment très vif d’être marqué
à vie par la présence de l’objet en soi, est un puissant moteur à
la fabrication de traces… »
A cet instant précis, les larmes de la fille explosèrent au visage
d’Alex. Elle venait de se tourner vers son manteau pour y
prendre un mouchoir. Instinctivement, Alex la photographia
puis, sans réfléchir davantage, se pencha et posa un doigt sur
l’épaule de la fille qui sursauta. « Je peux faire quelque chose
pour toi ? » Les yeux brillants s’agitèrent doucement pour
signifier que de toute façon il n’y avait rien à faire mais,
lorsque la conférence prit fin et que Alex attendit son inconnue
à la porte, celle-ci ne refusa pas de l’accompagner boire un thé
à la cafétéria.
— Excuse-moi, ça te dérange si je te prends en photo ? C’est
un réflexe chez moi tu sais…
68
Luce (Alex avait la réputation justifiée de faire parler même les
murs) eut un geste de pudeur ou de coquetterie qui ne résista
pas longtemps à l’insistance enfantine de l’apprenti paparazzi.
— Et puis, désolé de m’excuser encore une fois, mais je
voulais te dire que ton manteau et puis ton pantalon sont…
sales… Je veux dire … euh… il y a des taches quoi !
— Oui je sais répondit Luce. Ce sont des taches de haine !
— Des taches de haine ?
— Oui, ce n’est pas ce que tu crois… J’ai bien vu que tu avais
l’air gêné mais non, je n’ai pas mes règles… C’est mon
copain… enfin, mon ex-copain…
— Ton ex-copain ?
— Tu répètes toujours ce que les gens disent comme ça ?
— Ah mais voilà, tu sais rire aussi, réagit Alex qui pourtant
n’avait vu qu’un vague rictus, une amorce de sourire pleureur
figer un visage maintenant plus fermé qu’un journal intime.
— Tu parlais de ton copain ?
— Mon ex-copain !
La voix avait claqué, sèche, blanche, désarçonnant le gaffeur
qui trouva refuge dans son appareil photo qu’il tritura dans tous
les sens, frottant d’abord l’écran trop longtemps, puis
l’objectif, et encore l’écran sur lequel il avait imaginé de
nouvelles traces de doigts. Après plusieurs éternités, les mains
serrant son gobelet de thé au point de le faire quasiment
déborder, Luce balança tout sur la table d’une traite :
69
— Il n’a pas supporté que j’aille au cinéma avec d’autres
copains, sans lui. Il m’attendait devant chez moi ce matin,
j’habite tout près d’ici. Quand je suis sortie avec mon vélo il
m’a bousculée, il l’a écrasé quelque chose sur la selle au
moment où je montais. Il a éclaté de rire et s’est mis à courir un
moment à côté de moi en balançant ma souris blanche par la
queue, complètement éventrée. J’ai eu la trouille, j’ai pédalé à
fond et je me suis réfugiée là où j’ai pu. C’était la cour de
l’ESP. J’ai à peine pris le temps de m’essuyer et j’ai poussé la
première porte que j’ai trouvée …
— C’est sûr qu’elle ne devait plus être très blanche ta souris,
glissa négligemment Alex, je vois la photo d’ici.
Il ferma carrément les yeux pour mieux l’imaginer.
— Mise au point sur la souris, diaph. à f.6 pour un peu de
profondeur et ton visage effrayé en fond, vitesse au centième et
tant pis pour la surexposition, j’aurais corrigé tout ça en posttraitement…. Ou plutôt non, en fait, le mieux c’aurait été une
mise au point sur tes grimaces, diaph. à f.15 et la souris en sang
au premier plan, même floue, au contraire…
Lorsqu’il ouvrit les yeux, il n’eut pas vraiment le temps
d’analyser le mépris qu’il venait de croiser dans ceux de Luce,
déjà debout :
— Je te parle d’un psychopathe qui a la clef de chez moi et toi
tu délires sur une photo… Ah c’est sûr que ça a dû te faire
bander quand tu as vu le sang que j’ai sur les fesses hein ? Tu
disais que j’avais trouvé mon ange-gardien en te rencontrant.
Détrompe-toi pauvre nouille ! Y’a pas la moindre trace de
70
gardien chez toi, rien que l’ange, rien qu’un petit ange de
merde !
71
Mauvais genre ?
Visiblement le gars était du style coincé du croupion.
Vraisemblablement maniaque à l’extrême en privé, il ne
montrait en public qu’une façade de tatillon agacé et cela se
voyait immédiatement. Terminant une randonnée en solitaire,
je n’avais personne avec qui parler. J’ai pourtant rapidement
pensé que je n’allais pas m’ennuyer car la dégaine du
bonhomme promettait un sacré spectacle. Il le fut au-delà de ce
que j’aurais pu imaginer ! Lorsqu’ils étaient arrivés, j’étais déjà
à ma table. La serveuse leur en avait indiqué une face à la
mienne. Monsieur avait décidé de se mettre sur la gauche,
proposant à sa femme la chaise qui me tournait le dos. Elle
avait à peine réfléchi et hop en deux secondes, avait fait le tour
et s’était assise face à moi, me gratifiant au passage d’un
troublant sourire. Monsieur se retourna rapidement pour voir
qui elle regardait comme ça. Son air d’abord renfrogné se
changea en un rictus mielleux quand il me vit. Je le saluai
poliment et replongeai dans mon entrée, une excellente mousse
de canard avec sa salade et son jambon serrano que j’avais
choisi d’accompagner d’un verre de rosé. Sa femme avait fait
tourner d’autres têtes que la mienne et je ne pus m’empêcher
de sourire intérieurement lorsque je vis le regard qu’il leur
lança en jouant au mari pas jaloux mais point trop n’en faut !
Genre : « je suis très honoré que vous dévisagiez ma femme
qui est superbe mais c’est chasse gardée OK ?! ». Levant les
yeux de la carte, madame suggéra qu’avec le menu proposé,
« nous prenions nous aussi du rosé qu’en penses-tu ? » J’ai
adoré le « nous aussi » lancé dans ma direction avec le même
sourire ! Monsieur, qui n’avait sans doute pas digéré la
72
rebuffade de sa femme relative au placement à table, se vengea
pitoyablement lorsque la serveuse vint prendre la commande.
— Et comme boisson ?
Madame allait répondre lorsque son mari lui coupa la parole :
— Ce Buzet rouge, Voluptabilis 2010 s’il vous plaît !
Aussi étrange que cela puisse paraître, sa femme ne fit aucune
remarque ! Elle se mit au contraire à parler de la journée qu’ils
avaient passée. « Ecoute, on a vraiment eu de la chance non ?!
On a réussi à faire tout ce que l’on voulait sans prendre une
seule averse. Et en plus, on peut manger dehors !... C’est
super ! Tu as bien fait de revenir ici. Tu sais..» Elle fut
interrompue par la serveuse :
— Excusez-moi, j’ai oublié de vous demander : pour la cuisson
de l’entrecôte s’il vous plaît ?
— A point ! Dit madame.
— Mais non, chérie, tu la préfères saignante ! Merci !
D’un geste sec, monsieur fit comprendre à la serveuse que tout
était dit. Elle s’éloigna et il reprit :
— Evidemment Lise ! Tu ne te souviens pas ! La dernière fois
que nous sommes venus ici, tu avais aussi pris une entrecôte
que tu avais commandée à point et tu l’avais trouvée beaucoup
trop cuite !
— Ce n’était pas ici mon chéri ! fit madame en levant les yeux
au ciel et en les redescendant pile dans les miens qu’ils ne
quittèrent qu’après un petit clin d’œil amusé, lequel, je dois le
73
dire, me transperça carrément. Non, ce n’était pas ici, réponditelle à un « Si ! » très assuré, c’était à Rocamadour. Je m’en
souviens d’autant plus que nous avions pris des coups de soleil
et que tu m’avais dit que j’étais plus saignante que le steak !
Changeant complètement de registre, monsieur aborda alors les
projets du lendemain qui d’après ce que je compris, tout en
essayant de m’absorber dans la contemplation et la dégustation
de ma propre entrecôte-haricots verts, devait être consacré à
l’ascension du sommet de la Rhune.
— Vue la forme que tu tiens en ce moment, il va de soi que
nous n’allons pas faire le sommet à pied ! Je me suis renseigné,
nous prendrons le petit train au-dessus de Sare mais j’espère
que tu pourras redescendre à pied ! Au moins la descente !
Madame alors se leva, prit son sac, y farfouilla quelques
secondes et s’enquit auprès de son mari :
— Les toilettes sont bien au fond à gauche c’est ça ?
En passant devant ma table, elle vacilla, posa la main sur ma
serviette et s’excusa en souriant :
— Désolée, ce doit être le verre de vin que je viens de prendre.
Le regard incroyablement doux qu’elle posa sur moi me
désarçonna complètement, je ne trouvai rien à répondre ! Sous
le charme ! J’étais totalement sous le charme de la belle Lise.
J’avais quitté mon amie plus de deux mois auparavant .J’étais
libre, sans contrainte. Cette fille méritait évidemment autre
chose que le goujat pathétique qui lui servait de mari.
74
Lorsque Lise regagna sa place, l’entrecôte avait été servie ainsi
que le sauté de veau de monsieur, lequel eut un geste
d’impatience en lui indiquant son assiette.
— Dépêche-toi, ça va être froid !
Elle dit quelque chose que je n’entendis pas puis en riant : « Tu
pourras aller à ton allure sans être obligé de m’attendre. Tel
que je te connais, tu vas même la faire en courant ! » Lise
avança sa fourchette et saisit un morceau de veau dans
l’assiette de son mari. Au passage, elle renversa un peu de
sauce sur la corbeille à pain. Le type se raidit et siffla :
— Lise ! Mais ce n’est pas possible ! Tu ne peux pas faire
attention ? Et puis tu sais très bien que je déteste que tu piques
dans mon assiette ! Tu es insupportable !
On aurait dit qu’il parlait à sa fille ! Lise pensa la même chose
que moi :
— Pardon papa, je te jure je recommencerai plus !
Et elle éclata de rire déclenchant un « Chuuuuuut ! » ulcéré. Ce
bonhomme était une véritable caricature de vieux con ! Je ne le
supportais plus ! Je pris ma serviette, la posai sur la table et
m’apprêtais à me lever lorsque la serveuse s’approcha avec le
dessert que j’avais complètement oublié ! L’inévitable gâteau
basque était de retour. C’était le quatrième que je mangeais en
quatre jours ! C’était ça ou une glace et je ne supporte pas les
glaces ! Lise a levé un doigt (comme si elle avait eu besoin de
ça pour attirer mon attention !) et m’a demandé :
— Excusez-moi, il est bon le gâteau basque ?
75
Sans réfléchir, j’ai pris mon assiette et la lui ai portée :
— Tenez, c’est le plus simple !
J’ai coupé un morceau avec ma cuillère et je lui ai tendue !
Nullement gênée, Lisa l’a prise, a goûté sous les yeux horrifiés
de son mari.
— Merci ! Vous êtes adorable ! Il est exquis, je vais moi aussi
me laisser tenter ! Vous êtes en vacances dans le coin ?
Répondant à son invitation j’ai pris place à leur table et nous
avons parlé cinq minutes.
Le lendemain matin, Hervé partit de bonne heure faire sa
randonnée sans se douter un seul instant que Lise et moi allions
pleinement profiter de la journée, toutes seules, délicieusement
seules, toutes les deux.
76
Point de Croix
Kevin Penot, gardien stagiaire préposé à l’accueil cette aprèsmidi, regardait le Tour sur son ordinateur lorsqu’il sursauta. Un
homme avait poussé la porte tellement fort que celle-ci avait
violemment heurté le mur déjà très abimé du hall du
commissariat. Derrière sa vitre, le jeune policier apostropha le
fautif qui lui tournait le dos. « Vous ne pouvez pas faire
attention non ? » Lentement, très lentement, le gars se retourna.
« Oh la gueule qu’il a ! » se dit Penot. L’individu semblait
effectivement mal en point.
— C’est pour quoi ?
— ...
— Vos papiers s’il vous plait !
Le gars s’accrochait à la tablette du comptoir, hagard. «Papiers
s’il vous plait !» La voix était déjà plus nerveuse. N’obtenant
aucune réponse, Kevin Penot décrocha son téléphone sans voir
qu’au même moment, sur l’écran, un cycliste glissait sur la
chaussée mouillée entraînant dans sa chute un des favoris de ce
Tour de France.
— Kevin ? Ah tu tombes bien, j’ai l’impression que tu vas me
payer le restaurant, ton chouchou est dans les choux-choux ! …
T’as pas vu ? Il vient de se casser la gueule et il a du mal à se
relever ! …
— Putain ! J’ai rien vu ! C’est à cause de ce con là ! … Oui !
J’en ai un qu’il faudrait mettre au frais je crois ! Si tu pouvais
venir, ça m’arrangerait !
77
Le brigadier Serreau Paul pénétra dans le hall d’un pas traînant
et adressa, hilare, le V de la victoire à Penot. « On se le fait
quand ce restau ?» Puis il s’approcha de l’homme, toujours
accroché à la tablette.
— Alors mon vieux ! On a trop picolé ou quoi ?
Un regard plaintif se tourna laborieusement vers lui et un
souffle s’échappa d’entre ses lèvres.
— Comment ?
Serreau se pencha jusqu’à coller son oreille à la bouche du type
qui s’apprêta à répéter ce qu’il avait murmuré…
— Eh Paul, il va falloir que tu attendes pour le restau ! Froom
est reparti !
— Arrête !... J’entends rien de ce qu’il me raconte ce mec ! Je
ne sais même pas en quelle langue il parle ! Il a l’air amoché !
… Allez monsieur, suivez-moi !
Soulevant, traînant le bonhomme, le policier disparut avec lui
dans un couloir. Une fois dans son bureau heureusement
proche, il demanda au type de répéter ce qu’il lui avait dit.
Cette fois, toujours en tendant l’oreille, il crut comprendre un
truc du genre « Point de croix ! »
— Point de croix ? C’est ça ?
Le gars se mit à trembler. Serreau eut une moue dubitative :
— Vous ne pouvez pas m’en dire un peu plus ?
—…
78
De nouveau, un souffle incompréhensible lui répondit.
— Comment ?... Ben mon vieux, vous me semblez dans un
drôle d’état !
—…
— Quoi ? … Peur de quoi ?... Bon allez, on ne va pas y passer
la nuit hein ?! Vous avez vos papiers s’il vous plaît ?
—…
— Bon, euh… ton nom ? Tu t’appelles comment ?
—…
— Putain ce n’est pas un bougn… un mec comme toi qui va
m’énerver hein ? Tu refuses de donner ton identité ? OK !
Il saisit la souris de son ordinateur, cliqua deux ou trois fois et
les yeux rivés sur le clavier, il reprit :
— Alors, c’est quoi cette histoire de « peur de quoi », « point
de croix » ou je ne sais pas quoi hein ?
Le bruit sourd du type s’affalant par terre le fit gicler de sa
chaise :
— Merde, merde, merde !... Juju ! … JUJUUU !
Une tête finit par apparaître à la porte.
— Putain Juju, ça fait un quart d’heure que je t’appelle !
79
Le gardien de la paix Julien Dot, un colosse de plus de deux
mètres pour environ un quintal et demi, haussa les épaules et se
pencha vers l’homme inanimé :
— Même pas mort ton suspect ! T’inquiète pas ! … Avec quoi
tu l’as frappé ?
— Putain mais tu déconnes ou quoi ?! Il est tombé tout seul !
De nouveau la porte s’entrebâilla et Arlette Ménard ouvrit de
grands yeux :
— Paul ! Mais qu’est-ce que t’as fait ?
— Mais merde ! Il est tombé seul je vous dis ! Putain, on fait
quoi là ? Arlette, appelle une ambulance !
— Tu rigoles ou quoi ? Une ambulance au commissariat et
demain tu fais la une de Ouest-France !
Le brigadier se mordit les lèvres, obligé de reconnaître que sa
collègue n’avait pas tort.
— On ne va pas le laisser crever ici non ?
— Appelle le chef et il décidera.
La porte principale s’ouvrit et Kévin Penot entra en criant :
— Froom vient de lancer une attaque d’enf… Oh merde !
Comment t’as fait Paul ? J’ai rien entend…
— Ta gueule ! hurla Paul Serreau au moment où le
commissaire entrait.
— C’est quoi ce tintamarre ?
80
Le commissaire Ugo (« Comme Victor mais sans hasch ! »
s’amusait-il régulièrement) aperçut le type à terre, fixa Serreau
avec une certaine insistance et lâcha :
— Qui est ce monsieur ?
—…
— Je répète ma question : qui est ce monsieur et que fait-il par
terre? Est-il…
Paul Serreau avait l’air d’un gamin pris la main dans le pot de
confiture :
— Justement, on n’en sait rien commissaire ! Mais j’ai rien
fait…. Je…
L’inconnu à terre remua. Il ouvrit les yeux et immédiatement
leva le bras comme pour se protéger. Le commissaire se
pencha et l’aida à s’asseoir.
— Comment ?
L’inconnu répéta ce qu’il venait de chuchoter
— Point de Croix ? Vous voulez dire le rond-point de Groix
c’est cela ?
Les quatre policiers apprécièrent la sagacité de leur chef d’une
même moue admirative :
— Mais oui, c’est ça ! Vous avez raison commissaire !
complimenta le brigadier trop content de se tirer d’un assez
mauvais pas si facilement !
81
(La ville était jumelée depuis plus de trente ans avec l’île
bretonne et les échanges avaient quasiment disparu jusqu’à la
création récente du rond-point de l’entrée nord. Très
habilement, le maire avait fait adopter le nom de l’île en
promettant un voyage là-bas à tout le conseil, voyage qui
s’était finalement résumé à un aller-retour à l’aéroport pour
accueillir le maire de Groix et sa femme mais c’est une autre
histoire !)
Le commissaire Ugo avait fait le tour de la question :
— Dot et Ménard, vous prenez une voiture et vous conduisez
monsieur à l’hôpital. Serreau, vous venez avec moi au RondPoint de Groix.
En chemin, un coup de téléphone les fit changer brutalement de
direction. Le lendemain, tous les journaux titrèrent sur le
massacre de la mercerie de la rue Molière : « Triple assassinat
au Point de Croix ! » Un journaliste osa même écrire que le ou
les assassins « n’avaient pas fait dans la dentelle » !
L’inconnu du commissariat était Hafid Zerouane, le patron de
la boutique et principal suspect dans le meurtre de sa femme,
de sa fille et d’un troisième individu, identifié longtemps après
comme un certain Pierre Martin, vraisemblablement client de
passage au mauvais moment. En l’absence de toute preuve
Hafid Zerouane fut malgré tout déclaré coupable des meurtres
mais interné en hôpital psychiatrique où il se trouve toujours.
Très peu de gens savent ce qui s’est vraiment passé au Point de
Croix. Le soi-disant Pierre Martin s’appelait en réalité Eran
Nathko, agent du Mossad chargé de liquider « les terroristes du
Hamas réfugiés en France ». En raison d’une dramatique
82
homonymie, Hafid Zerouane figurait sur la liste de Nathko.
Personne ne sut que Mme Zerouane s’était jetée sur lui au
moment où il allait abattre son mari. La jeune fille, elle, avait
tenté d’assommer le tueur avec son mètre en bois. Nathko
n’avait pas hésité. Le père Zerouane avait réussi à prendre la
fuite. En voulant le rattraper, Nathko avait glissé sur le sang
des deux femmes et, en trébuchant, s’était lui-même tiré une
balle en pleine tête.
Personne n’a rien su mais maintenant toi, lecteur, tu sais.
Alors ? Que comptes-tu faire ? Aller tout raconter au
commissaire Yossef Ugo ? C’est inutile et même risqué. Il est
déjà au courant. Le Mossad lui a rendu visite dès le lendemain
des meurtres.
83
Un point c’est tout
Le docteur Maury enleva ses lunettes, rejoignit son bureau et
s’assit pesamment. Les clichés étaient demeurés sur le
négatoscope qu’il n’avait même pas pris la peine d’éteindre.
Andy Maury n’était pas oncologue, cancérologue, « gravemaladiologue », non ! Il était généraliste, tout simplement,
mais depuis suffisamment de temps pour savoir que ce genre
de taches… Le téléphone sonna. Il ne décrocha pas. Le père
Boualem était un grand fumeur, depuis longtemps et… Cette
fois c’était son portable qui grésillait sur son bureau. Il jeta un
œil, c’était son ex-femme. « Mais qu’est-ce qu’elle veut
encore ?! »! Elle avait mis deux ans à se calmer et la situation
avait même pris un tour presque tranquille depuis à peu près
six mois mais sa récente liaison avec une infirmière de l’hôpital
semblait avoir rallumé les feux de la guerre !
— Alors ?
De l’autre côté du bureau, visiblement très angoissée, Leïla
Boualem voulait savoir. Le docteur Maury essaya de prendre
LA bonne décision. Il temporisa :
— Il fume beaucoup ton père non ?
— Oui ! C’est grave c’est ça ?
Son père, assis tranquillement à côté d’elle, semblait absent.
Oh, il le connaissait bien le père Boualem ! Toute la famille
d’ailleurs. Leïla était une amie d’Aïcha, l’infirmière avec qui il
espérait repartir à l’assaut du bonheur conjugal. C’était même à
cause d’elle qu’ils avaient eu une de leurs plus belles
engueulades. … Il fallait absolument qu’il la rassure :
84
— Leïla, pour l’instant on ne peut rien dire ! Il y a juste un
point ! C’est tout ! C’est très difficile à interpréter. Je vais
l’envoyer chez un spécialiste, un pneumologue qui procèdera à
des examens complémentaires. Il ne faut pas vous inquiéter.
Par contre, Monsieur Boualem, il faut arrêter de fumer vous
savez.
Le vieux monsieur hocha la tête en souriant. Le médecin sortit
son bloc, rédigea rapidement une lettre à l’attention de son
confrère et la tendit à Leïla dont il croisa le regard. Ce qu’il vit
ne le rendit pas très fier de lui. C’était un mélange d’angoisse,
de colère et de mépris, ce mépris très fréquent chez les patients
qui ont tout compris et qui entendent le médecin leur raconter
des sornettes pour gamins.
— C’est un cancer c’est ça ?
— Ecoute Leïla, ce n’est pas la peine de s’imaginer je ne sais
pas quoi. Je te dis que c’est très difficile à voir et qu’il faut
absolument faire ces examens complémentaires avant de poser
le moindre diagnostic.
Il se leva, alla décrocher les radios et les rendit à la jeune
femme. Monsieur Boualem serra la main du docteur et lui fit
un clin d’œil en le remerciant. Au même instant, il fut pris
d’une violente quinte de toux qui ne cessa qu’une fois la porte
du cabinet franchie. C’était la fin de la journée, le docteur se
rassit à son bureau pour décompresser.
C’est vrai qu’elle était mignonne Leïla ! Il était bien placé aussi
pour savoir qu’elle était particulièrement bien faite. Mais quel
besoin de s’habiller comme ça ! Il le savait, ce n’était pas ses
parents qui l’obligeaient à porter le voile et encore moins son
85
mari ! Elle avait divorcé à peu près au même moment que lui.
Andy repensa à la fameuse discussion avec Aïcha. Elle
maintenait que Leïla n’était pas plus religieuse que n’importe
qui mais qu’elle s’habillait comme ça pour avoir la paix !
— Il ne faut pas se raconter d’histoire Andy ! Les filles qui se
fringuent comme des bonnes sœurs se font moins embêter que
les autres. Même toi, avec toutes tes belles idées comme quoi
les filles peuvent s’habiller comme elles veulent, que ce n’est
pas pour ça qu’on a le droit d’y toucher, tu ne peux pas t’en
empêcher ! Tu es comme les autres, dès qu’une jupe se relève,
dès qu’un décolleté plonge un peu, hop là ! Mais oui toi aussi !
— D’abord, être regardée, appréciée, ce n’est pas être
« embêtée » non ? Et puis, si ça t’ennuie de te faire mâter,
pourquoi ne t’habilles tu pas comme Leïla ?
— Parce que c’est mon choix ! C’est tout ! J’ai envie de
m’habiller comme je veux sans être constamment obligée de
tirer sur ma jupe ou tout simplement dévisagée par des vieux
vicieux qui ont du mal à ne pas me sauter dessus ! Leïla aussi a
le droit de s’habiller comme elle veut non ? Tu aimerais voir
son petit cul hein ? Cela ne te suffit pas de le voir quand elle
vient en consultation ?
— Tu dis n’importe quoi ! Je t’ai répété cent fois que les nanas
qui viennent au cabinet sont des patientes un point c’est tout !
— C’est ça, vas-y ! Fais le croire à n’importe qui mais pas à
moi s’il te plaît ! Pourquoi m’as-tu dit l’autre jour qu’elle était
super bien foutue ?
— Parce que c’est la vérité !
86
— « Une patiente un point c’est tout » ! C’est ça oui ! C’est toi
qui racontes n’importe quoi !
Aïcha l’avait regardé en faisant la moue et avait repris :
— Ceci dit je reconnais que c’est vrai !
— Tu l’a déjà vue à poil ?
— Punaise mais tu as vu comment tu t’excites là ? … Ben oui
pauvre idiot ! Comment tu crois qu’on est au hammam ?
— Ah tu vois ! Ce n’est pas parce que tu reconnais qu’elle est
bien foutue que tu as envie de coucher avec elle !
— Qu’est-ce que tu en sais ?...
Devant la mine ahurie de son ami, elle avait pouffé :
— Non je rigole ! Mais désolée, je ne suis pas du tout sûre que
ce soit pareil pour vous!
Un petit silence et elle était repartie de plus belle :
— On voit bien que ce sont des mecs qui ont inventé la
religion !
— Qu’est-ce que la religion vient faire là-dedans?
— Ce que ça vient faire ? Mais c’est tout simple docteur !
(Chaque fois qu’elle l’appelait « docteur » Andy savait que la
soirée était mal partie !)
— Les mecs sont tous des obsédés de la braguette ! … Laissemoi finir !... Les musulmans ont inventé un paradis remplis de
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filles éternellement vierges… Qu’est-ce qu’on en a à faire nous
les filles hétéros ? Hein ? Les juifs et les catholiques ont
inventé la Vierge Marie ! Vierge ! Mais qu’est-ce que ça vient
faire ici la virginité hein ? C’est bien une obsession de mec ça !
— Calme-toi Aïcha, on discute ! Ceci dit, pour les musulmans,
je suis d’accord avec toi, habiller les femmes comme ils le font,
c’est bien un signe que les mecs sont complètement …
— Ah tu ne vas pas recommencer avec « les musulmans ceci,
les musulmans cela ! » ! Il y a des tarés partout y compris chez
les musulmans mais je te rappelle que les sorcières du MoyenAge, ce ne sont pas les musulmans qui les ont brûlées ! Autre
chose : il parait que dans la Bible est écrit « La femme obéira à
son mari ! » alors que dans le Coran on dit : "Vous avez des
droits sur vos femmes et elles en ont de même sur vous »…. Les
musulmans, les musulmans… Et les cathos alors ? Hein ?! Tu
ne crois pas qu’il faut être carrément tordu dans sa tête pour
faire la différence entre un maillot de bain et des sousvêtements ? Tu te rends compte de la gymnastique débile que
vous faites ? Imagine une meuf en culotte et soutien-gorge sur
la plage, même si ça lui couvre deux fois plus de peau que son
maillot, tous les mecs bavent ! Et là, on n’est pas chez les
musulmans !
Il n’avait pas eu le temps de lui répondre ! Elle avait pris son
sac et claqué la porte. Toute athée qu’elle disait être, Aïcha ne
supportait pas qu’il touche à l’Islam et Andy ne s’en rappelait
pas assez souvent !
Plongé dans ses pensées, le Dr Maury sursauta quand son
portable se mit à tressauter. C’était Aïcha, complètement
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hystérique. Elle hurlait : « Qu’est-ce que tu leur as dit ?
Qu’est-ce qui s’est passé ?... En sortant de chez toi, monsieur
Boualem a fait un malaise et il est passé sous un bus ! »
Andy Maury revit le clin d’œil du vieux monsieur…
FIN
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Table des Matières
BREVES Vincent Mérand1
1 – Brèves d’à côté
Mon voisin est complètement fou
Georgia Balkony
Changement de côté SVP
Le chemisier d’or
Un pantalon pied de poule
Nyctalopes
2
3
6
11
16
19
21
2 – Brèves d’Amour
L’éclipse
Chaînes de télé
Le gecko
Baiser volé
Laisse tomber
Nature
Légèreté
La boite
Perdu de vue
Au commissariat
L’Ange-Gardien
Mauvais genre ?
Point de Croix
Un point c’est tout
23
24
29
32
36
39
44
47
51
57
62
67
72
77
84
90
RESUME
De très courts textes pour des histoires coups de poing, des
histoires à pleurer, à rire, à aimer. Beaucoup de flash d’amour
dans ces vingt-deux nouvelles dont on pourrait connaître ou
avoir croisé tous les personnages...
Au sujet de l'auteur
a déjà publié :
Juste un Petit Secret - Publibook 2002 (roman)
Une Etoile a mordu la Poussière – ILV -2007 (roman)
Lumières d’Hérault – Amapola – 2010 (Photos- texte)
Solitudes – 2013(Photos- nouvelles)
Vous pouvez le retrouver sur son site : http://vincent3m.info
Maquette et photo de couverture : VM
ISBN : 978-2-9547100-7-5
©Vincent Mérand 2015
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