Ma très chère Kamil, Cette centième lettre est la dernière que je t

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Ma très chère Kamil, Cette centième lettre est la dernière que je t
Ma très chère Kamil,
Cette centième lettre est la dernière que je t’écris sans pouvoir te l’envoyer. Il est temps que
j’accepte mon destin, et que je cesse de vivre dans un passé aujourd’hui révolu.
Drôle de notion que le Destin, n’est-ce-pas ?
Inconnu. Mystérieux. Attirant.
Et parfois si changeant.
Quand j’étais enfant, je criais partout que je serai celui qui sauverait le monde. Cela faisait
sourire ma mère, qui me disait que j’avais bien trop d’imagination. Et pourtant, l’Imagination a été
la passerelle qui m’a permis de veiller sur lui, à défaut de le sauver. Devenir sentinelle à tes côtés fut
le plus beau moment de ma vie.
J’ai été au sommet, Kamil.
J’ai touché les étoiles, je me suis envolé.
J’ai été une sorte de… Superman, comme nous appelait Ewilan. Tu sais, même les expressions
qu’utilisait Ewie, dont je me plaignais à l’époque, me manquent. Te souviens-tu de ses proverbes
cocasses ? J’aurais dû plus les apprécier.
Question : le bonheur est-il toujours invisible pour celui qui poursuit son rêve ?
Rêve qui s’est transformé en cauchemar. Mais les rêves conduisent souvent à une impasse,
n’est-ce-pas ? Et c’est dans cette impasse que j’ai rencontré les limites de l’Imagination.
Chaque jour, je tente de la fuir. D’échapper au Destin qui lui est lié, et qui prend peu à peu la place
sur mon passé.
Passé parfait. Destin triste à pleurer.
Papa avait peut-être raison quand il me disait que « la magie n’apporte rien de bon de
toute façon ». Sans doute aurais-je dû devenir fermier, comme lui, et préférer les vaches aux Spires.
Je me demande si Ehren a finalement renoncé à suivre mes traces. Perdre son frère a dû être
difficile pour lui, comme pour moi. J’espère que du haut de ses seize ans, il devient un merveilleux
jeune homme. Dire qu’il avait sept ans la dernière fois que je l’ai vu…
Que sont-ils tous devenus ? Sont-ils encore vivants, heureux ?
J’espère que Maman s’est remise de ma disparition, et qu’elle ne pleure pas tous les soirs. Ses traits
disparaissent peu à peu de ma mémoire.
Seule la sensation de ses bras m’enlaçant subsiste, triste souvenir d’une enfance disparue.
Question : oublier sa propre mère signifie-t-il perdre sa dernière once d’humanité ?
Je me souviens néanmoins du temps où elle me mettait sur ses épaules pour que je puisse
observer l’arrivée des Itinérants d’Al-Far. Je m’imaginais alors monter dans un de leurs chariots
pour quitter mon petit village perdu entre Tintiane et le fleuve d’Ombre, et débuter une vie
d’aventurier.
Mais j’ai dû attendre mes treize printemps que mon don me permette de commencer une nouvelle
vie non pas à Al-Far, mais à Al-Jeit.
Al-Jeit.
Sublime capitale, pleine de souvenirs.
Tu sais ce qui est le pire dans tout ça ? C’est que, chaque nuit où je parviens à trouver le
sommeil, ces magnifiques moments reviennent me hanter. Je suis un prisonnier dont la seule peine
est de contempler le reflet d’un monde parfait qui n’existera plus jamais.
Il n’y a pas pire torture.
Je crois que j’aurais préféré être condamné à mort.
Te souviens-tu de notre premier jour à l’Académie ? Je ne voulais pas le montrer, mais je
mourrais de peur. Allais-je être en compétition avec d’autres dessinateurs aux pouvoirs dix fois
supérieurs aux miens ? Allais-je me ridiculiser ? Devrais-je quitter l’école en m’apercevant que je n’y
avais pas ma place, même si j’avais réussi l’examen d’entrée ? Non, vraiment, j’étais terrifié. Et puis
une inconnue est venue me parler, me jurant qu’on lui avait raconté « qu’affronter un brûleur
enragé était plus simple que de survivre dans cette école. Et toi, ça te fait peur ? »
Oui Kamil, j’avais peur.
Tu as été la première à venir discuter et rire avec moi, et je crois bien que je suis tombé amoureux
de toi depuis ce temps-là.
Question : le bonheur n’est-il qu’une illusion condamnée à disparaître ?
Toutes ces expériences que nous avons vécues ensemble me poursuivent chaque instant.
Nous avons toujours été là pour nous soutenir, même dans les pires moments. Tu sais, je crois que
sans toi, je n’aurais pas réussi à supporter la mort de Nalio.
Nalio.
Il me manque, lui aussi.
Mon meilleur ami.
Je ne sais pas si je préfère mon Destin au sien.
Je regrette toujours d’avoir accepté cette mission que m’a confiée l’Empereur. A quoi bon ce
besoin de conquêtes des autres mondes, si c’est pour y être malheureux ? J’entends dans ma tête ta
douce voix : « Il ne s’agit pas de conquête, mais de visites, pour avoir des relations apaisées avec les
autres mondes, favoriser les échanges, rencontrer de nouveaux peuples, … » Je le sais, Kamil, je le
sais. Mais neuf ans et quatre-vingt-dix-neuf lettres plus tard, je ne parviens toujours pas à
comprendre pourquoi tout m’a été arraché.
Famille, amis, amour.
Bonheur.
Question : réaliser les rêves des autres signifie-t-il renoncer aux siens ?
Tu as sans doute dû souffrir aussi, c’est vrai, mais au moins étais-tu entourée… Ewilan
pouvait te réconforter, de même que Nillem…
Nillem.
A-t-il pris ma place dans ton cœur désormais ?
Au risque de me répéter par rapport à mes dernières lettres, je t’avoue toutefois qu’au
début, j’ai été heureux en arrivant ici, à AnkNor. Nos essais de Grands Pas vers des endroits
inconnus, des mondes n’existant à l’époque que sous formes d’hypothèses, avaient enfin porté leurs
fruits. J’ai eu la chance de faire tant de découvertes ! Parfois étranges, certes. Leur alimentation par
exemple…
Mais mis à part ceci, nombreuses ont été celles qui m’ont choqué, notamment la distinction entre
les nobles égocentriques, appelés ici les Perles, et le petit peuple, les Cendres. Il y a tant de mépris
entre ces deux classes !
Question : finit-on par ressembler à ceux que l’on côtoie ?
Comme je te l’ai déjà dit, la population jurilane est triste, perdue dans une histoire floue
sans véritables ancêtres, et dans l’abus du pouvoir des uns sur les autres. Les Gouvernants, et
notamment le Roi ne m’ont pas pris au sérieux, lorsque je leur ai raconté mon histoire. Ils ont ri.
Tout simplement.
Je leur ai annoncé que je venais en paix d’un autre monde, Gwendalavir, pour nouer des liens avec le
leur, et ils ont ri. D’un rire méprisant qui m’a remis à ma place à la seconde où je l’ai entendu. Et
c’est ainsi que je suis passé de sentinelle, de Superman, à fou du roi.
Un fou du roi intérieurement brisé en voyant son bonheur s’enfuir, en perdant la femme qu’il
aimait.
Qu’il aime.
Comment faire rire dans ces conditions ?
Une des héritières des grandes maisons me fait penser à toi. Même franchise, même
détermination, même volonté. La vantardise en plus, le sourire en moins. Nawel Hélianthas. J’espère
qu’elle comprendra un jour la réalité de ce monde en voyant sa jeunesse dorée s’effriter. Peut-être
deviendra-t-elle une belle personne. Mais elle ne t’égalera jamais.
Personne ne t’égale.
Malgré tout, elle semble… différente. Dès qu’on me l’a présentée, il y a de cela six ans, j’ai senti une
fissure en elle. Quelque chose qui la rendrait exceptionnelle, mais dont elle n’avait même pas
conscience.
Elle finira par s’en rendre compte.
Un jour.
Mon amour, il est temps que j’achève cette lettre. Tu me manques, et tu me manqueras à
jamais. Mais je dois commencer à aller de l’avant.
Tu m’as offert une véritable ligne de vie, et si aujourd’hui je la suis encore, c’est à moi de décider du
moment où je prendrai une courbe, où j’arrondirai les angles saillants qui me déchirent chaque
jour.
Le moment est venu.
Cette lettre est donc la dernière.
Certitude : l’écriture est un cadeau. Un merveilleux moyen d’exprimer tout ce que l’on aurait
voulu dire à ceux qui nous ont aidés, par quelque manière que ce soit, et que nous ne reverrons plus,
afin de cesser de regretter. Alors merci. Merci d’avoir été là, de l’être encore même si nous sommes
séparés. Tu as beau être dans un autre monde aujourd’hui, tu existes encore dans mon cœur.
Et ce pour toujours.
Merci à toi, pour la confiance et la complicité.
Pour ce que tu donnes, et ce que tu laisses.
Garde-toi, mon amour éternel, et ne te perds pas dans tes rêves.
Je t’aime.
Ol.