« C`EST LES OMBRES, ÇA FAIT MAL »

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« C`EST LES OMBRES, ÇA FAIT MAL »
 « C’EST LES OMBRES, ÇA FAIT MAL »
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Qu’est-ce que je fais là ? À quel moment est-ce que j’ai cru que c’était une bonne idée ? Je
sais pas si je suis capable de faire les bons choix. J’ai toujours l’impression de mal faire, de
prendre des décisions qui me nuiront. Est-ce que…
-
Bon, c’est le moment où tu arrêtes de bouger. Enfin, tu peux bouger, mais ce sera raté.
-
Je reste immobile, j’ai compris.
Qu’est-ce qui a cloché dans mon existence pour que je fonctionne comme ça ? Est-ce que
j’ai seulement fonctionné autrement à un moment donné ? C’est marrant, les murs noirs.
J’aurais jamais pensé que ça puisse rendre si bien, c’est tellement sombre. Mais en fait, ça
créé une ambiance sympa. Enfin, dans ce cadre-là. J’imagine mal ça chez moi. Y a déjà assez
de choses sombres comme ça.
Je sais plus si c’était une bonne idée de venir ici, finalement. Je sais pas si je suis capable
de faire les bons choix. Je fais mal, je prends des décisions qui me nuisent. Bon, c’est trop
tard pour y réfléchir. Vraiment sympa, les murs noirs.
-
T’es prête ?
-
Ouais.
C’est marrant comme on se croirait chez le dentiste. Les instruments stériles, le petit
plateau, le bruit. C’est fou comme les choses ont toujours l’air moins réelles quand elles
se réalisent dans la réalité. J’aimerais bien que les moments importants de ma vie soient
accompagnés d’un changement de lumière ou d’une musique d’ambiance. Peut-être que j’ai
vu trop de films, mais ça me permettrait de remarquer qu’il se passe quelque chose
d’important.
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Dans la vraie vie, rien ne vient nous faire remarquer les moments importants. On apprend
qu’on a obtenu son bac avec le même fond sonore que lorsque la boulangère nous dit que le
sandwich est à trois euros cinquante. C’est après coup, quand on y repense au fond de son lit,
qu’on se rend compte que le moment a été important. Mais est-ce qu’il a vraiment été
important, si l’on a eu l’impression de vivre quelque chose d’anodin au moment où il se
présentait ?
J’aimerais ressentir des choses. À la place, j’ai l’impression de créer par après le spectre
des émotions que j’aurais dû ressentir. Comme si, sur le moment, tout était dans la réalité sans
que rien soit réel. Je traverse la vie sans qu’elle me touche et je colore sciemment mes
souvenirs après coup. Avec de la musique de fond, les émotions viendraient sûrement plus
vite. Est-ce que c’est ce que disent tous les jeunes qui ont grandi avec trop de télé et pas assez
de cours de récré ? Est-ce qu’on recherche tous la bande originale de notre vie ou est-ce qu’il
n’y a que moi qui ai besoin qu’on m’ancre un peu plus dans la réalité ?
Qu’on m’ancre. Qu’on m’encre. Faut avouer que la coïncidence est intéressante.
-
Pas trop mal ?
-
Non, ça va. Je pensais que ce serait plus douloureux.
Est-ce que j’ai mal ? Je ressens des tiraillements sur ma peau, un peu comme quand le
chat me griffait, mais bon, c’est mon corps, ça. La douleur du corps, ça se dompte. C’est
uniquement un faisceau de nocicepteurs qui indiquent à mon cerveau qu’il se passe quelque
chose d’anormal au niveau de mon épiderme. C’est pas ça, avoir mal. Avoir mal, c’est quand
tu te glaces d’un coup et que tes tripes se tordent.
C’est marrant, ce crâne dans un coin, là. Je me demande si c’est un vrai. Comment est-ce
qu’on peut contempler un crâne et ne pas partir en courant ? Comment est-ce qu’on peut
contempler un crâne sans se rappeler qu’on n ’ est rien de plus qu’un amas de muscles et
d’os dans un sac de peau ?
Est-ce que c’est un vrai crâne ?
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-
Ouais.
-
Vous l’avez trouvé où ?
-
On me l’a offert.
L’être humain est bien fait. La plupart du temps, il arrive à mettre à distance ce qui
l’angoisse trop. C’est comme ça qu’on peut contempler un crâne humain sans penser à
l’absurdité de l’existence, je pense. Comme ça qu’on peut regarder les étoiles sans suffoquer
face à l’immensité de l’univers.
Je me demande bien si un jour, on voyagera dans l’espace. Je me demande ce que ça
ferait, de n’avoir que de la tôle entre soi et le rien. Cette idée me fascine. Est-ce que les
astronautes y pensent parfois ou est-ce qu’ils le mettent à distance parce que c’est trop
angoissant ? Je ne pourrais pas aller dans l’espace, moi, j’ai trop peur de... aïe !
-
Aïe !
-
T’as mal ?
-
Un peu.
-
Ouais, c’est les ombres, ça fait mal.
C’est marrant comme, malgré les siècles d’évolution que l’être humain a subis, on est
encore rattaché à quelque chose d’aussi trivial que la douleur. Il y a des gens qui naissent sans
dents de sagesse, peu sans récepteurs à la douleur. Ça doit bien remplir sa fonction d’alerte,
j’imagine.
La douleur, quand on y pense, c’est un peu la bande originale de notre corps, ça nous
alerte des événements importants qui se passent sur notre peau. C’est pratique, quand on sait
l’écouter. Moi, j’ai tendance à croire que c’est un caprice du corps, la douleur. C’est pour le
reste que j’aimerais avoir un signal d’alerte.
-
Vous tatouez depuis longtemps ?
-
Oh, ça fait une petite quinzaine d’années.
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-
Vous en avez jamais marre ?
-
Ben, y a des projets plus intéressants que d’autres, c’est clair. Mais bon.
Je me demande bien en quoi la douleur est une sensation différente des autres. Des
sensations, on en reçoit plein. Quand je reste trop longtemps dans mon lit, je sens un
picotement sur mes talons. Quand j’entre dans l’amphi alors qu’il fait froid dehors, la
différence de température enveloppe mon corps. Quand je pense au contact de mon pull sur
ma peau, je ressens sa pression. En quoi la douleur serait-elle bien différente ?
En quoi serait-elle vraiment insoutenable ? Si on était vraiment fort, on pourrait s’en
affranchir. C’est juste un signal d’alerte.
-
En fait, vous travaillez dans la douleur.
-
Quoi ?
-
Je disais : en fait, vous travaillez dans la douleur.
-
Ouais, si on veut.
-
Les gens crient parfois ?
-
Oh, ben, la plupart du temps, ils serrent les dents et ils attendent que ça passe. Quand
on va se faire tatouer, on sait qu’on va avoir mal. Le tatouage, ça reste une blessure.
Le tatouage, ça reste une blessure. C’est vrai, ça.
-
Et parfois certains aiment ça.
-
Quoi ?
-
Certains clients, parfois ils aiment ça, la douleur.
-
Ah.
Aimer la douleur. Est-ce que j’aime la douleur, moi ? Il faudrait déjà que je la prenne en
compte, pour ça. La douleur appartient au corps et, le corps, ça encaisse et ça guérit.
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C’est fou la vitesse à laquelle ça guérit, un corps. On se coupe et la semaine suivante, on
ne voit plus qu’une infime trace blanche sur notre pouce, pour nous rappeler d’être plus
précautionneux la prochaine fois qu’on a un couteau entre les mains. Quand j’étais petite, je
regardais parfois pendant des minutes entières les griffures que le chat me faisait. J’essayais
de voir les plaquettes s’agglomérer et, comme j’y croyais très fort, ça marchait. Je me voyais
cicatriser en temps réel.
J’ai encore des cicatrices très légères de cette époque. C’est marrant, parce que c’est aussi
ce qui m’a donné la force de décrocher mon téléphone et de prendre rendez-vous : un
tatouage, c’est rien qu’une cicatrice qu’on a choisi de porter, au fond. Parfois, c’est important
de porter une cicatrice. Ça rappelle qu’on a été blessé.
C’est fou, je suis incapable de rester concentrée sur ce qui m’entoure. Je suis toujours en
train de réfléchir à ce qu’il se passe à l’intérieur de ma tête. Je dois vraiment être mal foutue.
Si on me demande comment ça s’est passé, mon tatouage, je répondrai quoi ? Les murs
étaient noirs mais ça créait une ambiance sympa, il y avait un crâne dans un coin et les êtres
humains sont quand même assez doués pour supporter des représentations de mort sans
devenir fous.
Pas étonnant que tu n’aies pas d’amis.
« Pas étonnant que tu n’aies pas d’amis ! Tu t’es vue ? Tu donnes envie à
personne. Personne voudrait de toi. Heureusement que je suis là, moi. Si tu passais pas
tout ton temps silencieuse, les yeux dans le vide, t’aurais peut-être une vie normale,
mais non !
Heureusement que je suis là pour te faire sortir, pour te faire rencontrer des gens,
parce que sinon, t’en serais où ? Tu serais chez toi devant ton ordi à te laisser
influencer par la première merde que tu trouves sur Internet. Et après, qui est-ce qui se
retrouve à devoir démêler les idées dans ta tête ? C’est moi.
T’es vraiment influençable. Faut grandir, à un moment. Faut arriver à se faire ses
propres idées ! T’es qu’une enfant. T’as de la chance que je sois là pour te protéger,
sinon la vie t’aurait déjà bouffée. Le moins que tu puisses faire en échange, c’est
sourire un peu, répondre quand on te parle !
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J’ai l’air de quoi, moi, devant mes potes ? Je suis déjà assez sympa de te les
présenter et de te faire sortir avec nous, mais si tu fais même pas l’effort de t’intéresser
à eux, à quoi ça sert ? Quand tu quittes la table pour t’isoler, c’est moi qui dois
m’excuser, pas toi. Si c’est pour me plomber auprès de mes potes, ça sert à rien que je
t’amène avec moi. Je fais ça pour toi, moi, mon cœur. Je fais ça pour que tu te sentes
bien. On dirait que tu veux pas comprendre. On dirait que tu t’en fous de ce que je fais
pour toi.
Je fais tout pour toi et toi tu prends même pas la peine de répondre quand on te
parle ! »
Hall du patio, un mercredi à midi. Tous les étudiants sortent de cours. J’ai les joues en feu
et le reste du corps gelé. Je veux pas qu’on me voie, surtout pas qu’on me voie. Je veux
creuser un trou dans le sol et disparaître. Je veux qu’il arrête de crier, parce que tout le monde
nous regarde et que je sais plus où me mettre. Je veux juste qu’il arrête de crier, je ferai tout
pour qu’il arrête de crier.
« - T’as raison, désolée… j’étais distraite. J’ai pas bien dormi cette nuit et…
-
Oh arrête, à t’entendre, tu dors jamais bien !
-
Mais c’est vrai que ces derniers…
-
Quoi ? C’est vrai que ces derniers temps, tu vas pas bien ? Mais tu vas jamais bien !
-
Oui mais c’est vr…
-
Quoi ? Que tu vas pas bien ! J’en doute pas ! Je te vois tous les jours traîner ta misère,
tu crois que je le sais pas ? Ça me pèse à moi aussi, mais ça, tu t’en fous ! Tu t’en fous
de l’état dans lequel ça me met, moi, que tu sois mal !
Qu’il se taise. Qu’il se taise. Qu’il se taise. J’ai les yeux rivés au sol, il y a des larmes sur
mes joues, je sais que tout le monde nous regarde. Que tout le monde me regarde, moi.
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« - T’as raison, je suis désolée. Excuse-moi. Ça n’arrivera plus. Il faut que j’arrête de
penser tout le temps à moi comme ça, je suis égoïste.
-
Tu sais, c’est facile pour les autres ! Ils ne savent pas, ils ne te voient pas au quotidien,
ils imaginent pas à quel point c’est dur pour moi…
-
Excuse-moi. Je ferai des efforts, tu mérites pas de me supporter dans cet état.
-
Oh mais dis pas ça, un couple c’est aussi fait pour se soutenir quand ça va pas, tu
sais…
-
Excuse-moi.
-
Arrête de t’excuser, viens là. »
Tout ça parce que je n’avais pas entendu quand il m’avait demandé si mon sandwich à
trois euros cinquante était bon. J’aurais aimé que la bande originale de ma vie s’actionne à
ce moment-là, qu’il y ait un morceau qui me mette en état d’alerte. Ça m’aurait permis
de comprendre qu’il était fâché, que je devais bien l’écouter et répondre à sa question.
Ça m’aurait évité une scène en public.
Mais il n’y a jamais de musique dans les moments importants de ta vie. Rien ne te dira
jamais sur quel mode appréhender ce qui est en train de se passer autour de toi. Y a pas
d’équivalent psychique à la douleur que ton corps t’envoie quand il est en danger.
Dans le doute, autant rester en alerte tout le temps. Ça consomme de l’énergie, mais ça te
permet de ne pas te prendre les pieds dans le tapis, de toujours répondre présente quand on
t’appelle. C’est fatigant mais c’est une question de survie, dans certaines circonstances, de
rester en alerte. On se dit ça, et puis un matin on se réveille avec une boule au ventre et on
l’accueille avec joie ; au moins on gaffera pas par mégarde au milieu du petit-déjeuner.
Ce fameux matin, j’aurais aimé que la bande originale de ma vie m’indique que quelque
chose n’allait pas. J’aurais aimé ressentir la douleur liée à ma peau qui se déchirerait. Mais
quand il s’agit de l’âme, les blessures se font bien discrètes et il est vraiment très facile de
faire comme si de rien n’était. On met à distance ce qui nous angoisse trop, on coupe les
signaux d’alerte.
T’es bien silencieuse.
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-
Ouais, je suis un peu dans ma tête, désolée.
-
Dans ta tête ? C’est marrant, ça, comme expression.
« Désolée ». C’est devenu un réflexe de survie de dire que j’étais désolée. Parfois, on me
bouscule dans les magasins et c’est moi qui dis « désolée ». Parfois, on prononce mon prénom
et je me glace d’un coup et mes tripes se tordent.
J’ai mis du temps à m’en rendre compte. Je n’ai pas eu d’épiphanie, de grosse claque dans
la gueule avec en fond sonore un morceau inspirant. J’ai longtemps contemplé ce paysage
familier en me disant que tout était normal. C’est comme ça, quand les choses commencent
bien et qu’elles se dégradent lentement : on n’arrive pas à dire à partir de quand ce n’est plus
normal.
Il y a eu la fois où il est parti et où je ne l’ai pas retenu. Je pense qu’il ne s’y attendait pas.
« - Pourquoi est-ce que tu n’es jamais capable de faire les bons choix ? Pourquoi est-ce
que tu fais toujours tout mal ? Pourquoi est-ce que tu prends systématiquement les
décisions qui te nuiront ?
-
Je sais pas. Je suis désolée.
-
J’en peux plus de te voir comme ça, te détruire à petit feu.
-
Je suis désolée.
-
Tu ne peux pas me faire ça, c’est trop. Tu me tues et tu ne t’en rends même pas
compte. Je m’en vais.
-
Je suis désolée. »
Je l’ai laissé partir parce que je pensais que c’était mieux pour lui. Je le pensais
réellement. Mais lorsqu’il est revenu, quelques jours plus tard, j’avais redécouvert ce que
c’était de ne plus se réveiller avec une boule au ventre. Alors, lorsqu’il était revenu, je n’étais
plus là. J’avais pris tout ce qui tenait dans un sac et j’étais partie. Je ne sais pas comment j’ai
fait pour ne pas revenir, je sais juste que je ne suis pas revenue.
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L’idée du tatouage est venue plus tard. L’idée du tatouage est venue quand je me suis
rendu compte que je m’excusais auprès des gens qui me bousculaient dans les magasins,
quand j’ai remarqué que mes tripes se tordaient quand quelqu’un prononçait mon prénom. Ça
m’a bouleversée. Mon propre passé venait me faire souffrir alors même que je pensais l’avoir
surmonté. « C’est les ombres, ça fait mal ».
Dire que je suis désolée. Avoir peur quand on dit mon nom. Ces réflexes, c’était devenu
mes cicatrices. J’avais été blessée, on avait déchiré la peau de mon âme et j’avais colmaté
comme je pouvais. J’avais colmaté à coups de mots-boucliers : on ne peut pas en vouloir à
quelqu’un qui s’excuse tout le temps. J’avais colmaté à coups de vigilance constante : on ne
peut pas surprendre quelqu’un qui vit sur le qui-vive. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai
décidé que je méritais une vraie cicatrice.
Je suis venue ici.
(Silence. Seul le dermographe s’exprime.)
Ça fait du bien de ne pas penser tout le temps.
(…)
Je suis ici et je suis maintenant.
(…)
Ça fait mal, en fait.
(…)
9
-
Et voilà, tu peux desserrer les dents. C’est fini.
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