Le double et la vision : quel est le niveau cognitif nécessaire pour

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Le double et la vision : quel est le niveau cognitif nécessaire pour
CLOTTES J. (dir.) 2012. — L’art pléistocène dans le monde / Pleistocene art of the world / Arte pleistoceno en el mundo
Actes du Congrès IFRAO, Tarascon-sur-Ariège, septembre 2010 – Symposium « Signes, symboles, mythes et idéologie… »
Le double et la vision : quel est le niveau cognitif nécessaire
pour associer un dessin à son référent ?
Matteo Wladimiro SCARDOVELLI*
Résumé
L’« art » du Pléistocène peut nous donner des informations utiles sur les capacités cognitives de ses
exécuteurs. En examinant seuleπment les œuvres dites «réalistes», il est alors intéressant
d'investiguer les processus à l’œuvre dans l’acte de la vision. On sait que les objets construits à
travers l’acte de la vision ne sont pas des «donnés naturels», mais le résultat de complexes
élaborations cognitives. Quel est donc le seuil cognitif qui permet de mettre en relation, par exemple,
la figure d’un cheval avec un cheval réel ?
Mots-clés : Sciences cognitives ; Art rupestre ; Pléistocène ; Sémiologie visuelle.
Abstract – The double and the vision : what is the necessary cognitive
level to associate a drawing with its referent?
Pleistocene «art» can provide us with useful information about the cognitive abilities of its executors.
By only examining «realistic» depictions, it is interesting to investigate the processes that are at work
in the act of vision. We know that objects constructed through the act of vision are not «natural data»,
but the result of complex cognitive elaborations. What is then the cognitive threshold that permits the
connection between, for example, the figure of a horse with a real horse?
Keywords: Cognitive Sciences; Rock Art; Pleistocene; Visual Semiotics.
« Le monde visible et celui de mes projets
moteurs sont des parties totales du même Être »,
Merleau-Ponty
Si l’on considère le fait que l’« intelligence » ne se fossilise pas, les
paléoanthropologues doivent déduire l’évolution de la cognition humaine d’indices
indirects, tels que les outils, la domestication du feu, la construction des abris, les
créations dites « artistiques », etc. Ces dernières sont depuis longtemps au centre de
l’attention des chercheurs parce qu’elles constituent les premiers témoignages d’un
comportement non-utilitaire du genre Homo, et témoigneraient d’un « saut cognitif »
d’une importance remarquable.
Dans le texte qui suit, nous nous concentrerons sur les dessins dits « réalistes »,
dont les premiers témoignages connus apparaissent en Europe autour de
* Doctorant en sémiologie à l’Université du Québec à Montréal. Membre du CÉLAT à l’UQAM.
Symposium Signes, symboles, mythes et idéologie…
35 000 BP, avant de se retrouver par la suite dans d’autres parties du monde. Notre
intérêt étant uniquement théorique, nous laisserons de côté le débat entourant la
chronologie exacte. Dans l’histoire évolutive d’Homo sapiens, vers la fin du
Pléistocène, nos ancêtres ont de facto produit – pour des raisons méconnues – des
œuvres figuratives de type iconique (mais les premières créations effectives
pourraient bien être plus anciennes que celles connues).
Dans cet article, nous nous appuierons sur trois axiomes. Le premier concerne
l’auto-évidence du statut « iconique »1 de figures paléolithiques que l’on peut
retrouver dans les grottes de Chauvet, Lascaux, etc. Le deuxième aborde le constat
selon lequel « les images ne pourraient pas avoir été produites pour le regard avant
le développement du système visuel même »2. Le troisième est le constat que les
capacités cognitives nécessaires à la production de ce type d’expressions artistiques
auraient pu émerger bien avant leur manifestation à travers les témoignages d’art
« réaliste » que nous connaissons. L’objet de notre étude porte précisément sur les
conditions cognitives nécessaires, mais non suffisantes, à l’élaboration de telles
représentations.
1. L’image comme signe
D’un point de vue sémiotique, l’« image » – en tant que « signe » – doit s’appuyer
sur l’articulation des deux plans que sont l’« expression » et le « contenu »3.
L’« image », par conséquent, ne peut pas être l’Objet auquel elle se réfère : un
cheval n’est pas l’image de lui-même. La photographie d’un cheval, par contre, est
son « image ».
L’« image » a donc une double « nature » : d’une part, elle est révélée par une
substance matérielle (le plan de l’« expression ») qui existe indépendamment de la
mise en œuvre de la relation sémiotique. Cette substance matérielle s’incarne en un
objet tridimensionnel du monde (par exemple une photographie ou l’écran de
l’ordinateur). D’autre part, l’image est le lieu d’un « renvoi », qui la met en rapport
avec un « contenu », qui peut être un signifié arbitraire (e.g., le petit triangle du
lecteur CD qui signifie « play »), un référent « iconique » ou « réaliste » (e.g., la
photo du cheval qui tient lieu du « cheval »), ou bien d’autres choses encore4.
L’image qui nous intéresse ici est l’image « iconique », celle qui, à travers des
rapports de « ressemblance », renvoie à un objet présent dans la réalité matérielle.
L’image iconique véhicule, comme tout signe, un nombre restreint d’informations
par rapport à l’Objet auquel elle se réfère. En effet, la photo d’un cheval ressemble
iconiquement à un cheval ; mais elle ne sent pas comme un cheval, elle ne hennit
pas, elle ne bouge pas, etc. Ce qui est donc demandé au récepteur de l’image est un
1 Sur le plan philosophique nous partageons la critique de la notion de « signe iconique ». Affirmer que le signe
iconique est celui « qui possède certaines propriétés de l’objet représenté » équivaut à dire qu’un objet
ressemble à soi même, ce qui est une tautologie (cf. Eco 1975, p. 256-284). Dans le présent texte nous nous
servons du concept de « signe iconique » pour deux raisons. La première est qu’une tautologie – bien qu’à
faible valeur épistémologique – n’est pas fausse, donc elle peut toujours avoir une valeur heuristique. La
deuxième est que les images des exemples cités – les grottes Chauvet et de Lascaux dans le texte – ont une
valeur « réaliste » trop marquée pour qu’elles puissent être mises en doute. À noter que la relation de type
iconique n’est pas exclusive. Le dessin d’un « cheval », au-delà de faire référence au cheval comme animal à
quatre pattes, peut être le véhicule d’autres liens sémiotiques tels que, par exemple, le caractère fougueux lié
à l’animal ou encore la qualité de « pur sang » que l’on attribue à certains et qui seront alors les premières
valeurs perçues associées à l’image.
2 Davis 1986, p. 196, notre traduction.
3 Cf. Groupe µ 1992, p. 46, 87, 118 et passim.
4 Pour une étude approfondie sur cet argument cf. Groupe µ 1992.
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« investissement sémiotique » qui lui permette de reconstruire, à travers la cognition,
l’idée ou l’image mentale du cheval en présence d’indices extrêmement pauvres. La
lecture des images est ainsi une compétence plus cognitive que sensorielle.
2. L’acte de lecture de l’image
Après ce survol de la considération sémiotique de l’« image » en tant que signe
décontextualisé, il n’est pas inutile d’agrandir cette perspective en considérant l’acte
concret de « lecture » d’image. En effet, l’« image » ne signifie rien par elle-même ;
elle doit être insérée dans un véritable processus sémiotique, où le contexte et
l’Interprétant5 sont loin d’être secondaires.
Le « contexte de lecture » (d’une image) est essentiel. En effet, un même
récepteur peut approcher de façon différente la même image en fonction du contexte
sémiotique dans lequel il se trouve. Par exemple, les enfants sont plus aptes à
décoder des images qui proviennent d’un écran vidéo si on leur dit qu’elles
proviennent d’une fenêtre6. Aussi, ceux-ci réussissent mieux à décoder une image
pour laquelle les adultes montrent un intérêt, plutôt qu’une image à laquelle ils
n’accordent aucune importance. Dans ces conditions, nous considérons que les
enfants ont une « attente picturale »7 envers ces images, attente fondamentale pour
mettre en marche le processus sémiotique de décodification de l’image même.
L’argumentation du contexte peut à son tour être élargie en considérant le
« médium » même qui supporte l’image. Par exemple, des études ethnographiques
ont montré que les membres d’une tribu éthiopienne se montrent plus à même de
capter le contenu d’une image lorsqu’elle est imprimée sur du tissu (matériel
commun) plutôt que sur du papier (matériel méconnu)8. Le facteur qu’il faut ici
considérer est celui de la « saillance » : « L’aspect dominant d’un stimulus dirige
l’attention du sujet en dépit des détails plus modestes »9. Donc, pour pouvoir mieux
capter le contenu d’une image, le « medium » doit être le plus neutre et le plus
familier possible. Pour conclure sur le « contexte », ajoutons que nous sommes
généralement plus habiles à « lire » les images lorsqu’elles sont accompagnées
d’une description verbale, laquelle est en mesure d’influencer grandement la
reconnaissance au moins d’une image10.
La capacité de « lecture » d’une image peut donc varier grandement selon le
contexte, l’âge, la culture et la « compétence picturale » de l’Interprétant – où par
« compétence picturale » on entend les « nombreux facteurs impliqués dans la
perception, l’interprétation, la compréhension et l’usage des images »11. Persson
(2008)12 propose une tripartition – heuristiquement très utile – selon le « mode »
d’approche des images : le mode de lecture en tant que « surface », en tant que
« réalité » et en tant qu’« image ».
Percevoir une image en tant que « surface » signifie ne percevoir d’elle que son
plan « plastique », c’est-à-dire seulement ses couleurs, ses ombres, ses tonalités de
gris. L’image conçue en tant que « surface » n’est pas reconnue en tant que telle,
5 Au sens peircien d’« effet proprement véhiculé par le signe » (CP 5.473).
6 Persson 2008), p. 22, 29.
7 Cf. Persson 2008, p. 279-80.
8 Cf. Deregowski 1976.
9 Persson 2008, p. 39, notre traduction.
10 Id., p. 24-27.
11 DeLoache et al. 2003, p. 114, notre traduction.
12 10-11. Cette tripartition a des affinités avec Sonesson1994 et Fagot 2000, p. 296-297.
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mais conçue comme un objet parmi les autres. Les nuances de couleur et d’ombres
présentes dans la réalité matérielle (e.g., sur la surface de ma table, sur la paume de
ma main, etc.), ne sont pas lues comme des signes porteurs de signifié, et ne
forment donc pas des « images » à proprement parler, mais s’arrêtent au statut de
« percept »13.
L’image conçue en tant que « réalité » est pour sa part interprétée comme
renvoyant à un référent iconique, mais sans qu’il y ait conscience de ce renvoi. Cela
peut donc provoquer une certaine confusion entre l’« image » et son « référent ». Par
exemple, un enfant qui regarde un film d’horreur reconnaît très bien que la figure du
monstre se réfère à un « monstre » (référent), mais il ne fait pas la distinction entre
l’image de la télévision et la « réalité » : sa peur démontre que pour lui le monstre est
« réellement » là, tandis que l’adulte considère aisément que le monstre ne peut pas
sortir de la télévision.
Enfin, dans la lecture d’une image selon le mode de l’« image », il y a une pleine
reconnaissance iconique de l’objet représenté, et en même temps la pleine
conscience que l’image n’est pas l’objet14 : quand je regarde la photo d’un lion je
reconnais le lion, mais je ne crains pas qu’il m’attaque. C’est seulement cette
dernière capacité qui constitue une véritable « compétence picturale ».
Pour résumer, nous pouvons dire que « voir » une image n’est pas un acte
irréfléchi et naturel, mais plutôt une capacité mettant en jeu au moins trois
compétences différentes : la première est une compétence biologique, faisant appel
au système visuel. La deuxième est une compétence sémio-cognitive, qui consiste à
associer de façon non connexionniste une image à son référent. La troisième est une
compétence purement psychologique, permettant la différentiation15 plus au moins
consciente entre le signe et son référent. Comme l’a souligné Pierre Jacob : « Voir
n’est pas toujours percevoir et voir ne conduit pas toujours à savoir »16.
3. Témoignages du règne animal
Forts de ce cadre sémiotique (qui ne se prétend pas être exhaustif), nous pouvons
commencer notre exploration des évidences expérimentales concernant
l’hypothétique « saut cognitif » réalisé par nos ancêtres à la fin du Pléistocène. En
prenant pour acquis le fait qu’on ne connaît pas de cas de production d’images
(figuratives) par les animaux, on peut néanmoins se poser la question suivante :
existe-t-il des animaux capables de lire les images produites par les êtres humains ?
Il faut dire tout de suite que 50 ans de recherches n’ont pas encore permis de
donner de réponse concluante ou définitive à cette question. La majorité des
expériences ont été menées avec des pigeons et différentes espèces de primates.
La majorité de la littérature existante sur ce sujet se montre pourtant très
enthousiaste par rapport aux capacités de discrimination et de catégorisation visuelle
que ces animaux manifestent envers les images. Cependant, nous suivons le
scepticisme des auteurs qui ont abordé l’argument de façon critique et
sémiotiquement rigoureuse, en premier lieu Persson (2008) et Fagot (2000).
13 L’image est toujours « image de quelque chose », tandis que le percept peut être sans « contenu ».
14 Néanmoins, Gombrich affirme que, même chez l’adulte contemporain, « est présent le sentiment absurde
selon lequel ce que nous faisons à une image est fait à la personne qu’elle représente » (Gomberich 1950,
p. 40, notre traduction). Le passage du mode « réalité » au mode « image » pourrait être dû à l’intervention de
fonctions cognitives inhibitrices : Persson 2008, p. 48 ; Helvenston 2010, p. 66.
15 Persson 2008, p. 48-49.
16 Jacob 2005, p. 13.
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3.1. Le cas des pigeons
La plupart des expériences réalisées avec les pigeons visaient à étudier leur
capacité à « catégoriser » des stimuli visuels bidimensionnels. En prenant comme
exemplification une étude de Lazareva et al. (2004), des pigeons étaient entraînés à
discriminer 4 types d’images (i.e., des chaises, des autos, des hommes et des fleurs)
sur la base de 32 photographies. De la nourriture leur était concédée chaque fois
qu’ils donnaient une réponse correcte. Une fois atteint un certain pourcentage de
réponses correctes, les pigeons étaient exposés à 32 nouvelles photographies des 4
catégories précédentes, pour tester s’ils avaient acquis ces « catégories ». Le
résultat fut positif, avec un pourcentage de réponses correctes supérieur à l’effet du
hasard.
La critique des auteurs susmentionnés envers ce genre d’étude porte sur le fait
que les pigeons ne démontrent pas avoir réellement acquis les 4 « catégories ». En
effet, une explication beaucoup plus simple fait appel à une généralisation perceptive
(i.e., avec une lecture des images en tant que « surface », selon la terminologie de
Persson), donc sans aucune vraie reconnaissance du contenu iconique.
Citons cependant deux expériences qui témoignent d’une capacité des oiseaux à
lire les images selon le mode « réalité ». Lorsque l’on montre aux oiseaux Geai Bleu
des images de leur proie favorite (des papillons nocturnes), ils commencent à les
piquer, signe qu’ils peuvent « voir » au delà du plan plastique, mais qu’ils ne sont pas
en mesure de discriminer l’image de la réalité17. Second exemple, pendant leur
période agonistique, les pigeons attaquent les photographies de leurs congénères,
comme ils le feraient dans la réalité18.
Sans négliger la portée de ces résultats, nous devons constater que cette
compétence sémiotique se manifeste seulement dans des contextes à forte valeur
adaptive. En aucun cas elle ne reflète une compétence généralisée de lecture
d’« images » comme on la retrouve chez l’humain. L’explication la plus probable est
que ces espèces sont douées de systèmes cognitifs spécialisés dans le décodage
visuel de certains stimuli, systèmes qui associent de façon automatique un certain
comportement à des stimuli visuels particuliers, aussi pauvres soient-ils.
3.2. Le cas des primates
Des résultats beaucoup plus riches – bien que non moins controversés – ont pu
être obtenu avec les primates. De manière générale, les primates peuvent passer
tous les « tests » auxquels ont été soumis les pigeons, en démontrant de bonnes
capacités de mémoire visuelle, de catégorisation et de généralisation des stimuli
perceptifs. Les primates démontrent toutefois une compétence visuelle beaucoup
plus élaborée, comme en témoigne leur capacité d’« interpréter » les stimuli visuels
au-delà de « simples » catégories perceptives. Par exemple, les chimpanzés
donnent de claires réponses émotives telles que l’accélération de leur rythme
cardiaque face à des photographies de leurs éducateurs ou de leurs congénères en
attitude d’attaque19 (les primates – comme les humains – démontrent une grande
compétence dans la reconnaissance des visages, même en photographie). Mais,
encore une fois, il nous faut retourner à l’explication donnée concernant les
compétences des pigeons : la reconnaissance des visages constitue un système
17 Piertrewikz & Kamil 1977.
18 Cité dans Fagot 2000, p. 307.
19 Cité dans Fagot 2000, p. 307.
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automatique et autonome, et ceci ne suffit pas à fonder une compétence picturale en
tant que telle.
Pourtant, les chimpanzés et les macaques sont capables d’associer la photo d’un
objet avec le même objet inspecté seulement de manière tactile20. Nous pouvons en
retenir que « les singes ont une habileté à percevoir des caractères
représentationnels à partir des figures bidimensionnelles »21. Toutefois, ces
compétences sont très limitées, comme chez les pigeons, et toujours liées au
contexte expérimental.
En conclusion, nous pouvons affirmer que les pigeons et les primates – s’ils sont
tenus sous privation alimentaire22 – démontrent posséder certaines compétences
visuelles face à des stimuli aussi pauvres en informations que sont les images
bidimensionnelles. Toutefois, il n’y a aucune preuve que la « compétence picturale »
soit jamais acquise en tant que telle, vu qu’elle donne des résultats positifs
seulement sous certaines conditions, et dans le cas des signes avec d’importantes
différences inter-individuelles encore inexpliquées.
4. Témoignages anthropologiques : enfants et autres cultures
Des données intéressantes proviennent de l’observation du comportement des
enfants d’Homo sapiens dans leur rapport aux images. L’aspect le plus saillant
concerne le fait que tous les enfants, jusqu’à l’âge d’un an et demi, essaient de
toucher les objets représentés dans les photographies, sans s’apercevoir de la
différence entre l’image et le référent (ils perçoivent l’image selon le mode « réalité »
de Persson). Le comportement disparaît par la suite, mais la « compétence
picturale » n’est pas pour autant acquise. En effet, les enfants de 3 ans ne passent
pas le test de la « False photographie »23. Dans ce test, l’expérimentateur prend une
photographie d’un objet et la montre à l’enfant. Puis l’expérimentateur déplace l’objet
et l’enfant doit deviner si l’objet est encore dans la photographie ou non. À 4 ans, les
enfants ont encore quelques difficultés à répondre « oui ». Une véritable et complète
« compétence picturale » n’est en fait acquise qu’à l’âge de 7 ans24.
Une autre donnée d’importance pour nos finalités concerne la capacité qu’ont les
enfants (e.g., d’autres cultures) à décoder les figures des dessins et des
photographies, alors même que leur exposition face à tout type d’image a été très
pauvre voire nulle pendant leurs premières années de vie25. Cette donnée peut être
mise en correspondance avec les investigations de Deregowski (1972) relatives aux
différences de lecture des images chez les populations non-exposées aux produits
figuratifs du monde occidental. Ces recherches ont permis de conclure que la
« compétence picturale » est partagée par tous les ceux qui appartiennent à notre
espèce. Et cela en dépit de petites différences inter-culturelles et du temps
nécessaire à certaines populations pour acquérir une pleine compréhension du
« mécanisme » de décodage des images visuelles26.
20 Fagot 2000, p. 309-10.
21 Jitsumori & Matsuzawa 1991, p. 480, notre traduction, nous soulignons.
22 Il faut toujours se rappeler du rôle joué par le « contexte » dans les processus sémiotiques en général.
23 Charman & Baron-Cohen 1992.
24 Persson 2008, p. 29-30.
25 Id., p. 33.
26 Id., p. 35.
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5. Conclusions provisoires
Les données expérimentales présentées jusqu’ici ne permettent pas de répondre
de manière claire et précise à notre question de départ : « Quel niveau cognitif est-il
nécessaire pour associer un dessin à son référent ? ». Nous avons vu que certaines
espèces animales parviennent à maîtriser certains aspects liés à la perception des
images, mais sans jamais arriver à une complète maîtrise de la « compétence
picturale » en tant que telle (le mode « image » selon Persson n’est jamais atteint).
Nous avons ensuite noté que cette compétence existe potentiellement chez tous les
membres de notre espèce, et que l’exposition aux images à partir des premières
années de vie n’est pas une condition fondamentale de son acquisition.
D’où la grande différence entre les animaux et les êtres humains : alors que
certains animaux arrivent, sous certaines conditions, à décoder l’aspect « réalité » de
certaines photos, les êtres humains seraient doté d’un véritable réseau sémiotique
leur permettant de décoder de façon automatique et instantanée n’importe quelle
image (figurative). Les résultats qui concernent les animaux rappellent les mêmes
résultats contradictoires liés aux tentatives d’enseigner un langage aux chimpanzés.
Tout se passe comme si ces animaux, une fois acquise une compétence comme la
lecture d’image ou le langage signé, ne savaient pas réellement quelle utilité leur
attribuer : savoir « parler », mais pour dire quoi ? Savoir « lire » les images, mais
dans quel but ?
Cette différence de décodage de la réalité entre animaux et êtres humains étant
établie, nous devons nous poser la question de la différence sémio-cognitive entre
l’image en tant que « réalité » et l’image en tant qu’« image ». Et surtout : pourquoi
les êtres humains et seulement eux paraissent-ils spécialisés dans le traitement
cognitif de ce dernier type de donnée visuelle ? (Traitement cognitif qui constitue une
condition nécessaire à la création des œuvres picturales.)
6. Image et représentation
Être en mesure de percevoir les images en tant que « réalité » dans un monde qui
n’est pas constitué d’images aurait une valeur adaptive presque nulle, sinon
négative27. En revanche, être capable de concevoir des images qui, en tant
qu’« images », ne sont pas la réalité mais la représentent, peut comporter un
avantage évolutionniste considérable. Comme le considère Michel Denis, nous
abordons « l’image comme forme singulière de représentation permettant à l’esprit
humain de conserver et de manipuler l’information extraite de son environnement […]
sous une forme qui possède un degré élevé de similitude structurale avec la
perception »28. Encore plus précisément, « l’image […] est comme un instrument de
figuration de la signification »29.
Selon Denis, l’image en tant que représentation permettrait donc la construction
d’un modèle de la réalité comportant deux types d’avantages. Premièrement, parce
que l’image ressemble iconiquement à son référent, sa formation en est facilitée par
l’utilisation des mêmes circuits mis à l’œuvre dans la perception normale. Ainsi le
système représentationnel s’appuie-t-il sur des données de base préexistantes30. En
27 Tous les animaux qui font usage du mimétisme utilisent ce type de perception à ses propres fins.
28 Denis1989, p. 9.
29 Id. p. 11.
30 Sur ce sujet, le problème que pose l’évolution du langage verbal est précisément le fait qu’il ne semble
s’appuyer sur aucune donnée préexistante.
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second lieu, l’image-modèle peut être l’objet de manipulation mentale, permettant de
faire des prévisions, des simulations, etc., tout en évitant les conséquences
négatives qui pourraient en découler dans la réalité.
Michel Denis nous suggère ainsi un agrandissement du concept d’« image » –
notion statique et à pauvre valeur heuristique – envers une considération plus vaste
et plus pertinente du concept de « représentation ». L’image en tant que
« représentation » serait une sorte de « double » des entités du monde, un double
comportant une forte valeur « économique » (un nombre restreint d’informations
visuelles suffisent à créer un lien avec l’objet réel), ainsi qu’une forte valeur adaptive
(« les manipulations supportées par l’image ont pour avantage d’être opérées avec
souplesse et rapidité et de permettre l’examen quasi instantané d’hypothèses »31).
Rappelons ici qu’une « image » externe n’est pas différente par rapport à une
« image » interne d’un point de vue cognitif : « Une image externe stimule des aires
correspondantes impliquées dans la mémoire visuelle de cette image »32.
Si notre problème était de comprendre pourquoi le système visuel humain lui a
fourni la capacité de lire des signes visuels en tant qu’« image », nous croyons que
la conception de Denis peut résoudre cette question de façon tout à fait pertinente.
Pour lui, ce qui est le propre des êtres humains – donc ce qui pourrait avoir constitué
un véritable « saut cognitif » – n’a rien à voir avec des simples capacités à « lire » ou
même à « créer » des images (externes). À l’inverse, la question à se poser est
d’ordre pragmatique : quels comportements (adaptifs) une espèce animale qui a les
images (internes et externes) comme champ de déploiement de sa cognition peutelle manifester ? Selon ses propres mots : « Les représentations sont interprétables
comme les bases fonctionnelles de ces conduites, comme des structures
permanentes servant d’ancrage à des conduites par essence circonstancielles »33.
Conclusion : nos ancêtres et la représentation
Dans la lignée des considérations de Michel Denis, nous suggérons que le début
du comportement visuo-poïétique de l’humanité preuve l’existence de ses capacités
de planification et de manipulation de la réalité à travers les « représentations ».
Concrètement, « l’image rupestre peut […] avoir servi d’outil cognitif et
mnémotechnique »34. Pour terminer, nous aborderons 3 indices majeurs qui, s’ils
semblent supporter les conceptions de Denis, ne constituent que le point de départ
d’investigations ultérieures.
En premier lieu, nous pouvons critiquer la position selon laquelle les hommes du
Paléolithique supérieur auraient simplement projeté leur imaginaire – sous forme de
dessins figuratifs – sur les parois des rochers. Si l’on tient pour acquis que le
système visuel humain – à l’instar de celui des primates – s’est doté d’une forte
spécialisation pour la reconnaissance des visages, alors nous devrions rencontrer, à
l’aube de son comportement « artistique », un grand nombre de dessins des visages
humains – ce qui, comme on sait, n’est pas le cas.
En deuxième lieu, il faut critiquer aussi la position – qui remonte à Aristote – selon
laquelle le comportement visuo-poïétique des êtres humains aurait son origine dans
une volonté d’imiter la nature. Selon cette considération, nous aurions dû rencontrer
31 Denis 1989, p. 226.
32 Helvenston 2010, p. 62, notre traduction.
33 Denis 1989, p. 34-35.
34 Arsenault & Gagon1998, p. 220.
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SCARDOVELLI W.M., Le double et la vision : quel est le niveau cognitif nécessaire pour associer un dessin à son référent ?
des dessins de plantes, de fleuves, de fleurs, etc. Au contraire, comme nous le
savons, ce sont les animaux qui constituent le thème majeur de l’art rupestre, et
quelques espèces y figurent seulement.
En troisième lieu – en prenant pour acquis le fait que, pour les êtres humains du
Paléolithique supérieur, les animaux « incarnaient leur survivance : une mort violente
ou un estomac plein »35 – nous pouvons conclure qu’un traitement cognitif
représentationnel envers eux aurait eu une forte valeur adaptive36 : des animaux vus
comme des entités indispensables à la survie du groupe, et pour lesquelles il était
convenable de faire des plans, des projets, des anticipations. L’image (externe) ainsi
conçue pouvait donc avoir servi, par exemple, à « souligner l’endroit précis où
envoyer un projectile sur une proie ou un chasseur ; dévoiler les caractéristiques
morphologiques d’un animal à un âge donné »37, etc. Pour être en mesure de faire
autant, nous croyons devoir postuler l’existence d’un système représentationnel
développé, parce que « toute image artificiellement produite ou reproduite suppose
la préexistence mentale de sa représentation. »38
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CD-1663
Symposium Signes, symboles, mythes et idéologie…
Citer cet article
SCARDOVELLI W.M. 2012. — Le double et la vision : quel est le niveau cognitif nécessaire pour associer un dessin à son
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mundo, Actes du Congrès IFRAO, Tarascon-sur-Ariège, septembre 2010, Symposium « Signes, symboles, mythes et
idéologie… ». N° spécial de Préhistoire, Art et Sociétés, Bulletin de la Société Préhistorique Ariège-Pyrénées, LXV-LXVI,
2010-2011, CD : p. 1655-1664.
CD-1664