Du trop de fluide. Corps humain versus corps posthumain. Camille
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Du trop de fluide. Corps humain versus corps posthumain. Camille
Du trop de fluide. Corps humain versus corps posthumain. Camille Prunet Dans le questionnement actuel de définition de la vie humaine, les artistes qui utilisent les fluides corporels comme médium d’une œuvre s’inscrivent dans une volonté d’interroger le corps d’aujourd’hui et de demain. Les nouvelles technologies permettent une maîtrise accrue du corps et en modifient notre appréhension : il est augmenté, réparé, désigné suivant nos besoins. Certains artistes, comme Stelarc ou Orlan, n’ont pas peur de le remettre en cause, arguant de sa fragilité voire de son « obsolescence ». Dans un article daté de 1997, Orlan va jusqu’à dire que l’ensemble de son œuvre « repose sur la conviction que le corps est obsolète »1. Cette façon de le qualifier paraît radicale et sans appel : cela revient à le condamner. Le corps obsolète serait un corps à jeter. Mais l’australien Stelarc adopte justement la position contraire : « Je n'ai rien contre le corps en soit... Quand je dis le corps est obsolète, je veux dire que nous ne pourrons bientôt plus faire face à la quantité d'informations que nous impose la société dans laquelle nous vivons […]. Au contraire, le corps est pris dans un filet très complexe de sensations, d'émotions, de flux qui sont d'ordre biologique. »2 Ils s’inscrivent ainsi dans une pensée posthumaine qui prône un développement des capacités humaines afin de faire face aux flux d’informations et aux possibilités croissantes des machines. Nick Bostrom, un des pères du mouvement transhumaniste, explique en ces termes le transhumanisme : « Le cœur de la philosophie transhumaniste est l'idée simple que nous pourrions vivre des vies meilleures par l'utilisation raisonnée des technologies afin d'étendre nos capacités biologiques et notre durée de vie. 1 Orlan, « Pour un art charnel », La Recherche photographique, n° 20, printemps 1997, p. 28. Extrait d’une interview donnée par Stelarc à Maxence Grugier, « Stelarc », [En ligne], <http://musiquescd.nexenservices.com>. 2 1 Le transhumanisme promeut une façon éthique de donner aux gens la possibilité de vivre des existences enrichies par les technologies émergentes. »3 Le transhumanisme est le versant modéré du mouvement plus large qu’est le posthumanisme. Ce mode de pensée, développé dans les années 1970 sur la côte Ouest américaine, a initié une réflexion profonde sur le corps humain, sur ce que l’on souhaitait et pouvait en faire. La logique éphémère des fluides humains s’oppose à ce corps dont les nouvelles technologies questionnent la longévité. Orlan, Wim Delvoye, Yann Marussich, le collectif d’artistes Art Orienté Objet, tous développent dans leurs œuvres le rapport entre fluide et corps humain. La pertinence esthétique de leurs œuvres ne sera que très ponctuellement soulevée, il est préférable de souligner la diversité des usages de fluides corporels dans ces œuvres intégrant des outils biotechnologiques. En quoi l’usage des fluides corporels comme médium de l’œuvre est-il symptomatique des révolutions du corps physique et social ? 1. Flux virtuel et flux biologique 1.1. L’œuvre-flux, entre réel et virtuel Orlan a subi neuf opérations chirurgicales entre 1990 et 1993. Cette artiste a volontairement choisi de focaliser son travail, à compter des années 1990, sur son visage. À la suite de ces opérations-performances intitulée La réincarnation de Sainte Orlan, elle a rédigé un manifeste de l’Art Charnel (1996) : « Contrairement au "Body Art" dont il se distingue, l'Art Charnel ne désire pas la douleur, ne la recherche pas comme source de purification, ne la conçoit pas comme Rédemption. »4 L’artiste a souvent été confrontée à l’incompréhension du public, pour qui les opérations chirurgicales étaient des actes d’automutilation comme l’art corporel en avait souvent montrés. Les opérations-performances sont l’occasion pour elle de renoncer publiquement à une normalité physique imposée par le diktat social et de s’affranchir de la pensée judéo-chrétienne dominante. Ces opérations sont mises en scène (décor de la salle d’opération, costumes, lecture de l’artiste) et filmées. Avec la graisse extraite de sa chair et les gazes médicales imbibées de sang, l’artiste crée ce qu’elle nomme des Reliquaires et des Saints Suaires, reprenant un vocabulaire religieux. Les saints suaires 3 Jean-Paul Baquiast, « Nick Bostrom », Automates intelligents, 15 octobre 2005, http://www.automatesintelligents.com/interviews/2005/sept/bostrom.html. 4 Le manifeste de l’Art Charnel est consultable sur le site Internet de l’artiste : www.orlan.net. 2 sont des gazes séchées, puis putréfiées, prenant différentes teintes, sur lesquelles un portrait d’Orlan est imprimé. Les reliquaires sont tous conçus de la même manière : un texte est gravé dans une plaque de verre anti-effraction. Au centre de chaque plaque, un récipient contient quelques grammes de la chair de l’artiste conservés dans un liquide spécial. Le tout est enserré dans un cadre métallique soudé, qui crée une impression d’inviolabilité. Ces objets appellent à un retour à la sacralité du corps, pourtant volontairement désacralisé par la diffusion publique de corps de l’artiste en train d’être opéré. Orlan joue sur ces contradictions pour souligner la perception contemporaine du corps tout aussi contradictoire. L’artiste, dans une opération chirurgicale intitulée Omniprésence a permis au public de participer à sa performance en posant des questions auxquelles elle répond en direct : « La septième performance (21 novembre 1993), qui reposait sur la notion d’omniprésence, a été diffusée en direct par satellite dans la galerie Sandra Gering à New York, au Centre Georges Pompidou à Paris, au Centre Mc Luhan à Toronto, au Centre multimédia de Banff, etc. Au total plus de dix lieux dans le monde ont suivi l’opération grâce à des moyens de transmissions interactifs. Les spectateurs pouvaient poser des questions, et je leur répondais en direct, dès que le geste opératoire le permettait. »5 Le titre même donné à cette intervention Omniprésence, exprime l’idée d’un corps qui serait partout et nulle part à la fois. En effet, si le public peut poser des questions et voir sur des écrans le corps d’Orlan, il est en même temps confronté à la virtualité de l’évènement car ce corps n’est pas visible directement par les spectateurs. Les sensations et les émotions transmises aux spectateurs sont artificiellement créées : ils ne choisissent pas les images qu’ils voient puisque c’est Orlan qui décide ce qu’il faut montrer. Il s’agit d’inscrire son corps, non plus dans un univers naturel, mais dans un univers technologique. Cette performance développe ce que Christine Buci-Glucksmann appelle les « nouvelles fluidités »6, nées du développement mondial des flux d’informations, de médias, de nouvelles technologies et de virtuel : « Comme si l’ensemble de la culture et du social s’était emparé de notre paradoxe initial de l’éphémère en art »7. C’est une culture de l’éternel 5 Orlan, « Pour un art charnel », La Recherche photographique, n° 20, printemps 1997, p. 27. Christine Buci-Glucksmann, Esthétique de l’éphémère, Editions Galilée, Paris, 2003. 7 Ibid. 6 3 éphémère. Les fluides corporels font ainsi écho aux flux d’informations circulant au sein du corps social. Le flux biologique, qui comprend les fluides, est le transport d’éléments indispensables à la vie. Symboles de la vie et de son aspect éphémère, les fluides corporels sont le matériau artistique idéal pour mettre en exergue le questionnement essentiel sur l’homme et la société de demain. Le médium et le message, le corps humain et le matériel biologique, sont réunis à travers des performances ou des objets marqués, « souillés » de fluides humains pour mieux appréhender les enjeux de ce nouveau corps. 1.2. Intégrer le déchet dans la logique de survie Produite en 2000, l’œuvre Cloaca de Wim Delvoye recrée le fonctionnement de l’appareil digestif humain via une machine. Elle clôture l’héritage de Duchamp et Manzoni mais ouvre aussi sur l’ère nouvelle des biotechnologies. Cloaca se compose de six cloches de verre reliées entre elles par des tubes, des tuyaux et des pompes. Les aliments circulent pendant 27 heures dans ce circuit digestif artificiel, géré par ordinateur, contenant des enzymes et des bactéries. L'installation est maintenue à la température du corps humain et chaque jour un traiteur passe pour nourrir la machine. Ces machines (Cloaca existe aujourd’hui en plusieurs exemplaires) ne sont pas à vendre, seule leur production l’est. Les déjections sont scellées sous vide et vendues par correspondance. Cette réduction de l’être humain à sa fonction digestive met en lumière une intimité jusque là volontairement cachée. Selon Delvoye, « Cloaca est un cyborg, une hybridation homme-machine qui symbolise la condition essentielle, biologique de l’homme : on mange, on est mangé ».8 Cloaca oppose la complexité technologique à la banalité de sa production, la netteté et la transparence de son fonctionnement à l’odeur et à la vue des étrons. Ce qui intéresse Delvoye n’est pas tant la machine que ses développements, son évolution. « Elle est la métaphore de notre époque industrielle »9. Cloaca peut générer du profit (cotation en bourse, valeur des pièces, produits dérivés, licence du logo, éditions multilingues). Le logo de Cloaca renvoie au logo de Ford et l’appellation Cloaca renvoie à Coca-Cola, et par là, à la production de masse. Ce projet réussit le tour de force à la fois de montrer la gestion biologique des flux et d’insérer l’œuvre dans l’éphémère des flux artificiels d’informations et de marchandisation. Les éléments transportés 8 Christine Jamart, « Entretien avec Wim Delvoye », DITS, « L’hybride », n°1, septembre 2002, périodique du Musée des Arts Contemporains de la Communauté française de Belgique, Le Grand Hornu, p. 63. 9 Ibid., p. 68. 4 par le fluide biologique pour la survie de l’organisme comprennent également des déchets. Wim Delvoye rappelle donc qu’il n’y a pas de vie sans déchet. Ces œuvres contemporaines utilisant à la fois les flux corporels et les nouvelles technologies comme médias s’insèrent dans cette perspective : le flux physique s’opposant au flux virtuel, le corps physique au corps virtuel et le corps humain au corps posthumain. 2. Le corps humain comme élément-clé 2.1. Retour à l’immanence du corps humain Dans une autre approche, où le corps humain retrouve toute sa place, Yann Marussich, artiste et ancien danseur proche de l’art corporel, propose une performance intitulée « Bleu Remix », créée en 2007. Celle-ci a eu le prix Ars Electronica 2008 et a dernièrement été présentée pour l’exposition Sk-Interfaces10. En amont de la performance, l’artiste se fait des injections de bleu de méthylène. Puis il entre dans une grande boîte en plexiglas transparent, et s’allonge sur un siège entièrement nu. Il a mis au point une chorégraphie précise, il reste parfaitement immobile et exsude des sécrétions qui vont progressivement recouvrir entièrement sa peau. Il se concentre sur les changements imperceptibles du corps – sur les micromouvements qui donnent une impression d’immobilité. Son immobilité apparente contraste avec les perpétuels mouvements internes du corps. Grâce à une régulation thermique et un chronométrage très précis, ce sont d’abord les larmes qui coulent en bleu, puis la morve du nez, la bave, l’urine ensuite, pour terminer avec toute la transpiration. Yann Marussich a mis au point cette performance avec l’aide de médecins et de biochimistes. Rien n’est simulé : « Tandis que les artistes du virtuel font passer une simulation pour quelque chose d’authentique, moi, je transforme un corps réel en quelque chose de surréaliste. »11 Le corps devient inquiétant. L’artiste ne parle pas pendant la performance, seul le corps s’exprime : pour Yann Marussich, le corps ne ment pas contrairement au langage et aux gestes. Il s’inscrit dans la continuité de l’art corporel avec « l’idée du corps comme dernier refuge de l’authenticité »12. Le seul bruit que l’on entend sont des enregistrements des bruits de son corps. La dimension interne du corps est donc sous-jacente dans toute la performance. Yann 10 Exposition présentée à FACT, Liverpool, 01-02/30-03-2008 puis au Casino, Luxembourg, 26-09-2009/10-012010. 11 « Bleu Remix de Yann Marussich : « le corps ne ment pas » », « Cultures électroniques », Arte, [en ligne], < http://www.arte.tv/fr/Echappees-culturelles/cultures-electroniques/ars-electronica-2008/2212984.html>. 12 Robert Fleck, L’art au corps : le corps exposé de Man Ray à nos jours, Paris, Réunion des musées nationaux Musées de Marseille, 1996, p. 75. 5 Marussich veut faire disparaître les frontières entre intérieur et extérieur. Il montre que l’intérieur du corps est en constant dialogue avec l’extérieur, et inversement. Là encore la douleur est absente, il s’agit de mettre en avant le corps en tant que machine physiologique. Le corps n’est pas remis en cause dans cette démarche, en tout cas il n’est pas question de le renforcer, de le modifier ou de le nier mais bien d’utiliser les fluides, symptomatiques de la vie humaine, de sa force comme de ses faiblesses, comme moyen de communication pour dialoguer avec soi et les autres. Le propriétaire du corps révèle son intérieur aux spectateurs et les met en face à leur point commun : le corps humain. 2.2. La communication sur un autre mode Dans une logique assez proche, Art Orienté Objet a mené à son terme son projet de recherche de transfusion sanguine avec un cheval. Depuis 2008, ce collectif, composé de Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin, a mené une collaboration avec plusieurs laboratoires afin de permettre une transfusion de sang de cheval sur Marion Laval-Jeantet. L’impact de la transfusion demeure inconnu, Marion Laval-Jeantet a été sensibilisée à plusieurs immunoglobulines chevalines car il a fallu rendre compatible son sang avec celui du cheval. Lors de ces prises, l’immunoglobuline animale envoie des signaux intenses et le corps humain réagit fortement. D’où une hyperactivité, et une hypernervosité : « Dans ce projet, il s’agit de comprendre quel est le ressenti animal dans l’homme. C’est une expérience assez différente de celle qui consiste à prendre un organe d’un animal pour le greffer sur l’homme comme dans le cas des xénogreffes. L’animal n’est pas utilisé comme remplacement, mais comme point de départ pour comprendre de l’intérieur, dans notre corps humain, la réactivité animale. »13 L’injection de sang de cheval s’est faite lors d’une performance en février 2011 à la galerie slovène Kapelica14. Les artistes ont cherché à intégrer l’altérité animale : « La question de l’animalité nous travaille. L’art existe pour élargir les 13 Interview de Art Orienté Objet par Cyril Thomas, « J’ai ressenti dans mon corps la nature très vive du cheval », Poptronics, 31 mars 2009, [en ligne], < http://www.poptronics.fr/Art-Oriente-Objet-J-ai-ressenti>. 14 Performance qui s’est déroulée mardi 22 février 2011, Galerie Kapelica, Ljubljana, Slovénie. 6 limites de la conscience et par conséquent pour chercher à comprendre l’Autre. L’animal, c’est aussi un autre. L’œuvre sur laquelle nous travaillons en ce moment est au cœur de ce rapport à l’animal en tant qu’autre. Cette œuvre qui consistera à m’injecter du sang de cheval est en cours de finalisation. Elle peut s’appréhender comme une œuvre issue du body-art, mais demeure associée aux préoccupations du bio-art. »15 Le sang se trouve additionné d’un autre sang, animal cette fois. Il s’agirait de ressentir de l’intérieur cette conscience animale, le flux biologique étant utilisé dans cette performance comme vecteur de communication. L’idée est de trouver dans le corps, par le fluide, un renouveau pour un retour à l’immanence de l’être humain, loin des utopies posthumaines les plus radicales. Dans ces quelques exemples évoqués, deux cas de figures se dégagent. Les pièces d’Orlan et de Wim Delvoye montrent que l’artiste s’inscrit et inscrit son œuvre dans une pensée technophile où le flux corporel est utilisé en écho aux flux virtuels. Le sang, les matières fécales, la graisse : tous ces fluides humains, constituant une partie du flux, sont mis en scène. Ces deux démarches ont l’intérêt de confronter l’imaginaire du corps à un imaginaire technologique, et finalement, de les associer. Ainsi Orlan profite du système de connection Internet pour diffuser à travers le monde en temps réel son œuvre en train de se faire, c’est-à-dire son corps en cours de modification. Elle montre l’impact du système social sur notre perception du corps : un fonctionnement en flux continu et éphémère dans le même temps. L’insertion de Cloaca dans l’univers du marché rejoint cette démarche. L’œuvre tente de perturber le système en valorisant le déchet. Yann Marussich et Art Orienté Objet adoptent une position bien différente, plus distante, où le flux corporel est l’occasion de réfléchir sur la communication avec son corps et autrui. Il s’agit de se recentrer sur les potentiels biologiques humains et de les valoriser. Yann Marussich révèle l’intérieur par une chorégraphie minimale très précise, ce faisant il insiste sur les ressources propres à l’homme et sur l’importance de savoir les gérer. Art Orienté Objet choisit un processus plus radical, où la question des relations inter espèces est ramenée à un échange de sang. Cela devient le symbole d’une recherche où l’anthropocentrisme n’est plus la règle. En resserrant leur travail autour du corps humain, ils se servent de leur fluide comme élément de dialogue. 15 Ibid. 7 Chacune de ces différentes démarches soulève une question souvent évitée : comment l’homme est-il dans son environnement contemporain et comment se projette-t-il ou non dans celui futur ? Camille Prunet est doctorante en esthétique et sciences de l’art à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle (IRCAV), sous la direction de Bruno-Nassim Aboudrar : « Le vivant dans l’art : un questionnement renouvelé par l’essor des technologies nouvelles ». Pour citer cet article : Prunet, Camille. « Du trop de fluide. Corps humain versus corps posthumain ». Communication réalisée dans le cadre de la journée d’études « Les fluides corporels dans l’art contemporain » organisée à l’INHA, Paris, le 29 juin 2010. Mise à jour le 09 avril 2011. [En ligne]. http:// http://hicsa.univ-paris1.fr [consulté le xx xx xx] 8