« J`ai donné mon corps à l`art », (la) Femme

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« J`ai donné mon corps à l`art », (la) Femme
« J’ai donné mon corps à l’art », (la) Femme-artiste dans l’art
contemporain
Séverine Kohout
Le XXe siècle a marqué un tournant dans le cinéma et la photographie.
Les œuvres exposées au regard mettent le sujet au centre des
expériences, l’intime s’exhibe et le corps se compte au rang des objets
de l’art.
En 1968, la pulsion est au zénith : l’art c’est la vie, la contre-culture, la revendication au droit
d’expression. L’œuvre d’art sort du musée, le Pop art est pour tous et la consommation est
maximale. On désacralise, on récupère, on détourne, on déplace, on ironise, on rend
grotesque, et une volonté prime : ne plus séparer l’art et la vie, créer un art total. Ce sont les
débuts de la cocotte-minute, de la mini-jupe et du magazine Elle. En même temps, les femmes
artistes s’engagent auprès des courants féministes. Elles veulent être libres de leurs corps,
répondre avec leurs styles, et avoir le droit de tout dire, de tout montrer. C’est aussi ce que
Lacan, visionnaire, dans Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, annonce
comme « une éthique du bien jouir », et ce, sans concession. La beauté est repensée,
reformulée, les femmes artistes parlent d’elles et la jouissance féminine fait œuvre.
« J’ai donné mon corps à l’art » nous dira Orlan, «Mon corps me joue des tours, il va me faire
mourir cet imbécile alors que je n’en ai pas du tout envie ». L’artiste Orlan, à ses débuts en
1970, intervient dans la rue avec une banderole sur la poitrine : « Je suis un homme et une
femme ». Elle veut « s’inventer », et nous parler de ce corps des femmes qui ne leur
appartient pas, sujet à des pressions sociales qui s’y inscrivent. C’est ainsi qu’à la FIAC1 en
1977, l’artiste Orlan présente une performance, le baiser de l’artiste. Elle se transforme en
distributeur de baisers : elle est assise derrière une photographie grandeur nature d’un buste
nu de femme et à côté d’une interprétation de Sainte Thérèse du Bernin. Deux choix s’offrent
aux spectateurs : allumer un cierge pour « Sainte-Orlan » pour cinq francs, ou introduire une
pièce dans la fente située entre les seins et le buste, et en échange « Orlan-corps » lui donne
un vrai baiser avec la langue. Pendant la performance l’artiste ânonne : « Enfin une œuvre
conceptuelle à la portée de toutes les bourses ! ». Peut-on dire qu’elle propose une lecture des
icônes de la sainteté et des portraits de la pureté féminine ? Ni sainte, ni pute, mi sainte /mi
pute. Le corps est le lieu des simulacres, du vrai/du faux, de la présentation ou représentation,
de la limite et du hors limite. Orlan est essentiellement connue pour ses opérations
chirurgicales. Son image transformée et son corps sculpté, sont présentés sous l’effigie,
parfois ironique, des icônes de l’histoire de l’art. Il y eut le temps de la Vénus de Botticelli,
puis un autre temps pour la Joconde de Léonard de Vinci, aujourd’hui nous sommes au temps
du corps comme fiction incarnée. D’ailleurs, elle nous dira que « Le corps n’est pas autre
chose qu’un costume » et « que la chair se fait verbe ». Orlan se sert du corps comme
1
FIAC : Foire Internationale d’Art Contemporain – rencontre internationale annuelle entre galliéristes,
collectionneurs, conservateurs, directeurs de musées et personnalités du monde de l’art contemporain – Paris.
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médium, matériel, et même écran, pour exprimer l’idée que le parlêtre se fait un corps. Par
des interventions chirurgicales directement sur son corps, elle se fait transformer, non pas
comme souvent dans la chirurgie plastique, pour s’embellir, mais pour se faire une nouvelle
image, intégrer un autre. Cette démarche, elle l’explique dans son Manifeste de l’art charnel.
Les transformations se comprennent comme des autoportraits au sens classique de l’art, mais
avec des moyens contemporains. Elle oscille entre défiguration et re-figuration, le corps
devient « un ready-made modifié ». Dans ce manifeste, elle ne s’intéresse qu’au processus de
création, qui pour elle fait art. Il n’y a pas de négation du corps comme chez beaucoup
d’artistes femmes du Body-Art. De son corps elle en ajoute, plus qu’elle en enlève, elle
l’augmente, plus qu’elle le réduit. Le corps devient inscriptible, un lieu d’énonciation. Elle
révèlera par ses interventions sur son corps, que nous n’avons pas un corps mais plusieurs, et
que, de ses nœuds, l’artiste fera un terrain de subjectivation. Le corps est réinscriptible,
transformable comme un objet et elle s’y « taille un chemin » pour reprendre les dires de
Jacques-Alain Miller lors d’une interview avec l’artiste. Un chemin vers l’image-corps,
toujours en mouvement. Orlan scrute au plus profond, s’ouvre, investit son corps, en fait un
sujet d’expérience, l’image d’un dire, une mascarade, une féminité « sur-jouée » (une vérité
menteuse).
Comme par effraction, pour rompre un impossible, l’artiste œuvre dans ce corps qui jouit et
questionne un manque (d’image), ou un trop (de jouissance). L’art contemporain dévoile que
« quelque chose » est tombé, pour laisser place au corps comme œuvre. C’est la chute du
symbolique, All that Falls nous dira G. Wajcman dans L’Œil Absolu. Comment le corps de
l’artiste se montre-t-il dans la sphère de l’intime, de l’énigme qui caractérise leur jouissance
sous cet œil absolu ? Le corps et l’œuvre sont confondus et le corps devient l’objet tout en
étant également le sujet. L’œuvre-corps serait-elle une réponse inédite à ce corps troué ? Les
femmes artistes nous enseignent-elles quelque chose sur la question de « l’illimité » liée à la
jouissance féminine ? Est-ce un chemin inédit du style à l’œuvre ?
Bibliographie
Grosenick U., Women Artists, Femmes artistes du XXe siècle et du XXIe siècle, Cologne, Éd. Taschen, 2001.
Ardenne P., L’image corps, Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Éd. du regard, Paris, 2001.
« Le corps des femmes », La Cause du désir, no 89, mars 2015.
« Ce corps qui jouit », La Cause du désir, no 91, novembre 2015.
Le Nouvel Âne, no8, 01 février 2008.
« Chefs-d’œuvre du XXIe siècle », Revue Art press 2, no 23, 01 novembre 2011.
Art press, no 359, septembre 2009.
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