La présence (in)visible de Dieu - Studies in Religion/Sciences
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La présence (in)visible de Dieu - Studies in Religion/Sciences
Article La présence (in)visible de Dieu : Étude des personnages ailés dans la haggadah d’or (Add. 27210) Studies in Religion / Sciences Religieuses 2014, Vol. 43(3) 467–497 ª The Author(s) / Le(s) auteur(s), 2014 Reprints and permission/ Reproduction et permission: sagepub.co.uk/journalsPermissions.nav DOI: 10.1177/0008429814539098 sr.sagepub.com Olga Hazan Département d’histoire de l’art, Université du Québec à Montréal, Montréal, Canada Résumé : L’auteure montre ici que dans la haggadah d’or, produite en Catalogne durant la première moitié du XIVe siècle et conservée aujourd’hui à la British Library, au moins six des 17 figures ailées du cycle narratif imagé représentent Dieu de façon explicite. Après avoir brièvement commenté la représentation abstraite du divin dans la haggadah de Sarajevo, Hazan examine chacune des 17 figures ailées de la haggadah d’or en les confrontant aux textes sources. Pour finir, elle expose la résistance des auteurs à l’idée d’une représentation anthropomorphique de Dieu dans l’art juif, cette résistance expliquant selon elle le fait que la présence imposante de Dieu dans le cycle narratif imagé de la haggadah d’or soit demeurée invisible à ce jour. Abstract: The author shows that at least six of the 17 winged figures painted in the narrative cycle of the Golden Haggadah (Catalonia, first half of the 14th century, now in the British Library) represent God in a very clear manner. After briefly commenting on the abstract representation of God in the Sarajevo Haggadah, Hazan examines each of the 17 winged figures of the Golden Haggadah by confronting them with their textual sources. Finally, she exposes the authors’ resistance to the idea of an anthropomorphic representation of God in Jewish art. This resistance, she believes, explains the fact that the imposing presence of God in the painted narrative cycle of the Golden Haggadah has hitherto remained unnoticed. Corresponding author / Adresse de correspondance : Olga Hazan, Département d’histoire de l’art, Université du Québec à Montréal CP 8888, Succ. Centre-Ville, Montréal, Québec, Canada H3C 3P8. Email: [email protected] 468 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) Mots clés haggadah d’or, Add. 27210, haggadah de Sarajevo, Dieu, ange, art juif, figuration, représentation, anthropomorphisme Keywords Golden Haggadah, Add. 27210, Sarajevo Haggadah, God, angel, Jewish art, figurative, representation, anthropomorphism L’argumentation déployée dans le présent article vise à montrer que dans la haggadah d’or, transcrite et illustrée en Catalogne durant la première moitié du XIVe siècle, plusieurs personnages, parmi les 17 figures ailées du cycle narratif imagé, représentent Dieu de façon très explicite. Étant donné que cette hypothèse va à l’encontre d’un consensus voulant que Dieu ne soit jamais représenté de manière figurative dans l’art juif, j’amorcerai ma démonstration par un bref aperçu, à titre comparatif, de la représentation abstraite de Dieu dans la haggadah de Sarajevo, produite à la même époque. J’observerai ensuite de près chacune des 17 figures ailées du cycle narratif de la haggadah d’or, en tenant compte de leur configuration visuelle, de leur disposition dans l’image et de leur correspondance avec le texte biblique. Une fois ma démonstration effectuée, je présenterai quelques réflexions sur la manière dont la question de la figuration de Dieu, dans cette haggadah et dans l’art juif en général, est abordée par quelques auteurs, dont la plupart refusent d’emblée l’idée que Dieu puisse être figuré dans l’art juif, sa présence dans la haggadah d’or devenant ainsi invisible à leurs yeux. La haggadah d’or et la haggadah de Sarajevo La haggadah d’or, produite vers les années 1320–1330 et conservée aujourd’hui à la British Library (Add. 27210, the « Golden Haggadah »)1, s’ouvre sur une série d’illustrations en pleine page, peintes par deux artistes2 que je nommerai ici l’illustrateur 1 et l’illustrateur 23. Cette section du manuscrit s’étend à quatorze folios (2v à 15r)4, dont les treize premiers couvrent l’histoire biblique, incluant quelques légendes midrashiques ou targumiques, tandis que le dernier combine un épisode biblique et trois scènes rituelles. Chacun de ces quatorze folios étant divisé en quatre sections, l’ensemble totalise 56 compositions5, dont l’arrière-plan, partiellement recouvert de feuille d’or, explique sans doute l’attention particulière qu’accordent les historiens de l’art à ce manuscrit, dont ils omettent pourtant de relever l’apport essentiel. Comme pour la haggadah de Sarajevo, l’iconographie, ici, est tirée principalement des livres de la Genèse et de l’Exode, mais l’illustrateur 1 de la haggadah d’or omet de représenter les épisodes de création, faisant commencer son cycle narratif avec Adam, déjà créé, et qui désigne par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs (Gn 2,206), évitant ainsi, pourraiton croire, les questions théologiques auxquelles s’est vu confronté l’illustrateur de la haggadah de Sarajevo, qui y représente Dieu sous forme de rayons dorés dans six scènes de création, dont trois au folio 2r (fig. 1). Dans la haggadah de Sarajevo (Aragon, vers 1320–1335), la première à avoir fait l’objet d’une publication monographique (Müller, von Schlosser et Kaufmann, 1898), les 468 Hazan 469 Figure 1. La création, la haggadah de Sarajevo, Aragon, XIVe siècle, folio 2r. Musée National de Bosnie-Herzégovine, Sarajevo, Bosnie-Herzégovine. # Hazan, tiré de Cecil Roth, c. 1963. scènes de création de l’univers, qui amorcent le cycle narratif, sont regroupées sur deux folios disposés en synopse. Ainsi, les folios 1v et 2r, divisés chacun en quatre sections, donnent à voir six épisodes de création, flanqués de deux sections plus étroites représentant, dans la zone supérieure droite du folio 1v, le moment qui précède l’intervention divine, et dans la zone inférieure gauche du folio 2r (fig. 1), celui qui lui succède. Le choix de tenir compte de ces épisodes, évités dans les autres haggadot connues, oblige ainsi l’illustrateur7 de ce manuscrit à choisir un moyen de figurer le souffle de Dieu (rūah), qu’il représente ici de manière aniconique, sous forme de rayons d’or8 (folios ¯ 3v et 21v). La même prudence le porte, pour l’ensemble du cycle imagé, à réduire 1v, 2r, 469 470 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) l’apparence plus anthropomorphique de Dieu à une main, issue d’une nuée pour sauver Isaac (folio 8r), et à réduire aussi le nombre d’apparitions angéliques, puisque le cycle n’en compte que trois, représentées sans visage ou sans corps9. Compte tenu de cette prudence, on peut exclure l’idée, proposée par Müller et von Schlosser en 1898 et réfutée par les auteurs subséquents10, voulant que le personnage inclus dans la section étroite du folio 2r, assis sur un banc et qui observe Adam après les six jours de la création (fig. 1), puisse être Dieu. Sachant que dans ce cycle, comme dans l’ensemble des corpus iconographiques juifs, la représentation inte´grale de Dieu sous forme humaine est évitée, on peut s’interroger sur les motifs qui ont poussé l’illustrateur de cette haggadah à y inclure ce personnage, dont l’identité, qui ne s’explique pas en regard du texte biblique, risque de prêter à confusion11. L’illustrateur ou ses commanditaires ayant pris ce risque, d’autant plus tangible que les représentations médiévales chrétiennes des épisodes de la Genèse incluent effectivement la présence de Dieu sous forme humaine, on peut supposer que ce personnage, vêtu ici d’une grande robe et d’un capuchon, joue un rôle suffisamment structurant pour que l’on tienne à ne pas l’évincer de ce cycle d’illustrations. N’ayant pas la place ici pour développer sur ce sujet12, je stipulerai simplement, à l’appui de l’idée que ce personnage est humain et non divin, que son origine remonte au commentaire de Rachi sur Gn 1,213 (« Or, la terre n’était que tohuˆ et bohû ; des ténèbres couvraient la surface de l’abı̂me, et le souffle de Dieu planait sur la surface des eaux »), où l’auteur définit comme suit les termes de tohû et bohû : tohû signifie étonnement, stupéfaction (en vieux français estordison) et bohû signifie vide et solitude ; Rachi ajoute ensuite : « L’homme est saisi de stupéfaction et d’horreur en présence du vide ». Même si dans le récit de la Genèse cet homme ne trouve pas sa place, car le tohû précède son existence, sachant l’importance de l’influence de Rachi (1040–1105) à la fin du Moyen Âge, et sachant en outre que les illustrations des folios 1v–2r de la haggadah de Sarajevo fusionnent les deux récits de Genèse14, on peut considérer ce personnage – extérieur donc au récit – comme un admirateur de la création, horrifié à l’idée de son absence et qui, en l’occurrence, a le regard porté sur Adam, son semblable et son prédécesseur. On peut donc retenir l’idée que dans la haggadah de Sarajevo, la représentation des personnages, plus ou moins figurative ou abstraite selon qu’il s’agit des humains, des anges ou de Dieu, témoigne de l’attitude stricte et cohérente de l’illustrateur, en regard de l’ensemble du cycle narratif. En comparaison, la haggadah d’or se caractérise par une plus grande liberté d’expression, puisqu’elle rassemble des épisodes peints par deux artistes dont les styles diffèrent de manière notable. Par exemple, l’illustrateur 1 fait intervenir, à quatre reprises au-dessus des humains, une apparition céleste émanant d’un nuage mauve et blanc et pourvue d’une seule aile, tandis que l’illustrateur 2 amorce sa portion du cycle avec une apparition à deux ailes, émanant d’un nuage bleu et pourvue d’une auréole, attribut que l’on voit rarement dans l’art juif. Ces différences dans la manière d’évoquer un même personnage nous permettent de penser que les illustrateurs de cette haggadah – dont le premier a peint quatre paires de folios en synopse qui se terminent avec Moı̈se au pays de Madian, tandis que le second était responsable de trois paires de folios en synopse à partir de l’épisode où Moı̈se rencontre l’apparition auréolée au buisson ardent – bénéficiaient de quelque marge de manœuvre. On peut supposer aussi que tous deux respectaient néanmoins les grandes lignes d’un programme iconographique constitué par leur mécène, sans doute conseillé par un sage ou un philosophe. 470 Hazan 471 Dans cette perspective, et en retenant le fait que l’illustrateur 1 a peint quinze ou seize des 17 personnages ailés de ce cycle narratif, j’émettrai l’hypothèse que cette haggadah témoigne d’une liberté de pensée théologique évidente, mais qui demeure à présent invisible, inaccessible et insoupçonnée, compte tenu des présupposés avec lesquels on aborde aujourd’hui les œuvres figuratives produites en milieux juifs, en insistant sur l’idée qu’elles témoignent d’un aniconisme qui les distingue de l’art chrétien. En prenant en compte cette liberté, telle qu’elle se manifeste dans cette haggadah en particulier, sans nier pour autant la dimension polémique de l’iconographie juive en regard d’un recours fréquent à des raccourcis typologiques dans l’art chrétien15, je m’attacherai à montrer que dans cette haggadah, le choix des épisodes, le découpage inclusif des citations bibliques et midrashiques représentées et la distribution des rôles des personnages renforcent la facture dramatique de son cycle iconographique. L’aspect imposant de cette part de drame permet en outre aux concepteurs de ce cycle narratif de célébrer avec grandeur la clémence de Dieu, l’ultime décideur du destin des humains, Dieu à qui l’on rend hommage, précisément, lors de la célébration de la sortie d’Égypte. Alors que dans la haggadah de Sarajevo, c’est Dieu en tant que créateur à qui le manuscrit rend hommage, grâce, notamment, à l’insertion de l’observateur d’Adam après la création, dans la haggadah d’or, c’est Dieu juge et maı̂tre du destin des humains qui est évoqué et honoré. L’organisation de l’ensemble du cycle iconographique, construit à partir d’enchaı̂nements visuels et narratifs, contribue à mettre en évidence la puissance de celui qui récompense et punit, et qui demeure le maı̂tre ultime de la vie et de la mort. En ce sens, dans cette haggadah, Dieu se trouve au cœur du récit mis en images, alors que sa présence est occultée par des auteurs qui considèrent d’emblée tous les personnages ailés de l’iconographie juive comme des anges, des remplaçants, des substituts inoffensifs ou des intermédiaires. Les apparitions ailées dans la haggadah d’or Contrairement à l’enlumineur de la haggadah de Sarajevo, l’illustrateur 1 de la haggadah d’or, tel que noté plus haut, amorce son cycle biblique avec l’univers déjà créé et Adam déjà à l’œuvre, ce qui pourrait donner à penser que ce choix lui évitait d’avoir à figurer Dieu16 ou ses représentants. Cependant, si l’on compte le nombre d’apparitions ailées dans l’ensemble du cycle narratif de cette haggadah, force est d’admettre qu’elles sont bien présentes, puisque l’on en dénombre 17, dans dix compositions comprises dans six folios. En comparaison, dans la haggadah de Sarajevo, l’illustrateur, après avoir représenté le souffle de Dieu sous forme de rayons dorés dans six scènes de création17, puis la main de Dieu sortant d’un nuage pour sauver Isaac et la corne de bélier évoquant sa voix au-dessus de Moı̈se, réduit à trois le nombre d’apparitions ailées, qui ne dévoilent qu’une partie infime de leur corps, tandis que leurs ailes tendent à se fondre dans l’arrière-plan des deux compositions où elles apparaissent. On comprend donc que l’illustrateur de la haggadah de Sarajevo, même s’il prend le risque de représenter ou d’évoquer le souffle de Dieu, sa main et sa voix, évite de donner corps à des apparitions, même angéliques, par crainte sans doute de voir confondues des formes humaines et des figures célestes. Les illustrateurs de la haggadah d’or, par contre, ne semblent pas entravés par cette crainte, puisqu’ils peignent un nombre important d’apparitions 471 472 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) anthropomorphes, que je classerai ici en deux catégories, suivant leur configuration visuelle, leur lieu d’apparition dans l’image et leur conformité avec l’identité du ou des personnages évoqués dans le texte biblique correspondant. Qu’elles appartiennent à l’une ou à l’autre de ces deux catégories, ces apparitions ne sont pas comparables aux figures abstraites de la haggadah de Sarajevo, peintes sans corps ou sans visage, les personnages ailés de la haggadah d’or étant tous bien présents et incarnés, et jouant en outre un rôle important dans le récit. En effet, dans le cycle narratif de la haggadah d’or, les apparitions ailées de chacune de ces deux catégories interviennent à maintes reprises auprès des humains. Le personnage ailé de ma première catégorie, qui apparaı̂t toujours seul, émanant d’une nuée du ciel (sauf dans un cas) et pourvu d’une seule aile, intervient à six reprises : pour rabrouer Adam, puis Caı̈n (2v-b et 2v-c [fig. 2]), pour sauver Isaac, puis pour apparaı̂tre à Jacob en rêve en haut de l’échelle (4v-b et 4v-d [fig. 3]), pour appeler Moı̈se à partir du buisson ardent (10v-a [fig. 4]) et pour tuer des Égyptiens lors de la plaie des premiers-nés (14v-a [fig. 5]). Les personnages ailés de ma deuxième catégorie, pourvus de deux ailes et placés plus bas dans la composition, interviennent à cinq reprises, en nombre variable : pour sauver Abraham du feu (deux personnages, dans 3r-c [fig. 6]) et lui annoncer la fertilité de son épouse (trois personnages, dans 3r-d [fig. 6]), pour apparaı̂tre à Jacob dans ses rêves (quatre personnages parmi cinq, dans 4v-d [fig. 3]), pour lutter avec lui (un personnage dans 5r-a [fig. 8]) ou pour guider Joseph (un personnage, dans 5r-d [fig. 8]). Observons à présent toutes ces apparitions, en portant attention à leurs configurations visuelles et en les confrontant aux sources textuelles. J’examinerai d’abord les interventions du personnage de la première catégorie, intitulé ici l’Apparition ce´leste, car il apparaı̂t toujours dans le haut de la composition, pour ensuite étudier les apparitions sur terre, nommées ainsi parce que ces personnages sont représentés les pieds sur terre, hormis deux anges que l’on voit monter ou descendre sur l’échelle de Jacob. L’Apparition céleste : Moi, et non un ange L’Apparition de cette première catégorie se donne à voir comme suit : un personnage de forme humaine, pourvu d’une aile unique bien déployée et dont les traits du visage sont clairement visibles, semble surgir d’un nuage mauve et gris, situé dans la zone supérieure de l’image. Cette figure, dont on voit le haut du corps, incluant la tête et les deux bras, combine trois couleurs, sur son aile et son vêtement : le blanc, le brun rouge et le gris foncé (sauf dans le cas de l’Apparition, moins détaillée, au sommet de l’échelle de Jacob, et celle, quelque peu différente, au buisson ardent18). Ce personnage, que l’on reconnaı̂t d’une fois à l’autre, apparaı̂t à six reprises dans cette haggadah, pour intervenir auprès de cinq protagonistes – Adam, Caı̈n, Abraham, Jacob et Moı̈se –, puis pour mettre à mort les premiers-nés égyptiens lors de la 10e plaie. J’examinerai à présent chacune de ces occurrences – dont trois sur six manifestent le mécontentement de Dieu – en les confrontant aux textes sources. Dans le folio 2v de la haggadah d’or, soit le premier folio du cycle des illustrations en pleine page (fig. 2), la deuxième composition (2v-b), suivant celle où Adam nomme les animaux, conjugue deux épisodes, la création d’Ève à partir du côté d’Adam, à droite, et la tentation d’Adam et Ève, à gauche (fig. 2a). Dans la partie supérieure de cette double 472 Hazan 473 Figure 2. La haggadah d’or, Catalogne, XIVe siècle, folio 2v. British Library, Londres, Angleterre (Add. 27210). Image libre de droits. 2v-a – Adam nomme les animaux. 2v-b – La création d’Ève, la tentation et l’intervention de Dieu. 2v-c – L’offrande de Caı̈n et Abel, le meurtre d’Abel et l’intervention de Dieu. 2v-d – Noé et sa famille sortant les animaux de l’arche. composition, un personnage à une aile, surgissant d’un nuage gris mauve placé au coin supérieur droit de la composition, pointe avec insistance dans la direction d’Adam, blotti dans la partie gauche de la composition, derrière Ève, l’arbre et le serpent. Si l’on se fie au texte de Gn 3,1–13 et 3,23, force est de constater que le personnage placé en haut de la composition est Dieu, ici imposant, omniprésent et puissant, alors qu’il orchestre et condense plusieurs temporalités du récit, en plus de produire un effet évident sur Adam. En confrontant l’image au texte biblique, on constate aussi que celle-ci donne à voir non seulement plusieurs versets du chapitre 3, mais aussi des événements évoqués au présent, 473 474 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) Figure 2a. La création d’Ève, la tentation et l’intervention de Dieu. Détail de la figure 2, folio 2v-b. La haggadah d’or, Catalogne, XIVe siècle. Image libre de droits. autant que le renvoi à des temps antérieurs, inscrits simultanément dans un dialogue entre Dieu et Adam. Il est intéressant de constater que Bezalel Narkiss, qui identifie (pareillement dans trois de ses ouvrages) les extraits bibliques auxquels renvoie selon lui chacune des compositions de la haggadah d’or, se limite, pour cette représentation, à la mention de Gn 3,1–8, tout en considérant le personnage du haut de la composition comme un simple ange ailé (« a winged angel »)19. Pourtant, c’est, précisément, à partir du verset suivant (Gn 3,9) que s’établit le dialogue entre Dieu20 et Adam, dialogue à partir duquel le peintre peut évoquer simultanément diverses temporalités, comme il le fait ici de manière évidente : « 9Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui dit ‘Où es-tu ?’ 10Il répondit : ‘J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur car j’étais nu, et je me suis caché’ – 11‘Qui t’a révélé, dit-il, que tu étais nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais prescrit de ne pas manger ?’ 12L’homme répondit : ‘La femme que tu as mise auprès de moi, c’est elle qui m’a 474 Hazan 475 donné le fruit de l’arbre, et j’en ai mangé’ ». Dans le verset suivant, la femme répond à Dieu qui l’interroge : « Le serpent m’a trompée et j’ai mangé ». Ainsi, Narkiss, en limitant la portée des images à celle des brèves transcriptions qui les accompagnent21, omet de prendre en considération le passage biblique qui confirme que dans le folio 2v-b de la haggadah d’or, c’est Dieu, et non un ange22, qui est représenté avec des traits humains. Pourtant, sans cette prise en considération, il demeure difficile d’apprécier la richesse de cette composition, où la multiplicité des temporalités renforce le rôle de Dieu et lui fait honneur – quoi de plus logique, puisqu’il s’agit d’un manuscrit qui sert à célébrer la libération de l’esclavage en Égypte ? –, tandis qu’elle le montre dominant la terre, du haut de la composition, l’index pointé vers l’objet de sa création qui se déploie sous lui en plusieurs temps. La posture d’Adam est édifiante à cet égard, puisqu’on le voit à quatre moments différents, chaque partie de son corps, de la tête aux pieds, réagissant à un moment distinct de la narration : regardant vers Dieu qui l’interpelle (Gn 3,8–9), montrant à Dieu, par sa main droite tendue, qu’il avait été tenté par le fruit (flash back qui renvoie à Gn 3,6), tandis que, honteux de sa nudité, il retient la feuille de figuier de sa main gauche (Gn 3,7) et qu’il s’apprête à s’en aller, hors de l’image, après que Dieu, plus loin dans le texte, l’eut expulsé du jardin d’Eden (Gn 3,23). Le corps d’Adam se voit donc dirigé vers quatre points différents, en même temps qu’il manifeste, par le croisement de ses bras, le croisement de ses jambes et la tension entre le haut et le bas de son corps, chacun étant orienté dans une direction différente, son désarroi face à la colère de Dieu. Étant donné que Narkiss mettait en doute les talents de l’illustrateur 1 (« The naked parts of the body are clumsily drawn, with little interest in their shape. Hands, fingers, legs and heads are twisted and out of proportion . . . 23 »), qui à ses yeux n’avait pas l’élégance et le naturalisme de l’illustrateur 2, il a omis de prendre en compte cette conjonction des temporalités, en même temps que la présence de Dieu dans cette haggadah. Pour résumer les modalités de sa première apparition dans ce cycle narratif, notons que Dieu se voit représenté ici comme juge, alors que l’illustrateur aurait pu, comme dans la haggadah de Sarajevo, le faire intervenir au moment de la création d’Ève, de laquelle Dieu semble se désintéresser dans cette composition, alors qu’il se précipite vers l’Adam pécheur. Toujours au folio 2v, on trouve à nouveau, dans la composition qui suit (section 2v-c [fig. 2]), le même personnage, c’est-à-dire Dieu, surgissant de son nuage mauve et gris pour apostropher Caı̈n, aux pieds duquel se trouve le corps inerte et morcelé de son frère. Le personnage de Dieu, semblable au protagoniste céleste de la composition précédente, regarde Caı̈n tout en pointant du doigt l’arme – une hache en l’occurrence – dont Caı̈n s’est servi pour tuer Abel. L’identification, ici, de l’Apparition céleste avec Dieu ne fait pas de doute, puisque dans le texte biblique, tel que montré plus tôt au sujet de l’épisode de la tentation, c’est bien lui qui est évoqué, et non un ange. Ainsi peut-on lire dans Gn 4, 9–11 : « 9Le Seigneur dit à Caı̈n : ‘Où est ton frère Abel ?’ – ‘Je ne sais, répondit-il. Suisje le gardien de mon frère ?’ – 10‘Qu’as-tu fait ? Reprit-il. La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi. 11Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère [ . . . ]’ ». Ici aussi, on peut regretter que le découpage que fait Narkiss des versets bibliques mis en image ne tienne pas compte du verset 475 476 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) 11, ce qui limite la portée dramatique de la représentation, puisqu’il y est question du corps d’Abel enfoui sous la terre, corps dont il ne reste, dans l’image, que des fragments ensanglantés (la tête et un bras), comme le note Narkiss lui-même (1997 : 22). En somme, cette composition demeure très similaire à la précédente, dans la mesure où Dieu, ici, comme il l’a fait pour Adam, intervient avec force pour reprocher à Caı̈n sa mauvaise conduite24. Dans la section supérieure gauche du folio 4v, où l’illustrateur 1 représente l’aqeda (4v-b [fig. 3]), sa composition donne à voir, pour la troisième fois, le même personnage, que l’on trouve identifié d’abord, en Gn 22,11, comme l’Ange du Seigneur : « 10Abraham tendit la main pour prendre le couteau et immoler son fils. 11Alors l’Ange du Seigneur l’appela du ciel et cria : ‘Abraham ! Abraham !’ Il répondit : ‘Me voici’ ». Toutefois, cette identification se précise plus loin, dans le verset 12 (omis par Narkiss), où Dieu lui-même se révèle à Abraham, en tant que Dieu d’abord, puis par un recours au pronom « moi », pour préciser que Dieu, c’est lui : « 12Il reprit : ‘N’étends pas la main sur le jeune homme. Ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains Dieu, toi qui n’a pas épargné ton fils unique pour moi’ ». La dernière composition du folio 4v (4v-d [fig. 3]), qui donne à voir le songe de Jacob, comprend cinq personnages ailés, dont un en particulier, que Narkiss identifie comme « another angel », représente Dieu, apparu au sommet de l’échelle, toujours sur son nuage mauve et gris, mais en petit format, incluant seulement son visage et une partie de son aile droite. À l’origine de cette image, le texte hébreu de Gn 28,12–1325 (dont le verset 13 est occulté par Narkiss) peut être interprété de deux manières. La Traduction œcume´nique de la Bible (TOB ; 1995) et la Bible de Je´rusalem (1998) retiennent l’idée que Dieu se tient devant ou au-dessus de Jacob, tandis que la Bible du Rabbinat français (1999) opte pour l’idée que Dieu se trouve au sommet de l’échelle. C’est aussi cette interprétation que retient l’illustrateur 1 de la haggadah d’or, puisqu’il représente Dieu en haut d’une échelle26, en s’inspirant peut-être du Midrash Rabba, où l’on apprend l’existence d’une controverse entre deux rabbins au sujet de l’expression « Voilà que Yahvé se tenait sur lui » ; ainsi, R[abbi] Hiya Rabba, contrairement à R[abbi] Yanna, retenait le sens dit littéral du texte : « Celui qui dit : sur l’e´chelle suit la lettre du texte » (Genèse Rabba 69,3). Dans ce cas-ci, il est particulièrement intéressant de prendre en compte l’ensemble du texte biblique qui relate le songe de Jacob (Gn 28,12–15), puisque Dieu, à la fin de ce songe, promet à Jacob de lui donner la terre sur laquelle il est étendu : 13 Voilà que le Seigneur se tenait près de lui [suivant la version retenue dans la TOB] et dit : « Je suis le Seigneur, Dieu d’Abraham ton père et Dieu d’Isaac. La terre sur laquelle tu couches, je la donnerai à toi et à ta descendance. 14Ta descendance sera pareille à la poussière de la terre. Tu te répandras à l’ouest, à l’est, au nord et au sud ; en toi et en ta descendance seront bénies toutes les familles de la terre. 15Vois ! Je suis avec toi et je te garderai partout où tu iras et je te ferai revenir vers cette terre car je ne t’abandonnerai pas jusqu’à ce que j’aie accompli tout ce que je t’ai dit ». Ainsi, non seulement ce passage justifie-t-il pleinement que cet épisode biblique ait été retenu pour illustrer une haggadah – élément en soi intéressant puisqu’il incite à s’interroger sur le choix des images bibliques incluses dans les haggadot, sachant 476 Hazan 477 Figure 3. La haggadah d’or, Catalogne, XIVe siècle, folio 4v. British Library, Londres, Angleterre (Add. 27210). Image libre de droits. 4v-a – Loth et ses filles quittant Sodome. 4v-b – L’aqeda et l’intervention de Dieu. 4v-c – Isaac, Jacob, Rebecca et Esaü. 4v-d – Le rêve de Jacob. qu’elles n’illustrent pas directement le texte liturgique qu’elles accompagnent –, mais il prouve à l’évidence que le fait d’occulter l’identité de Dieu dans ces illustrations empêche de les comprendre, de comprendre leur fonctions, et de saisir la fonction de ces haggadot elles-mêmes (je reviendrai sur cette question ; je reviendrai aussi sur l’identité des quatre autres personnages ailés dans cette composition, qui font partie de ma deuxième catégorie). La cinquième Apparition de Dieu faisant partie de ma première catégorie se trouve dans la composition supérieure droite du folio 10v (10v-a [fig. 4]), première apparition 477 478 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) Figure 4. La haggadah d’or, Catalogne, XIVe siècle, folio 10v. British Library, Londres, Angleterre (Add. 27210). Image libre de droits. 10v-a – Moı̈se au buisson ardent. 10v-b – Moı̈se et sa famille en route vers l’Égypte rencontrent Aaron. 10v-c – Moı̈se et Aaron transforment le bâton en serpent devant les anciens. 10v-d – Moı̈se et Aaron chez Pharaon. ailée composée par l’illustrateur 2. Cette composition, qui représente Moı̈se au buisson ardent, premier épisode tiré de l’Exode (les quatre précédents étant tirés du livre de la Genèse), combine au moins trois temps, et surtout, elle rappelle, par le biais de la parole de Dieu, les conditions de vie des Hébreux en Égypte et les motifs de leur libération. De manière plus précise, notons comment, dans les premiers versets bibliques correspondant à l’image (Ex 3,2–6), l’identité de l’Apparition se décline en trois temps et se confirme au long du texte, le principal protagoniste étant désigné d’abord comme l’Ange du Seigneur, puis comme le 478 Hazan 479 Seigneur, et enfin comme Dieu (voir ma note 20), ce troisième terme apparaissant à six reprises dans le texte : 2 L’ange du Seigneur lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il regarda : le buisson était en feu et le buisson n’était pas dévoré. 3Moı̈se dit : « Je vais faire un détour pour voir cette grande vision : pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas ? » 4Le Seigneur vit qu’il avait fait un détour pour voir, et Dieu l’appela du milieu du buisson : « Moı̈se ! Moı̈se ! » Il dit : « Me voici ! » 5Il dit : « N’approche pas d’ici ! Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte ». 6Il dit : « Je suis le Dieu de ton père, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob ». Moı̈se se voila la face, car il craignait de regarder Dieu. Comme pour l’épisode du songe de Jacob, la suite du texte biblique (Ex 3,7–10) montre en quoi ce récit justifie que l’épisode de l’Apparition à Moı̈se au buisson ardent soit sélectionné pour faire partie d’un cycle illustrant une haggadah : 7 Le Seigneur dit : « J’ai vu la misère de mon peuple en Égypte et je l’ai entendu crier sous les coups de ses chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances. 8Je suis descendu pour le délivrer des Égyptiens et le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de miel, vers le lieu du Cananéen, du Hittite, de l’Amorite, du Perizzite, du Hivvite et du Jébusite. 9Et maintenant, puisque le cri des fils d’Israël est venu jusqu’à moi, puisque j’ai vu le poids que les Égyptiens font peser sur eux, 10va, maintenant ; je t’envoie vers le Pharaon, fais sortir d’Égypte mon peuple, les fils d’Israël ». En ce sens, le fait que Narkiss associe cette illustration à une portion réduite du texte biblique (Ex 3,2 ; 3,5 et 3,6), qu’il limite à trois étapes (l’apparition de l’ange ; Moı̈se se voilant le visage ; Moı̈se retirant ses sandales), tend à occulter l’insistance du texte sur la grandeur de Dieu, apparu à Moı̈se au buisson pour délivrer les siens du joug égyptien, thématique étroitement liée à la célébration de pessah. La première partie du verset ¯ partie supérieure du folio 11r 7 est d’ailleurs illustrée tout près, en deux épisodes, dans la adjacent au folio 10v. Quant aux caractéristiques de cette Apparition céleste dans la section 10v-a, caractéristiques qui détonnent en regard des quatre premières occurrences de ce personnage, l’Apparition ailée du folio 10v étant superposée à un nuage bleu et pourvue de deux ailes et d’une auréole, elles s’expliquent difficilement, étant donné ces différences. On peut supposer que ce personnage a été peint par un autre illustrateur, intervenu de manière ponctuelle, car la sixième Apparition retrouve des caractéristiques des quatre premières. Notons toutefois que l’Apparition au buisson ardent est elle aussi représentée l’index pointé, comme dans les trois premières représentations de Dieu commentées ci-dessus. La sixième et dernière Apparition du ciel descend d’une structure architecturale dans la partie supérieure droite du folio 14v (14v-a [fig. 5]) et touche de son épée le front d’un premier-né d’Égypte, déjà adulte et accompagné d’une femme âgée, tandis que derrière lui un enfant en bas âge, lui aussi mort, git dans les bras d’une femme plus jeune. Cet épisode est décrit comme suit dans Ex 12,29 : « À minuit, le Seigneur frappa tout premier-né au pays d’Égypte, du premier-né du Pharaon, qui devait s’asseoir sur son trône, au premier-né du captif dans la prison et à tout premier-né du bétail ». On retrouve dans 479 480 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) Figure 5. La haggadah d’or, Catalogne, XIVe siècle, folio 14v. British Library, Londres, Angleterre (Add. 27210). Image libre de droits. 14v-a – La 10e plaie : la mort des premiers-nés. 14v-b – Le départ d’Égypte. 14v-c – Les Hébreux poursuivis par l’armée de Pharaon. 14v-d – La traversée de la mer. cet épisode, comme lors des deux premières interventions de Dieu auprès d’Adam et de Caı̈n, un personnage qui use de son autorité et sa puissance. En outre, la composition particulière de cette section de folio, qui associe la mort des premiers-nés égyptiens à l’épisode où les ossements de Joseph sont transportés hors d’Égypte, met en évidence la force et l’importance de Dieu dans cette iconographie en particulier. Dans cette perspective, le fait de désigner l’Apparition du ciel par des termes anodins (Narkiss, par exemple, l’intitule « a winged angel », 1997 : 47) tend à minimiser le rôle de Dieu dans cette haggadah, alors que c’est de lui que dépend le sort des uns et des autres, soit le sort 480 Hazan 481 de tous les premiers-nés mâles d’Égypte, et le sort des Hébreux qu’il libère. Ginzberg note d’ailleurs, dans un grand nombre de sources, l’insistance de Dieu pour agir luimême lors de l’épisode de la mise à mort des premiers-nés : À minuit exactement, de façon si précise que Dieu seul peut le discerner, Il apparut en Égypte, accompagné de neuf mille myriades d’anges de la Destruction, qui sont façonnés soit de grêle, soit de flammes, et dont l’éclat éveille la terreur et le tremblement dans le cœur de quiconque les contemple. Ces anges étaient sur le point d’exécuter le travail d’extermination, quand Dieu les retint et dit : « Ma colère ne sera pas apaisée tant que Je n’aurai pas exercé Moi-même la vengeance sur les ennemis d’Israël ».27 Avant d’aborder les personnages ailés de ma deuxième catégorie, notons que le nuage duquel émane Dieu dans ces compositions (cinq sur six, la dernière étant située dans un intérieur) confirme l’identité divine de l’Apparition céleste, puisque le nuage, ou la nuée (‘ânan), est un symbole théophanique28. Notons aussi que ce nuage apparaı̂t à deux autres reprises dans cette haggadah, encore peint en mauve et gris, mais sans la présence de Dieu. Dans le premier épisode du cycle (2v-a [fig. 2]), une colombe y déploie ses ailes, en même temps qu’elle relie le nuage à un arbre où sont posés une deuxième colombe et un corbeau, parmi les animaux désignés par Adam, la première colombe étant d’ailleurs disposée pareillement et occupant la même place que Dieu dans l’image suivante ; le nuage mauve et gris surplombe aussi l’épisode de la destruction de Sodome (4v-a [fig. 3]), étant placé dans la zone supérieure gauche de la composition, directement au-dessus de la ville détruite. En somme, trois arguments me permettent d’affirmer que le personnage que j’ai intitulé l’Apparition ce´leste est bien Dieu : 1. le texte, sans équivoque, l’identifie comme tel ; 2. il est représenté seul et sa configuration diffère clairement de celle des autres personnages ailés ; 3. il descend du ciel et, cinq fois sur six, il émane d’une nuée clairement identifiée comme un symbole théophanique dans le texte biblique29. Force est de constater, en outre, que ce personnage s’impose dans la composition, l’ample déploiement de son unique aile invalidant ici l’idée d’une crainte d’un interdit de la représentation, crainte qui n’aura affecté, dans ce cas, ni les illustrateurs, ni les commanditaires, ni les utilisateurs30 de cette haggadah, parvenue jusqu’à nous. J’émettrai donc pour hypothèse, à ce stade de mon argumentation, que l’aile unique de l’Apparition céleste, dans cette haggadah, est un attribut de Dieu, en plus du nuage théophanique duquel il émerge. Les apparitions sur terre : angélophanies ou théophanies ? Après avoir observé six occurrences de l’Apparition céleste, voyons à présent ce qui caractérise les onze personnages ailés de ma deuxième catégorie, que l’illustrateur 1 a inclus dans cinq compositions, réparties sur trois folios consécutifs. Comparées à l’Apparition céleste, dont les six occurrences sont presque toutes similaires, les onze apparitions sur terre présentent aussi, pour la plupart, des caractéristiques communes, mais aussi des divergences. De manière générale, ces apparitions sont toutes anthropomorphes, puisqu’elles sont configurées comme des êtres humains dont le corps est entièrement ou en très grande partie visible. Ces personnages, tous pourvus de deux ailes de couleurs blanche et orange, sont vêtus d’une longue robe dont les manches arrivent aux poignets et le bas aux 481 482 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) Figure 6. La haggadah d’or, Catalogne, XIVe siècle, folio 3r. British Library, Londres, Angleterre (Add. 27210). Image libre de droits. 3r-a – Noé à la vigne et Noé recouvert par ses fils. 3r-b – Meurtres à Babel. 3r-c – Abraham sauvé de la fournaise où l’ont jeté les hommes de Nimrod. 3r-d – Abraham, les trois figures ailées et Sarah. chevilles. Cet habit est blanc dans sept cas, et de couleur dans quatre cas (bleue, rose, mauve ou brune). Étant donné que les personnages de cette catégorie apparaissent à plusieurs dans trois compositions sur cinq (on en trouve deux, trois, puis quatre dans les trois premières et un seul dans chacune des deux dernières), on peut penser, à priori, qu’ils représentent des figures angéliques plutôt que Dieu lui-même. Voyons si c’est toujours le cas, en confrontant les images aux extraits bibliques ou midrashiques correspondants. L’épisode où Abraham est jeté dans la fournaise ardente, tel que représenté dans la section inférieure droite du folio 3r (3r-c [fig. 6]), ne provient pas de la Bible, mais 482 Hazan 483 d’un midrash, parmi ceux compilés par Louis Ginzberg dans Les le´gendes des Juifs. Dans ce midrash, plusieurs personnages sont identifiés au sauveur d’Abraham, soit : tantôt les anges (« les anges y séjournèrent avec Abraham »), tantôt Gabriel ou Michaël, et tantôt Dieu lui-même31. Dans l’image, les deux figures ailées qui tendent les bras à Abraham pour le protéger du feu sont représentées de manière discrète, l’une vêtue de blanc et l’autre de brun, et servent surtout à constituer un contrepoids positif aux deux princes de Nimrod, placés en face d’eux et que l’on voit précipiter Abraham dans le feu. Quelle que soit l’identité de celui ou ceux qui, dans la légende, interviennent ponctuellement auprès de lui, en définitive, c’est l’inébranlable confiance en Dieu d’Abraham qui le sauve de la fournaise, directement ou avec l’aide d’un ange, après qu’il ait refusé, ou plutôt parce qu’il a refusé de se prosterner devant le roi Nimrod32. Une fois de plus, on constate, en consultant le texte, que le passage représenté constitue un hommage à Dieu, raison pour laquelle, vraisemblablement, on le trouve représenté dans cette haggadah. Cette hypothèse est d’autant plus plausible qu’Abraham joue un rôle important dans l’histoire midrashique, dans la mesure où il doit s’opposer à son père pour faire admettre sa nouvelle foi. À ce sujet, la dernière phrase de la section que Ginzberg (1998 : 20) consacre à cette légende montre bien l’importance, dans le texte autant que dans l’image, de la reconnaissance de Dieu : « Mais tous ces dons ne réjouirent pas le cœur d’Abraham autant que les trois cents fidèles qui se joignirent à lui et adhérèrent à sa religion ». L’illustration suivante, où se poursuit l’histoire d’Abraham (3r-d [fig. 6]), combine deux épisodes successifs, soit ceux de l’hospitalité d’Abraham et de la prophétie de Sarah. Alors que les versets bibliques retenus par Narkiss (Gn 18,8 puis 18,9) comme correspondant à ces épisodes ne permettent à aucun moment de s’interroger sur l’identité des apparitions ailées, celles-ci n’étant identifiées dans ces versets que par des pronoms personnels (eux, ils), une lecture prenant en compte les versets 18,1–3 permet de constater que le texte à la source de cette illustration associe l’apparition de trois figures ailées à plusieurs entités, désignées successivement comme « Le Seigneur », trois hommes qu’Abraham appelle Monseigneur (et deux anges un peu plus loin) : 1 Le Seigneur apparut à Abraham aux chênes de Mamré alors qu’il était assis à l’entrée de la tente dans la pleine chaleur du jour. 2Il leva les yeux et aperçut trois hommes debout près de lui. À leur vue il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre, se prosterna à terre 3et dit : « Monseigneur, si j’ai pu trouver grâce à tes yeux, veuille ne pas passer loin de ton serviteur. [ . . . ] »33 À partir du verset 9, soit immédiatement après les deux versets retenus par Narkiss, apparaı̂t la référence suivante à l’identité divine du ou des visiteurs : « 9Le Seigneur reprit : ‘Je dois revenir au temps du renouveau et voici que Sara ta femme aura un fils.’ Or Sara écoutait à l’entrée de la tente, derrière lui. 11Abraham et Sara étaient vieux, avancés en âge, et Sara avait cessé d’avoir ce qu’ont les femmes ». Jusqu’à la fin du verset 15, le terme « Seigneur » apparaı̂t à nouveau à deux reprises. Il apparaı̂t aussi à nouveau dans les versets 17 à 19, toujours en lien avec ce même épisode : 17 Le Seigneur dit : « Vais-je cacher à Abraham ce que je fais ? 18Abraham doit devenir une nation grande et puissante en qui seront bénies toutes les nations de la terre, 19car j’ai voulu 483 484 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) le connaı̂tre afin qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie du Seigneur en pratiquant la justice et le droit ; ainsi le Seigneur réalisa pour Abraham ce qu’il a prédit de lui ». On peut ainsi constater que « les trois hommes », représentés dans 3r-d comme des figures ailées, ne sont identifiés qu’une seule fois comme tels dans tous ces versets, où le terme Seigneur apparaı̂t, par contre, à sept reprises dans Gn 18,1–19. Cependant, étant donné les possibilités très minimes que Dieu puisse être représenté en plusieurs entités dans un manuscrit hébreu, on peut considérer les trois figures ailées dans 3r-d comme des envoyés de Dieu, au même titre que ceux évoqués dans de nombreux versets bibliques. Une possibilité demeure cependant que l’une de ces figures seulement soit Dieu, puisque dans Gn 19,1, on apprend que « Les deux anges arrivèrent le soir à Sodome », ce qui pose la question de l’identité du troisième personnage apparu à Abraham34. Quelle que soit l’identité de chacune d’elles, en définitive, les trois figures ailées dans 3r-d contribuent à mettre en valeur le personnage d’Abraham, fidèle à Dieu et appelé, grâce à lui, à devenir une nation (Gn 18,18). Ainsi, le choix des épisodes de la vie d’Abraham dans cette haggadah se justifie de manière éloquente, puisque ce choix constitue un hommage à Dieu, parce qu’il aura assuré la descendance d’Abraham, malgré l’âge avancé de Sarah, et aura assuré aussi, par conséquent, l’existence des célébrants actuels de la fête de pessah. Dans ces conditions, le fait d’occulter la présence divine de cette haggadah, si l’on¯ craint d’admettre que Dieu puisse y être représenté, a pour effet d’en occulter la fonction la plus importante. D’ailleurs, l’interprétation, par l’image, de la vie d’Abraham est particulièrement intéressante ici, car l’illustrateur constitue un enchaı̂nement de trois épisodes qui se lisent en continuité, malgré la frontière qui sépare les deux sections inférieures du folio 3r. Cette idée de continuité, dans sa forme visuelle autant que conceptuelle, est relevée par la direction des bras et des mains dans les deux compositions, tous pointés vers la gauche, dans le sens de la lecture de la haggadah et dans le sens du déroulement de la narration. Ainsi, la posture de Nimrod, suivie du geste de ses deux princes qui précipitent Abraham au feu, suivis de la disposition des bras des anges reçus par Abraham et du geste, en particulier, de la figure ailée de gauche, suivis du geste d’Abraham lui-même, sont tous dirigés vers Sarah, ou, plus précisément, vers le ventre de Sarah. Outre tous ces signes, visant à l’évidence à attirer l’attention du lecteur vers le personnage de Sarah, le geste du personnage ailé de gauche est particulièrement explicite, puisque, de sa main droite, il pointe vers une fiole que tient Abraham, tandis que sa main gauche est placée ostensiblement sur son propre entrejambe35, la combinaison de ses deux gestes donnant à comprendre qu’il informe Abraham que son épouse va porter un enfant36. La fiole représente donc, de manière métonymique, le ventre de Sarah, vers lequel Abraham pointe l’index, suivant un enchaı̂nement qui s’étend à deux compositions dans la zone inférieure du folio 3 ; cet enchaı̂nement est formé en tout de onze bras, tous pointés vers la gauche, en direction de Sarah. En comparant le double geste du personnage s’adressant à Abraham dans le folio 3r-d de la haggadah d’or (fig. 6a) avec celui que pose l’ange Gabriel (Hazan, 2011 : 146) dans une illustration tirée d’un manuscrit persan produit peu de temps auparavant (folio 45v [fig. 7]), on peut présumer que cette iconographie était courante au XIVe siècle, dans 484 Hazan 485 Figure 6a. Abraham, les trois figures ailées et Sarah. Détail de la figure 6, folio 3r-d. La haggadah d’or, Catalogne, XIVe siècle. Image libre de droits. Figure 7. La révélation à Muhammad par Gabriel. Rashı̄d al-Dı̄n Tabı̄b, Le Compendium des chroniques, folio 45v. Copié et illustré à Tabriz en 1306–1307 ou 1314–1315. Edinburgh University Library, Édimbourg, Écosse (Arab 20). # Hazan, tiré de Art Presse 25, 2004 : 18. certains milieux autant juifs que musulmans. Bien qu’il soit difficile de prouver que l’illustrateur 1 de la haggadah d’or s’inspire directement du cycle d’illustrations du Compendium des chroniques de Rashı̄d al-Dı̄n Tabı̄b, où l’on voit Gabriel transmettre au prophète Muhammad sa première révélation,¯ en le pointant pareillement du doigt et en posant lui aussi la main sur son entrejambe, on peut difficilement ignorer la ressemblance entre ces deux figures angéliques, qui toutes deux semblent signifier à l’élu auquel elles s’adressent qu’il a été choisi par Dieu pour engendrer une nation. 485 486 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) En outre, dans la version juive de cette iconographie, le chêne de Mamré, planté en arrière de l’ange annonciateur, renforce cette iconographie en associant la solidité et la faculté de croissance de l’arbre à la croissance de l’enfant dans le ventre de Sarah et à celle des descendants d’Abraham qui a su reconnaı̂tre la grandeur de Dieu. L’importance de cette section du cycle narratif illustré, où l’on voit onze bras constituer un parcours qui mène vers le ventre de Sarah, est en outre explicitement désignée par la présence de deux admoniteurs placés à l’avant plan de la section de droite du folio (3r-c) et qui pointent, pour le lecteur de la haggadah, vers le personnage d’Abraham jeté au feu. Deux paires de bras supplémentaires ajoutent ainsi, de manière encore plus marquée, à la dynamique de lecture de l’image, axée vers la gauche. Ces observations faites, on peut considérer que les épisodes de la vie d’Abraham jouent un rôle important dans ce manuscrit, compte tenu de la manière dont l’illustrateur les articule en continu, avec la participation des trois figures ailées, contribuant ainsi à magnifier le patriarche choisi par Dieu, et par ricochet, Dieu luimême, qui, en définitive, est celui à qui la haggadah rend hommage. Trois autres épisodes, dans cette haggadah, donnent à voir des visites de personnages ailés. Dans la composition du songe de Jacob, qui occupe la dernière section du folio 4 (4v-d [fig. 3]), quatre personnages ailés apparaissent autour du protagoniste endormi. Ces personnages, identifiés dans Gn 28,12 comme « les anges de Dieu »37, ne peuvent pas représenter Dieu lui-même, puisque, selon notre analyse antérieure, celui-ci est déjà représenté, de manière différente, au sommet de l’échelle. Les deux dernières apparitions ailées dans cette haggadah sont des apparitions en solo, à Jacob puis à Joseph. Toutes les deux sont situées au folio 5r, dans la section supérieure droite (la figure ailée lutte avec Jacob, 5r-a [fig. 8]), et dans la section inférieure gauche (la figure ailée guide Joseph, 5r-d [fig. 8]), ces deux personnages étant en outre très ressemblants. Pour la composition dans la section 5r-a, si l’on s’en tient au verset retenu par Narkiss (Gn 32,2538), le texte fait référence à « un homme » (« et Jacob resta seul. Un homme se roula avec lui dans la poussière jusqu’au lever de l’aurore »), mais plus loin, l’identité de l’apparition s’avère être Dieu, dans Gn 32,29 (« On ne t’appellera plus Jacob mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté ») et Gn 32,31 (« Jacob appela ce lieu Peniel – c’est-à-dire Face-de-Dieu – car ‘j’ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve’ »). Notons que la figure ailée avec qui lutte Jacob dans le folio 5r est placée directement sous un arbre, comme le personnage ailé qui s’adresse à Abraham dans le folio 3r, celui-ci renforçant la verticalité de sa posture, tandis que Jacob est représenté penché et le visage caché. Ces indices portent à penser que l’illustrateur représente possiblement Dieu ici aussi. Quant au personnage qui guide Joseph, dans la composition inférieure gauche du même folio (5r-d [fig. 8]), on le trouve dans différentes sources, associé à un homme dans Gn 37,15 (« Un homme le trouva en train d’errer »), à un homme et à trois anges dans Genèse Rabba 84,14 (« R[abbi] Yannaı̈ a dit : il rencontra trois anges [ . . . ] »), à « Un ange, sous la forme d’un homme » dans le Targum Neofiti (Gn 37,15) et à « Gabriel, sous la forme d’un homme » dans le Targum du Pseudo-Jonathan (Gn 37,15, Add. 27031). Toutes ces possibilités excluant Dieu, on peut s’en tenir, pour cet épisode, à un personnage humain ou angélique. En conclusion, les deux personnages ailés qui apparaissent en solo pour lutter avec Jacob et pour guider Joseph, puisqu’ils se ressemblent dans cette haggadah, peuvent être 486 Hazan 487 Figure 8. La haggadah d’or, Catalogne, XIVe siècle, folio 5r. British Library, Londres, Angleterre (Add. 27210). Image libre de droits. 5r-a – Jacob et la figure ailée ; Jacob et sa famille ont traversé le Yabboq. 5r-b – Le songe de Joseph. 5r-c – Joseph raconte son rêve à sa famille. 5r-d – Joseph et la figure ailée. considérés tous deux comme des angélophanies à l’identité mouvante, tantôt devenant Dieu et tantôt homme, au même titre que les autres figures ailées de ma deuxième catégorie, figures que l’on pourra donc distinguer de celles de ma première catégorie, dont l’identité se révèle clairement comme étant uniquement divine. Ayant montré que dans la haggadah d’or, les six personnages ailés de ma première catégorie représentent Dieu avec des traits humains, tandis que les onze personnages ailés de ma deuxième catégorie représentent tantôt Dieu, tantôt des anges et tantôt des humains, je signale à présent, à titre d’exemple, de nombreux cas où le texte biblique montre que l’ange de Dieu n’est autre que Dieu (le Seigneur) lui-même, en tant qu’il fait 487 488 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) connaı̂tre ses projets et les met à exécution39. Autrement dit, dans ces textes, le rôle d’intermédiaire que joue l’ange n’est qu’apparent et s’explique à la fois par le souci de respecter la transcendance de Dieu et par la recherche d’efficacité narrative du texte. En conclusion, à propos du statut des 17 personnages ailés dans cette haggadah, dont quinze proviennent du livre de la Genèse et deux du livre de l’Exode, j’ai montré que les six personnages de ma première catégorie, émanant d’un nuage et déployant une seule aile, représentent Dieu de manière explicite, tandis qu’il veille sur la destinée des humains et intervient pour les sauver ou les punir. Les onze figures ailées de ma deuxième catégorie se caractérisent quant à elles par leur statut ambigu et mouvant (tantôt Dieu, tantôt homme et tantôt ange), mais relèvent toujours de la volonté de Dieu, que l’on voit intervenir, dans ces cas, de manière plus ou moins directe. Quelle soit directe ou pas, l’évocation de Dieu demeure incontournable ici, puisqu’il s’agit de lui rendre hommage pour ses interventions salvatrices, depuis l’époque d’Adam jusqu’à celle de la libération des Hébreux de l’esclavage en Égypte. Dieu est donc le principal protagoniste de cette haggadah, les rôles attribués à Adam, Abraham, Jacob, Joseph ou Moı̈se servant en définitive à exposer la puissance divine, par le biais d’une construction narrative de facture théâtrale, à la mesure de la grandeur du protagoniste qu’elle met en scène. Le point aveugle ou l’image invisible de Dieu Cette démonstration faite, il nous reste à sonder les raisons pour lesquelles l’intervention explicite de Dieu, à au moins six reprises dans cette haggadah, n’a pas retenu l’attention des auteurs, alors que le rôle attribué à Dieu est essentiel ici, précisément parce que ce cycle d’illustrations bibliques accompagne la célébration de la fête de pessah. De manière générale, l’idée de la représentation anthropomorphique de Dieu dans¯ l’art juif engendre une résistance, autant chez des artistes que chez des chercheurs ou des simples quidams, bien que cette idée ait pu aussi, en d’autres temps, paraı̂tre plus acceptable à quelques libres penseurs40, incluant des artistes, des intellectuels et même des rabbins, dont celui qui fut en possession de la haggadah d’or. Voyons à présent comment se manifeste la résistance à la figuration de Dieu. Dans le cas qui nous concerne, celui de la haggadah d’or, où Dieu est figuré de manière particulièrement explicite comparativement à d’autres représentations de Dieu dans l’art juif qui nous soient encore connues, cette résistance s’explique d’abord par le fait que Bezalel Narkiss, le premier à s’être intéressé à ce corpus, a restreint le cadre des références bibliques auxquelles renvoient les illustrations des quatorze folios, tout en minimisant les talents de l’illustrateur 1. Ce faisant, Narkiss donnait une importance démesurée à quelques fragments de textes (dont il ne connaissait ni l’auteur ni la date, et qui, au mieux, devaient servir de repères aux artistes, en supposant qu’ils étaient transcrits avant qu’eux-mêmes n’interviennent), au détriment de représentations visuelles évidentes. Cette restriction de Narkiss n’a par la suite été relevée par aucun auteur, pas même ceux qui remettent en question les approches traditionnelles en histoire de l’art. C’est le cas de Michael Andrew Batterman (2000 : 351–354), qui reproduit telles quelles la plupart des références bibliques de Narkiss, dans une thèse où il accorde pourtant une grande place à la réception des images et à leur dimension polémique. 488 Hazan 489 C’est le cas aussi de Marc Michael Epstein, que la question de l’identité juive en regard de la haggadah d’or intéresse particulièrement, son introduction à l’analyse de cette haggadah y étant entièrement consacrée (2011 : 147–148). Malgré cela, Epstein considère les personnages ailés dans cette haggadah comme de simples anges, n’admettant ici la possibilité d’une représentation divine que sous les traits d’Adam, sur qui Ève porte son regard au moment de sa création (2v-b) ; en observant des épisodes équivalents dans l’art chrétien, Epstein imagine ici Ève se tournant vers Adam, au lieu de Dieu, le premier devenant ainsi un substitut du second (Epstein, 2011 : 154). À une exception près, les historiens de l’art qui se sont vus confrontés à la question de la représentation figurative de Dieu, s’y étant eux-mêmes intéressés, réagissent de trois manières. Soit ils rejettent d’emblée cette hypothèse, de manière insistante et sans explication, soit ils s’aventurent plus avant, mais en tenant pour acquis que les personnages ailés de l’iconographie juive sont nécessairement des anges, des remplaçants, des substituts inoffensifs ou des intermédiaires ; en dernier recours, certains s’efforcent de minimiser la portée des images évoquées, en mettant en doute, par exemple, l’identité juive de leurs auteurs. Je mentionnerai quatre exemples du premier cas de figure, dont deux cas où les auteurs réagissent avec insistance (Fellous, 2001 et 2010, et Landsberger, 1961), avant d’aborder les arguments de quelques auteurs qui se sont intéressés plus précisément à des représentations de personnages ailés ou rayonnants. Notons d’abord que dans son histoire de l’Éternel dans l’art, où le judaı̈sme occupe une part assez mince (l’équivalent de treize pages sur un total de 550), François Bœspflug (2008 : 33) affirme que « jamais Dieu n[’y] fut représenté autrement que par des signes indirects ». Plus loin (41 et 54), l’auteur nuance cette affirmation par un « quasiment » (« L’abstinence figurative, s’agissant de Dieu lui-même, est devenue un principe que le judaı̈sme postbiblique n’a quasiment jamais enfreint » ; à ce sujet, voir aussi Bœspflug, 2006 : 95, 214 et 215), tout en renvoyant à un ouvrage de Sonia Fellous de 2001, où celle-ci affirme pourtant – c’est mon premier exemple d’auteure insistante – : « Les manuscrits hébreux enluminés, y compris les haggadot, se distinguent aussi des manuscrits chrétiens notamment par la prohibition totale de la représentation de Dieu. Ceci est valable pour tous les manuscrits hébreux, à toutes les époques et dans toutes les régions » (Fellous, 2001 : 63). En 2010, dans un article consacré aux spécificités et aux interdits dans l’art juif, Sonia Fellous affirme à nouveau, à six reprises, que la représentation anthropomorphique de Dieu n’existe pas dans le judaı̈sme : « On observe une seule restriction à toutes les époques et dans toutes les régions : la représentation anthropomorphique de Dieu » (au sujet des scènes bibliques dans les manuscrits, 58) ; « La personnification de Dieu ayant été strictement prohibée, la présence divine, lorsqu’elle est représentée, se réduit parfois à la représentation d’une main émergeant d’une nuée, ou à des rayons sortant des cieux » (au sujet des manuscrits hébreux inspirés de manuscrits chrétiens, 59) ; « Seul Dieu est absent ou est symbolisé par une main, par des rayons ou une nuée » (au sujet des manuscrits sépharades autres que des Bibles, 61) ; « La prohibition totale de la représentation de Dieu, quant à elle, est commune à tous les manuscrits hébreux de toutes les époques et de toutes les régions » (au sujet des manuscrits hébreux de la péninsule Ibérique, 62) ; « Cependant, aucun de ces manuscrits ne représente jamais Dieu sous des traits humains, même quand les artistes juifs copient à l’évidence des peintures sur des modèles 489 490 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) provenant de manuscrits locaux contemporains non juifs. Seuls les rayons ou une main sortant des cieux ou d’une nuée viennent-ils rappeler l’intervention divine dans le monde humain » (au sujet des manuscrits du XIIIe siècle des Juifs d’Occident, 62) ; et enfin : « L’image redevenue centrale dans le goût du temps resurgit chez les Juifs à la faveur de la laı̈cisation du métier d’enlumineur ; elle devient didactique mais ne transgresse jamais le tabou suprême, celui de représenter Dieu » (c’est l’avant-dernière phrase de l’article, 62). Indépendamment de la présence ou de l’absence réelle de figuration de Dieu dans le judaı̈sme, l’insistance de l’auteure sur cette question est notable en elle-même, ces six occurrences étant concentrées dans un article de dix pages. Cette même insistance caractérise une brève intervention de Franz Landsberger – mon deuxième auteur insistant –, qui manifestait en 1961 une forte résistance à l’idée que le personnage du folio 2r de la haggadah de Sarajevo (que j’ai associé plus haut à un commentaire de Rachi) puisse être considéré comme Dieu. Même si, en l’occurrence, l’auteur a raison de dire que le personnage représenté est bien un homme, sa réaction demeure intéressante, à cause de la fermeté de son ton, ponctué de trois négations successives : « . . . God is not portrayed. After representing the six days of creation, the artist shows someone in a state of rest. To interpret that figure as a representation of God is incorrect. Here is not God but man, to whom is henceforth assigned the duty of abstaining from work on the seventh day » (Landsberger, 1961 : 384). Toujours au sujet de haggadot, on trouve, dans le catalogue de l’exposition Sacred tenue en 2007 à la British Library à Londres (Reeve, 2007 : 160), ce commentaire, intitulé « Picturing God in a Jewish Book », qui accompagne une représentation gravée de Dieu apparaissant à Moı̈se au buisson ardent tirée d’une haggadah de 1864 : Depictions of God’s face and figure are common in Christian biblical illustrations, but such representations are strictly forbidden in Judaism and Islam [sic]. The portrayal of God is therefore extremely rare in Jewish art, this engraving being an exceptional case. In a bucolic landscape Moses kneels before the burning bush in which God’s bearded face is clearly discernible. The artist responsible for these engravings was K. Kirchmayer. It is not clear how this particular illustration was allowed. Alors que, dans ce cas, l’auteur admet (quoiqu’avec étonnement) que Dieu puisse être représenté dans une haggadah, quelques pages auparavant (Reeve, 2007 : 152), la reproduction du folio 2v de la haggadah d’or, dont nous avons vu qu’on y représente Dieu à deux reprises (2v-b et 2v-c), est accompagnée du commentaire suivant : « This page shows [ . . . ] : Adam naming the animals, the Creation of Adam and Eve, the Temptation, Cain and Abel offering a sacrifice, Cain slaying Abel, and lastly Noah, his wife and sons coming out of the ark. God’s image is totally absent in all miniatures. Instead, angels are seen intervening at critical moments ». Le pluriel du mot angels est intéressant en soi, car il montre que l’auteur est prêt à multiplier l’identité divine, plutôt que d’admettre que Dieu puisse être représenté ici. Voici donc évoqué l’argument voulant que le personnage ailé du folio 2v de la haggadah d’or représente un ange, plutôt que Dieu, ce qui nous permet à présent, tel qu’annoncé, d’évoquer les auteurs qui ont abordé cette question à partir d’exemples 490 Hazan 491 spécifiques de personnages ailés ou rayonnants. Le premier auteur à s’être intéressé à la représentation de Dieu dans l’art juif, et le seul à n’avoir pas tenté à tout prix d’en minimiser les effets, est Cecil Roth, qui a traité de ce sujet dans trois courts articles (1957, 1967, 1969), dont le second seulement est accompagné de quelques illustrations. Aux deux représentations mentionnées par Roth en 1957 – une Apparition divine à Samuel sculptée en 1717 sur une pierre tombale dans un cimetière d’Amsterdam et une Vision d’Ezechiel émergeant d’une nuée, gravée sur la page titre d’un minehat hai édité en 1742 ¯ ¯dix ans plus tard, par Solomon Jedidiah Norsa sous les auspices de Mantoue – s’ajoutent, e e une k tûbâ italienne du XVII siècle, incluant des vignettes qui représentent Adam et Ève expulsés du paradis, et une Vision de Jacob parue dans un ouvrage rabbinique publié à Frankfort-sur-l’Oder en 1698. En 1969, Roth énumère à nouveau ces quatre images, auxquelles il ajoute une gravure de 1540 publiée à Augsbourg, possiblement par des Gentils. Tandis que Roth, dans ces trois brèves interventions, manifeste une curiosité et une ouverture, tout en s’étonnant aussi à l’idée que ces images aient pu être admises sans objections, Ellen Saltman s’applique quant à elle à minimiser l’importance de la représentation de Dieu dans la plupart des cas évoqués par Roth, auxquels elle en ajoute un signalé par Rachel Wischnitzer. Tout en s’efforçant de minimiser la dimension anthropomorphique de cette « poignée de violations du tabou » (Saltman, 1981 : 42), en tâchant notamment de montrer que les auteurs de ces illustrations, hormis un seul (l’ouvrage rabbinique de 1698), n’étaient pas juifs (49), Saltman, en définitive, se sert de ces exemples pour montrer comment les artistes, selon elle, e´vitent de représenter Dieu (48). Quant aux auteurs qui se sont intéressés à la représentation des anges dans l’art juif, ils associent rarement les figures ailées à Dieu et l’on constate, ici aussi, davantage de réserve chez les auteures récentes (Friedman, 1991 ; Künzl, 1999 ; Buda, 2011), alors qu’en 1947, Landsberger offrait un historique étoffé de l’évolution des figures angéliques au cours des siècles, notant leur transformation morphologique avant le moment de leur transfert du monde juif au monde chrétien, leurs ailes étant apparues préalablement. En définitive, hormis Roth, les auteurs susmentionnés, même s’ils réfléchissent précisément sur cette question, semblent exclure d’emblée la possibilité que Dieu puisse être représenté dans l’art juif, avec ou sans ailes. Pour en revenir à la haggadah d’or, étant donné qu’aucune autre haggadah sépharade connue à ce jour ne compte autant de personnages ailés susceptibles de représenter Dieu, on peut supposer que celle-ci constitue un cas exceptionnel. Que tel soit le cas ou pas, la maigre littérature consacrée à la représentation de Dieu dans l’art juif montre la force de la résistance à cette idée, seul Cecil Roth s’étant appliqué à braver les tabous, tout en exprimant, lui aussi, son étonnement à ce sujet. Pour ma part, tout en rappelant les quelques cas connus de représentation de Dieu (dont l’Apparition de Dieu au buisson ardent, issu d’une nuée, dans la gravure du catalogue de la British Library, et l’Apparition à Jacob au-dessus de l’échelle dans le minehat hai de Mantoue), ces œuvres étant toutes plus tardives que ¯ je ¯ ne m’étonnerai pas de la présence marquée de Dieu dans celle qui nous concerne ici, la haggadah d’or, étant donné la fonction mémorielle du cycle narratif biblique dans lequel elle s’inscrit, sachant en outre que ce cycle accompagne la célébration de la Sortie d’Égypte et que les images qui s’y déploient, sur quatorze folios, consistent, précisément, à louanger Dieu et à le remercier. 491 492 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) Notes 1. Sur cette haggadah, créée possiblement à Barcelone, voir Narkiss (1970 ; 1982 : 58–67 ; 1997) ; Batterman (2000 : 351–354 ; 2002) ; Harris (2002) ; Kogman-Appel (2006 : chap. 2 et 6) ; Epstein (2002 ; 2011 : 120–200). Concernant les titres des illustrations, comme il n’en existe pas de version officielle – hormis les légendes retenues par Narkiss, qui ont contribué, comme nous le verrons, à occulter la présence de Dieu dans ce manuscrit –, je les ai sciemment simplifiées, en évitant aussi les majuscules et les italiques. 2. Narkiss (1997 : 50–53 ; 1982 : 66 ; 1970 : 32). À partir du folio 10v, un style différent témoigne de l’intervention d’un deuxième illustrateur, davantage apprécié par Narkiss. Étant donné que l’Apparition au buisson ardent (folio 10v) est coiffée d’une auréole, Narkiss suppose que cet artiste est chrétien, hypothèse qu’il justifie en vertu, notamment, de la qualité des enluminures (argument pour le moins étrange ; voir Narkiss, 1997 : 67). Notons que son style rappelle les manuscrits français produits quelques décennies plus tôt, notamment le ms BnF 95 datant de 1290– 1300, dont on peut comparer, à titre d’exemple, le folio 309r au folio 14v-a de la haggadah d’or. 3. Comme nous le verrons plus loin, la manière de représenter le personnage doté d’une seule aile diffère d’une section à l’autre du manuscrit, ce qui donne à penser que ces deux illustrateurs ne travaillaient pas seuls. 4. Rappelons que les manuscrits hébreux se lisent de droite à gauche, et que les folios verso se trouvent à la droite du lecteur. 5. Un mot sur la terminologie utilisée ici : le cycle narratif comprend plusieurs phases ou portions thématiques. Dans cette haggadah, chaque folio (recto ou verso) du cycle narratif est divisé en quatre sections, comprenant chacune une composition. Une composition peut contenir plusieurs épisodes narratifs (Narkiss, 1997 : 21, en compte 71 dans tout le cycle), que le peintre dispose dans différentes zones de la composition. Ainsi, dans le folio 2v, la composition 2v-b, peinte dans la section supérieure gauche du folio, comprend deux épisodes, situés dans la zone inférieure droite et inférieure gauche de la composition. 6. Sauf lorsque signalé, mes citations sont tirées de la TOB. 7. Sans doute l’illustrateur agissait-il ici de concert avec le scribe et le commanditaire, mais comme on note, à deux reprises dans cette haggadah, des divergences entre une légende et l’image qu’elle accompagne (au folio 3v, la légende mentionne un corbeau, alors que c’est une colombe que l’on voit à la fenêtre de l’arche de Noé ; au folio 20r, la légende dit que les Égyptiens ont mis le corps de Joseph à l’eau, alors que dans l’image ce sont ses proches qui le déposent dans le cercueil), on peut supposer que l’illustrateur avait tout de même une petite marge de manœuvre. Selon Roth (1975 : 21), ces divergences, qu’il voit comme des mésinterprétations et des incompréhensions, prouveraient que les légendes ont été ajoutées ultérieurement, mais il semble plus logique de penser que le scribe a lui-même rédigé les légendes, en même temps que l’ensemble du texte de la haggadah, et que, par la suite, l’illustrateur, suivant ou pas de nouvelles directives, a apporté quelques modifications par rapport à la commande initiale. 8. Sur cette question, voir Broderick (1984 : 320–322) et Kogman-Appel (2006 : chap. 4, où elle reprend une argumentation présentée avec Shulamit Laderman dans un article paru en 2004). 9. On voit deux anges monochromes au folio 10r, et une aile sans corps au folio 21v. 10. Rosenau (1954 : 476) ; Roth (1960 : 150) ; Metzger (1973 : 260–262, 399) ; Roth (1975 : 17) ; Saltman (1981 : 48) ; Werber (1988 : 24) ; et Kogman-Appel et Shulamit (2004 : 92) s’entendent pour dire que ce personnage représente le « Sabbath ». 492 Hazan 493 11. De ce risque témoigne la vigueur avec laquelle Landsberger réagit à l’idée que l’on puisse penser que ce personnage représente Dieu ; j’y reviendrai à la fin du présent article. 12. Le sujet abordé ici fait partie d’une étude sur plusieurs haggadot sépharades, menée dans le cadre d’une recherche sur La figuration du « sacre´ » entre judaı̈sme, christianisme et islam avec une subvention du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et une bourse du programme de Perfectionnement long de l’Université du Québec à Montréal. Merci à Ilana Tahan, conservatrice des manuscrits hébreux à la British Library, de m’avoir facilité l’accès aux haggadot sépharades de la bibliothèque. 13. Rachi (1988 : 3–5). Cette hypothèse se voit renforcée par l’association que fait Kogman-Appel (1997 : 471) entre un autre folio de la haggadah de Sarajevo (23v) et le commentaire de Rachi sur Ex 8,17. 14. Le découpage en six épisodes de création dans les folios 1v–2r correspond au nombre de jours du premier récit de création (Gn 1,1–2,4a), mais les images elles-mêmes fusionnent parfois des éléments du premier et du second récit de création (Gn 2,4b–3,24). Ainsi, la création de la femme (folio 3v, Gn 2,21–24) est séparée de celle de l’être humain (folio 2r, Gn 2,7), tandis que dans Gn 1,27, il est dit que mâle et femelle furent créés simultanément. 15. À ce sujet voir Batterman (2000 : chap. 4 ; repris en 2002) ; Harris (2002) ; Shalev-Eyni (2010). 16. Epstein remet en question cette hypothèse, défendue selon lui par Kogman-Appel en 2006 (mais sa référence aux pages « 99–109, and passim » de l’ouvrage de Kogman-Appel demeure floue) et explique ce choix par l’importance qu’il accorde, dans ce cycle, au thème de la désignation des noms, soit ceux des animaux par Adam, et celui de Moı̈se au moment où Miryam le trouve sur l’eau (Epstein, 2011 : 152, et 292, note 7). 17. Cinq sont associées à la création de l’univers et une à la création d’Adam et Ève. 18. Notons aussi que dans les représentations des deux dernières apparitions de ce personnage, celle au buisson ardent et celle durant la 10e plaie, l’extrémité de son aile, peinte auparavant en brun rouge, devient verte sous le pinceau de l’illustrateur 2. 19. Narkiss (1997 : 22 ; 1982 : 59 ; 1970 : 24). Étant donné que Narkiss maintient le même découpage de références bibliques dans ses trois monographies, reportant d’ailleurs des sections de textes d’une édition à l’autre, je ne signalerai ici que les références qui apparaissent dans son édition de 1997, où il corrige des coquilles apparues dans l’édition de 1970 (tirée de sa thèse de doctorat). Ainsi, ses renvois fautifs à Gn 27,12 (pour 28,12) et 30,25 (pour 32,25) dans l’édition de 1970 : 26 sont rectifiés en 1982 et 1997. 20. Notons que le terme Seigneur (Yahvé), dans la Bible, désigne Dieu. 21. Comme on peut le voir sur les illustrations, chaque composition est accompagnée de quelques mots tirés ou inspirés du texte biblique et reportés en haut ou en bas des folios. Sans connaı̂tre ni leur auteur ni leur date de rédaction, Narkiss considère ces transcriptions comme « correctes » et les entérine comme suit : « The captions to the panels, written in small square script, are probably contemporary with those in the Haggadah and the piyyutim, although they were written by another hand. In most cases they are paraphrases of biblical verses that describe the episodes correctly ; they are therefore cited in the descriptions as titles . . . » (Narkiss, 1997 : 22). 22. À ce sujet, la haggadah précise très clairement, à la lumière de Dt 26,8 et Ex 12,12, que c’est bien à Dieu, et non à un ange, que l’on doit la sortie d’Égypte : « ‘Pendant cette nuit Je passerai dans le pays d’Égypte’ – Moi, mais non un ange ; ‘et Je frapperai tout premier-né dans le pays 493 494 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. 494 Studies in Religion / Sciences Religieuses 43(3) d’Égypte’ – Moi, mais non un séraphin ; ‘et Je châtierai tous les dieux de l’Égypte’ – Moi, et non un messager – Moi, l’Éternel, et nul autre que Moi ! » (Hagada de Pessah, 1984 : 34 et 35). C’est un exemple parmi d’autres (Narkiss, 1970 : 32–42 (33)). Le personnage ailé semble toutefois plus clément vis-à-vis de Caı̈n, sans doute parce que Dieu offrira sa protection à Caı̈n dans Gn 4,15. « et il fit un rêve et voici un escalier installé à terre et sa tête touchant aux cieux et voici les messagers de Dieu montant et descendant dans [¼ sur] lui et voici Yhwh se tenant sur lui et il dit moi Yhwh le Dieu d’Abraham ton père et le Dieu d’Isaac la terre que toi couché sur elle à toi je la donnerai et à ta descendance » (Gn 28,12–13). À titre comparatif, dans la haggadah de Sarajevo, l’illustrateur représente le même sujet, au folio 10r, avec un nuage au-dessus de l’échelle, mais sans que le visage de Dieu n’y apparaisse ; l’illustrateur de la haggadah Or. 2884 (dite « Sister Haggadah ») utilise une autre stratégie pour signaler qu’il évite de représenter Dieu au haut de l’échelle, alors qu’il inclut dans la zone supérieure du folio 4v deux personnages, au lieu d’un seul, dépourvus d’ailes et dont les têtes apparaissent dans un nuage. Une autre variante iconographique, cette fois chrétienne, consiste à représenter une Vierge à l’enfant au-dessus de l’échelle, comme dans les fresques du parecclesion (chapelle funéraire) de l’église stambouliote du Saint-Sauveur à Chora, transformée en mosquée puis en musée (Kariye Müzesi). Roth (1967 : 139–140 et fig. 42) signale une autre représentation de ce thème, où l’on voit Dieu en haut de l’échelle ; j’y reviendrai plus loin. Ginzberg (2001 : 261). Pour les nombreuses sources où l’on retient cette version, voir p. 367– 368, note 213. C’est ce dont témoignent : Ex 13,21.22 ; 14,19.20.24 ; 16,10 ; 19,9.16 ; 24,15.16.18 ; 33,9.10 ; 34,5 ; 40,34.35.36.37.38 ; Lv 16,2 ; 1 R 8,10–11 ; 2 Chr 5,13–14 ; Ps 78,14 ; 105,39 ; etc. Notons que la présence de Dieu se voit associée à la nuée dans d’autres haggadot aussi, Dieu étant représenté par une main issue d’un nuage dans la haggadah de Sarajevo (folio 8r) et dans la haggadah Or. 2737, dite « Hispano-Moresque Haggadah » (folios 67r et 93v). Cette haggadah a d’ailleurs été achetée par un rabbin de Mantoue du nom de Joav Gallico, à l’occasion du mariage de sa fille Rosa, ce que confirme une inscription sur le folio 2 rajouté ultérieurement. Voir Narkiss (1970 : 1) et Epstein (2011 : chap. 8). « Dans les sources anciennes [ . . . ] il est dit que Gabriel (selon certaines sources Michaël) se précipita pour venir en aide à Abraham, mais Dieu l’empêcha et Il délivra Abraham Lui-même » (Ginzberg, 1998 : 18 pour les anges, et 180, note 33 pour la citation). « Sa confiance en Dieu fut inébranlable. Lorsque les anges reçurent l’autorisation divine de le sauver, Gabriel s’approcha de lui et demanda : ‘Abraham, veux-tu que je te sauve du feu ?’ Il répondit ‘Dieu, en qui j’ai confiance, le Dieu du ciel et de la terre me sauvera.’ Alors Dieu, voyant l’esprit de soumission d’Abraham, ordonna au feu : ‘Refroidis et apaise mon serviteur Abraham’ » (Ginzberg, 1998 : 16–20 (18 pour la citation)). Le Targum Neofiti (Gn 18,1) précise la tâche de chacun des trois anges envoyés vers Abraham (car aucun ange d’en haut ne peut être envoyé pour plus d’une chose) : annoncer que Sarah allait lui enfanter Isaac, sauver Loth et détruire Sodome, Gomorrhe, Amdah et Seboyim. À quelques détails près, le Targum du Pseudo-Jonathan (Gn 18,2, Add. 27031) comprend les mêmes éléments, mais spécifie que ces trois anges ont l’apparence d’hommes. Sur le nombre et l’identité multiple de ces personnages, voir aussi Rachi (1988 : 101). Sur le rôle de chacun dans d’autres sources, voir Ginzberg (1998 : 47 et 201). Hazan 495 34. Notons aussi que le personnage du centre est vêtu de mauve, contrairement aux deux autres, et que seules trois ailes sont visibles, sans que l’on ne sache précisément si elles appartiennent à deux ou à trois personnages, dont on ne sait pas non plus s’ils possèdent chacun une ou deux ailes. 35. Ses doigts semblent tenir un objet rond qui pourrait être l’extrémité de son sexe. 36. Ainsi, même si, à priori, le doigt pointé d’Abraham semble simplement illustrer sa réponse à la question qui lui est posée (« Où est Sara ta femme ? Là dans la tente », Gn 18,9), la combinaison des deux gestes du personnage de gauche indique bien que l’image en dit davantage. 37. « Il eut un songe : voici qu’était dressée sur terre une échelle dont le sommet touchait le ciel ; des anges de Dieu y montaient et y descendaient ». 38. Il mentionne aussi le verset précédent, pour cet épisode, mais il s’agit sans doute d’une erreur (Narkiss, 1997 : 29). 39. À ce titre, on pourra comparer Gn 16,7.9.10.11a et 16,11b.13 ; 21,17b et 21,17a.c.19.20 ; 22,11.15 et 22,1.3.8.9.12.14.16 ; 31,11 et 31,13 ; 32,25 et 32,29.31 ; Ex 3,2 et 3,4.6.7.11. 13.15 ; Jg 13,21 et 13,22–23 ; 2 Sam 24,17 ; Os 12,5 ; etc. 40. Sur la représentation anthropomorphique de Dieu dans la littérature, voir Costa (2010) ; Lavoie (2011). Sur l’interdit de figuration dans l’art juif, voir notamment Gutmann (1971) ; Metzger et Metzger (1994) ; Bland (2000). Pour une mise en contexte, voir Soussloff (1999) ; Olin (2001). Références Batterman MA (2000) The Emergence of the Spanish Illuminated Haggadah Manuscript. PhD Dissertation, Northwestern University, Evanston, IL. Batterman MA (2002) Bread of affliction, emblem of power : The Passover Matzah in Haggadah manuscripts from Christian Spain. Dans : Frojmovic E (ed.) Imagining the Self, Imagining the Other : Visual Representation and Jewish–Christian Dynamic in the Middle Ages and Early Modern Period. Leiden, Boston et Cologne : Brill, p. 53–89. Bœspflug F (2006) Caricaturer Dieu ? Pouvoirs et dangers de l’image. Paris : Bayard. Bœspflug F (2008) Dieu et ses images : Une histoire de l’E´ternel dans l’art. Paris : Bayard. La Bible de Je´rusalem (1998). Paris : Cerf. La Bible du Rabbinat français (1999). Zadoc Kahn (ed.). Paris : Colbo. 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