Nicolas VERDAN Le Mur grec - ch Stiftung für eidgenössische

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Nicolas VERDAN Le Mur grec - ch Stiftung für eidgenössische
Nicolas VERDAN
Le Mur grec
Bernard Campiche Editeur,
Orbe, 2015
ch Stiftung für eidgenössische Zusammenarbeit
Dornacherstrasse 28A
Postfach 246
CH-4501 Solothurn
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www.chstiftung.ch
Nicolas VERDAN
Le Mur grec
Roman, 256 Seiten / pages / pagine
Bernard Campiche Editeur, Orbe, 2015
CHF 32.00
ISBN 978-2-88241-397-0
www.campiche.ch
Inhaltsübersicht / Bref résumé / Breve riassunto
Le dernier roman de Nicolas Verdan colle de très près à l’actualité : Le Mur
grec est un « polar » qui se déroule sur fond de crise financière européenne
et d’immigration clandestine.
Le récit nous plonge dans les eaux de l’Evros, ce fleuve-frontière séparant
la Turquie de la Grèce. Dans cette zone frontalière, quadrillée par les patrouilles de l’agence européenne Frontex qui échouent à contrôler l’entrée
des clandestins dans l’Espace Schengen, une tête est retrouvée. L’affaire
remonte en haut lieu avant d’être confiée à un agent revenu de tout, comme
il se doit, et fatigué de la vie. Défiant l’autorité, il met au jour une sombre
vérité : cette décapitation est liée à un contrat pour la construction d’un mur
de barbelés que les Grecs ont le projet d’ériger sur leur frontière, grâce aux
subventions européennes.
Begründung des Vorschlags / Motivation de la proposition / Motivazione della proposta
Après Le Patient du docteur Hirschfeld (prix Schiller 2012 et prix du Roman des Romands 2013), ce cinquième roman de Nicolas Verdan mêle avec une grande maîtrise fiction romanesque et investigation sur
le terrain pour donner un portrait nuancé de la Grèce contemporaine.
« De sa plume vive et très travaillée, Nicolas Verdan signe un étonnant documentaire fouillé recouvert
des habits noirs du thriller politique » (Thierry Raboud, La Liberté)
Biographie / Biografia Nicolas Verdan
Né en 1971 à Vevey, le journaliste et écrivain vaudois Nicolas Verdan partage ses origines entre le canton de Vaud où il vit et la Grèce où il fait de fréquents voyages.
Nicolas Verdan
CET OUVRAGE A ÉTÉ PUBLIÉ
VAUD
AVEC LE SOUTIEN DE L’ÉTAT DE
LA PUBLICATION DU PRÉSENT OUVRAGE A BÉNÉFICIÉ
D’UN SOUTIEN DE LA FONDATION LEENAARDS
Le Mur grec
roman
« LE MUR GREC »,
TROIS CENT CINQUANTE-NEUVIÈME OUVRAGE
PUBLIÉ PAR
BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR,
A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION
DE JANINE
GOUMAZ, DE BETTY SERMAN ET DE DANIELA SPRING
COUVERTURE ET MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE
COUVERTURE : PHOTOGRAPHIE DE NICOLAS VERDAN,
«EVROS BORDERS», 2015.
PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR : PHILIPPE PACHE, LAUSANNE
PHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY
IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR,
À CLERMONT-FERRAND
OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE
BERNARD CAMPICHE EDITEUR
ISBN 978-2-88241-397-0
TOUS DROITS RÉSERVÉS
© 2015 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR
GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE
WWW.CAMPICHE.CH
P R O LOG UE
Fréquemment en voyage, j’ai été en péril
sur les fleuves, en péril de la part des brigands,
en péril de la part de ceux de ma nation, en
péril de la part des païens, en péril dans les
villes, en péril dans les déserts, en péril sur la
mer, en péril parmi les faux frères.
2 CORINTHIENS 11 : 26
E
N T E M P S ordinaire, il aurait passé son
chemin, ignorant l’enseigne lumineuse suspendue
dans le ciel sans lune du fleuve. Mais à cette heureci de sa nuit profonde, la découverte insoupçonnée
du mot Éros agit en lui comme un signal. C’est ici
que le colonel lui a donné rendez-vous. Il coupe le
moteur et range sa voiture de location sur le bascôté. La voiture qui le suit depuis une vingtaine de
minutes a fait halte également. Mais il n’y prend
pas garde. Seul, plus que jamais, lui ne voit que ces
lettres roses, comme une invitation à épeler une formule malheureuse, quitte à en perdre le sens. À
l’instant, il ne sait plus ce qu’il est venu faire ici, en
bordure de la route nationale, dans ce bordel, ici
même, sur la frontière de l’espace Schengen. Au
lieu de parler du mur, ne pourrait-il pas trouver ici
un corps semblable à celui de Christina ? Son visage
à elle, non, il ne le reconnaîtrait pas ici. Mais son
odeur, peut-être ? « Rien que l’odeur d’une femme,
un parfum, juste un parfum, s’il vous plaît, veuillez
je vous prie me dire s’il n’y aurait pas ici, chez
vous, en rase campagne, à la frontière de l’Europe,
une femme qui porte Woman de Rykiel ? Qui sait,
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une femme, ici, sur la route du nord ? Je voudrais une
femme formée comme elle, la pesanteur de
Christina, quelque chose en elle qui tient toujours
debout, l’attraction terrestre de Christina, toujours debout mais renversée en arrière, la chute du
corps de Christina, une chair en masse et dans
laquelle s’épandre. »
Par où l’entrée ? Côté fleuve, le bordel présente
une façade noire, sans fenêtre. Longeant le bâtiment
par la droite, il découvre un parking désert. L’entrée
se dissimulerait-elle à l’ouest de la bâtisse ? Soudain
pressé de pénétrer dans l’Éros, il revient sur ses pas
et fait le tour du bordel en sens inverse, sans
apercevoir le couloir extérieur conduisant à la
porte. C’est alors qu’il sent passer sur son front une
caresse glaciale, la passe rapide d’un grand froid qui
l’empêche de respirer et qui le fait trébucher. Suffoquant dans une odeur de lessive, il lui faut quelques
secondes pour comprendre qu’il s’est pris dans de
grands draps mouillés suspendus devant la bâtisse.
Une fois débarrassé de la marque humide du
bordel, il tente de se relever, mais son genou gauche
ne suit pas. Une lumière a dû s’allumer, il a dû faire
du bruit, en tout cas maintenant la terrasse est
éclairée, il peut se voir claudiquer sur le sol cimenté
où s’enroulent les draps froissés, maculés.
Fixée au mur, une lampe est allumée,
quelqu’un a allumé la lumière, quelqu’un vient,
elle vient, une femme, elle marche sur lui, son
regard à elle lui passe au travers et c’est pourquoi il
ne la voit pas tout à fait venir, il n’aperçoit d’abord
que ses yeux écarquillés et c’est lui-même qu’il
aperçoit dedans, il se voit debout dans son champ
de vision, et c’est alors qu’il découvre la hache dans
la main de la femme, et c’est alors, le visage de la
nouvelle venue se rapprochant du sien, c’est alors
qu’il se voit plus précisément dans son regard à elle
et qu’il prend soudain la mesure de sa position à
lui : un obstacle, il forme un obstacle grandissant,
une gêne dans l’œil voilé de noir de la jeune femme,
un obstacle qu’il s’agit d’écarter pour que le regard
porte plus loin, vers son point de fuite et c’est ainsi,
soudain, que lui vient la pensée qu’il lui faut
s’écarter, se baisser, éviter, parer, esquiver.
Mais la hache est déjà en l’air, dans cette position suspendue, d’autant plus menaçante que son
poids pèse sur les épaules de la jeune femme qui n’a
d’autre choix que de libérer toute la violence du
coup à l’instant encore contenue dans les muscles
de ses bras levés.
Durant la seconde qui suit, seul un « Non ! »
monte à ses lèvres. Quelque chose apparaît alors
dans son dos, comme une autre présence dans le
regard de la jeune femme, très jeune pour autant
peut-il en juger à la fraction de seconde où elle abat
sa lame et qu’il hurle en grec : « Non ! Non ! »
Quelqu’un, homme ou femme ? Quelqu’un
pense : « Le silence tombe sur la frontière, où seul
maintenant coule à gros bouillons le fleuve Evros. »
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LE MUR GREC
N D I R A I T une vague, elle monte, elle
descend, la rue, elle monte encore, elle se soulève,
elle retombe. Cette houle donne la mesure du
quartier, avec ses crêtes et ses creux, ses faux plats.
Une rue, qui s’avance dans la ville, deux heures
après minuit, quand commence l’histoire, sur
une colline habitée, une fois, dans la nuit du
21 au 22 décembre 2010, rue Irakleous, à Neos
Kosmos, Athènes, Grèce.
« À quoi ressemble une tête coupée ? » Agent
Evangelos s’interroge.
Agent Evangelos est dans la rue, il fait face au
Batman, un bar que tout condamne : la phosphorescence verte de son enseigne, son débit d’alcool bon
marché, ses habitués, qui participent tous de la fin
d’un monde, attachés aux chansons d’avant-hier,
leur jeunesse épinglée au mur, la photo de Theodorakis, une vue de l’Acropole prise depuis la terrasse
du Galaxy, un autre bar, au douzième étage du
Hilton, les tons passés des étés grecs sur les publicités des années soixante-dix et le soleil, jaune et
rond, sur les affiches d’Olympic Airways. Tous les
soirs, à Athènes, la clientèle du Batman, à faire
comme si de rien n’était, en dépit de ce qui vient à
disparaître, de tout ce qui attend, la menace, là,
derrière la vitre du bar, dans cette rue où se tient
Agent Evangelos, qui ne sait plus ce qu’il doit faire,
maintenant.
S’il n’y avait pas eu ce coup de fil, cette conversation avec son collègue, la faute à cette tête coupée,
le récit aurait été tout autre, il n’aurait pas pris
cette forme, impossible à raconter, sans queue ni
tête, tiens ! Il aurait bu encore un verre, les yeux
clos, en écoutant chanter Kazantzidis ; et s’il avait
attendu encore un peu, il se serait retrouvé en compagnie d’Irina, la patronne du seul club de jazz
digne de ce nom dans la métropole.
Irina, quand elle est là, fait son apparition au
Batman vers 1 h 30, avec pour escorte quelques
musiciens, une employée, son barman, un cortège
de fidèles aspirés dans son bouillonnant sillage de
ferry pour les îles. Pour rien au monde, elle ne manquerait un after, comme elle dit en roulant le r.
Agent Evangelos aime bien Irina, ses rondeurs,
l’énormité de ses répliques, sa tendresse inépuisable, son amour à profusion pour le genre masculin, cette générosité d’être qui transforme sa
lourdeur en distinction. Mais c’est une autre histoire, elle aurait eu pour cadre le Batman, et Agent
Evangelos va quitter l’endroit dans un instant.
Agent Evangelos y retourne, il a laissé sa veste sur
un crochet sous le comptoir, il paie sa note, il s’en
va.
« À quoi ça ressemble, une tête détachée du
corps ? » se demande-t-il. Il y a eu ce téléphone, il
lui faut partir sans plus attendre.
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É PISODE I
O
LE MUR GREC
LE MUR GREC
À quelques minutes près, Agent Evangelos
aurait pu croiser Irina. Ce bruit de moteur qui
enfle, c’est elle et d’un doigt elle fait tourner le
4 x 4 qui vient s’immobiliser devant le Batman. Sur
le siège arrière, les passagers regardent dehors, tous
ont vu la même chose, les images de la ville, le message brouillé des rues, les tags muets sur le film des
murs, le poids des stores baissés, les lueurs
verdâtres de la jungle des balcons, la chandelle
morte des oranges écrasées sur les trottoirs, ils ont
pu tout voir passer, mais du trajet, tout au long, ils
n’ont rien dit.
Athènes est leur capitale, et pourtant ils ne sont
pas d’ici. Ils ont la nationalité grecque, leurs
patronymes sont turcs. Sur scène, ce soir, ils ont
chanté dans les deux langues, celle de leur origine et
celle de leur passeport. En langage administratif, ils
font partie de la minorité turque de Thrace. Des mots
tamponnés officiels pour dire qu’ils sont des
étrangers dans leur propre pays. Face au mur, seule
leur musique sonne juste et le public l’a fait savoir.
Un tonnerre d’applaudissements, sincères, autrement
dit une manière polie de cacher l’appréhension
devant ces Grecs qui n’en sont pas tout à fait.
Quand Irina pousse la porte du Batman, Agent
Evangelos est déjà dans sa voiture. Il a pris la première à droite, un toboggan à sens unique entraînant dans sa chute les immeubles de Neos Kosmos
qui viennent buter sur les glissières de sécurité de
l’avenue Kallirois. Au carrefour, les feux de circulation tremblotent et laissent aller.
Montant vers le centre-ville, catapultés, les
taxis mitraillent de leurs feux croisés la muraille de
l’ancienne brasserie Fix. Promise à un avenir culturel
qui se fait attendre, l’usine désaffectée est censée
toujours accueillir le Musée d’art contemporain.
Athènes n’a plus d’euros et ce mastodonte de béton
gît à l’abandon, cerné par le trafic.
De l’autre côté, avec ses multivoies reliant la
ville à la côte maritime, c’est l’avenue Syngrou,
flanquée de grands hôtels de verre et d’acier et bordée de boîtes à striptease. Direction Phaliro, tout
éclairé, comme le ferry de nuit pour la Crète, Le
Pirée-La Canée, douze heures de mer, arrivée signalée au petit matin, un coup de sirène dans la torpeur
en demi-teinte des eucalyptus et des pins transpirants, au bout du quai un camion citerne les
pneus crevés, ce même chien qui fouille les restes
épars d’un chargement renversé de tomates, douze
heures après le départ du ferry de nuit pour la
Crète, sur le point de fermer les cales, quand surgit
un camion semi-remorque rugissant derrière un
entrepôt, moins une et déjà les hélices du bateau
qui remuent la vase du bassin E3.
Avenue Syngrou, une autoroute en pleine ville,
filant vers la mer. Sur la droite, on dirait le ferry de
nuit pour la Crète, tout éclairé c’est le siège de la
Nouvelle Démocratie, un paquebot ingouvernable.
Dans le hall grandiose, affalé, un gardien n’a plus
d’yeux pour l’écran géant où défile en boucle une
armée menaçante d’hommes en costume-cravate,
serrant des mains sur les chantiers triomphants de
la Grèce vendue, pan par pan, aux capitaux chinois
et émiratis, pan par pan, l’Union européenne à la
traîne, loin derrière avec ses Siemens, Casinos,
Champions.
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LE MUR GREC
LE MUR GREC
Suit le trou noir d’un immeuble en construction depuis longtemps, puis le gouffre sans fin d’espaces bureaux toujours à louer dans les étages
inquiétants de surfaces commerciales aux vitrines
opaques.
L’accès à Kallirois semble enfin possible, quand
le visage d’un Pakistanais apparaît derrière le parebrise. Agent Evangelos sursaute. D’un geste de la
main, il prie le laveur de vitres de dégager avant de
lancer sa voiture à travers l’avenue pour traverser
sur Syngrou. En général, il leur donne quelques
pièces, mais ce soir, sans trop savoir pourquoi, il
aurait pu casser la gueule au type avec son seau et
son éponge.
Agent Evangelos s’entend conduire, ses mouvements résonnent en lui, le bruit extérieur s’est
glissé dedans, il bourdonne dans les tempes. La
fatigue lui tombe dessus, d’un seul coup. Tout à
l’heure, il sera dans l’avion pour Alexandroupolis,
le grand virage sur l’Attique, la mer qui remplit le
hublot, l’île de Kéa à l’horizon renversé – serait-ce
l’Eubée cette forêt d’éoliennes ? Skiathos devant, le
golfe de Volos tout en bas, avec les tavernes à poisson, la nappe avec une carte grossière de la Grèce,
imprimée en bleu, le vin de Macédoine dans le
pichet en cuivre, un courant d’air marin qui vide les
cendriers, toute la Grèce, les vergers du mont
Pélion, Aegean Airlines, siège 14D, compagnie
privée, 145 64 Athènes, Kifissia, 31, rue Viltanioti,
vingt-neuf appareils, dont vingt-deux Airbus
A320, quatre Airbus A321, trois Airbus A319,
valeur d’action en hausse, vient d’inaugurer une
nouvelle ligne vers l’Azerbaïdjan, vitesse de
croisière, l’avion survole un pays de montagnes et
d’îles, la descente a commencé.
Dessus Samothrace en vol plané, un rocher
surgi de l’Égée, cette paroi abrupte, à la verticale un
vertige qui monte, une plage à pic, marquée par un
trait d’écume grasse, une bande de jarretelle
blanche cousue à la terre ferme, mais c’est la mer à
nouveau, comme si la côte de Thrace ne devait pas
se profiler.
Ne devrait-il pas déjà voir le delta de l’Evros ?
Agent Evangelos verra bien, demain. Il se sait
attendu sur le rivage. Il ignore à quoi ressemble le
responsable de l’unité régionale du Service national
de renseignements, qui l’attend sur le parking de
l’aéroport Démocrite.
Les yeux lui piquent, trop chaud dans la
voiture, Agent Evangelos ouvre la fenêtre. Pourquoi l’a-t-il fermée ? Le Pakistanais, c’est vrai, il
avait un drôle d’air, Agent Evangelos n’a pas aimé
son regard.
« À quoi ça ressemble une tête coupée ? » s’interroge-t-il. Il entend encore son collègue qui lui disait
au téléphone : « Ils ont trouvé un mort ». Oui, je sais,
vous me l’avez déjà dit, mais des morts, ils en ont
chaque semaine, dans la région d’Evros, alors,
j’aimerais que vous m’expliquiez pourquoi vous
m’appelez à cette heure-ci pour m’annoncer ça ?
— Celui-là, c’est un mort pour nous.
Je crois que sur le moment j’étais fâché : « C’est
une plaisanterie ou quoi ? Depuis quand nous allons
repêcher les cadavres aux frontières ? Les clandestins qui meurent en tentant le passage du fleuve, il
y en a bientôt un par semaine. »
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LE MUR GREC
LE MUR GREC
— Oui, mais la police d’Orestiada dit que ce
mort-là n’est pas comme les autres.
Silence. Et la question ne pouvait que
fuser : « Qu’est-ce qu’il a de particulier celui-là ? »
— Ils n’ont trouvé que sa tête.
Agent Evangelos a prié son collègue de répéter,
tant la musique était forte. Dans tout Athènes, il n’y
a pas un bar qui ressemble au Batman. Ici, il avait
enfin trouvé ce qu’il cherchait depuis des mois : une
atmosphère d’avant la crise. Le bar se résume à un
étroit goulet à haut plafond, forçant la promiscuité et
qui constitue un maquis idéal pour les résistants,
comme lui, à la première mesure d’austérité imposée
aux Grecs par Bruxelles : l’interdiction générale de
fumer dans les établissements publics.
Dans le Batman enfumé, l’air de liberté se
respire à noirs poumons. Agent Evangelos ne fume
plus. Mais son grand-père était commerçant de
tabac à Smyrne et il l’entend encore lui raconter,
entre deux quintes de toux, comment il enfonçait le
poing dans des balles de tabac macédonien, avant
de renifler son poignet et de désigner du doigt la
sorte qui lui convenait.
Quand Agent Evangelos sortit du Batman, il
regretta de ne pas avoir pris sa veste. Un vent froid,
chargé d’humidité marine, fit trembler sa voix
quand il demanda à son collègue de reprendre tout
à zéro.
— La police d’Orestiada a trouvé une tête,
vous dites ?
— Oui, sur les rives de l’Evros, près des
marécages.
— Une tête, toute seule ? Et le reste, le corps ?
— Rien, monsieur. Juste une tête, à Orestiada,
près du fleuve.
— Mais qui l’a trouvée ?
— Une patrouille de Frontex.
— Quel genre de patrouille, exactement ?
— Vous savez bien, les gardes-frontières de
l’agence européenne chargée de la surveillance des
frontières…
— J’ai bien compris, mais qui c’était ? À
quelle police ils appartiennent ? Des Français, des
Hollandais ?
— Non, non, des Finlandais, je crois. Ils faisaient une ronde avec leur berger allemand quand le
chien s’est soudain excité.
Jusqu’à la création de l’espace Schengen, en
1997, le contrôle des frontières, c’était l’affaire des
États. En 2004, l’année des jeux Olympiques en
Grèce, tout a changé. « La faute à ce foutu traité
d’Amsterdam qui a permis la libre circulation des
ressortissants des États membres » se répète souvent Agent Evangelos qui doute de l’efficacité de
la coopération policière et judiciaire en ce qui
concerne la lutte contre l’immigration clandestine.
— On n’a pas déjà un agent en Thrace pour
enquêter sur place ? demande Agent Evangelos.
— Oui, il loge ce soir à Orestiada.
— Et si je comprends bien, sa présence ne
suffit pas ?
— En fait, comme je vous disais, monsieur, ce
n’est pas un mort comme les autres.
— Venez-en aux faits, bon Dieu !
— La tête, le type, enfin la tête, le mort, eh
bien ce n’est pas un migrant.
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LE MUR GREC
— Qu’est-ce que vous essayez de me dire par-
LE MUR GREC
— C’est le brigadier-chef d’Orestiada qui
l’affirme.
— Qui affirme quoi ? Soyez plus clair, bon
Dieu !
— Il dit que ce ne n’est pas un clandestin et
que cette mort est suspecte.
— Bien entendu qu’elle est suspecte ! Et
qu’est-ce qui lui permet d’affirmer que ce n’est pas
un clandestin ?
— C’est parce qu’elle ressemble à un Occidental.
— Elle ?
— La tête, monsieur.
— Et à quoi ça ressemble une tête d’Occidental, d’après vous ?
— À un Européen, à un Grec, je ne sais pas,
moi. Notre agent sur place partage cet avis.
— Parce que tu trouves que t’as l’air d’un
Occidental, toi ? Et moi, t’as déjà vu mes sourcils,
ma peau mate ? Un Européen ! Quoi encore ?
— Je ne sais pas, monsieur, mais à Orestiada
ils disent que cette affaire les dépasse, ils disent que
c’est pour Athènes. C’est pour nous.
Agent Evangelos sait que son collègue a raison.
Une décapitation dans une zone militaire, à la frontière gréco-turque, il en faudrait moins pour alerter
la troisième direction du Service national de renseignements, en charge du contre-espionnage, de la
lutte antiterroriste et du crime organisé. Et cette
histoire de faciès n’y change rien. Clandestine ou
pas, cette tête promet d’empoisonner le dossier des
frontières. Déjà qu’Athènes est accusée de ne pas
faire son boulot dans le delta d’Evros. Combien
sont-ils à franchir le fleuve, tous les jours ? Deux
cents, trois cents clandestins ?
Plusieurs pays européens, comme la France,
accusent la Grèce de laisser passer trop de migrants
le long de sa frontière avec la Turquie. Le président
Nicolas Sarkozy a même dit qu’un pays qui avait
des difficultés à contrôler ses frontières devrait être
exclu de l’espace Schengen.
Une tête coupée. Il faudra chercher le corps. Le
contraire eut été plus difficile, bien entendu.
Mais Agent Evangelos devra faire avec la
fatigue, nouvelle venue, avec cette tendance à tout
relativiser, ce besoin de remettre les choses à plus
tard.
Dans trois ans, c’est vrai, il rend son badge.
Retraite bien méritée, comme on disait quand on
était sûr de la toucher. Aujourd’hui, avec la crise…
La crise, voilà bien un mot qu’Agent Evangelos
a de la peine à prononcer. La crise de la dette ? Des
mots qui n’expliquent pas comment la Grèce en est
arrivée là. En 2007, les oracles du Fonds Monétaire
International ne disaient-ils pas que l’économie
hellénique avait « réalisé des progrès remarquables » ? Evangelos entend encore le premier
patron de la Banque centrale européenne, Wim
quelque chose… Oui, Wim Duisenberg. N’avait-il
pas dit au début des années deux mille que la performance économique grecque était « admirable et
remarquable » ? Tout juste si on ne citait pas la
Grèce en modèle de croissance. « Et voici qu’un
matin d’octobre, on s’est réveillé avec la gueule de
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là ?
LE MUR GREC
LE MUR GREC
bois » se rappelle-t-il. Agent Evangelos entend
encore la voix de Georges Papandréou quand il
annonce aux Grecs que la droite a triché. En réalité,
dit-il, notre pays est plus endetté que ce qu’on vous
a dit. La suite, tout le monde ici la connaît. Athènes
appelle au secours les bons docteurs du Fonds
Monétaire International. La Commission européenne valide le plan de rigueur de Papandréou et
place la Grèce sous étroite surveillance. L’euro
plonge, et la Grèce avec. Les plans de sauvetage
européens se succèdent, les Grecs descendent dans
la rue. Le grand argentier international est appelé à
la rescousse. En Allemagne, la chancelière Angela
Merkel durcit le ton. Les Allemands ne paieront pas
plus d’impôts pour voler au secours des fainéants
du sud de l’Europe. C’est la crise. « La crise, songe
Evangelos. Et si c’était cela qui rendait les journées
accablantes ? Le fait de devoir chercher sans cesse
des mots pour dire ce qui ne va pas. » Quelque
chose ne va pas, un malaise, dedans le ventre, Evangelos, la crise de la soixantaine ? « La crise, la crise
partout. Non, c’est autre chose. Depuis un an ou
deux, depuis le début de la crise… Non ! Depuis un
an ou deux, depuis que l’essence a passé le cap des
deux euros le litre, depuis que mon salaire a
diminué d’un bon quart, depuis que des petits
vieux fouillent les poubelles devant chez moi,
depuis… »
Pourquoi faut-il qu’Agent Evangelos cherche
en dehors ce malaise qui s’installe ? « Non, c’est
moi qui ne vais pas bien. Et cela n’a rien à voir avec
le chaos ambiant. Rien à voir avec la Merkel, avec la
Troïka comme on dit pour le FMI, Bruxelles et la
Banque mondiale, toutes les banques rachetées,
vendues, les politiciens vendus avec, et avec le
directeur qui exige que tous les agents paient les
cafés de leur poche. »
Il ne saurait dire quand cela a commencé, mais
Evangelos sent monter en lui une angoisse.
« Et cette peur sourde agit sur moi comme un
bêtabloquant. »
Les ordres fusent: « Une tête coupée, sur les
bords de l’Evros, un crime sur la frontière Schengen : Alerte ! séance d’urgence, rapports, ordres
ministériels, téléphones, contacts sur place, organiser
les déplacements en Thrace, se rendre là-bas en avion,
commencer par faire le point avec le haut commandement militaire, cartes de la zone, dossiers, quel est
le nom de l’officier en charge de la région d’Evros ?
Qui est au courant de la découverte de la tête ? Relations avec les médias en cas de fuite, demander à Ria
qui travaille à la Direction des relations publiques de
faire barrage, ne rien laisser filtrer. »
— Les Turcs sont-ils au courant ? Qui va gérer
la communication avec Frontex, la putain d’Agence
basée à Varsovie !
« Alerte ! » Agent Evangelos doit y aller, pas le
choix.
Et toujours cette angoisse, mais depuis quand ?
Une lassitude qui lui coupe l’élan. Evangelos voit
son paysage familier qui se transforme : la crasse sur
les vitres de l’immeuble de l’agence, que plus personne ne vient nettoyer. Et cette rumeur persistante, des coupes drastiques dans les effectifs.
Evangelos pense que cette histoire de tête coupée
ne présage rien de bon. On ne lui pardonnera pas le
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LE MUR GREC
LE MUR GREC
moindre faux pas. En attendant, il lui faut s’organiser. Demain, il a un avion à prendre et il doit
dresser la liste des personnes à contacter sur place,
en Thrace, à mille kilomètres d’Athènes. Pas
envie.
Agent Evangelos se reprend. « Comment expliquer ? Ce blocage. Une résistance. En réalité : Rien
à foutre de cette tête coupée ! »
Mais Pourquoi ? « Parce que des souvenirs
reviennent. Oui, c’est ça, des images anciennes
remontent : une aube, une île, un port. Il fallait
obéir et ne pas poser de questions. »
Rien à voir, c’était il y a quarante ans. Quel est
le rapport ?
Il ne cherche plus, Evangelos il sait d’où vient
la fatigue : une impression de déjà vécu. Il a
longtemps cru pouvoir faire barrage. Ne se souvenir de rien. « Et aujourd’hui, avec tout ce qui se
passe dans le pays, je dois redoubler d’efforts pour
ne pas me rappeler tout ça, quand tout semble
pourtant devoir se répéter. Ces bras levés dans les
bas quartiers, ces milices qui font la chasse aux
immigrés et la direction qui continue à cibler les
anarchistes. C’est étrange, les cagoulés ne partent
plus à l’assaut du Parlement, sur la place Syntagma. »
Les tirs de roquettes contre les banques ont
cessé, les cocktails Molotov n’incendient plus les
rues de la capitale. Pourquoi plus personne ne
descend dans la rue ? Toute cette colère, la gaine
métallique chauffée à blanc du sapin de Noël carbonisé sur la place Syntagma, les jets de pierres
contre la police, la rue Stadiou en flammes, le repli
stratégique derrière les grilles du Polytechnique, la
colère s’est évanouie. Personne pour s’en étonner.
— Je suis si fatigué, soupire-t-il.
Agent Evangelos ira sur la frontière. Il fera son
travail.
Il ira demain. En attendant, il se rend ailleurs.
Le plus court chemin passe par la Voie sacrée, et s’il
n’y avait pas ce train, il y serait déjà.
Où ?
Il y serait déjà, Agent Evangelos, s’il n’y avait
pas la cloche du passage à niveau. Il aurait déjà
rejoint le grand carrefour, il aurait passé sous le
pont du périphérique avant de tracer une diagonale
à travers Peristeri, la grande banlieue ouest qui
s’étale sans grâce jusqu’aux âpres pentes du mont
Aigalée.
En attendant, les barrières sont baissées. Un
long klaxon annonce le convoi de marchandises.
Agent Evangelos aperçoit la silhouette du conducteur dans la cabine de la motrice diesel, suivie d’interminables wagons tagués, dont le fracas scie la
ville en deux.
Pas un chat, ce soir, dans ce quartier d’anciens
entrepôts où s’entasse, désormais, pour seule
marchandise, ce qui reste de la pop grecque : des
visages maquillés, des cheveux gominés, figés sur
de grandes affiches de concerts, datées, et les œillets
piétinés sur la scène après les danses à 3 heures du
matin, quand Barios et sa clique finissent toujours
par jouer les nissiotika, les chansons des îles, Barios
le petit roi de Naxos se la joue comme au village un
15 août, sauf que la bouteille de whiskey est à trois
cents euros, mais ce soir, dehors, dans l’angle mort
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LE MUR GREC
LE MUR GREC
des rues, les terrains vagues des parkings sont
déserts. Les bouzoukia sont fermés et ce petit monde
ne chante et ne danse plus que sur invitation,
demain concert en plein air, gratuit pour le bon
peuple, la fête obligée dans l’amphithéâtre privé de
quelque armateur qui achète ainsi son droit de
décoller, cinq fois par jour avec son hélico, il décolle
et atterrit, il décolle sur un caillou pelé des
Cyclades, c’est là qu’il a posé sa villa. Tous au port
ce soir, le riche régale ! Un type bien, rien à dire, il
donne mille euros aux baptêmes, c’est lui qui a payé
les nouvelles fenêtres de l’école du village et le poisson, hier soir à la taverne, c’est lui aussi. Le yacht du
bienfaiteur mouille dans les eaux noires de la petite
crique. Il bat pavillon australien. Patriote !
Et pendant ce temps, sur la Voie sacrée, devant
les clubs désertés, seul le vendeur de maïs voudrait
donner le change. Il tourne ses épis comme un vendredi soir, quand l’avenue se transforme en Luna
Park, avec son carrousel de 4 x 4 devant les portes
des clubs.
Où va-t-il, Agent Evangelos ?
Agent Evangelos ne va pas à la maison, il ne
dormira pas dans son lit, rue Makriyanni. Il trace sa
route, plein ouest, il sait juste qu’il a les clefs avec
lui. Il les a toujours sur lui, depuis la mort de ses
parents. À l’extérieur, la maison est restée la même,
dedans il a tout enlevé. Une coquille vide, comme
un berceau dont il ne resterait que la coque, pas
même une odeur. Où va-t-il ? Il va dans son chezsoi. Il se sent là-bas comme chez lui, ce qui n’a rien
d’étonnant, puisqu’il a fait place nette. Plus aucun
souvenir, plus rien qui vienne lui rappeler son
enfance. Il est donc bien dans un endroit neuf. Mais
pourquoi l’avoir conservé, alors ? Il aurait pu vendre, un immeuble à quatre étages à la place. Non,
par respect pour le point de vue, il a maintenu la
maison de ses parents en état. Le point de vue sur
Athènes, un endroit d’où mesurer l’évolution de la
ville. Quatre murs et un toit plat bâtis par son père,
un rempart pour se protéger de lui-même.
Si Agent Evangelos avait fait démolir la maison
de ses parents, il aurait vécu dans le souvenir. Il
l’aurait regrettée, ce qui aurait fait ressurgir en lui
les images de son enfance. Mais s’il n’avait rien
touché, il aurait aussi été accablé par la nostalgie. Il
avait préféré la transformer en poste d’observation.
Des hauteurs de Petroupolis, Agent Evangelos,
assis sur la terrasse, voit la ville qui ondule, il en
sent les vibrations. Pour voir Athènes bouger, il
faut bien un plan fixe. Nous considérons les choses
toujours du même point de vue. Essayer de modifier son point de vue, c’est se condamner à refuser le
changement. Nous sommes habités par le changement.
Et quand il regarde Athènes, Evangelos ne
pense plus à rien. Ses parents sont morts. Sa mère
est partie il y a dix ans, emportée par un cancer,
longtemps avant son père. Lui, il a tenu plus longtemps, jusqu’à ses quatre-vingt-huit ans. Mort en
janvier de cette année. Il était né à Smyrne, l’année
de la Grande Catastrophe, en 1922, quand les soldats d’Atatürk ont poussé à la mer la population
grecque.
Mais est-ce bien là l’histoire de sa famille ? Son
histoire ?
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LE MUR GREC
LE MUR GREC
Agent Evangelos ne sait plus trop. Après de
longues semaines d’errance, sur des îles ou dans les
premiers ports grecs du continent, ses grandsparents vécurent des mois et des années dans le
manque et la misère. Il connaît le refrain par cœur,
Evangelos : ruinés, mal acceptés par une mère patrie
qui voyait en eux des Orientaux aux mœurs
étranges, ils avaient dû se faire leur place. Ses
grands-parents avaient vécu longtemps dans une
pauvre baraque de Nea Ionia, une terre hostile, loin
du centre-ville, dans ce qui fut des années durant
un camp de réfugiés avec ses toiles blanches de
tentes moutonnant dans les champs d’herbes folles.
La suite, Agent Evangelos la connaît : son père
a grandi dans la pauvreté. Il a trouvé un emploi de
groom à l’hôtel Grande Bretagne, peu avant l’entrée des nazis dans Athènes. Dans les années cinquante, peu de temps après sa naissance, il fut
promu maître d’hôtel. En 1962, il avait réuni assez
d’économies pour construire une petite maison sur
les pentes caillouteuses et encore désertes d’une
colline située tout à l’ouest d’Athènes, à Petroupolis.
Agent Evangelos avait dix ans quand ils y
emménagèrent, avec son père, sa mère et sa grandmère. « Elle a vécu cinq ans avec nous, se répètet-il. Je crois bien qu’elle est morte l’année où les
colonels ont pris le pouvoir. »
Le quartier, tel qu’Agent Evangelos le connut
dans ses jeunes années, est aujourd’hui méconnaissable. Seuls la petite maison et son jardinet n’ont
pas bougé. En 1972, un promoteur a cherché à
convaincre son père de lui donner le terrain. Il
proposait de détruire la maison pour y construire
un immeuble à la place. Son père aurait eu deux
appartements en échange.
« Mais mon père a refusé. Papa ne voulait pas. »
Bientôt quarante ans ont passé. « Nous sommes
en 2010 et quoi ? se demande Evangelos. Une tête
coupée sur les bords d’un fleuve frontière. » Il lance
sa voiture dans le labyrinthe des sens uniques conduisant sur les hauteurs de Petroupolis. « Toute
cette histoire, la Grèce, il est temps d’en sortir. Ces
réfugiés de Smyrne, cette Grande Catastrophe, plus
rien à voir avec moi. Trop longtemps j’ai cru que
mon destin était à jamais contrarié par cette fuite.
Je n’en peux plus de cette histoire déchirée qui
serait la nôtre, les Grecs, et qui serait, paraît-il, la
mienne. La belle excuse ! Nos manuels d’histoire
sont un poison, nos chansons et nos romans sont
vénéneux.
Sortir, je dois sortir du livre, reprendre le récit
comme je l’entends, ne pas me mêler aux souvenirs
des autres. Je dois parler une autre langue, changer
de vocabulaire. Ma mission : remonter dans les vies
antérieures, espionner la vie des gens, celle des personnes que j’interroge, celle de ceux que je mets sur
écoute. » Rapporter, enregistrer, Agent Evangelos,
mais ne pas s’impliquer. Rester en dehors. Ne
jamais parler de sa vie privée ! La devise du Service
national de renseignements.
Evangelos a vécu plusieurs vies et rien ne peut
les relier. Leurs récits sont irréconciliables et c’est
pourquoi il s’efforce de ne jamais parler de son
passé. Pourquoi se souviendrait-il de son enfance ?
À quoi bon évoquer son adolescence ? Ses études ?
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LE MUR GREC
LE MUR GREC
Son divorce ? Autant d’histoires qui se suivent,
incompatibles, une succession d’accidents que nous
connaissons tous et qui finissent par nous perdre si
nous tentons leur relecture. « Nous sommes faits de
ruptures, murmure Agent Evangelos. Vouloir les
réconcilier, c’est se défaire, accepter de devenir un
autre. »
Evangelos n’a jamais fait mention publiquement de ce jeune homme appelé sous les drapeaux,
bien obligé de rejoindre le rang, au pas de course,
sur le port, un matin d’août 1972, il avait seulement vingt ans : « Comment refuser ? » À cet âgelà, on devient soldat, toujours été comme ça, le
garde-à-vous aussitôt débarqué du ferry, le menton
levé, les yeux braqués vers la côte turque, si proche,
dans son sac de grosse toile une lettre qu’il avait
commencé à écrire en mer, tout son amour pour
cette femme qui, bientôt, tous les matins de son
absence, dormirait encore, à cette heure-ci, dans les
bras d’un autre. Le moteur des camions qui tournait, une première vie s’achevait, une nouvelle
commençait sous les murailles de Kos, des ordres
hurlés et le bateau d’Athènes qui s’en allait déjà, la
cale encore ouverte.
Un déclic de frein à main, une portière qui
claque dans les hauteurs de Petroupolis, qui, sinon
lui, Evangelos, pour venir ranger une voiture
devant les volets fermés ? Il est arrivé. Le portail
grince, le bruit des pas allonge les ombres de la terrasse, il n’y a personne d’autre, seule une moto qui
passe, un téléviseur rayonne quelque part dans les
étages de l’immeuble voisin, bourdonnements
insomniaques jusqu’au couvercle d’un conteneur de
poubelle qui claque au vent : tout ce silence des
bruits familiers.
Avant d’entrer dans la maison, il décide de
monter sur le toit par l’escalier de fer extérieur.
Tous les soirs, avant de se coucher, en toute saison et
quel que soit le temps, il aime à se tenir là-haut.
De l’autre côté, en face, sur la longue crête de
l’Hymette, où clignotent les antennes militaires, le
relief s’agite, découpé sur le ciel où des bandes ouatées
épanchent les premières traces sanguines du jour.
Le temps va au beau. Au nord de la plaine centrale de l’Attique, cette immense brouette chargée
d’éclats de marbres, le crâne chauve du Pentélique
révèle sa face orientale au soleil.
Les flancs de la montagne ont brûlé tant et tant
que plus rien n’a pu arrêter la poussée de la ville qui
a tellement remué la terre qu’elle semble en sortir
comme un ossuaire.
Le soleil attaque déjà derrière la maison. Un
coq chante dans un poulailler bricolé dans un des
talus broussailleux marquant la limite de la ville.
Evangelos redescend dans le jardinet envahi par les
herbes folles. Il est temps d’aller prendre un peu de
repos. Dans la porte vitrée, le glissement du pêne
dans la gâche éparpille en morceaux le silence marbré du hall d’entrée. Les stores de la grande pièce
sont baissés. Evangelos se laisse tomber sur le
canapé. Il ferme les yeux quand quelque chose
vibre. La lueur du téléphone dans sa veste.
Andromède, à cette heure-ci ?
— Chérie, tu as vu l’heure ?
— Papa ! C’est une fille, elle est née ce matin à
3 heures.
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LE MUR GREC
LE MUR GREC
Agent Evangelos est grand-père. Il fait jour sur
Tsimentoupolis 1.
*
* *
voir sa fille. Il a très bien compris, Giorgos, il a
accéléré sur le grand bout droit, là où ils ont
construit une passerelle par-dessus la route. Il a
fallu cet accident, la mort d’un lycéen de l’Athens
College, shooté sur un passage piéton, pour qu’ils
se décident enfin à faire quelque chose, il aura fallu
ce drame. Auparavant les autorités ne voulaient
rien entendre.
Sur l’avenue Kifissias, Giorgos a dit que sa
femme avait accouché dans un hôpital militaire. Il
aurait bien aimé que sa femme accouche dans un si
bel hôpital, Agent Evangelos l’entend dire : « Nous
aurions voulu la clinique Mitera. »
Giorgos répète « Mitera, Mitera, une belle clinique » quand ils dépassent le pont, celui du carrefour pour Halandri, là où le 17N a flingué l’attaché militaire britannique Saunders, en 2000, à
7 h 45, Agent Evangelos se souvient de l’heure, il
était sur le coup, il venait d’arriver sur le pont, tout
le trafic bloqué, un bouchon immense, les témoins
disaient qu’ils avaient vu deux motards, un petit et
un grand, avec un casque, sur une Enduro.
Agent Evangelos se souvient comme si c’était
hier. La munition, c’était du 7.62 mm, Heckler and
Koch G3. Sur le pont, le pare-brise éclaté, le type
qui baignait dans son sang dans l’auto blanche, il y
a douze ans, sur le pont…
— Immédiatement après, il faut tourner à
gauche ! Giorgos ?
Giorgos a pris à gauche, pas de problème, il
comprend tout très vite, la naissance de sa petitefille, le chemin à prendre. Son collègue s’enfile dans
la petite rue encombrée des hôpitaux et la radio qui
Au bout du couloir, il y a une grande fenêtre
tout en hauteur. Agent Evangelos regarde dehors.
De là-haut, au troisième étage de la maternité, il a
vue sur les parkings des hôpitaux qui ont repoussé
à l’arrière-plan les dernières marbreries de la rue
Erithrou Stavrou. Le long de ce qui fut un chemin
de traverse, dans la campagne de Nea Filothei, une
petite maison des années cinquante, entourée de
verdure, est le dernier témoin d’un paysage autrefois composé de champs d’oliviers, de quelques
bicoques à toit plat, entourées de jardins potagers,
qui marquaient, ici, la frontière avec les beaux
quartiers aménagés sur la colline toute proche de
Filothei.
Agent Evangelos regarde sa montre. Son avion
pour Alexandroupolis part à 15 h 30. Il lui reste un
peu de temps. C’est Giorgos qui le conduit à l’aéroport Venizelos. La clinique Mitera est sur le chemin.
Son collègue ne dira rien de cette halte pas réglementaire. Agent Evangelos aime bien Giorgos, un
jeune père de famille qui aurait bien voulu que son
épouse accouche ici, dans le privé. Pris dans les
embouteillages de l’avenue Kifissias, il n’a pas eu
d’autre commentaire quand Agent Evangelos lui a
dit qu’il était grand-père et qu’il souhaitait aller
1
Tsimentoupolis : la ville de ciment, c’est ainsi que les
Athéniens nomment parfois leur ville.
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LE MUR GREC
LE MUR GREC
annonce que des élections anticipées auraient
lieu : « Le 6 mai, les Grecs se rendront aux urnes. »
— Le 8 juin, dit doucement Agent Evangelos.
— Non le 6 mai, le reprend Giorgos.
— Non, c’est juste que je pensais à autre
chose, c’était le 8 juin 2000, à 7 h 45. Ils ne
l’avaient pas loupé. L’Anglais baignait dans son
sang. Les voitures passaient lentement, il faisait
déjà chaud à cette heure-ci.
— Pas grave ! Au fait, tu m’avais dit, je crois,
je devrais savoir, mais quel âge tu as ? Soixante ans
cette année, c’est ça ? demande Giorgos.
Evangelos acquiesce et Giorgos rit très
fort : « Un jeune grand-père ! »
À la radio, tout à l’heure, le Premier ministre
a annoncé des législatives anticipées, la météo,
à la radio, annonçait une journée chaude. Giorgos a changé de chaîne, il a ouvert la fenêtre, Giorgos
a tourné le bouton sur OFF, il a ralenti en passant
devant Hygeia, la polyclinique qui précède la
maternité. À la hauteur des magasins de fleurs, il
a fait halte devant le premier des taxis garés en
double file. Le chauffeur leur a lancé une bordée
d’injures, il a klaxonné et c’est alors que Giorgos a
répété : « J’aurais bien voulu que ma femme
accouche ici. »
— Attends-moi, j’en ai pour une petite demiheure, lance Agent Evangelos.
— Longue vie à la petite ! Je me gare un peu
plus loin a précisé Giorgos sans plus attendre.
Agent Evangelos l’aperçoit maintenant qui discute,
là-bas, avec le gardien du dernier parking. Tout à
l’heure, ils seront assis sur des chaises en plastique,
sous l’auvent d’une vieille caravane, comme deux
compères assis sur un muret, sous un platane, sur la
place d’un village du Péloponnèse. « Que peuventils bien se raconter ? se demande Agent Evangelos.
Des histoires de foot, le prix de l’essence qui augmente, des nouvelles taxes ou le temps qu’il fait. »
Aussitôt parvenu à l’étage des nouveau-nés,
Agent Evangelos se poste derrière un pilier, tout au
fond, loin des ascenseurs. Andromède lui a envoyé
un texto pour lui dire que sa mère était encore dans
la chambre, avec son compagnon.
Agent Evangelos ne veut pas croiser son exfemme, surtout en pareille circonstance, et il sait
gré à sa fille de l’avoir averti.
À travers la vitre épaisse, Agent Evangelos
perçoit le bruit de la ville, il n’entend rien mais il
capte les ondes de l’avenue Kifissias, du regard
il détecte la vibration du paysage de béton, il sent
les secousses des joints à chaque passage des
voitures sur les ponts. Ses yeux vont buter sur les
grands centres commerciaux, ces géants d’acier et
de verre coiffés de panneaux géants à l’effigie du
promoteur mégalomane Babis Vovos.
La grande enseigne Carrefour va bientôt disparaître. Les Français décampent, la Grèce ne leur a
pas réussi, ingérable et trop peu de chiffre, la
colonie a démérité, Agent Evangelos les a rencontrés, un 14 Juillet, des cols blancs dénouant leur
cravate sur les bords de la piscine du Hilton. Le
nouvel ambassadeur, un énarque, très grand, sympathique, venait de prendre ses fonctions. Le soleil
tapait fort, des grands crus dans des seaux de glace
fondante, la réception réunissait diplomates et
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LE MUR GREC
investisseurs, délégués de la Chambre de commerce
franco-hellénique, du beau linge, des banquiers,
des petits et des gros, un consul, des militaires, du
Saint-Cyr par ici, régiment interarmes par là, le
Crédit agricole en tête de pont, des chefs, des souschefs, il y avait là du Danone, du L’Oréal, du
Citroën, des cadres, transpirant, chauffés à blanc
devant le miroir étincelant du palace, l’incendie du
couchant n’en finissant plus sur la façade ouest,
cuisant dans leur costume, les Français, BNP
Paribas, et ces deux jeunes coqs de la Société
Générale rivalisant de bons mots pour moquer leurs
nouveaux collègues, des Grecs : « Tout à apprendre,
foutent rien, boivent des cafés tout le temps, une
heure pour un Nescafé, t’imagines même pas, des
méthodes comptables d’un autre âge, et les RH,
tout à reprendre, mais sympas, non, vraiment, sympas, et les nanas parlent toutes français. »
Derrière les immeubles résidentiels de
Maroussi, l’avenue Kifissias glisse dans le gouffre
de l’échangeur autoroutier. Tout à l’heure, Giorgos
actionnera la commande du télépéage et ils prendront la direction de l’aéroport, vingt minutes et
déjà la tour de contrôle, isolée, de loin elle ressemble à un château d’eau perdu dans la plaine de
Markopoulos.
Un agent l’attend à Alexandroupolis. Ce soir,
Agent Evangelos sera en Thrace et son collègue
devrait normalement le conduire sans plus attendre
à la morgue.
— 31 —
NICOLAS VERDAN
LE MUR GREC
Roman
2015. 256 pages. Prix: CHF 32.–
ISBN 978-2-88241-397-0
Quelques kilomètres entre la Grèce et la Turquie, une brèche où les réfugiés peuvent encore se glisser.
Plus pour longtemps, bientôt «le mur grec» devrait empêcher le passage des malheureux. Qui emportera
ce marché très convoité?
En attendant le mur, les troupes internationales de la Frontex patrouillent, les passeurs encaissent, les
trafics douteux prospèrent. Ainsi, l’Éros, bordel minable où échouent les escort girls de l’Est que la crise
a chassées des villes. Non loin de là, une tête coupée, toute seul au bord du fleuve, inquiète la police.
Agent Evangelos suit l’affaire que d’autres préféreraient étouffer.
Nicolas Verdan connaît la Grèce de l’intérieur, il y a vécu, parle la langue. L’intrigue policière lui est
prétexte à parler de la vie quotidienne devenue si difficile, du pays qui, en 2010, subit déjà la pression de
Bruxelles. C’est aussi un hommage à Athènes, son odeur – «un mélange d’essnce d’eucalyptus, de pain
frais, de fumée de cigarettes et de gaz d’échappement» –, ses bars, son clientélisme, ses magouilles.
Au soir de sa carrière, Agent Evangelos est fatigué. Il se souvient de l’Occupation, de la guerre civile, de
la dictature. Mais aussi du passé lointain d’une Grèce mythique, mère de l’Europe. Il voudra être un
grand-père paisible, mais comment faire, dans le présent chaotique? Journaliste, Nicolas Verdan maîtrise
le contexte social et politique, mais il sait aussi faire sentir le souffle du fleuve , la poésie des confins, la
sauvagerie d’une dans de bacchantes.
ISABELLE RÜF, Le Phare
La tête sans corps trouvée non loin d’un bordel en zone militaire à quelques encablures de la frontière
turque pose problème. Elle embarrasse la hiérarchie. Ce n’est pas un clandestin et cette mort est
suspecte. Cette tête promet d’empoisonner le dossier des frontières aussi est-il demandé, à l’agent de
renseignements Evangelos, d’étouffer l’affaire. Mais le bonhomme a la dent dure; il ne va pas lâcher le
morceau. Cette histoire, ça lui prend la tête. (un jeu de mots douteux en la circonstance).
Lancé sur les traces de l’assassin, il parcourt la capitale grecque, harassé de fatigue. Même la naissance
de sa petite-fille ne le détournera pas de la mission donc il s’est investi. L’auteur a un GPS dans la tête.
Sous les roues de la voiture de son héros, il enfile les rues d’Athènes avec une stupéfiante connaissance
des lieux. Bien que né à Vevey, Nicolas Verdan a la Grèce comme seconde patrie où il a enquêté pendant
Le Mur grec
plus de deux ans.
C’est dans le dédale de l’histoire et en fréquentant des personnages pas très recommandables que l’on
apprend qu’un mur de barbelés va être érigé sur les bords de l’Evros, le fleuve qui sépare la Grèce de la
Turquie, afin de stopper net le flux des migrants. Le milliardaire Barbaros, le potentat peu reluisant, a
fait ses offres au gouvernement où il est connu comme le loup blanc. Mais voilà qu’un type, moitié
Allemand, moitié Grec, propose la construction du mur à un prix nettement inférieur.
Le lecteur se balade dans une zone militaire interlope où un triste quatuor d’officiers organise des orgies
dans un hangar baptisé Éros. Droguées, les filles de l’Est sont à la merci des garde-frontières. Lorsque le
scandale éclate et s’affiche à la une des journaux, l’affaire de la tête sans corps tombe vraiment mal.
Les thèmes majeurs évoqués dans Le Mur grec? La crise économique qui saigne la Grèce, la misère qui
suinte des quartiers populaires et en parallèle, l’insolente richesse de quelques nantis. Mais il est surtout
question de stopper la houle des migrants: plus de 76 nationalités ont été répertoriées. Et puis il y a en
arrière-plan, le trafic de femmes.
L’équation est quasi impossible à résoudre. D’un côté, la Grèce qui plonge dans le marasme – près de
chez lui Evangelos a vu des vieux qui fouillent les poubelles – et de l’autre, les migrants qui déferlent dans
le région de l’Evros comme un raz de marée. Une réponse au second paramètre de l’équation? La
construction du mur!
Nicolas Verdan, qui est l’auteur de Le Patient du docteur Hirschfeld, a écrit un récit vertigineux,
haletant, brûlant d’actualité et riche d’images percutantes.
ÉLIANE JUNOD, L’Omnibus
La Grèce, sa crise et ses barbelés
C’est un trou béant dans le dispositif «Schengen-Dublin». Ces «12,5 kilomètres de champs cultivés»
forment la seule frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie, délimitée ensuite par le fleuve Evros.
Pour tenter de freiner l’arrivée de migrants, la Grèce y a construit un mur de barbelés, en 2012. Il
constitue la toile de fond de l’excellent dernier roman du Vaudois Nicolas Verdan, fin connaisseur de la
Grèce, sa seconde patrie. Fruit de deux ans de recherches et de rencontres sur place, Le Mur grec a des
allures de roman policier, voire de thriller politique. Membre du Service national des renseignements,
Agent Evangelos se voit confronté à une sombre histoire: on a retrouvé une tête humaine, non loin de la
frontière gréco-turque et d’une sordide maison de passe.
Nous sommes fin 2010: son enquête fouille les tréfonds peu reluisants de la prostitution, des corruptions
et trafics divers alors que des manifestations éclatent à Athènes. Et qu’Agent Evangelos devient pour la
première fois grand-père. Une lumière dans la grisaille d’impuissance mélancolique où il se démène,
épuisé de ne pas comprendre «comment la Grèce en est arrivée là».
Après Le Patient du docteur Hirschfeld (prix Schiller 2012 et prix du Roman des Romands 2013), ce
cinquième roman de Nicolas Verdan mêle avec une assurance épatante la fiction et la difficile réalité d’un
pays en crise. Il ne néglige jamais l’intrigue au détriment du document fouillé sur la Grèce
contemporaine. Dans l’épilogue, son héros prend la parole pour souligner que «notre existence n’est que
fiction». L’auteur, lui, rappelle avec force que pour rendre compte de la réalité, rien ne vaut la fiction et
la littérature.
ÉRIC BUILLIARD, La Gruyère
Né en 1971 à Vevey, Nicolas Verdan partage ses origines entre le Canton de Vaud où il réside et la Grèce
où il voyage souvent. Journaliste et écrivain, il vient de publier un nouveau roman dont le thème s’inscrit
fort à propos dans l’actualité du moment. Le Mur grec se déroule en effet sur fond de crise financière et
d’immigration clandestine incontrôlée. Déjà dans son premier roman Le Rendez-vous de Thessalonique
paru il y a dix ans, Nicolas Verdan rendait compte de ce flux de migrants, ombres silencieuses et
insaissables, avançant inexorablement vers l’eldorado européen fantasmé.
L’auteur place son récit sur les rives du fleuve Evros qui trace la frontière entre la Turquie et la Grèce.
Ces douze kilomètres et demi constituent l’un des principaux points d’entrée des clandestins dans
l’Espace Schengen. Nuit après nuit, des centaines de migrants franchissent le fleuve sans que la police
Le Mur grec
grecque ou les patrouilles européennes de Frontex {Agence européenne pour la gestion de la coopération
opérationnelle aux frontières extérieures (Frontex)} ne parviennent (ni ne cherchent) à les contenir.
Dans ce morne décor, le policier Agent Evangelos se voit chargé par ses supérieurs de mener une discrète
enquête après la découverte d’une mystérieuse tête humaine sur les bords du fleuve. Sa mission est
cependant claire, il s’agit de ne pas faire de vagues, et surtout de ne pas nuire aux intérêts supérieurs du
pays qui tente de soutirer de Bruxelles d’importantes subventions pour ériger un mur de barbelés censés
interrompre le flux des migrants.
Sans illusion quant aux enjeux financiers et aux compromissions politiques, Evangelos sait qu’il ne fera
pas triompher la justice, mais il se battra au moins pour établir la vérité. Son enquête le mettra aux
prises avec une prostituée russe, un lieutenant de police intègre, des officiers européens dépravés et un
improbable homme d’affaires venu proposé aux autorités grecques son mur de barbelés. Accusé
d’espionnage industrielau profit de l’Allemagne, ce dernier voudra s’enfuir et terminera sa cavale en
cherchant à traverser l’Evros, non pas pour gagner sa rive grecque, comme des milliers de migrants,
mais en tentant de trouver refuge en Turquie.
Cette inversion finale du sens de franchissement de la frontière n’est pas le moindre paradoxe du roman.
A contrario des clichés habituels sur la Grèce, Nicolas Verdan montre un pays meurtri par l’incurie de
ses dirigeants et les exigences aberrantes de la troïka mais qui refuse d’abdiquer sa dignité malgré la
pauvreté qui s’insinue partout. Certes, il y a ce pays vendu à l’encan où même les cure-dents sont chinois,
une société à genoux avec «{…} les femmes enceintes en chambre commune, les infirmières non payées,
les jeunes internes des hôpitaux publics sous-payés inquiets de voir baisser le stock disponible
d’antidouleurs, les héros de la résistance contre les nazis qui mendient des restes de poulet dans
l’arrière-cour des tavernes, les serveurs de café désœuvrés, les professeurs qui ne peuvent pas payer le
chauffage, les mères au foyer qui ont atteint la limite de leur carte de crédit, {…} les maîtresses d’école
qui sont priées de nettoyer elles-mêmes les toilettes de l’établissement {…}», mais cela n’empêche pas
Evangelos de conserver sa lucidité et une forme d’espoir trempé dans les vicissitudes de l’histoire
grecque. «Assis à ma talbe, je pense aussi à mon métier d’agent du renseignement à la solde de ministres
interchangeables, à ce régime démocratique où se suivent et se ressemblent des familles politiques
terrorisées, sur la défensive. Je pense à tout cela et je ne trouve aucune explication plausible en dehors
du mouvement incessant qui m’entraîne et me conduit à l’instant présent dans la rue Phaiirou, triste,
chaotique, mais belle aussi, droite dans sa pauvreté, digne dans sa crasse, ce parcours nocturne qui me
ramène à cette ville où je renais ce soir.»
On sent que Nicolas Verdan aime ce pays qu’il connaît bien. C’est donc sans concession qu’il dénonce
l’hypocrisie de l’Union européenne, particulièrement de l’Allemagne qui exige toujours plus de sacrifices
de la Grèce mais continue à lui vendre sous-marins et torpilles. Son roman est aussi l’occasion pour le
lecteur de rencontrer un peuple persévérant qui résiste pour ne pas laisser la crise – qu’elle soit
financière, politique ou migratoire – s’installer définitivement dans les esprits.
VINCENT HORT, La Nation
«— La vérité, tu t'étais engagé à chercher la vérité.
— Je veux bien, mais à quoi tout cela nous mène-t-il, Agent Evangelos ?
— À comprendre, lieutenant.
— À comprendre quoi?
— À comprendre comment.
— Comment quoi, Agent Evangelos?
— Comment la Grèce en est arrivée là.»
«Là», c'est au pied du mur, dans une situation de crise inextricable qui pousse le chef des renseignements
grecs à maquiller un crime pour justifier la création d'un mur de barbelés sur les 12,5 petits kilomètres
de frontière qui séparent la Grèce de la Turquie, et plus largement l'Europe du reste du monde.
«Là», la migration a augmenté de 345 % depuis un an. Il est urgent de colmater la brèche. Ce mur
permettra de capter des subventions de Bruxelles et, en sous-main, de continuer d'engraisser un
armateur local qui, en retour, finance les partis politiques et arrose la population miséreuse.
«Là», c'est donc aux portes mêmes de l'espace Schengen et c'est le 22 décembre 2010 au petit matin. Une
tête sans corps vient d'être retrouvée. Cela arrangerait les autorités qu'il s'agisse de celle d'un migrant.
Mais, de toute évidence, ce n'est pas le cas.
Le Mur grec
Evangelos est mandaté pour classer rapidement l'affaire. C'est un homme désenchanté. La soixantaine, il
a vécu toutes les contradictions du pays. Terre d'accueil pour ses parents qui ont dû fuir la Turquie en
1922, pays pillé par les nazis, retourné par la dictature des Colonels dans les années 70, puis rayonnant à
nouveau avant de chuter encore une fois. Evangelos observe aujourd'hui les jeunes qui se révoltent à
cause de la crise et pense aux anarchistes du même âge qu'il a dû combattre lors de son service militaire
alors qu'il aurait pu être dans leurs rangs. Il pense aussi à cet autre assassinat qu'il a dû étouffer
quelques années plus tôt. Et voilà que ça recommence.
À travers un paysage coulé dans le béton et la misère, son voyage d'Athènes jusqu'en Thrace l'incite à
dresser un état des lieux. Les souvenirs, les réflexions lui arrivent par pans successifs, de plus en plus
précis et intrigants. Ils nous permettent de prendre la mesure de la situation politique et économique de
la Grèce comme de sa position ambiguë face à l'Europe.
L'intrigue policière offre ainsi un tour d'horizon vertigineux sur les influences tentaculaires et
contradictoires qui se cristallisent dans cette zone – celles du gouvernement grec de l'époque, du Pasok,
des Pomaks, de l'armateur prodigue, de l'armée, de l'Allemagne, de l'ex RDA, de Bruxelles, Varsovie...
C'est également une plongée dans un quotidien d'une rare dureté où les êtres humains ne sont plus que
des bêtes à l'image bien sûr des migrants que l'on dénombre à la frontière avant de les lâcher dans un
pays où ils finiront traqués et miséreux, mais aussi à l'image des clients et des prostituées de l'Éros, le
bordel situé sur la frontière, et où a été retrouvée cette tête sans corps.
«Là», c'est ce que l'Europe fait de pire. Evangelos découvre que les gardes frontières de l'espace
Schengen – des miliaires ressortissants de tous les pays membres – droguent, violent et tabassent des
jeunes filles venues tenter leur chance depuis la Russie. En toute impunité. Et c'est dans ce no man's land
livré à la barbarie qu'un meurtre a été prémédité et qu'une tête sans corps a donc été découverte.
Bien sûr, ce polar entre en résonance avec notre actualité immédiate et nous livre des clés de
compréhension sur la manière dont l'Europe gère ses frontières. Mais c'est surtout un roman noir d'une
rare densité métaphysique.
À travers le parcours d'Evangelos ainsi que celui des deux victimes expiatoires qu'il va retrouver (Polina,
la prostituée russe droguée à mort qui a coupé la fameuse tête et Nikolaus Strom, le jeune et idéaliste
entrepreneur germano-grec qui aurait dû mourir à la place du garde-frontière), l'auteur met en scène la
puissance du système face aux volontés individuelles. Et il le fait en retranscrivant avec brio la tension
qui les oppresse. Ses phrases amples, heurtées par des répétitions entêtantes, retardent le moment de
lucidité où tout bascule, où le destin se scelle.
«Non, Polina était si effrayée qu'elle n'a pas osé appeler au secours. Au début elle a crié, mais derrière
les miroirs, dans les autres chambres, ça criait aussi et personne ne s'étonne d'entendre des cris, et même
des coups de ceinture comme elle en a reçu, vu aussi qu'elle avait elle-même entendu comme des coups de
fouet, plus tôt, quand elle est arrivée au Lacoba, vu que tout ça, dans cet hôtel où l'on entend tout et que
tout peut arriver, elle n'avait pas le choix.»
Pour échapper à ce système, ces trois personnages fuient brouillent les pistes. À bord de voitures,
d'avions, de bateaux, à pieds, à moto, ils circulent dans une géographie post-industrielle décrite avec
précision, celle d'une Grèce en ruine. Ces déplacements créent une urgence, ramasse la tension. Le récit
est en perpétuel mouvement et la lecture s'effectue en apnée.
Comme les migrants en arrière-plan, les personnages cherchent une porte de sortie. Dans le même temps,
Evangelos ne reconnaît plus le pays de son enfance, Strom aimerait être enfin considéré comme un Grec
à part entière et Polina ne voit son salut que hors de chez elle. Tous trois vivent une forme d'exil. Et dans
le flot de l'action, le roman livre une manière inédite d'appréhender les notions de frontière ou
d'appartenance.
«Là», une terre qui a perdu son identité, un pays qui n'a plus ni dieu ni maître.
«La nuit est claire, elle est froide des étoiles qui n'indiquent aucune direction.»
Evangelos incarne les réflexions de l'auteur sur ce monde consumé par la corruption. Son
désenchantement lui donne un surplomb sur les événements, une forme de fatalisme. Il n'est pas là pour
juger, mais comprendre, colporter la vérité – à ce titre, son patronyme est providentiel. Il sait que «Nous
sommes faits de ruptures (...). Vouloir les réconcilier, c'est se défaire, accepter de devenir autre.»
Le Mur grec
Les noms des lieux, leurs résonances grecques projettent sa quête dans une dimension mythologique. On
décolle de la réalité géo-stratégique et l'on erre, aveugles, avec Evangelos le long de la frontière délimitée
par un fleuve qu'il ne verra jamais, avec les migrants qui passent près de lui, fantomatiques. On sent
l'odeur de la mort, sans savoir ce qu'elle nous rappelle vraiment.
La réalité ressemble à un cauchemar. La crise, «ils disent que c'est dans la tête et je crois qu'ils ont
raison», dit Polina. Et la vérité? In fine, Evangelos enfourche sa moto.
«Ce soir, rue Phalirou, je me sens délivré du besoin de vérité. Je le sais désormais, notre existence n'est
que fiction. Barbaros est une créature, elle est notre créature, à nous les Grecs. C'est nous qui avons fait
naître ce monstre assoiffé de pouvoir et d'argent. Cet homme, qui agit dans l'ombre, sa toute puissance,
invisible, c'est notre ruine, c'est la ruine de la Grèce. Mais si nous le voulons vraiment, nous avons
toutefois le pouvoir de nous en débarrasser.»
Il suffit pour cela de rompre le sortilège, de briser la tradition. Et quoi de mieux, symboliquement, que la
naissance d'un enfant à qui l'on donnerait un nom tout neuf, comme celle de la petite-fille d'Evangelos
qui a vu le jour le matin-même du meurtre?
MARIANNE BRUN, Vice versa littérature
Murs de barbelés
Tout aussi troublant, Le Mur grec de Nicolas Verdan explore les lisières de l’Europe et plonge dans les
eaux bouillonnantes de l’Evros, ce fleuve-frontière qui sépare la Turquie de la Grèce. Dans cette zone
frontalière quadrillée par les patrouilles de l’agence européenne Frontex, une tête est retrouvée. Trop
occidentale pour être celle d’un migrant. L’affaire remonte en haut lieu, et c’est l’agent Evangelos qui se
voit confier l’affaire.
Comme dans tout bon polar, ce flic défie l’autorité pour mettre au jour une sombre vérité. Car cette
mystérieuse décapitation est liée à un contrat pour la construction d’un mur de barbelés que les Grecs
entendent ériger sur leur frontière, à grand renfort de subventions européennes. Et lorsqu’un Allemand
y oppose une offre trop avantageuse pour ne pas être malhonnête, tout est entrepris pour le faire
disparaître.
En amont de ce roman, l’écrivain et journaliste vaudois, déjà remarqué en 2011 pour son Patient du
docteur Hirschfeld, a opéré un important travail d’investigation sur le terrain. Dans cette Grèce d’avant
la Troïka, d’avant les frontières barbelées, mais déjà mise à terre par le reflux de la crise. Une
connaissance du terrain qui nourrit les descriptions de ces frontières poreuses où les migrants réitèrent
chaque nuit cette litanie: «file indienne, canots, passeurs, abandon, miradors, projecteurs, eau froide,
noyade, gardes, chiens, peur,perte de repères, retour en arrière impossible».
De sa plume vive et très travaillée, Nicolas Verdan signe un étonnant documentaire recouvert des habits
noirs du thriller politique. Sa démarche romanesque est imprégnée de réel au point que le doute finit par
s’instiller: et si tout cela était vrai? La force du Mur grec réside dans cette incertitude tenace, alors que
l’Europe, pour tenter de sauver la face, s’achète une conscience à une Grèce contrainte de vendre la
sienne…
THIERRY RABOUD, La Liberté
Mi-roman policier, mi-prose poétique, Le Mur grec est avant tout un roman d’atmosphère. Catapulté, le
lecteur, dans une langue travaillée, dans un pays mal connu, en plein milieu d’une crise, au beau milieu
du trafic d’êtres humains, migrants ou prostitués. Sec, le narrateur, Agent Evangelos, asséché d’avoir
trop vu, trop compris, trop vécu. Dans cette Grèce où les crimes restent parfois impunis, à quoi bon se
Le Mur grec
lancer à la recherche de celui – ou de celle – qui tenait la hache, qui du tronc a détaché la tête? C’est un
livre dense, moite, touffu. L’intrigue bien sûr est là, qui veut dénoncer les dérives d’un système basé sur
la manipulation, les histoires de gros sous, l’impuissance des uns et la surpuissance des autres. Mais pour
la suivre, cette intrigue, vous devrez avant tout faire confiance à Nicolas Verdan, écrivain qui jamais ne
perd son horizon des yeux, quitte à perdre en route quelques lecteurs déroutés par cette marée qui les
tangue dangereusement.
«On dirait une vague, elle monte, elle descend, la rue, elle monte encore, elle se soulève, elle retombe.
Cette houle donne la mesure du quartier, avec ses crêtes et ses creux, ses faux plats. Une rue, qui s’avance
dans la ville, deux heures après minuit, quand commence l’histoire, sur une colline habitée, une fois, dans
la nuit du 21 au 22 décembre 2010, rue Irakleous, à Neos Kosmos, Athènes, Grèce.
“À quoi ressemble une tête coupée?” Agent Evangelos s’interroge.
Agent Evangelos est dans la rue, il fait face au Batman, un bar que tout condamne : la phosphorescence
verte de son enseigne, son débit d’alcool bon marché, ses habitués, qui participent tous de la fin d’un
monde, attachés aux chansons d’avant-hier, leur jeunesse épinglée au mur, la photo de Theodorakis, une
autre vue de l’Acropole prise depuis la terrasse du Galaxy, un autre bar, au douzième étage du Hilton, les
tons passés des étés grecs sur les publicités des années soixante-dix et le soleil, jaune et rond, sur les
affiches d’Olympic Airways. Tous les soirs, à Athènes, la clientèle du Batman, à faire comme si de rien
n’était, en dépit de ce qui vient à disparaître, de tout ce qui attend, la menace, là, derrière la vitre du bar,
dans cette rue où se tient Agent Evangelos, qui ne sait plus ce qu’il doit faire, maintenant.»
Un roman comme un voyage, comme une incantation. Mêlée aux souvenirs, à l’espoir d’un futur, grâce à
cette petite fille qui naît, l’humeur de l’Agent Evangelos est au cœur des débats. Et puis finement, celui
qui est de l’autre côté, le possible assassin, le manipulé qui se croyait trop malin, prend toute sa place. Au
beau milieu de ce cortège de malheureux, anonymes, épuisés, qui veulent entrer dans un pays ceint par
l’eau, fleuve ou mer, et un mur en construction, voilà l’audace de l’auteur qui se penche sur le cas de
celui qui veut faire le voyage en sens inverse. En nos temps troublés, comment ne pas se sentir concernés
par ces crises bien loin d’être résolues. Le Mur grec, comme un démonstratif, comme une dénonciation,
de toutes ces barricades qui poussent ça et là.
«Il vient, de ce côté du monde, une souffrance. Chaque nuit, elle s’insinue en silence dans le cours de
l’Evros, avant d’épandre dans les champs, à l’aube, ses graines transparentes à la lumière de l’autre rive.
Vers midi, quand le brouillard s’est enfin dissipé, elle a atteint la limite sud d’Orestiada, là où la ville
tombe en arrêt dans la plaine fluviale, à la limite exacte du passage du train tagué qui relie, au nord, la
ville bulgare de Svilengrad, ignorant l’ancienne voie qui passait par Edirne, en Turquie. Agent Evangelos
se trouvait devant le poste de police quand il a vu le cortège traverser la gare, avant de remonter
l’avenue Vasileos Konstandinou, inexistant aux yeux accoutumés des habitants d’Orestiada. Porteurs de
la rumeur de l’Evros au cours toujours invisible, charriant les humeurs du fleuve, transportant à leur
corps défendant un fardeau de limon, ils avancent, les gens des hauts plateaux du Pamir, les gens des
alluvions du Gange et du Brahmapoutre, les gens du Rif, suiveurs d’une seule et même piste qui,
aujourd’hui, fait gondoler le plan tiré au cordeau d’Orestiada, dessiné en 1922 pour accueillir d’autres
réfugiés, les Grecs d’Asie Mineure.»
Ce roman aurait pu être un reportage, tellement vrai, mais si Nicolas Verdan a opté pour la fiction, pour
mettre en scène cette histoire qu’il ne connaît que trop bien, lui qui vit entre là-bas et ici, c’est clairement
par amour de la langue. Cette langue qui se délie, qui s’étire en de longues phrases étoffées de virgules,
ces constructions audacieuses qui interpellent. Nicolas Verdan se réinvente en artisan, et, du matériau
qui lui est donné par son travail de journaliste, fait un roman innovant, parfois ardu, mais plutôt
équilibré. Un auteur à suivre, en Grèce comme ailleurs.
AMANDINE GLÉVAREC, litterature-romande.net
Entretien avec Nicolas Verdan
Amandine Glévarec – Quels sont tes rapports intimes avec la Grèce?
Nicolas Verdan – Ma mère est née en Grèce en 1944, lors d’une des périodes les plus noires de l’histoire
de ce pays. Elle a survécu à la famine et aux exactions nazies qui se produisaient dans les villages comme
le sien. Son père, mon papous (= grand-père), vit toujours. Il a 95 ans. Le lien intime commence à travers
ces liens familiaux forts. Au fil du temps, cette initimité dans la relation à mon pays d’origine maternelle
s’est construite également à travers des rencontres avec des amis. Autant de nouvelles manières de voir et
de ressentir ce pays. Mais je dirais que mon lien le plus profond, le plus tendu, le plus manifeste
Le Mur grec
s’exprime dans ce bonheur sans cesse renouvelé que je ressens en séjournant à Athènes. Athènes, c’est le
manque, le manque permanent. Et c’est ce besoin d’agir et de vivre pour le combler qui m’anime.
A. G. – C’est un roman policier éminemment politique. Par volonté de dénoncer, par envie de planter un
décor réaliste, par goût journalistique pour l’ailleurs?
N. V. – Parce que la réalité grecque, pour le moins politique, s’est imposée au journaliste et à l’écrivain.
En Grèce, le libéralisme sauvage et la corruption ne sont pas de vains mots. Je ne pouvais pas continuer
d’écrire en faisant comme si de rien n’était. Je ne dénonce pas, mais je rends compte. Mais pas comme le
ferait un journaliste. Ce livre est un roman. Son auteur croit beaucoup à la puissance évocatrice de la
fiction. Elle rend état avec plus de force de cette violence caractéristique des relations sociales en Grèce.
A. G. – Dans quel état d’esprit est ton personnage – l’agent Evangelos – face à la crise, face à la corruption,
face aux limites de son métier?
N. V. – Il est épuisé, hanté par l’histoire récente de son pays. Il ne croit plus à l’État. Il doute même des
mots à employer pour qualifier cet état de crise. Mais il n’a rien perdu de sa clairvoyance. Il conserve
aussi le sentiment de l’injustice. Et c’est pourquoi, à titre personnel, il cherche ce qui est juste, au-delà
des règles et des lois. Il ressemble à beaucoup de Grecs que j’aime.
A. G. – Tu parles beaucoup du trafic d’êtres humains dans Le Mur grec, les migrants bien sûr, mais les
prostituées aussi. Tu dénonces même certaines dérives des agents en garde de la frontière. Doit-on craindre
que tout ce que tu rapportes soit vrai?
N. V. – Les histoires que je mets en scène sont inspirées par des faits réels. Je ne ne me suis pas contenté
de lire des journaux et de me balader sur le Net pour dresser ce sombre portrait de la Grèce
d’aujourd’hui. J’ai approché de très près le monde des trafiquants humains. J’ai rencontré des migrants,
des garde-frontières. Le récit de la prostituée ne vient pas de nulle part. Il correspond, à quelques détails
près, au témoignage recueilli dans un hôtel à Athènes. Le journaliste que je suis a fait un travail de
terrain. Puis c’est l’écrivain qui a pris le relais. Je tiens toutefois à dire que l’affaire Frontex, dans mon
roman, relève de la pure invention. Le reste, y compris l’affaire du trafic d’armes impliquant Barbaros,
correspond, peu ou prou, à la réalité.
A. G. – Par ailleurs, ton écriture est résolument tournée vers une certaine forme de poésie. Les tournures
sont toujours réfléchies, parfois complexes, quel travail pour arriver à ce résulat?
N. V. – Un travail de réécriture. Plusieurs relecteurs, dont une personne de famille et une lectrice
professionnelle. Mais, surtout, une quête passionnante du mot juste, de l’expression qui saura traduire au
plus près ces flashs d’écrivain qui me terrassent parfois. C’est une chose d’avoir la vision de son texte.
Encore faut-il savoir la mettre en mots.
A. G. – Tu es journaliste, ton métier te donne droit à la parole, à l’expression. Pour quelles raisons as-tu eu
envie de te tourner vers la fiction ? Quel manque, quel besoin, cette démarche créative vient-elle combler?
N. V. – La fiction fait appel à d’autres formes d’émotion. Elle est chargée d’expression poétique, que je
trouve souvent plus à même de rendre compte du réel. Elle s’affranchit de la notion d’objectivité propre
au journalisme d’investigation. Elle reconnaît la part de sensibilité de l’observateur et elle accorde une
place à son histoire personnelle. De plus, le journalisme de terrain et d’investigation est malade. Malade
du manque de temps dont il dispose. Malade du manque de moyens accordés par les médias aux
reportages. Malade du fait de devoir justifier de son temps et de ce qu’il coûte à son employeur. Malade
de la lourdeur hiérarchique de l’environnement dans lequel il évolue. Dès lors, l’écrivain, avec sa liberté,
son imagination, sa poésie, reconquiert un terrain que le journaliste occupait sans partage : le réel.
A. G. – Question subsidiaire: tu viens d’ouvrir ta propre librairie, alors c’est comment de passer de l’autre
côté?
N. V. – Je me demande encore si j’aime mieux acheter un livre ou en vendre un. Mais l’écrivain se sent
très loin du libraire. C’est le passionné de livres, le collectionneur qui est ému par l’arrivée du libraire.
Molly&Bloom Librairie, c’est un vieux rêve. Une manière d’enchanter ma vie professionnelle. Il y a dix
ans, le journaliste que j’étais travaillait pour un quotidien. Les bureaux venaient d’être transformés en
open space. L’informatique triomphante et une forme de fascisme bureaucratique avaient conduit la
direction du canard au constat suivant: «Désormais, plus de bibliothèques à disposition! Vous avez tout
dans votre PC.» Ce jour-là, j’ai su que j’allais me tirer. Un monde sans livre est un monde triste.
Le Mur grec
A. G. – Question subsidiaire bis: Tu as obtenu le très beau prix Schiller pour Le Patient du docteur
Hirschfeld. Si un client te demandait de le guider à travers l’œuvre de Nicolas Verdan, comment le
conseillerais-tu?
N. V. – Commence par son dernier livre, Le Mur grec. Il y parle de la Grèce et des migrants, comme dans
son premier livre, Le Rendez-vous de Thessalonique, suivi de Chromosome 68, son roman qui s’est le
moins bien vendu. Je te conseillerais volontiers Saga.Le Corbusier. C’est le plus poétique de tous. Celles
et ceux qui l’ont apprécié ont moins aimé Le Patient du docteur Hirschfeld, mon premier succès. Ces deux
ouvrages ont ceci de commun qu’ils relèvent d’un travail d’historien.
AMANDINE GLÉVAREC, litterature-romande.net
Un roman sur la tragédie grecque
Nicolas Verdan publie Le Mur grec, en lice pour le prix des lecteurs de la Ville de Lausanne
Le regard est incisif, le verbe tranchant. Tranquillement accoudé à sa table de travail – un des meubles
qui forment le décor de Molly & Bloom, sa librairie récemment ouverte à Lausanne – Nicolas Verdan
nous reçoit. Une rencontre tout sauf improbable avec celui qui a été rédacteur en chef adjoint du
quotidien vaudois 24 Heures et responsable de la rubrique monde. À 44 ans, ce journaliste désormais
indépendant, aux origines grecques par sa mère, a arpenté durant deux ans la frontière greco-turque.
Accumulant des quantités de notes où il a puisé pour former la trame de son nouveau roman Le Mur grec,
publié à l’occasion de cette rentrée littéraire chez l’éditeur Bernard Campiche. Un livre qui raconte le
destin de Nikolaus Strom, un ressortissant allemand, mêlé malgré lui à une sombre histoire de meurtre
survenu à la lisière d’un bordel. Autre protagoniste: l’agent Evangelos, chargé de l’enquête, qui
découvre peu à peu les intérêts financiers et politiques autour de la construction d’un mur sur la
frontière entre la Grèce et la Turquie afin de juguler le flux migratoire. Un roman sauvagement
d’actualité.
Nicolas Verdan, on sent que l’écriture de votre ouvrage est empreinte d’une grande révolte, que la frontière
entre le narrateur et vous-même est restée floue...
Il est vrai que j’ai dû me battre avec le texte pour sortir du style journalistique face à la catastrophe que
vit actuellement la Grèce. Mais je l’ai fait, et j’insiste, en utilisant un style romancé. Je crois que la
posture romanesque m’a permis de canaliser cette révolte, de restituer une réalité et une dureté relayée
par les médias de manière nettement moins nuancée. Par ailleurs, je crois sincèrement que le roman
permet de traduire la beauté d’un lieu.
C’est-à-dire?
Prenez les vagues migratoires qui sont en train de traverser l’Europe, ces gens qui arrivent de zones
sinistrées, qui ont traversé l’apocalypse, et qui ont par exemple débarqué à la gare de Budapest. Eh bien,
je suis persuadé que l’environnement immédiat qui les entoure influe sur leur comportement. Ce que je
veux dire par là, c’est que seule la beauté du verbe et la poésie sont capables de retranscrire ce
sentiment, de redonner sa place au lieu.
Mais vous avez bien conscience d’avoir écrit un livre hautement politique?
Bien sûr! À partir du moment où je me suis intéressé à une zone militaire interdite et que j’ai découvert
la construction d’un mur controversé, le tout dans un contexte aussi sensible que celui des migrations, il
était évident que la portée de mon roman ne pouvait être que politique. Néanmoins, certains lecteurs
m’ont avoué que, grâce au livre, ils en ont mieux saisi les enjeux.
Votre héroïne, Christina Laziradou est-elle une métaphore de la Grèce moderne?
Oui clairement, mais elle reste un personnage assez troublant parce qu’elle incarne un rendez-vous
manqué entre la Grèce et l’Allemagne, pays symbolisé par mon personnage masculin Nicolaus Strom qui
est Allemand. Il existe une fascination réciproque entre la Grèce et l’Allemagne malgré une
incompréhension fondamentale dont on peut voir les résultats actuellement. Les Allemands entretiennent
un magnétisme mythologique vis-à-vis de la Grèce; de leur côté, les Grecs sont captivés par la technologie
allemande. C’est un sentiment qui a été prédominant durant les années 1970, notamment, mais qui reste
Le Mur grec
aujourd’hui guidé par une sorte d’amour contrarié. À ce propos, il semble que votre livre recèle une
grande part de nostalgie… C’est vrai, mais il faut avoir à l’esprit qu’en Grèce le temps passe très vite.
On peut apprécier un quartier d’Athènes, par exemple, qui l’année suivante n’existera plus. C’est un
sentiment
universel, mais en Grèce, vu la brutalité des rapports sociaux, vu le mépris des politiques vis-à-vis du
patrimoine urbain, il existe un rapport au temps très ambigu. Finalement, je dois avouer que l’on ne se
sent pas si mal dans cette nostalgie.
DANIEL BUJARD, La Côte
Thriller politique en Grèce
Le Mur grec, roman de Nicolas Verdan, est en prise avec une actualité brûlante. L'intrigue policière se
déroule aux frontière d'une Grèce en pleine crise, et mêle officiers de l'agence européenne Frontex,
hommes d'affaires qui se battent pour obtenir le contrat de construction d'un mur pour empêcher les
migrants d'entrer dans le pays, ou encore agents d'une société d’électricité bientôt licenciés et chargés de
couper le courant aux familles qui ne paient plus leur facture...
Deux romans historico-politiques vont marquer la rentrée littéraire en Suisse romande. Montbovon, du
journaliste connu Christian Campiche, retrace deux réalités de la Suisse pendant la Seconde Guerre
mondiale. D’abord l’internement, dans des conditions souvent indignes, de 12’000 officiers et soldats
polonais qui avaient vaillamment combattu pour la France en 1940. Et la présence dans notre pays de la
Banque des règlements internationaux, où représentants de pays en guerre les uns contre les autres
banquetaient ensemble: soit une sorte d’Internationale de l’or!
Nicolas Verdan, lui, s’était déjà fait remarquer pour son roman Le Patient du docteur Hirschfeld, qui se
situait dans les milieux homosexuels en Allemagne nazie et à Tel-Aviv. Son nouvel opus, Le Mur grec, est
incontestablement une réussite. Il vaut d’abord pour ses qualités littéraires: une grande maîtrise du
récit, un style tantôt nerveux et incisif, tantôt lyrique. L’auteur, lui-même grec par sa mère, démontre
par ailleurs sa parfaite connaissance des réalités helléniques, notamment par son évocation des rues et
quartiers d’Athènes, avec leur géographie sociale.
Tout commence par la découverte d’une tête d’homme coupée, sans corps, en Thrace orientale, tout près
du fleuve Evros, qui fait frontière entre la Grèce (donc l’Union européenne) et la Turquie, et à côté d’un
bordel sordide, l’Eros. Le roman se présente donc au départ comme une intrigue policière. Son aspect
thriller va s’accentuer au fil de la lecture. Mais il prend rapidement une dimension politique. Qui est
derrière ce crime? S’agit-il d’un règlement de comptes? Est-il lié aux officiers et soldats de diverses
nationalités composant la Frontex, la force militaire qui contrôle les frontières extérieures de l’UE
depuis le traité de Schengen, et qui fréquentent l’Eros ? Ou encore le meurtre est-il lié aux conflits entre
affairistes qui se battent pour obtenir le contrat de la construction du mur destiné à stopper les migrants
et réfugiés, en séparant la Grèce et la Turquie? Nous laisserons le lecteur découvrir la vérité.
L’enquête est menée par l’Agent Evangelos, un personnage assez banal, pourtant hanté par le souvenir
honteux d’un acte de violence sur un étudiant auquel on l’a contraint, alors qu’il était jeune policier,
pendant le sinistre régime des colonels. Il pourrait faire penser un peu au fameux commissaire Wallander
de Henning Manckell. Mais aussi, par sa recherche obstinée de la vérité, au commissaire Brunetti de
Venise, sous la plume de Donna Léon. Finalement, pourra-t-il faire connaître la vérité, ou devra-t-il,
comme parfois ce dernier, diffuser une vérité officielle ? Ou encore fera-t-il justice lui-même ? Tout cela
tient le lecteur en haleine.
Dans une Grèce déliquescente
Mais l’intérêt principal du roman réside dans la description sans concession d’une Grèce déliquescente.
L’histoire se passe en 2010, sous le régime des partis traditionnels, donc bien avant l’accession au pouvoir
de Syriza. Le mur de barbelés à la frontière turque n’est pas encore construit. Il le sera en décembre
2012. Mais surtout, c’est une Grèce en perdition, où règnent les «affaires» et la corruption jusqu’au
sommet de l’État. Une Grèce en pleine crise de la dette et à l’économie très mal en point, ce qui engendre
la misère et l’effondrement des prestations sociales: «les nouveaux chômeurs, les retraités qui fouillent les
poubelles, les dockers du Pirée sans travail, les fonctionnaires en grève, les agents de la Société
d’électricité bientôt licenciés et chargés de couper le courant aux familles qui ne paient plus leur
Le Mur grec
facture», etc. De surcroît, l’auteur remonte dans l’histoire grecque : aux migrants et réfugiés qui affluent
en Europe après avoir traversé la Turquie font pendant les centaines de milliers de réfugiés grecs de
1922, au terme de la guerre qui vit les troupes d’Atatürk l’emporter sur l’armée grecque follement
aventurée en Anatolie. Il évoque aussi la situation des minorités turcophone musulmane et bulgare
méprisées.
Ce livre pose, une fois de plus, le problème du roman historique et politique. Ou bien l’auteur s’écarte
trop des faits, et l’aspect romanesque l’emporte sur le souci de vérité. Ou bien, par fidélité à la réalité
qu’il décrit, il risque de faire de ses personnages des porte-paroles et de leur enlever leur épaisseur
humaine. Nicolas Verdan penche un peu vers ce second terme. C’est la seule (légère) critique que nous lui
ferons. Ainsi l’histoire d’amour entre l’affairiste germano-grec Nikolaus Strom et Christina paraît un
peu «parachutée» dans le roman. Ce qui cependant n’enlève rien aux qualités de ce livre passionnant et
en prise directe sur une actualité plus brûlante que jamais.
PIERRE JEANNERET, Gauchebdo
Nicolas Verdan a enquêté deux ans le long du «Mur grec»
L’auteur et journaliste vaudois a basé l'intrigue de son beau polar le long de la frontière avec la Turquie, où
tentent de passer les migrants depuis bien longtemps.
La naissance du Mur grec, le dernier roman de Nicolas Verdan, a commencé en 2009 déjà. Le moment où
l’auteur, mi-Suisse de Chardonne par son père, mi-Grec d’Athènes par sa mère, a commencé à parcourir
la seule frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie, que dessine le fleuve Evros. «À l’époque, c’était
déjà un lieu de passage de migrants. On en comptait trois cents par jour. La seule différence, c’est que ces
derniers restaient dans le pays et donc l’Europe ne s’en faisait pas trop. Ils venaient simplement grossir
les ghettos de clandestins dans les grandes villes du pays.» En 2009, la Grèce voyait déjà arriver les
premiers représentants de la Troïka censés remettre à flot les finances du pays.
Nicolas Verdan a fureté plus de deux ans le long de cette frontière, où patrouillaient déjà les équipes de
Frontex, l’agence européenne de surveillance. Il y a découvert les travers de cette «occupation», les
bordels incroyables posés au milieu des champs, où œuvrent des prostituées de l’Est souvent enlevées et
forcées. Celui qui a travaillé à la rubrique Monde de 24 heures, avant d’en devenir un temps rédacteur
en chef adjoint, a poursuivi ce travail de grand reporter. Mais, à l’époque, la Grèce et les migrants
intéressaient moins la presse européenne. Et il a fait un récit étonnant, mélange de documentaire sur
l’état du pays, de roman noir et de polar.
«C’est une de mes relectrices qui m’a convaincu d’accentuer le côté policier que le texte n’avait pas au
départ»
«C’est une de mes relectrices qui m’a convaincu d’accentuer le côté policier que le texte n’avait pas au
départ», explique l’auteur au Lyrique, le restaurant grec de Lausanne. Car la gestation a pris du temps.
Le garçon de 44 ans a attendu avant de remélanger sa pâte, de l’affiner, de la pimenter, de la débarrasser
de toute scorie inutile. L’écriture en est vive, élégante, poétique par moments parce que, malgré tout,
l’amour de Nicolas Verdan pour sa seconde patrie sublime tout. Si sa mère, venue en pensionnat à Lutry
à 18 ans avant de rencontrer son père, ne lui a jamais appris à la maison la langue grecque, Verdan a
passé tant de vacances là-bas qu’il s’y est enraciné, qu’il a besoin d’y retourner, un besoin presque vital.
«Ce pays a tellement été mis à mal par le Pasok (ndlr: le Parti socialiste) et par la Nouvelle Démocratie
(les conservateurs). C’est terrible, alors que la Grèce avait tout pour bien faire. Ses habitants sont si
cultivés, presque tout le monde parlait aussi anglais et français. Aujourd’hui, avec Syriza, la classe
moyenne avait trouvé un nouvel espoir. En Europe, Syriza est assimilé à la gauche, mais c’est bien le parti
de la classe moyenne, la seule en Grèce à payer des impôts, puisque les ultrariches réussissent encore et
toujours à y échapper.» L’amour pour le pays ne l’empêche pas d’en voir tous les travers, les trafics, la
corruption, les inégalités.
Et c’est bien ce qui sert de toile de fond au roman noir de Verdan. Son héros, un inspecteur désabusé,
doit enquêter sur une tête décapitée retrouvée le long de la frontière, à deux pas d’un des bordels que
fréquentent les agents de Frontex. La hiérarchie n’espère pas la résolution de l’affaire, mais bien qu’elle
soit étouffée afin de ne pas mettre à mal les capitaux européens censés affluer ici. Car c’est là que doit
être érigé un mur de barbelés destiné à lutter contre l’afflux de migrants (oui, un des premiers). Et
Le Mur grec
l’attribution du projet suscite bien des convoitises, en particulier celles d’un entrepreneur allemand qui
casse les prix. Y a-t-il un lien avec le meurtre?
À peine sorti, le livre de Verdan a déjà connu un joli succès, poussant son éditeur, Bernard Campiche, à
lancer une réimpression après les 3000 premiers exemplaires. Pas mal pour un livre romand. L’auteur,
lui, qui travaille encore dans le journalisme et les relations publiques, vient de déménager son bureau à
Lausanne, avenue William-Fraisse 4. Il en profitera pour y ouvrir trois après-midi par semaine une
librairie de livres anciens, Molly & Bloom, ne vendant que des bouquins qu’il a lui-même acquis au fil du
temps.
DAVID MOGINIER, 24 Heures
Un mur de 13,5 km a été érigé il y aura bientôt trois ans sur la seule partie de frontière terrestre entre la
Grèce et la Turquie. Sinon, la frontière entre les deux pays est matérialisée par le fleuve Evros. L'histoire
que raconte Nicolas Verdan, dans Le Mur grec, se passe avant la construction de ce mur, à la fin de
l'année 2010 et au début de l'année 2011.
Cette même année 2010, la Grèce connaît un premier pic de crise économique dû au surendettement de
l'État grec, à son fort déficit budgétaire et à son administration pléthorique. Tous éléments fauteurs de
corruption, laquelle n'est ni de droite ni de gauche. Comme le disait le philosophe anglais, Lord Acton:
«Le pouvoir corrompt. Le pouvoir absolu corrompt absolument.»
Le roman de Nicolas Verdan est au fond un prétexte pour décrire ce contexte de crise, à laquelle, à
l'époque, s'ajoute la volonté du gouvernement grec de dresser un mur pour contenir les flux migratoires
qui ne cessent d'enfler en provenance de la Turquie. Le livre est donc doublement d’actualité...
Ce roman est aussi un roman policier. À proximité du fleuve Evros, près d'un bordel qui porte en lettres
roses le nom d'Éros, une tête sans corps est retrouvée. Le prologue indique au lecteur qu'elle a été
coupée à la hache lors d'une lutte confuse qui a mis aux prises une femme, qui s'avérera être une
prostituée russe, et deux hommes.
L'enquête est confiée à Agent Evangelos, un policier athénien, dépêché sur place par sa hiérarchie. Il
apparaît très vite que cette dernière ne lui demande pas tant d'éclaircir le crime que de faire en sorte
que le financement du mur par l'Union européenne, que celle-ci refuse encore, ne soit pas compromis.
Or un des deux hommes du prologue, celui dont la tête est restée sur les épaules, est venu bousculer les
intérêts financiers d'une personne, qui est de connivence avec des hommes politiques grecs de tous bords.
Cette personne a fait une proposition hors de prix pour cette construction, défiant donc curieusement
toute concurrence.
L'intrus de l'affaire, Nicholaus (Nikos) Strom, Allemand de mère grecque, représentant de commerce,
fort de réalisations de murs précédents, en partenariat avec une société israélienne, a en effet fait une
proposition pour construire le mur à la moitié du prix de la proposition officielle, que cette personne
d'influence réussit tout de même à faire accepter...
Ce roman serait bien noir, et sordide, si l'auteur ne parlait pas, récit faisant, de la Grèce qu'il aime:
«Le temps va au beau. Au nord de la plaine centrale de l'Attique, cette immense brouette chargée
d'éclats de marbres, le crâne chauve du Pentélique révèle sa face orientale au soleil.»
De l'amour qu'Evangelos porte à sa fille qui fait de lui un grand-père en mettant au monde une fille:
«Aussitôt parvenu à l'étage des nouveau-nés, Agent Evangelos se pose derrière un pilier, tout au fond,
loin des ascenseurs. Andromède lui a envoyé un texto pour lui dire que sa mère était encore dans la
chambre, avec son compagnon.»
Des amours, même mortes, de Christina et de Nikos:
«Christina buvait ses paroles et elle était surprise de s'y retrouver. Il n'y avait que Nikos qui parlait. Elle
déjà, à sa manière, se taisait. Mais elle devait sourire et lui, il lisait dans son sourire à elle le seul langage
qui alors comptait.»
Le gouvernement grec obtiendra-t-il que l'Europe finance le Mur, dont la manne ne sera alors pas
perdue pour tout le monde?
Telle est la question à laquelle répond le livre de Nicolas Verdan, qui imagine un scénario machiavélique
et vraisemblable. Ne sortent pas grandis de cette histoire les politiciens grecs, les hauts fonctionnaires du
pays et, même, des gardes-frontières de la Frontex, l'Agence européenne chargée de la surveillance des
frontières extérieures de l'Europe...
Blog de FRANCIS RICHARD
Le Mur grec
Voyage dans le labyrinthe grec avec Nicolas Verdan
Sur les pas d’Agent Evangelos, enquêteur et grand-père, lancé à la poursuite d’une tête sans corps, surgit un
monde en crise aux frontières de l’Europe où le chaos se mêle à la poésie, où l’Antiquité, la dictature et le
temps présent se télescopent
Quittez les écrans de télévision, lâchez les bulletins d’informations économiques, oubliez un peu les
aventures d’Alexis Tsipras à Bruxelles et respirez. Respirez cette «haleine des marécages» qui monte du
delta de l’Evros dans l’hiver grec et glacial, ce «fleuve-frontière» aux confins de l’Union européenne qui
crache sans fin des réfugiés. Arrêtez-vous un instant, le temps de quelques histoires drôles et amères et de
quelques verres entre amis au Batman; ce bar enfumé d’Athènes, où «l’air de la liberté se respire à noirs
poumons»; où Agent Evangelos, héros désabusé, rêve de fêter, pour changer un peu de ses enquêtes sans
cesse entravées par un pouvoir sinueux, la naissance de sa première petite-fille. Voici venir une autre
Grèce, plus dense, plus surprenante, plus attachante que celle qui défile sur les écrans de télévision et sur
les présentoirs de cartes postales. Voici une Grèce vue de l’intérieur, une Grèce à ressentir, à éprouver.
Comme on s’y attend dans un roman contemporain dont le titre, Le Mur grec, évoque l’actualité, ce pays
est bel et bien décrit comme en proie à des crises multiples: dette, migrants, trafics en tout genre,
corruption, extrémisme, fossé entre pauvreté et hyper-richesse. Là, pas de surprises. Mais ces crises
s’incarnent avec force dans les histoires et les personnages que porte Nicolas Verdan.
La Grèce n’est pas ici, non plus, le simple décor d’une intrigue policière. Oui, c’est un roman noir; oui, il
y a un meurtre, des mobiles, une enquête, une course poursuite, et une sorte de justice, au final, même si,
au bout du compte, Némésis, déesse de la colère et de la vengeance, ne l’emporte pas tout à fait. Le livre
ne sert pas non plus de prétexte à un cours de géopolitique ou à un reportage au long cours, habilement
romancé. Même s’il y a de ça dans Le Mur grec. Nicolas Verdan n’est pas journaliste pour des prunes.
Crise, intrigue policière et géopolitique, oui. Mais il serait dommage de réduire Le Mur grec à ça. Ce qui
séduit, ce qui fait la différence, c’est la capacité du roman à rabattre vers le lecteur l’air, la couleur du
ciel, les odeurs, l’aspect et l’humeur des choses et des gens, la trouille des uns, la crânerie des autres, la
noblesse de quelques-uns. «Il ne portait pas de casque et il se disait qu’Athènes avait une odeur à nulle
autre pareille: un mélange d’essence d’eucalyptus, de pain frais, de fumée de cigarette et de gaz
d’échappement.» Profondeur géographique et sociale. Nous voici dans le paysage, dans ces rues, le long
du fleuve, dans les hôpitaux, les hôtels, les aéroports, au commissariat, en jeep, à pied le long des
anciennes voies ou des autoroutes en quête d’un abri.
Profondeur historique aussi. Agent Evangelos, serviteur de l’État mais aussi de la justice, se souvient de
cet étudiant qu’on lui demanda de gifler sans sourciller, en 1973, quand les colonels étaient au pouvoir;
puis, sous d’autres régimes, moins totalitaires, des enquêtes à classer sur ordre. Goguenard, il écoute les
ordres d’aujourd’hui. Parallèles.
Sous le fait divers sordide surgit aussi la mythologie. Bacchanales sous l’œil de Dionysos lorsque les
femmes devenues folles dépècent leurs propres enfants. Bacchantes surgies d’une tragédie, descendues
d’un vase grec. Métaphore.
Et puis, il y a, dans ce livre, cette manière de partager des mots, de la musique, des impressions, des
savoirs, des rencontres, des amitiés, des amours aussi. Il y a une générosité dans Le Mur grec. Nicolas
Verdan est là, Grec par sa mère, qui vous ouvre les portes de son monde, de ce pays que, Suisse et Grec à
la fois, il aime et rejoint régulièrement. Il n’est pas loin d’ailleurs: un personnage lui ressemble un peu,
ce Niklaus, dit Nikos, à la fois Allemand et Grec, un peu naïf mais courageux, dont il joue et se joue avec
humour et sans prétention. Rien de définitif non plus. Pas de leçons à donner, dans Le Mur grec. Et on
suit, sans le lâcher, ce récit habilement construit, moins pour l’intrigue peut-être que pour les labyrinthes
qu’elle nous fait découvrir.
ÉLÉONORE SULSER, Le Temps
Nicolas Verdan. Le Grec de Chardonne
Nicolas Verdan a deux amours: Chardonne, dont il a arpenté les rues, les vignes et les forêts gamin, et la
Grèce, où sa mère est née, avant de se retrouver dans un pensionnat à Lutry. Il est du genre fidèle: tout
Le Mur grec
en surveillant la construction de son futur foyer dans le jardin de la maison de famille à Chardonne, il
publie un nouveau roman, «Le Mur grec», dont l’action se passe entièrement en Grèce. À la maison,
enfant, il mangeait grec, parfois, fêtait la pâque grecque. «Les mères suisses étaient différentes de la
mienne. Elles trouvaient le ski naturel. J’avais parfois l’impression d’être un demi-étranger...»
Devant, autour, des vignes, puis le Léman. À la mort du grand-père, son père en a gardé le parchet et
continué la vinification. Du coup, chaque année, des bouteilles étiquetées «Verdan» sortent de la cave.
«Je voyais mon père en costume au gymnase de Burier la journée, où il enseignait, et enfiler un bleu de
travail en arrivant à la maison. Lui et ses frères, pourtant trois intellectuels, ont gardé un lien fort avec le
travail de la terre.» Adolescent à Burier justement, son père Jacques et ses deux oncles André et
Jean-Paul y enseignent en même temps qu’il étudie. «Je sentais une certaine pression!»
Il leur doit un esprit «clanique» et une carrière d’immense lecteur. «J’épuisais mes parents, je lisais les
livres des vacances avant les vacances!» À 18 ans, il décide de devenir journaliste et multiplie les piges
dans les journaux avant d’entamer des études de sciences politiques à Lausanne. À 22 ans, il passe un an
et demi en Grèce, en revient avec le manuscrit du Rendez-vous de Thessalonique, que Bernard Campiche
s’empresse de publier.
Suit un parcours impeccable au quotidien 24 heures, où il commence comme rédacteur en rubrique
internationale pour terminer rédacteur en chef adjoint de 2008 à 2010, et un chemin d’écrivain original
et ambitieux: Chromosome 68 en 2008, Saga – Le Corbusier en 2009 et en 2012 Le Patient du docteur
Hirschfeld, basé sur l’histoire d’un sexologue du IIIe Reich spécialisé dans l’homosexualité, lauréat des
prix Schiller, du Public de la RTS et du Roman des Romands. Depuis 2010, il vit de sa plume et pratique
différents types d’écriture, institutionnelle, publicitaire, journalistique ou récit de vie.
«J’ai adoré être journaliste. C’est un sésame fabuleux pour voyager et passer d’un univers à un autre, un
jour dans le bureau d’Ariel Sharon, le lendemain avec un marchand d’abricots en Valais. Avec
l’évolution du métier, j’ai parfois l’impression de marcher sur un pont qui s’écroule derrière moi.»
Son nouveau roman, «Le Mur grec», noir, acide, désespéré et pourtant tonique, a été nourri de plusieurs
reportages en Grèce à la frontière avec la Turquie, lieu de trafics de toutes sortes, drogue ou êtres
humains, migrants clandestins ou prostituées, protégé par un mur de barbelés de 12 kilomètres. Il
imagine un inspecteur d’Athènes appelé par ses collègues du nord, qui ont retrouvé une tête coupée, non
loin d’un bordel de filles de l’Est réduites en esclavage. «La fiction permet de mieux rendre certaines
réalités, de faire passer des émotions intimes. J’ai ressenti une forme de libération en m’y consacrant.»
Évoquer la Grèce le met en colère. «La Grèce se résumait à l’ouzo et au sirtaki pour les journalistes,
jusqu’en 2011! Il y a une grande ignorance de l’histoire du pays.»
Père d’un Guillaume de 21 ans et d’un Yannis né l’an dernier, compagnon de l’écrivaine Sonia Baechler,
il aime Handke, Roberto Bolaño, Claude Simon, Max Frisch, et prépare pour octobre l’ouverture d’une
librairie pour bibliophiles avenue Fraisse à Lausanne. Son nom? Molly & Bloom. Il y a de la Joyce dans
l’air.
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo-Payot-Libraire, Sélection le meilleur de la rentrée littéraire