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LIVRES
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Une histoire mondiale du communisme
(t. I: Les bourreaux)
de Thierry Wolton
Paris, Éditions Grasset, 2015, 1128 p., 39,00 €
par Claire Brière-Blanchet
«
DE TOUS LES TOTALITARISMES», écrit
Thierry Wolton, ce fut «la version communiste qui devait se charger de la tâche la
plus vaste parce que la plus vague » : anéantir
«l’ennemi de classe».
Et du fait de sa longévité et de l’étendue de
son champ d’action, les communistes ont réussi
pendant tout le XXe siècle à bâtir un territoire et
un modèle, une «civilisation», un système, qui
ont affecté le tiers de notre monde habité.
Comme un roman
Thierry Wolton nous entraîne dans cette aventure dès les premières salves des prémices
pétersbourgeois de la révolution – celle de février 1905 – et nous accompagne ou plutôt
nous entraîne tout au long d’une description de plus de 1 100 pages, qui aboutit à l’inimaginable et planétaire emprise du communisme, à son extension de l’Europe à l’Asie,
adossée à l’unité jamais démentie de son projet totalitaire.
Son histoire, encore aujourd’hui, n’en est toujours pas finie.
Le récit de Thierry Wolton fonctionne comme un roman, au plus près des hommes, des
acteurs et de leurs comparses. Il y décrit la mise en place d’un système de coercition unique
au monde. Et, indépendamment des circonstances qui ont pu, dans la Russie tsariste et dans
le contexte de la Première Guerre mondiale, favoriser l’éclosion d’une telle entreprise criminelle, il a fallu des hommes pénétrés de leur mission révolutionnaire et donc taillés pour
cette tâche prométhéenne; il a fallu des êtres doués d’une particulière cruauté; il a fallu des
dirigeants dotés d’une capacité hors du commun et d’une aptitude monstrueuse à exercer
une contrainte de fer pour soumettre des millions et des millions d’hommes et faire plier
des peuples entiers, sans hésiter à pratiquer des crimes – d’où l’intitulé du premier volume:
Les bourreaux – et bâtir ainsi certaines des plus féroces de nos sociétés contemporaines.
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Pour que le système communiste ait pu durer aussi longtemps, au point de caractériser tout
notre siècle passé, il a fallu également de lâches et criminelles complicités, mais aussi de
fatals aveuglements adossés à des circonstances exceptionnelles – deux guerres mondiales –
et, en miroir, un autre totalitarisme tout aussi cruel et meurtrier que le communisme: le
nazisme.
La force du travail de Thierry Wolton est qu’il passionne, alors qu’un tel récit aurait pu
lasser. Tant et tant d’ouvrages ont été édités sur le sujet, écrits par des historiens acharnés à
décrypter les archives, à déterrer les crimes et à nous ouvrir enfin les yeux! N’oublions pas
la puissance des partis communistes des années 1950, les enthousiasmes révolutionnaires
des années 1960-1970; n’oublions pas non plus que, dans le monde entier, tout un pan des
opinions avait succombé aux illusions paradisiaques du communisme ou du socialisme
triomphant. Ces historiens qui nous ont éclairés ont nom François Furet, Simon Leys,
Martin Malia, Alain Besançon, Robert Conquest, Stéphane Courtois et Nicolas Werth, Boris
Souvarine, Françoise Thom, Jung Chang et Jon Halliday, Philip Short, etc. Grâce à leurs
travaux, on pensait tout savoir et pourtant… Loin de nous lasser, cette Histoire mondiale du
communisme, qui expose pour la première fois la totalité du tableau de cet enfer moderne,
nous surprend et nous prend à la gorge.
Et là est le miracle de cette entreprise: le «récit» y est «primordial», comme le précise
Thierry Wolton. Il n’en existait pas de tel auparavant, donnant à lire dans sa totalité les
tenants et aboutissants de ce phénomène. Non pas, écrit l’auteur, qu’il ait la prétention
d’écrire une histoire mondiale exhaustive du communisme, mais il a voulu faire un essai
d’investigation historique, au plus près des faits et des personnages. Et c’est ce qui confère
toute sa force à ce livre. Par moments, nous assistons en direct à un débat du bureau politique ou bien nous voyons Staline donner l’ordre de la énième exécution ou encore nous
suivons quelques disputes qui vaudront la mort aux contrevenants. On voit aussi les dirigeants partir à l’assaut des populations, Ukrainiens ou Tatars; on est là au moment où se
prend la décision d’abattre tels ou tels dirigeants… Il a fallu dix ans à Thierry Wolton pour
réussir pareille gageure.
Ce premier volume est un récit chronologique et explicatif de la conquête du monde
par les communistes.
Dès les premières pages, nous suivons quasiment en direct, en 1917-1918, la mise en
place de la Tcheka et des camps de concentration. Lénine, avec Felix Dzerjinski mais aussi
Trotski, longtemps présenté comme un intellectuel révolutionnaire à l’esprit libre, victime
d’un Staline brutal et borné. Ces trois-là, tels que décrits par les mémoires, les témoignages
et les archives, étaient en fait aussi féroces les uns que les autres. Nicolas Boukharine, rédacteur en chef de la Pravda, construit alors l’organe de propagande exclusif des dirigeants
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bolcheviks : l’information est tout de suite sous contrôle. Trotski est nommé, dès les
premières heures, «Commissaire du peuple à la guerre». En fait de direction, «ce sera avant
tout celle de la guerre civile». C’est encore Trotski qui en appelle à la mise sur pied de camps
de concentration pour punir les ennemis de la révolution. Et cela dès le 4 juin 1918. Les
premiers camps ouvrent deux mois plus tard. En quelques années, ils se répandront sur tout
l’espace russe.
À l’été 1918, Lénine impose déjà un communisme total. Les dissidents, les socialistes
révolutionnaires, les mencheviks, les koulaks, les paysans, et tous ceux qui ne marchent pas
au pas, devront plier. Avec le chaos et les changements brutaux, les réquisitions, les gens ont
faim et se soulèvent. Lénine écrit:
«Nous devons imposer la terreur de masse immédiatement, fusiller et déporter des
centaines de ces prostituées qui ont amené à se saouler des soldats et d’anciens officiers et ainsi de suite. Pas une minute de délai […]. Perquisitions de masse, exécutions pour dissimulation d’armes, déportations en masse des mencheviks et des
individus sujets à caution […]. Organiser une garde rapprochée renforcée […]
lancer une terreur de masse sans pitié contre les koulaks, les prêtres et les gardes
blancs […] le combat final se déroule partout».
Et il ajoute:
« Pendez [en public pour que le peuple voit] pas moins de 100 koulaks bien
connus, des profiteurs, des sangsues […] Sélectionnez les otages […] Trouvez des
gens plus durs.»
Dès la fin de 1918, les dirigeants bolcheviks ont éliminé leurs principaux opposants. La
terreur peut s’étendre à tout le pays et à toutes les catégories sociales, sans exception : si les
ouvriers font grève comme à Astrakhan ou si certains soldats rudoyés se mutinent, ils sont
fusillés ou jetés d’une péniche dans la Volga avec une pierre au cou. Quatre mille seront
exécutés de cette manière à Astrakhan en 1919. Deux cents ouvriers seront fusillés à
Petrograd, et on se souvient du massacre des marins de Kronstadt : cinq cents fusillés
immédiatement, puis deux mille un peu plus tard, et d’autres encore, déportés dans les îles
Solovki sur la mer Blanche. Le bilan humain est dramatique. Peu à peu, tous les ouvriers
en ce pays pionnier du bonheur socialiste sont assignés à résidence. Passeport et autorisations pour circuler dans le pays, interdiction de changer de domicile à l’intérieur même
d’une ville, de changer d’usine et voire de changer de poste de travail sans ordre du
responsable du Parti. L’ouvrier russe a moins de liberté de déplacement qu’un esclave des
champs de coton en Louisiane.
Les grandes campagnes exterminatrices se succèdent, meurtrières et impitoyables. Des
millions de paysans meurent affamés ou déportés. De grandes vagues de famine vont
détruire des campagnes entières : celle de 1921-1923, celle de 1926-1927 et surtout la
grande famine organisée en Ukraine de 1931-1932, «holodomor» (extermination par la
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faim), reconnue aujourd’hui par certains au titre de «génocide». La production agricole
de la Russie ne s’en remettra jamais et le pays vivra, pendant plus de soixante ans, sous le
signe de la pénurie. Encore pendant les années qui ont précédé immédiatement la perestroïka, les étals d’alimentation étaient cruellement vides.
Haïs par les bolcheviks, le pire sera réservé aux Ukrainiens. Ceux-ci jouissent d’une
langue et d’une culture propre, leur passé n’a pas toujours été russe (ils subirent un temps
la domination polonaise) et ils ont une Église indépendante. Leur martyre sera inimaginable. Les famines effroyables de ces années-là seront suivies par les années de «la Grande
Terreur». À l’été 1932, Staline donna l’ordre de «ne pas lésiner sur les moyens». Le grand
ordonnateur du martyre de l’Ukraine, Lazar Kaganovitch, accompagné de Molotov, réquisitionne les céréales, se servant à volonté sur les récoltes et les réserves ; les milices du
peuple tuent les paysans et violent les femmes. Molotov déclare: «Un vrai bolchevik doit
mettre les besoins de l’État prolétarien à la première place»… Les Ukrainiens meurent de
faim et agonisent à même la rue, certains se dévorent entre eux ; les enfants seront les
premiers sacrifiés…
Rien ne sera épargné au peuple. Et lorsqu’enfin il est décimé, les bourreaux trouvent
encore le temps et la force d’abattre la hache sur la tête du voisin, du camarade, de l’ami.
Seront torturés, avilis et exécutés tous les grands commis de la révolution russe :
Boukharine, Radek etc., mais aussi des amis d’enfance de Staline, les Georgiens Kamenev
et Kaganovitch. Pire: on déporte sur ordre les épouses et les enfants des «traîtres» ou on
les exécute. Les dignitaires ne protestent pas, souvent ils s’accusent eux-mêmes pendant les
procès afin de sauver leurs familles, qui sont pourtant, tout de suite après, sauvagement
assassinées. Une partie des membres de la famille de Staline ne survivra pas non plus. Ils
seront déportés ou exécutés.
Les grands procès des années 1930 vont justement permettre d’abattre la première
génération des bolcheviks historiques pour la remplacer par une autre, plus jeune et avec
encore moins d’état d’âme. Cette nouvelle vague de dirigeants bénéficie de privilèges que
seule confère l’obéissance absolue au Parti. Cantines réservées et meilleurs repas, logements plus confortables, magasins spéciaux où l’on paie en devises, facilités de circulation
et pouvoir immense sur autrui.
À suivre Thierry Wolton dans cette fresque gigantesque, on est saisi de vertige, on
avale le crime au kilomètre. Et que dire encore de l’immense manipulation de l’« antifascisme », antifascisme trahi par la signature du pacte germano-soviétique ? Sa longue
description représente un livre dans le livre, un récit détaillé et précis d’une sacrée
manœuvre, un chef-d’œuvre de cynisme réalisé avec la fervente collaboration de tous les
partis communistes à travers le monde. Ainsi les regards se détourneront de l’essentiel :
une extermination de masse au sein de la société civile afin que se constitue un État
monstrueux et qu’il prospère.
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Le mensonge
Avec des publications, des journaux et des communiqués qui ne sont plus que propagande
au service de la dictature, il devient évident que le mensonge tient une place centrale dans le
discours communiste. Mensonge éhonté et vérité trafiquée dès les premières heures du
régime.
La légendaire et épique prise du palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg n’est en réalité
qu’«un coup d’État déguisé en révolution». Le Petrograd de l’époque est une ville chaotique, hantée par des soldats désœuvrés de retour du front, les installations gouvernementales sont à peine défendues, le gouvernement Kerenski est en pleine crise. Quelques
hommes déterminés s’emparent alors du palais et de bâtiments stratégiques. À la nuit
tombée, tout le monde est couché et l’épique bataille se termine en beuverie dans les caves
bien fournies du tsar. «Les insurgés ont ramassé le pouvoir plus qu’ils ne l’ont renversé».
L’histoire du communisme, telle qu’inventée et mise au point par les vainqueurs, va leur
conférer une stature héroïque glorieuse et fausse. Le film d’Eisenstein, Le cuirassé Potemkine,
une fiction magnifique, fera office de compte rendu officiel, quasiment de reportage.
Désormais le monde entier y verra la vérité de la révolution russe.
De même, lorsque Thierry Wolton rend compte du récit de la Longue Marche en
Chine, il rapporte l’incroyable mystification qui a nourri la propagande chinoise et qui se
raconte encore aujourd’hui dans le pays. La Longue Marche est intouchable. Cette légende
est devenue la vérité imposée par Mao, dans son ascension forcenée vers le pouvoir, avec
l’aide de Deng Xiaoping qui dans L’étoile rouge ne cessa de chanter les victoires d’une
troupe pourtant réduite à la portion congrue. Le moindre accrochage y devint une
héroïque bataille, telle la bataille du pont de Luding, qui fonctionnera désormais comme
l’équivalent chinois du Cuirassé Potemkine russe. Il est savoureux de lire les comptes rendus
d’archives et les témoignages rapportés par l’auteur et de les comparer aux films et récits de
propagande qui font figure encore aujourd’hui de vérité officielle.
À Hanoï en 1945, la prise du pouvoir rencontra peu de résistance dans une société
rurale livrée à elle-même, victime d’une effroyable famine, d’inondations et d’une extrême
misère. Les comités vietminh multiplièrent les exécutions, violant et décapitant les
«ennemis du peuple». Le Sud fut reconquis par le général Leclerc, mais Ho Chi Minh,
soutenu par Moscou, triompha au Nord.
En Corée du Nord, le passé de Kim Il Sung, présenté comme celui d’un héros patriotique vainqueur des Japonais, n’est en réalité que celui d’un groupe militaire de trois cents
hommes tout au plus qui harcelaient les Japonais. Il fut décimé et quelques survivants
tombèrent aux mains des Soviétiques. Dont Kim, intégré ensuite à l’armée soviétique.
Moscou fit le reste.
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Immense sera la crédulité des hommes hors de l’empire. Le Komintern, aux mains de
Karl Radek, essaimera partis communistes et antennes de Moscou partout dans le monde et
plus particulièrement en Europe. Et nombreux seront les témoins éblouis et aveuglés qui ne
verront que du feu face aux crimes : aveuglés certes, mais aussi fascinés par ces personnages
funestes et pervers. Ainsi Roosevelt pendant les négociations de Yalta, ou encore Edgar
Hoover qui verra en Staline un «good guy». Seul Winston Churchill, lucide comme à son
habitude, notera par exemple chez Molotov «son sourire sibérien, ses mots soigneusement
pesés et souvent raisonnables, sa manière affable de se tenir, [qui] en faisaient l’instrument
parfait de la politique soviétique dans un monde qui respirait la mort».
La mort, c’est bien le mot, le seul, pour ces régimes communistes qui ont exterminé
chez eux et dans le monde ceux qu’ils prétendaient libérer du joug du capitalisme et des
souffrances de l’exploitation, ceux auxquels ils avaient promis le bonheur. Ils les ont traînés
dans le sang et menés à la tombe, des millions de tombes.
Thierry Wolton écrit qu’il n’a pas fait œuvre d’historien et qu’il se situe modestement
en héritier de Soljenitsyne – mais sa façon de raconter rend cet ouvrage unique.
On en termine la lecture bouleversé.
L'INSTITUT
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avec un historien, écrivain, journaliste, chercheur, etc.
suivie – pour ceux qui le souhaitent –
d’un dîner avec le (ou les) intervenant(s)
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