télécharger cet article - l`Institut d`Histoire sociale

Transcription

télécharger cet article - l`Institut d`Histoire sociale
DOSSIER
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page53
MÉMOIRE ET HISTOIRE DU COMMUNISME
Thierry Wolton* et Françoise Thom**
à la Société historique et littéraire polonaise de Paris
Une histoire mondiale du communisme
L
E 28 JANVIER 2016, Thierry Wolton est venu présenter son nouveau livre, Une Histoire
mondiale du communisme, à la Bibliothèque polonaise de Paris, si joliment située quai
d’Orléans dans l’île Saint-Louis. Casimir Pierre Zaleski, en tant que président de la
Société historique et littéraire polonaise de Paris, fit les présentations. Il rappela que c’était la
deuxième «soirée auteur» organisée récemment en ces lieux chargés d’histoire, après la conférence sur la Pologne animée par Georges Mink. M. Zaleski présenta le livre de Thierry Wolton,
«si utile à la connaissance de l’histoire du XXe siècle» et se réjouit de ce que Françoise Thom ait
accepté de donner son point de vue sur l’ouvrage.
Nous remercions les deux acteurs de la soirée de nous avoir permis de reproduire leurs
interventions, nous félicitons Mme Catherine Gorski d’avoir eu l’initiative d’une telle soirée et
M. Zahorski de l’avoir réalisée. Le dialogue qui suit éclaire naturellement l’ouvrage de
Thierry Wolton mais il pose aussi, y compris dans les divergences que l’on sentira à la fin de la
présentation, quelques questions fondamentales touchant à l’histoire, et même à la morale.
© DR
Thierry Wolton : Le projet d’écrire ce livre
m’est venu tout simplement de ce qu’un tel
ouvrage retraçant l’histoire mondiale du
communisme n’existait pas. Quelques ouvrages
universitaires réunissant des spécialistes de la
Chine, de la Russie, de Cuba, etc. racontent
l’histoire du communisme. Mais il n’en est pas
d’écrits d’une seule main. C’est pourquoi ce
récit, je voulais le mener à bien. Je dis «récit»
* Journaliste et essayiste, auteur notamment de Le grand recrutement (Grasset, 1993), Le KGB au pouvoir, le système
Poutine (Buchet-Chastel, 2008) et de Une histoire mondiale du communisme (tomes I et II, Grasset, 2015).
** Agrégée de russe, docteur en histoire, auteur, notamment, d’une édition critique des Mémoires de Sergo Beria, Beria,
mon père: au cœur du pouvoir stalinien (Plon-Criterion, 1999) et de Beria: le Janus du Kremlin (Éd. du Cerf, 2013).
N° 59
53
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page54
HISTOIRE & LIBERTÉ
car ce n’est pas un livre universitaire, un ouvrage scientifique, au sens où on l’entend à
l’université, même s’il est scientifique dans son approche. J’ai en effet pensé qu’il fallait que
j’amène le lecteur à cette histoire. Je ne sais si j’y ai toujours bien réussi mais il y a beaucoup
de couleurs, d’événements mis en scène, sans bien sûr que la réalité soit trahie. Je tenais
beaucoup à cette manière d’écrire afin d’attirer les gens qui ne sont pas des spécialistes. Le
projet n’est pas encore achevé puisqu’un troisième tome est en préparation, qui sortira
pour le centième anniversaire de la Révolution bolchevique de 1917.
Je voudrais d’abord vous expliquer le mode d’emploi à utiliser pour aborder ces livres.
D’abord, ils se lisent indépendamment les uns des autres. On n’a pas besoin de les lire dans
l’ordre, même si c’est préférable. On peut les lire dans le désordre car dans aucun des deux
je ne fais référence à l’un ou à l’autre. Ils ont chacun une approche différente. Les deux
premiers volumes, ceux qui sont parus, portent sur le communisme au pouvoir et donc sur
tous les pays qui ont été conquis au cours du XXe siècle par l’idéologie communiste. Cela
concerne une trentaine de pays du monde et un tiers de l’humanité.
Mais ces livres racontent l’histoire de deux manières différentes. Le premier la raconte
du côté du pouvoir, et il la raconte chronologiquement. Je devais me débarrasser d’abord de
la chronologie car en histoire, si l’on ne maîtrise pas la chronologie, on est perdu.
Le premier livre commence donc en 1917 et finit en 1979 parce que c’est l’année de l’invasion de l’Afghanistan, la dernière conquête du communisme. Après, ce n’est plus qu’une
affaire de décadence.
Le deuxième livre est vu, lui, du côté de la société. Du côté des victimes, car celles-ci, ce
ne sont pas seulement les gens envoyés au goulag, fusillés ou morts de faim. Des victimes, il
y en a dans la vie quotidienne et le livre traite de la manière dont les gens ont vécu ou
survécu dans ce système.
M’étant débarrassé de la chronologie dans le premier tome, j’ai pu adopter une
approche thématique dans le second, sans craindre de mélanger les choses et les gens. Ainsi,
quand je parle des paysans, j’évoque les paysans chinois, russes ou cubains. Je retiens les
permanences. Comme je le dis en introduction, c’est en réalité la grammaire du système
que montre ce livre.
L’ouvrage s’intitule Une Histoire mondiale du communisme. «Une» histoire! Je tiens
beaucoup à cet article car ce n’est pas l’histoire mais mon histoire, si je puis dire, en tout cas
«une histoire» telle que j’ai voulu la présenter. Je n’ai pas triché sur les faits. Je m’en suis
tenu à eux. Mais leur présentation est libre. L’interprétation est mienne et je n’ai pas la
prétention d’être objectif. Je ne crois pas à l’objectivité en histoire, cela n’existe pas.
L’histoire est une affaire très humaine, ce sont les hommes qui la font, ce sont les hommes
qui l’écrivent. Les points de vue peuvent différer. Les seules choses importantes sont la chronologie et les faits. On ne peut tricher ni sur l’un ni sur l’autre. C’est donc, à propos de l’histoire du communisme, ma façon de voir, ma compréhension du système. Je n’ai pas la
54
AVRIL 2016
UNE HISTOIRE MONDIALE DU COMMUNISME
prétention de posséder la science infuse et la Vérité avec un grand «V» - et de toute façon je
ne crois pas que la vérité existe en histoire. Je ne suis pas seul à m’exprimer dans ces livres!
J’y ai mentionné beaucoup d’autres voix que la mienne: des témoignages, des extraits de
romans, des documents auxquels on a pu accéder avec l’ouverture – relative – des archives.
J’ai voulu proposer un récit qui était mien bien qu’étayé par des apports extérieurs.
L’ensemble est ainsi assez polyphonique même si, au bout du compte, c’est moi qui mène
tout cela.
© DR
Le troisième tome s’intitulera «Les complices». J’y traiterai de l’Internationale communiste, des partis communistes qui n’ont pas été au pouvoir (il y en a pléthore!). Je parlerai
aussi de la chute du système, de la complicité des intellectuels, des hommes politiques et des
hommes d’affaire occidentaux – il ne faut pas les oublier, ceux-là: ils ont quand même
accepté de commercer avec le diable. Et la dernière partie de ce livre sera l’héritage, donc ce
qui reste du communisme aujourd’hui: il existe malheureusement encore quelques pays
communistes – ça, c’est l’héritage direct. Il est aussi des démocraties qui ne se portent pas
très bien – je pense à la Russie de Poutine, un des chevaux de bataille de Françoise, et aux
problèmes que connaît la démocratie dans certains pays d’Europe centrale et orientale. Et
puis, il y a ce qui reste dans nos têtes car nous, Occidentaux, ne sommes pas innocents dans
cette affaire-là…
Françoise Thom: Je veux dire d’abord toute l’admiration que ce travail a suscitée en moi. J’ai
lu les deux volumes et j’ai beaucoup appris. Il n’y a
donc pas de raison d’être complexé devant les historiens. Il semble aussi que vous avez écrit ces livres
avec passion mais, à mon avis, s’il n’y a pas un petit
fond de passion dans un travail historique, il reste
ennuyeux. Je considère même que la passion dans
l’écriture est une vertu, y compris pour un historien.
Je ne pense pas du tout que la passion empêche l’impartialité. Ce n’est en rien exclusif.
Je voudrais, en partant de cette impressionnante
encyclopédie du communisme, vous soumettre quelques réflexions autour desquelles d’ailleurs je
tourne depuis longtemps et qui me sont revenues à la lecture de ces deux volumes et face à
l’anomalie du communisme. Il y a en effet une anomalie contre laquelle Martin Malia avait
buté dans son Histoire des révolutions[1], un ouvrage très intéressant dans lequel il avait
remarqué que, contrairement à ce qui s’est passé lors des révolutions européennes précédentes,
1. Éditions Tallandier, coll. « Approches », 2008, 462 p.
N° 59
55
dossier
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page55
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page56
HISTOIRE & LIBERTÉ
dans le cas du bolchevisme, du communisme, l’extrême-gauche est restée au pouvoir. La révolution russe s’est figée pendant soixante-quatorze ans en un mouvement radical. Malia écrit que
c’est comme si les Jacobins étaient restés au pouvoir de 1793 à 1867.
Tel est le premier point sur lequel on bute.
On a quelques éléments de réponse à ce problème de la longévité du bolchevisme en dépit de
toutes les catastrophes qu’il a provoquées. Le premier est que les bolchevistes ont eu avant tout
pour but non seulement de prendre le pouvoir mais aussi de le conserver. Dans leurs révolutions, ils ont toujours eu en tête ces deux objectifs. Dans L’État et la Révolution, Lénine cite
Marx et notamment son travail sur la Commune de Paris. Marx s’était demandé lui aussi
pourquoi les révolutions européennes n’avaient pas duré. La conclusion de Marx, reprise par
Lénine, c’est que les révolutionnaires avaient pris la machine de l’État telle qu’elle s’offrait à
eux, et ils avaient essayé de la faire fonctionner telle quelle, pour leur propre compte. La conclusion de Marx, et surtout de Lénine, c’est qu’il faut détruire la machine de l’État tout entière si
l’on veut rester au pouvoir. On peut dire que toute révolution tente de franchir un point de nonretour, de commettre l’irréversible. C’est pourquoi la Révolution russe s’est voulue régicide et a
fait exécuter le tsar. Mais les bolcheviks sont allés beaucoup plus loin que leurs prédécesseurs
dans la quête de l’irréversibilité. Il fallait détruire le pouvoir et ils sont parvenus à une «désinstitutionalisation» qui est restée la principale caractéristique des régimes communistes.
Les bolcheviks ont obtenu cela au sommet de l’État et l’on a vu Lénine, dès les premiers
jours de la Révolution, donner au Sovnarkom, le Conseil des Commissaires du peuple, des fonctions législatives – Lénine confond volontairement exécutif et législatif. C’est vrai aussi en bas de
l’État avec l’appui des bolcheviks à la paysannerie russe, laquelle avait des conceptions préétatistes. La paysannerie russe rêvait de la Volia, c’est-à-dire d’une liberté sans État, autogérée si
vous voulez. C’est là-dessus que Lénine s’est appuyé pour parvenir à cette «désinstitutionalisation» de l’État.
Thierry Wolton: Françoise a tout à fait raison: les paysans sont à la fois les grands acteurs et
les grandes victimes de ces révolutions. Tous les États communistes, sans exception, leur ont
promis la terre, pour laquelle il y a eu des mobilisations populaires. La Chine est aussi un cas
intéressant: avant que Mao prenne le pouvoir en 1949, il y existait des bases rouges dans
lesquelles les communistes ont organisé un grand mensonge vis-à-vis des paysans en leur
donnant (provisoirement mais ils l’ignoraient) la terre à cultiver – ce qui favorisa l’aura des
communistes dans le pays. Mais dès qu’ils arrivèrent au pouvoir ou quelques mois après,
comme l’avait fait Lénine, ils confisquèrent les terres. Les paysans vont être les grandes
victimes non seulement de ces mensonges mais aussi de répressions physiques puisque,
parmi les millions de victimes du communisme, il y a, avant tout, des paysans. Ce sont eux,
les paysans, qui vont mourir les premiers dans les déportations, dans les famines plus ou
moins organisées, en tout cas toujours instrumentalisées par les pouvoirs communistes. Les
56
AVRIL 2016
UNE HISTOIRE MONDIALE DU COMMUNISME
paysans sont les grands héros du
communisme mais aussi, en vérité,
ses grandes victimes.
En ce qui concerne l’État, question évoquée par Françoise, il faut
voir l’action des révolutionnaires –
Lénine d’abord, car les autres ne font
que le suivre, il est le maître à penser
de ce système. C’est lui qui a considéré, dès le départ, que puisque les
ouvriers ne voulaient plus faire la révolution et qu’ils s’embourgeoisaient, il fallait construire
un parti de révolutionnaires professionnels, c’est son fameux Que faire? en 1902. Le parti des
révolutionnaires va ainsi prendre le pouvoir au nom du prolétariat et instituer la «dictature
du prolétariat», toulours au nom du prolétariat – en fait la dictature sur le prolétariat. Cela
va se dérouler partout de la même façon: les idéologues communistes vont investir les appareils d’État, brisant ainsi l’État et l’utilisant. J’insiste beaucoup dans le livre sur cela: la révolution bolchevique, c’est la rencontre d’une idéologie, mortifère par certains côtés, et d’un
appareil d’État qui va la servir. Aussi préférai-je parler de Parti/État plutôt que d’État/Parti
parce que c’est le Parti qui dirige l’État, même si le Parti a besoin de l’État dans ce qu’il a de
répressif (police, armée, etc.). Vassili Grossmann ne cesse de répéter que c’est la rencontre de
l’idéologie et de l’État qui a fait que ce dernier est devenu un instrument aussi mortifère.
L’idéologie a trouvé dans l’État les instruments nécessaires pour s’imposer et broyer la réalité.
Françoise Thom: Outre l’appel aux paysans, il y eut l’appel à piller et détruire les entreprises
existantes. Ce fut un appel à l’anarchie. C’est une originalité de Lénine: tous les révolutionnaires précédents avaient peur d’être débordés et avaient peur de l’anarchie. Même Robespierre
avait neutralisé les hébertistes, craignant la montée aux extrêmes. Et en Russie, de même que
dans le Soviet de Petrograd, qui en mars 1917 était dominé par les mencheviks, la grande
crainte était d’être débordé par la masse et donc par l’anarchie.
Lénine, lui, de tous les révolutionnaires, a été le seul qui n’a pas craint l’anarchie et qui l’a
même appelée parce qu’il voulait mettre en place la «dictature du prolétariat», soit un pouvoir
désinstitutionnalisé, reposant sur des appareils et des organes comme la Tchéka ou le Comité
chargé du contrôle de toute l’économie nationalisée, organes constitués au fur et à mesure de la
destruction des institutions.
C’est pourquoi j’emploie avec prudence le terme d’État communiste. Il vaut mieux dire, en effet,
Parti/État. C’est un appareil de prédation et de violence dans lequel il n’y a pas de répartition claire
entre les pouvoirs et les compétences: comme l’a dit Lénine, même une cuisinière peut parvenir à la
tête de l’État. Pas de limitation et pas de séparation des pouvoirs ni de définition des compétences.
N° 59
57
dossier
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page57
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page58
HISTOIRE & LIBERTÉ
Cela a un effet sur la position du dictateur. Celui-ci – Lénine, Staline, Mao – arrive au
pouvoir parce qu’il est à la tête d’une faction qu’il impose. C’est un pouvoir qui est toujours
informel, ce qui place le dictateur en situation d’insécurité. Il se sent menacé par ses collègues.
Dans le pouvoir communiste, les éléments d’oligarchie et les éléments d’autocratie s’opposent.
Thierry Wolton: Ces gens sont eux-mêmes des fractionnistes et se méfient du fractionnisme. Au 10e congrès du parti bolchevik en 1921, une clause est introduite, qui sera mortifère pour les communistes eux-mêmes: l’interdiction des fractions. Auparavant, on pouvait
éventuellement ne pas être d’accord avec le Comité central, discuter, mener une politique
un peu différente et disposer dans la presse du parti de tribunes prônant une ligne qui ne
soit pas tout à fait la même que celle de la direction. À partir de 1921, c’est terminé. Il n’y a
plus qu’une seule idéologie, une seule pensée, une seule direction.
Cela a été terrible car au nom de cette unité, toute personne accusée de fractionnisme,
réel ou supposé, sera éliminée. Éliminée du parti mais elle pourra aussi – cela commence
sous Lénine – être mise à mort. Cette clause sur les fractions est très importante car elle sera
adoptée par l’ensemble des partis communistes, y compris par ceux qui n’ont jamais été au
pouvoir. Le Parti communiste français a évidemment lui aussi fonctionné comme ça.
Combien de communistes ont été exclus en France au nom du fractionnisme? Qui le définissait sinon celui qui était à la tête du parti?
Françoise Thom: C’est un pouvoir auquel on accède avec sa propre fraction! Et au fond, il
s’agit d’un pouvoir illégitime puisqu’on y accède par un putsch au sein du parti.
Le dictateur doit toujours tenir compte des relations d’oligarchie dans le système. Ce qui a
plusieurs conséquences. La première, c’est que pour tenir ses troupes, le parti est obligé de mettre
en avant la menace de l’étranger, la menace d’une guerre. Il est tout à fait clair que lorsque
Staline arrive au pouvoir, il élimine tous ses rivaux; or, en 1926-1927 se développe dans le pays
une forte peur de la guerre, car c’est le moment de la rupture des relations diplomatiques entre
la Grande-Bretagne et l’URSS. Cette frayeur ne reposait sur rien, évidemment, mais elle allait
servir à Staline pour galvaniser ses troupes et imposer la dictature de sa fraction, justement, et
procéder à la collectivisation.
La deuxième conséquence – originalité du bolchevisme – est que le dictateur, pour se maintenir au pouvoir et s’imposer à l’oligarchie communiste, choisit la voie de la radicalisation. Cela
nous explique aussi bien la collectivisation que ce qui s’est passé en Chine. Les deux cas sont
tout à fait similaires : Mao décide de collectiviser parce qu’au début des années 1950, il
commence à voir d’un mauvais œil la rivalité de ses collègues, contre lesquels il lance ce
programme de radicalisation. Stoppé dans un premier temps (1953-1954) et mis sur la touche
par les autres dirigeants du parti communiste chinois, Mao revient à la charge après ce premier
échec en lançant la politique du Grand bond (1958-1962). Ce sera son deuxième échec.
58
AVRIL 2016
UNE HISTOIRE MONDIALE DU COMMUNISME
Thierry Wolton : Il y a un principe idéologique dans le communisme, c’est qu’il faut
toujours occuper la position la plus radicale: celui contre lequel on va lutter est forcément le
droitier. Certes, tout le monde a en tête le livre de Lénine : La maladie infantile du communisme, le gauchisme. Mais cela, c’était avant la prise du pouvoir! À partir du moment où les
communistes dirigent, c’est différent. Tous les partis, même ceux qui ne sont pas au
pouvoir, recherchent cette position de monopole de la gauche qui place les rivaux dans une
position très dangereuse.
Françoise Thom: Cela permet au chef du parti de compromettre les hiérarques qui l’entourent. Staline a ainsi mouillé ses collègues dans la collectivisation et, après, il a pu les désigner à
la vindicte du peuple en dénonçant les abus et le vertige du succès. Cela lui a permis aussi de
lancer le grand renouvellement du parti et la Grande Terreur, suite de la collectivisation. Encore
un aspect original du bolchevisme: plus la crise provoquée par le dictateur est profonde et catastrophique, plus le malheur s’abat sur la population, plus il renforce son pouvoir. C’est une
logique vraiment infernale!
Thierry Wolton: Le champion absolu de cette pratique, c’est Mao.
Françoise Thom: Staline n’est pas mal non plus, dans le genre!
Thierry Wolton: Quand même! Mao a plusieurs fois été marginalisé mais a réussi chaque
fois à reprendre le pouvoir et, chaque fois, cela a été terrible pour le peuple chinois puisque
les morts se sont accumulés.
Françoise Thom: J’arrive à la fin de mes remarques sur ce que vous appeliez la grammaire du
communisme. Il y a une relation simple entre le pouvoir de plus en plus radicalisé et l’anarchie
institutionnelle propre à tous ces régimes communistes : on ne sait pas où est précisément le
pouvoir, il est secret. Tantôt tel ou tel organisme l’emporte, tantôt il perd de son influence, en
fonction des relations de ses dirigeants avec le dictateur. Il y a donc un lien entre cette anarchie
institutionnelle et la radicalisation du régime, c’est-à-dire l’accès à une phase de haute intensité
totalitaire du pouvoir…
Il y a un moment où l’on arrive à une espèce de crête avant que cela redescende.
Khrouchtchev est par exemple très intéressant sur ce plan parce que, dans sa lutte pour le
pouvoir, au moment de la succession de Staline, il va jouer et la radicalisation et son contraire:
par exemple il mène une campagne antireligieuse encore plus féroce que celle qui a eu lieu sous
Staline, achève la collectivisation, réduit les lopins de terre des paysans, et par ailleurs lâche du
lest dans le domaine de la culture et dans celui de la terreur. Mais Khrouchtchev est un personnage de crête, qui est au pouvoir avant que le régime n’entame sa chute. Son utilisation de la
N° 59
59
dossier
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page59
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page60
HISTOIRE & LIBERTÉ
radicalisation selon le schéma stalinien ne marche finalement pas, les réformes n’étant pas bien
acceptées par l’appareil du parti. En conséquence, on débouchera sur une phase de basse intensité ou «routinière», un peu comme un réacteur nucléaire continue à irradier et est dangereux,
même s’il ne fonctionne plus.
Pour terminer cette petite réflexion, il faut souligner aussi que le livre de Thierry sur l’histoire du communisme constitue une exploration de la turpitude humaine. Quand on lit ce livre,
on a du mal à ne pas tomber dans la misanthropie la plus désespérée. Dans l’historiographie
moderne, surtout anglo-saxonne, on a tendance aujourd’hui à donner l’avantage aux structures et à l’étude des mentalités et finalement, à mon avis, à s’écarter de la question importante
qui est celle du pouvoir. On oublie qu’au cœur de ces régimes, il y a une personnalité très noire.
S’il n’y avait pas eu dans les régimes communistes ces personnalités maléfiques, tels Staline et
Mao, qui ont subjugué leur entourage, ont réussi à s’imposer à lui et à imposer leur politique
génocidaire, cette dernière n’aurait pas pris la tournure tristement grandiose qu’elle a prise.
Dans le cas de Staline comme dans celui de Mao, on voit que, livrés à eux-mêmes, les autres
dignitaires communistes bien souvent traînaient les pieds, ce qui explique les purges dont
nombre d’entre eux ont été victimes.
Quand on interprète le totalitarisme, on ne peut pas mettre uniquement l’accent sur les
faits d’amplification par les bureaucraties. On constate aussi cette tendance dans l’historiographie actuelle du nazisme qui insiste sur le rôle amplificateur, négatif, des bureaucraties – ce
qu’on appelle la «radicalisation cumulative», chaque bureaucrate aggravant l’effet des décisions du sommet. C’est un fait mais ce n’est pas la force motrice. Le phénomène existe, mais ce
n’est une explication ni du génocide juif ni de la collectivisation ni de la grande Terreur. Il est
vrai que les fonctionnaires du parti dans les Républiques soviétiques devaient augmenter les
quotas de fusillés et de déportés car s’ils ne le faisaient pas, eux-mêmes risquaient d’être accusés
de laxisme et de complicité avec les ennemis du peuple. Mais le moteur de tout cela, c’est la
volonté maléfique du chef. Sans ces personnalités si particuliaires, on n’aurait pas eu ces phénomènes de type génocidaire terrifiants. C’est pourquoi, pour comprendre le communisme, le
jugement moral est nécessaire. Vous l’avez dit dans votre livre et je suis en totale sympathie avec
cette opinion. Si l’on met entre parenthèses le point de vue éthique, on ne comprend rien.
Thierry Wolton: Eh, oui! C’est une histoire profondément immorale! J’ajoute que, quand
on voit toute cette histoire dans sa durée, on constate la permanence du système. Le
communisme roumain n’est pas tout à fait identique au communisme polonais, le communisme chinois n’est pas tout à fait la même chose que le communisme russe, mais, en vérité,
derrière ces différences nationales, il y a quand même de grandes règles qui ont été partout
appliquées. Je me suis aperçu que finalement le facteur national n’a fait qu’aggraver le
facteur idéologique général. Le communisme, c’est comme un cancer. Il existe dans toute
société mais quand il arrive au pouvoir, il se développe à l’intérieur de cette société, sur un
60
AVRIL 2016
UNE HISTOIRE MONDIALE DU COMMUNISME
terrain donné. Et lorsqu’il s’agit d’un pays pas très démocratique – cela a été le cas de la
Russie tsariste, de la Chine impériale, des pays d’Asie du sud-est sous la domination colonialiste française, de Cuba où régnait une dictature finissante même si elle n’était pas très
vigoureuse – le communisme va se mouler dans ces institutions non démocratiques et les
pervertir de plus en plus. Françoise parlait de la destruction de l’appareil d’État. C’est à la
fois une destruction et une occupation à laquelle nous avons assisté, destruction et occupation qui vont accentuer les maux.
C’est pourquoi il faut revenir à l’idéologie, qui est le centre de l’explication. C’est à
partir de l’idéologie qu’on comprend les choses: quelles que soient les différences nationales, la culture, l’histoire, la géographie, les différences entre les peuples, le résultat a
toujours été le même avec des variantes. Grosso modo, reviennent la Terreur, l’utilisation
des paysans, l’échec industriel, la destruction de la culture. Quelque chose transcende tout
cela qui renvoie à l’idéologie. Françoise parlait de la malignité de personnes telles que
Lénine, Staline, etc. Bien sûr, il faut toujours quelqu’un de plus malin que les autres, au sens
de plus méchant et de diabolique, si je puis dire. Tous ceux qui ont cru au communisme,
qui se tenaient près du pouvoir et qui en profitaient (tous n’ont pas été des victimes!), c’est
l’idéologie qui leur a donné le la, qui a modelé leur existence, leur façon de se comporter et
d’être. Dans mon livre, j’y reviens continuellement, le mal principal revient à Karl Marx.
Bien sûr, Karl Marx n’est pas responsable de ce qui s’est passé après sa mort mais il a
quand même donné dans ses écrits des clefs de comportement et des idées qui se sont révélées
mortifères. Je prends une seule de ces idées, à mon avis la plus importante parce que c’est au
nom de cette idée que des millions de personnes vont mourir, l’idée selon laquelle le moteur
de l’histoire, c’est la lutte des classes. Marx n’a pas inventé la lutte des classes, qui est d’ailleurs
une réalité, mais en faire le «moteur de l’histoire», c’est considérer que, pour avancer dans
l’histoire, on doit «faire» de la lutte des classes. Selon les communistes, pour avancer dans
cette histoire qui doit les mener vers le socialisme puis le communisme, il faut faire de la lutte
des classes, alimenter la machine de l’histoire dans laquelle on met les paysans, les intellectuels,
les opposants, la fameuse roue rouge de Soljenitsyne qui avance inexorablement. On met
même dans la machine les fractionnistes ou bien on les invente. Cette «lutte-des-classesmoteur-de-l’Histoire», analyse innocente d’un intellectuel allemand réfléchissant sur le capitalisme occidental au milieu du XIXe siècle, cette phrase innocente va devenir terrible.
Là où il y a peut-être un léger désaccord avec Françoise, c’est sur la question de la malignité des personnages. Il est sûr que certains de ces dirigeants sont plus méchants que d’autres, mais il y a quand même beaucoup de méchants! Et puis ce n’est pas une question
d’hommes. Dans les conférences que je donne, on me dit que l’histoire que je raconte, ce
n’est pas celle du communisme et que ce sont certains hommes qui en ont fait la malignité.
Le communisme aurait pu être acceptable s’il n’y avait pas eu Staline! Je suis contre l’idée
N° 59
61
dossier
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page61
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page62
HISTOIRE & LIBERTÉ
que certains hommes ont pu faire dévier le communisme dans une direction qui n’était pas
nécessairement la sienne. Je suis absolument opposé à cette idée. Ce n’est pas une question
d’hommes, le communisme. Les dirigeants communistes ont servi une idéologie. Si l’on
introduit l’idée de la paranoïa de Staline et si l’on explique Staline par sa paranoïa ou par un
quelconque défaut, c’est une exonération de l’homme tout court. Il n’est pas plus paranoïaque que d’autres. Il veut conserver le pouvoir. Staline était un homme. Et Hitler aussi.
Ce ne sont pas des monstres. C’est agir en Ponce Pilate que d’en faire des monstres avec
lesquels on n’a finalement rien à voir. Ce sont des hommes qui ont servi une certaine
logique.
Bien sûr, le fonctionnaire était obligé d’obéir aux ordres et même d’en rajouter car s’il ne
se montrait pas zélé, lui-même pouvait être éliminé. Mais la «Roue rouge» a atteint absolument tout le monde. Il n’y a que des hommes et cette terrible histoire du communisme nous
fait nous demander: comment des hommes ont-ils été capables de faire ça? C’est une interrogation vertigineuse tant cela concerne une histoire terrible. On ne peut pas sortir de celle-ci
sans nous interroger sur nous-mêmes. Certes, l’histoire est ponctuée d’hommes qui ont fait
du mal, mais là, c’est à une échelle tellement immense, encore jamais atteinte dans un temps
si court. À l’échelle de l’histoire, 74 ans de communisme européen, ce n’est rien… un clin
d’œil! Donc c’est une question terrible sur l’humanité que pose cette histoire.
En même temps cette histoire suggère une autre leçon que la misanthropie. C’est ce que
j’appelle dans le deuxième tome le côté obscur et la force lumineuse de l’humanité. Le côté
obscur, c’est ce dont nous avons parlé Et ce sont des gens comme nous, pas des monstres,
qui sont coupables d’avoir fait un mal absolu à leur prochain. C’est notre genre humain.
Mais il y a aussi la face lumineuse qui nous donne une leçon extraordinaire : les
hommes ont aussi résisté. Au quotidien. La blague qu’on se raconte, la conversation qu’on a
à la cuisine avec le robinet qui coule par crainte des micros. Ils ont vécu, tenu dans les
conditions les plus terribles. Même dans les camps, des hommes sont restés debout – une
expression qu’on employait à Cuba. C’est une leçon extraordinaire sur l’humanité. Cela
incite à l’optimisme. Après cette immense roue rouge qui a broyé absolument tout – population et dirigeants aussi – des roseaux ont plié mais n’ont pas cassé. Le chêne et le veau de
Soljenitsyne est une illustration de tout cela. Et Soljenitsyne est un de ces hommes qui n’ont
pas été brisés. Des millions de personnes ont survécu et des millions ont résisté dans un
système absolument inhumain.
Françoise Thom : J’insiste cependant sur la dimension diabolique. Je pense que le régime
bolchevique, si Lénine était resté, n’aurait pas tenu très longtemps. Trotski aurait échoué, lui
aussi. Ils avaient le don de l’organisation. Ils savaient faire fonctionner la machine, mais Staline
faisait plus: il savait faire ressortir le pire chez les autres. Le noyau du pouvoir attire alors toute
la noirceur de l’entourage. Staline et Mao sont d’une extrême noirceur. Ils font preuve d’un
62
AVRIL 2016
UNE HISTOIRE MONDIALE DU COMMUNISME
nihilisme impressionnant. Mao était d’un nihilisme et d’un orgueil vraiment effrayants. Il y a
dans les régimes communistes un facteur déclencheur qui tient à la personnalité du chef.
Il en est de même pour Hitler: on ne peut imaginer le système nazi sans Hitler C’est tout
simplement impensable. Himmler serait resté un éleveur de poulets – c’est le contact avec Hitler
qui l’a complètement diabolisé – et Goebbels un écrivain raté. Et Rudolf Hess un fada braque
sans importance. C’est le contact avec Hitler qui les a galvanisés. Et Molotov? Qu’est-ce que
c’était? Un terne apparatchik! Sans le contact de Staline, il n’aurait pas fait grand-chose.
Il y a ici un appel à considérer un rôle de la personnalité dans les systèmes totalitaires,
contrairement à ce que dit Marx.
N° 59
63
dossier
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page63
HL059_003_Thom-Wolton-12p:dossier 24/04/16 07:27 Page64
BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE SOCIALE
LA SOUVARINE
B
I
B
L
I
O
T
H
È
Q
U
E
•
D
’
H
I
S
T
O
I
R
E
S
O
C
I
A
L
E
COMMUNISME - SOCIALISME - SYNDICALISME
HISTOIRE POLITIQUE
HISTOIRE DU TRAVAIL
HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE
Collections spécialisées anciennes et récentes
d’ouvrages, revues, journaux, archives et dossiers
sur la vie politique et sociale en France et dans le monde,
sur l’histoire du communisme, du socialisme et du syndicalisme
Consultation de la presse en libre-service
Aide personnalisée à la recherche sur place, par mail, par téléphone
Consultation : sur place uniquement
❋
Ouverture au public
Accès libre
lundi : 13 heures - 17 heures
mardi, mercredi, jeudi : 9 heures - 17 heures
vendredi : 9 heures - 13 heures
Sur rendez-vous
du lundi au vendredi
BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE SOCIALE – LA SOUVARINE
ARCHIVES DÉPARTEMENTALES DES HAUTS-DE-SEINE
4 avenue Benoît-Frachon – 92023 Nanterre CEDEX
Téléphone : +33 [0]1 46 14 09 32 – [email protected]
http://archives.hauts-de-seine.fr/bibliotheques/bibliotheque-la-souvarine/
F
O
N
D
A
T
I
O
N
•
B
O
R
I
S
S
O
U
V
A
R
I
N
E

Documents pareils

télécharger cet article - l`Institut d`Histoire sociale

télécharger cet article - l`Institut d`Histoire sociale et les archives, étaient en fait aussi féroces les uns que les autres. Nicolas Boukharine, rédacteur en chef de la Pravda, construit alors l’organe de propagande exclusif des dirigeants

Plus en détail