L`accrochage finistérien

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L`accrochage finistérien
L’accrochage finistérien
— Cette soirée est géniale ! S’exclama Matthieu, les yeux éclatés par la lumière
stroboscopique, les mouvements hypnotiques de la foule mouvante et la MDMA prise une
heure plus tôt.
Son pote lui sourit largement, les yeux dans le vague, les mains autour d’une paire de
fesses fermes emballée dans un jean à la propreté douteuse d’où dépasse un string vert… ou
bleu difficile d’en juger quand tant de hanches se tortillent et que les néons envahissent la
perception. La tête de Matthieu tourne, tourne, autant que la boule disco accrochée là-haut.
« Elle est kiffante cette boule, quand je la suis des yeux, j’ai l’impression de sentir la terre
rouler sous mes pieds ». Non, ne pas regarder en l’air… trop tard…la nausée le prend. On
passe si vite de l’extase à la cuvette des toilettes en soirée ! Le défouloir du week-end finit
toujours trop vite. On a beau avoir commencé l’apéro à 20h dans le cagibi qui sert de studio
à un des étudiants du campus, attrapé le bus de 23h10 pour faire la queue devant la boîte à
minuit, une bouteille planquée sous une parka, les petites pilules dans la poche arrière d’un
jean délavé, être au bar de minuit et demi à 3h du matin à vociférer plus fort que le voisin
pour attirer l’attention du serveur débordé, gigoter sur la piste de 3h à 4h30, finir aux
toilettes, dans l’espace fumeur ou sur le trottoir, selon le degré d’alcoolémie, jusqu’à 6h ; on
a toujours l’impression en se couchant d’avoir fait un rapide aller-retour entre l’apéro et la
boîte. Sauf pour ceux qui avait la chance de ramener une fille. Les dragueurs avaient une
preuve de la soirée délirante qu’ils avaient passées et une récompense, relaxante, après
cette soirée éprouvante. Mais ça ne lui arrivait jamais.
Oh ! Il avait bien dû ramener une ou deux filles depuis qu’il était sur le campus mais il
s’était toujours endormi avant de la déshabiller ou alors la fille se couchait sur le canapé,
voire dans un autre lit ! Erreur intentionnelle ou non ? Il n’arrivait pas à leur en vouloir, la
MDMA provoquait souvent ce genre de quiproquos… On avait envie, on désirait quelqu’un,
puis si cette personne quittait notre champ de vision trop longtemps, on désirait quelqu’un
d’autre. On ne veut pas trop se poser de questions, juste profiter.
— JE CROIS QUE JE VAIS RENTRER ! Cria-t-il à son pote aux mains baladeuses quand il
fut remonté des toilettes.
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Une haleine chargée comme un Glock 17 mélangeant alcool, cigarette et vomi
s’échappa en même temps que ce cri qui couvrait à peine la musique transe.
Il se réveilla dans son lit simple minuscule, tout habillé, les yeux collés, le nez bouché.
« J’ai encore attrapé un rhume ! Foutue cambrousse où il flotte à tout bout de champ ! » De
la flotte à gogo, de la brume le matin, une averse l’après-midi, un éclairci vers 18h quand il
commençait à faire vraiment froid et une humidité éternelle suspendue dans l’air toute la
nuit.
« Bienvenu en Bretagne ! » s’était enthousiasmé le directeur de son école de
commerce très chère et bien réputée, un sourire de requin accroché aux lèvres. Il n’y vivait
pas toute l’année, lui, à Brest ! Il se payait mille voyages, plus ou moins d’affaires, et revenait
quelques jours par mois, bronzé comme un pot de Nutella. Il revenait pour exhorter ses
étudiants à travailler encore et toujours plus afin de dorer l’éclat de son école, de cracher
ses résultats à la face des écoles concurrentes et d’augmenter les droits d’inscription déjà
exorbitants. Le stress qui en découlait se retrouvait lâché sauvagement en soirée, plusieurs
fois par semaine. Il se diluait dans l’alcool qui désinfectait les plaies laissées par les heures
assis le cul sur une chaise, le dos courbé sous la masse de projets à rendre.
Le jeune homme se leva péniblement en essayant de se souvenir de la soirée de la
veille, avait-il eu une touche ? Ses potes s’étaient-ils encore échanger des insultes avec les
étudiants de l’autre école de commerce de Brest ? Dès qu’il fût sur ses jambes, ses tempes
se mirent à battre si fort qu’il se rejeta sur le lit, défait.
Lundi, morne lundi, pluvieux lundi. Matthieu regardait par la fenêtre réfléchissant à la
meilleure technique de com’ à utiliser pour son projet sur la vente de viande de porc en
Bretagne. Très gros marché, à croire qu’ils ne mangent que ça les bretons ! Avec des crêpes
et du far. Le porc ne le passionnait pas, parisien classieux dans l’âme. Ce qui l’intéressait
était plutôt le marché de l’or, valeur sûre par excellence. En plus, avec la crise économique,
on pouvait le racheter sous forme de bijoux de famille à des personnes soudainement
devenues pauvres et n’y connaissant rien. Matthieu lâcha un gros soupir, ses pensées
s’échappait vers la soirée du mercredi suivant organisée par le BDE. Ses collègues de projet
n’étaient même pas venus au rendez-vous, ils étaient encore moins sérieux que lui et
dormaient pour récupérer du week-end.
« Mais quelle idée aussi de venir s’enterrer au bout du monde ! Je comprends
pourquoi les bretons boivent, c’est pour oublier leur pays gris et toute cette pluie qui te fait
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gonfler la peau et friser les cheveux. » Pensa-t-il, soudainement pris d’angoisse à l’idée de
devoir rester encore deux ans dans cette école avant d’être diplômé et de pouvoir retourner
à la civilisation. Comment allait-il supporter ça ? Et il commençait à se lasser de L’ancre qui
coule, la seule boîte que reliait sa ligne de bus.
Il rejoignit sa bande de potes au restaurant universitaire qu’ils squattaient pour
mater les filles de biologie. Matthieu prit steak-frites, pour changer de la pizza.
— Salut les gars ! Alors, c’était chaud avec les filles samedi, hein ? Y en a une, elle
avait un cul ! Et la blonde qui t’a collé toute la soirée, Thomas, tu l’as chopée ?
— Trop bourrée, je me tape pas une nana inconsciente mec ! C’est dommage mais
j’ai son numéro. Répondit l’intéressé avec un clin d’œil, un air carnassier sur le visage.
C’était la façon habituelle de parler des filles, Matthieu n’avait pas toujours été
comme ça mais maintenant il ne se rendait même plus compte. Et puis, ses parents non plus
ne croyaient pas en l’amour. Du moins, depuis leur divorce.
— Mon fils, sois un loup dans la bergerie mais ne devient jamais une brebis galeuse !
Et tu vois, c’est ce que te font les femmes. Elles te transforment en agneau qui donne, qui
donne, sans voir qu’elle se tape un loup dans ton dos et toi t’es déjà plus rien sans elle… ne
fait jamais la connerie de devenir sentimentaliste ! Profite de tout ce qu’elles ont à t’offrir,
amuse-toi, mais ne t’accroche pas ! Et évite de n’en voir qu’une à la fois c’est le meilleur
moyen pour tomber dans leurs filets. Tu vois aujourd’hui je suis heureux, j’ai compris
comment ça marche, ces dames me lèchent toutes les pieds ! Si j’avais su ça à ton âge,
j’aurai été le roi du pétrole…
Son père avait braillé, alcoolisé, lamentable, s’avachissant sur un accoudoir de son
fauteuil Louis XV, oubliant qu’il payait « ces dames » pour venir lui faire des gâteries. Mais
quand il n’était pas dans cet état il était quelqu’un de très digne, toujours bien habillé, poli
et il avait la réussite en écharpe avec ces usines bio en Espagne. Matthieu avait toujours pris
exemple sur lui, jusqu’au divorce.
A la fin du repas, les gars s’échangèrent quelques plaisanterie graveleuses sur le plan
cul de Sébastien et se séparèrent, sourcils froncés dès le dos tourné, chacun dans ses soucis.
Matthieu attendait à l’arrêt de bus, il allait dans une librairie spécialisée dans un patelin
voisin, voir s’il ne trouvait pas quelque chose sur l’élevage de porc qui pourrait l’inspirer.
Une silhouette en manteau noir, capuche sur la tête se pressa contre lui. Il pleuvait,
bien entendu, et l’abris-bus était minuscule. Le vent fort qui se levait faisait bouger les
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branches des peupliers d’une façon sinistre. Des mèches rousses s’échappaient en grelottant
de la capuche noire. L’une d’elles vint chatouiller le nez de Matthieu. Un goût salé se déposa
sur ses lèvres et son nez, il chassa la mèche assez violemment, énervé, en râlant de cette
intrusion nasale aux couleurs fauves. Il avait dû lui tirer les cheveux car la frêle forme noire
laissa échapper un petit gémissement.
Elle se tourna d’un quart, regardant quel
énergumène se débattait derrière elle. La jeune fille ne dit rien mais lui lança un long regard
chargé de reproche silencieux, un regard vert profond, souligné de tâches de rousseur. Elle
remit ses mèches en place avec une pince et monta dans le bus qui venait d’arriver.
Matthieu était comme foudroyé par ce regard, il se sentait vraiment mal à l’aise d’avoir
pesté bruyamment contre cette rousse. « J’ai agi comme un petit con de parisien
intolérant » se dit-il s’auto-insultant. Ce n’est pas le genre de fille qu’on croise à L’ancre qui
coule, pas le genre à mettre des strings et prendre de la MDMA. Le jeune homme ne monta
pas assez vite dans le bus et fut bousculé par un homme assez âgé qui ne voulait pas que son
crâne chauve soit mouillé par la pluie. « Ca risquerait de lui rouiller le cerveau » grinça
Matthieu dans sa barbe, n’appréciant pas l’incivilité. Il essaya de se mettre le plus loin
possible de la rousse dans le bus. Il avait honte de sa réaction et tenait à se faire tout petit
jusqu’à son arrêt. Malheureusement, les yeux verts scrutaient le moindre de ses
mouvements depuis le fond du bus. Ils semblaient lancer des éclairs. La capuche avait été
ramenée en arrière et une cascade emmêlée aux reflets de cuivre cascadait sur ses épaules.
Une auréole de fines boucles flamboyait comme pour chauffer le bûcher qui lui rôtirait le
derrière afin d’expier la désinvolture dont il avait fait preuve avec cette créature étrange et
envoûtante. On l’eut dit tout droit sorti d’un roman de Tolkien. Une elfe ? Sortait-elle d’un
mythe celtique ? Cela ne réchauffait pas notre jeune confus qui au contraire avait le cœur
glacé et les mains moites. Pourquoi réagissait-il ainsi ? Il ne la connaissait pas et ne la
reverrait sûrement jamais, c’était bien la première fois qu’il s’en voulait d’avoir traité un peu
durement une parfaite inconnue. Elle mettait tellement de… présence dans son regard,
comme si toute son âme y était concentrée et le jugeait.
Matthieu tentait de résister au courant formé par la marée de passagers. A chaque
arrêt du bus, il était refoulé vers le fond. L’inconnue à la chevelure de feu avait détourné le
regard pour observer un accrochage entre une voiture et un camion laitier. Le jeune homme
osa enfin l’inspecter autrement que de côté. Sans l’accusation de ses yeux rageurs sur lui, il
la trouva plutôt mignonne, pas commune. Son visage lui conférait une personnalité, une
déclaration de non-conformisme et de liberté à lui tout seul. On y sentait le sel de la mer et
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la rudesse du vent à travers ses lèvres gercées, sa peau tannée et ses sourcils humectés de
pluie. Son teint pâle rehaussait le rosé de ses joues, son nez pointait comme celui d’un
renard au milieu de son visage, rosé de froid. Elle portait des bagues en argent gravées de
runes celtiques.
Une nouvelle vague de passager s’écrasa contre lui alors que la place près de la fille
se libérait. Il s’y assit en regardant ses baskets. Il sentit les yeux d’un vert profond se poser
sur lui, cet importun malpoli qui osait, après la scène qu’il lui avait faite, s’assoir près d’elle. Il
ne s’était pas senti aussi mal depuis qu’il s’était fait grondé par sa mère en public à 8 ans
alors qu’il avait volé un croissant à la boulangère. Il pensa à sortir dès que possible mais le
bus était bloqué derrière un tracteur. « Fallait-il que ce bus passe par toute la campagne
environnante ! Il n’y a pas âme qui vive dans ces villages, encore moins de personne à
transporter ! » Ragea-t-il tout bas. Pourtant le bus bondé semblait lui rire au nez en lui
prouvant le contraire. La culpabilité montait jusqu’à ses oreilles avec la proximité de
l’inconnue au regard foudroyant. Il n’y tint plus et fit la seule chose qui pût le soulager : il
s’excusa !
Elle semblait aussi sauvage et imprenable que ces terres détrempées et chargées de
légendes celtiques. Pourtant son regard s’adoucit dès qu’il eût marmonné son mea culpa.
Elle montra même deux quenottes blanches avec un petit sourire sur le côté. Elle se tortilla
sur son siège.
— Je vais descendre. Je monte à Gouesnou.
— Tu montes ou tu descends ?
Il n’avait pas compris sa remarque, elle le troublait.
— A cheval.
— Ah !
Effectivement, il n’avait pas remarqué les bottes d’équitation qu’elle portait sous le
long manteau noir. Une odeur épicée, forte mais étonnamment pas désagréable montait de
son sac. Il se trouvait bête et pataud. Il se délogea de son siège péniblement pour la laisser
passer. Elle dû s’agripper à lui pour se tenir debout dans le couloir du bus malgré les cahots.
Ses cheveux vinrent une nouvelle fois lui chatouiller le nez mais il ne se plaignit pas et se
surpris même à respirer son odeur, béatement. Maintenant qu’il savait qu’elle montait à
cheval, il ne pouvait s’empêcher de l’imaginer sur un étalon fougueux, libre et indépendante,
galopant sur les plages désertes battues par les vents des côtes bretonnes. Elle incarnait
littéralement ce morceau de terre au bout du monde, s’accrochant telle une falaise au reste
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de la France… Finistère, la fin de la terre. D’abords revêche et glaçante, elle se révélait
intrigante et magnifique, pour qui sait tomber sous le charme d’une beauté non-conforme.
Matthieu ne connaissait pas son nom. Cela lui semblait trop réducteur d’en donner un à une
pareille apparition, comme si l’on pouvait résumer par un prénom l’être flamboyant qui se
tenait près de lui sans le brûler, le rouge de ses joues, le vert de ses yeux, l’odeur salé de ses
cheveux fous, la sensation de douceur râpeuse qu’elle dégageait. On s’apprivoise en se
nommant. Il préférait se remplir l’âme d’innommable sauvage et mystérieux.
- Kenavo ! lui lança-t-elle en breton avant de filer, tel l’éclair, affronter la tempête au
dehors.
Un brin de paille humide était tombé de son sac. Il était maintenant dans la poche du
jeune homme. Une fois descendu, l’odeur du lisier lui parût plus agréable et le crachin,
rafraîchissant. Il était bien content que personne ne soit aux alentours, il pouvait rêver tout
éveillé et rougir sans honte. Matthieu regardait la campagne mouillée d’un regard nouveau,
une ride de douceur au coin des yeux, un défi au fond de ses prunelles.
Il savait où la retrouver.
Mots : 2498
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