L`image dans la culture religieuse, François Boespflug, février 1995

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L`image dans la culture religieuse, François Boespflug, février 1995
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L'image dans la culture religieuse, François Boespflug, février 1995
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1 - IMAGE, CULTURE, RELIGION
Ce ne sont pas des grandeurs de même nature : culture et religion sont coextensives à la société
globale, tandis que l'image, bien qu'elle soit elle-même un monde, n'est qu'un segment de la culture, et
un aspect possible de la religion.
1.1) Culture et religion
Que serait une religion sans culture ? On peut toujours chercher à l'imaginer ; certains diront que c'est
une hypothèse d'école ; mais il arrive que l'on soit pris de vertige à l'idée que le christianisme actuel
pourrait, sinon devenir inculte, du moins subir, voire encourager, un repli dans l'ordre de la culture, une
sorte de déroute et de désertion, par peur, dévitalisation ; la religion crée des formes, suscite des
œuvres ; faisant vivre, elle fait parler, chanter, peindre, modeler, construire, rêver. D'où des paroles et
des œuvres ; venant de la religion, inspirées par elle, ces paroles et ces œuvres tiennent, valent pour
elles-mêmes, et deviennent culture. D'où un Dictionnaire culturel de la Bible, un autre du christianisme,
un autre (bientôt) de l'Islam.
Que serait une société et une culture sans religion (à 0 % de matière religieuse) ? Cette fois, l'on est
dans la presque réalité, dira-t-on. Je ne le crois pas non plus. Outre qu'il y a une mémoire républicaine
et une quasi-religion civile des Droits de l'Homme, la société française laïque a bien conscience,
jusqu'en ses plus hauts responsables, que les religions font partie de l'identité nationale (je songe à la
problématique développée par le recteur Joutard, lors d'une journée de travail à Strasbourg, le
3 mai 1993). L'idée de culture religieuse est-elle un pléonasme (?). "La religion est la substance de la
culture, et celle-ci est la forme de la religion" (Paul Tillich), The Signifiance of the History of Religions for
the Systematic Theologian, in J.M. Kitagawa, The History of Religions, p. 241-255 (), cité in Meslin,
p. 152.
1.2) Image et culture
Toute culture est productrice, non seulement de mots et de discours (en quantité ! c'est le problème des
archives), mais aussi d'images d'œuvres d'art, d'architectures faites pour être vues et visitées (au moins
partiellement) ; la création d'images (de symboles visuels, d'arts figuratifs, de célébrations racontables)
est une dimension de la culture ; évoquer le problème du stockage des images à l'Institut National de
l'Audiovisuel).
1.3) Image et religion
La quasi-totalité des religions connues, depuis celles de la préhistoire jusqu'à nos jours, a fait grand
usage d'images ; la majeure partie des œuvres d'art du patrimoine culturel de l'humanité sont des
œuvres à caractère religieux ; ce qui n'empêche pas la plupart des religions d'imposer une discipline
d'images par exemple lorsqu'il s'agit des statues de culte des dieux, de celles qui sont cachées dans la
partie la plus secrète des temples ; de la même façon, les religions (en tout cas les "grandes") invitent à
dépasser les images, tant matérielles que mentales : voir Henri De Lubac dans Les Chemins de Dieu,
comparant le croyant à un nageur qui, pour avancer et ne pas couler, doit repousser l'eau sur laquelle
pourtant il s'appuie...
Une religion chrétienne s'est liée de manière toute particulière à l'image anthropomorphe, au visage (voir
ce thème chez Levinas) ; et elle a défendu le droit de cité de l'image dans la vie religieuse ; ce n'est pas
pour rien, note Régis Debray, que ce soient des dominicains qui aient contribué à la création de la
collection de cinéma "T Art".
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Mais on a l'impression parfois que la défense de l'image interdit aux chrétiens la maîtrise critique de
l'image ; le christianisme ne devrait-il pas, ne pourrait-il pas, contribuer à une véritable formation à
l'image (il est vrai qu'on attend trop de lui...). Il nous faut prendre conscience des méfaits durables de la
controverse entre catholiques et protestants, qui a fait de ceux-ci prétendument des adversaires des
images dont on ne comprendrait pas qu'ils en voient la valeur (cf. la thèse de Jérôme Cottin à Genève,
juin 1993), et des catholiques les défenseurs des images dont on s'offusque qu'ils les puissent critiquer...
Une faculté de théologie chrétienne (catholique a fortiori) ne devrait-elle pas prévoir un enseignement
d'art chrétien ? Ou, plus généralement, une sensibilisation aux langages d'images, avec une attention
toute spéciale à la rencontre entre ces langages et le message de l'évangile ?
1.4) Pourquoi se faire une culture d'image religieuse ?
La culture d'image religieuse est partie intégrante de la culture religieuse car :
a) L'image religieuse est une partie essentielle de la pratique religieuse et dans la "communication" de
la plupart des religions (sinon dans leur théorie) : ce qu'on retient du bouddhisme, c'est, souvent,
l'image du bouddha ou du boddhisattva assis en lotus, méditant yeux clos, mains jointes dans un
mudra. Qui de nous est capable de commenter une telle statue à ses enfants ? Qui de nous est
capable de faire l'histoire des rapports entre le bouddhisme et la statuaire ?
b) Plus profondément, l'image est l'un des principaux lieux de l'autre (de l'Autre) ; c'est là qu'on le
découvre ou l'ignore ; selon ce que l'on en fait, selon la manière dont elle est faite et pratiquée,
l'image est une médiation, ou un ambassadeur ; ou un piège, ou une idole ; ou un masque.
1.5) Faut-il une régulation dans l'usage des référents religieux ?
Des affaires ? Peut-il y avoir des conflits entre religion et société à propos de certaines images ? Un
phénomène récent, à l'échelle de l'histoire occidentale, est la liberté d'usage des référents iconiques
religieux, non seulement dans des objets qui se consomment dans le privé, comme dans la BD (voir
certains des exemples de Luc Révillon) et le livre (Dieu !, Paris, Aubier, 1988), mais aussi dans des
registres d'expression qui s'exposent sur la voie publique, souvent la grande presse : les quotidiens ou
les périodiques ; souvent la pub : le Créateur de Michel Ange est employé à toutes les sauces ; souvent
la TV : des émissions se moquent explicitement de l'anamnèse "II est grand le mystère du salut".
Désormais, semble-t-il, les usages ludiques, dérisionnels et attentatoires de l'image semblent libres de
se livrer à une sorte d'exploration réglée de la patience des fidèles lesquels ne savent pas toujours trop
comment réagir ; on les assure, d'un côté, que toute censure est impossible (voir au Cerf, le livre récent :
Pour en finir avec la censure ; il est vrai que toute tentative d'Index des Images a toujours échoué,
depuis celle du cardinal Paleotti, à la fin du XVIème siècle) et que de toute façon le blasphème n'existe
plus (une association a vu le jour ces dernières années, pour l'abolition de la répression du blasphème,
etc.) ; de l'autre côté, leurs pasteurs se montrent parfois prêts à prendre la tête de cortèges
antiblasphèmes et de prière de réparation publique (ainsi, pour Je vous salue Marie de Godard ou La
dernière tentation de Scorsese) ; les images Benetton sont l'arbre qui cache la forêt (voir La Rue et
l'image).
2 - IMAGES RELIGIEUSES ET ART SACRE EN CHRISTIANISME
2.1) Vocabulaire
Art sacré : je n'en connais pas de définition convaincante. L'expression serait à délaisser, elle n'est pas
heureuse ; il est même curieux de la voir se maintenir après que le christianisme se soit démarqué de
toute emprise du sacré traditionnel, et dans une société qui se dit désacralisée ; mais elle si courante
que c'est peine perdue ; donc employons-là, sans être dupe de son ambiguïté - est-ce l'art, qui est
sacré, ou les produits de l'art ? Et en quoi peut-on les dire sacrés ? Pourquoi réserve-t-on souvent cette
expression aux arts du visible (peinture, architecture, danse, parfois musique), et si peu aux arts de la
pensée et de l'écriture ? Un Institut des Arts sacrés créé par la faculté de Théologie catholique de
l'Institut catholique de Paris vient d'être créé, qui ouvrira ses portes aux étudiants pour l'année 19951996.
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Ne pas opposer trop vite art sacré et art d'Église : car tout art sacré qualifié de tel suppose un
consentement de la part de l'Eglise, un accord chez les fidèles, ce qu'on appelle en théologie une
"réception" (un concept tiré de l'histoire du droit, et maintenant employé en théorie esthétique).
Dans sa lettre Duodecimum Saeculum, de 1987, Jean Paul II exhorte ses frères dans l'épiscopat, entre
autres, "à tout faire pour que surgissent davantage d'œuvres de qualité vraiment ecclésiale. Le croyant
d'aujourd'hui comme celui d'hier doit pouvoir être aidé dans sa prière et sa vie spirituelle par la vue
d'œuvres qui tentent d'exprimer le mystère et jamais ne l'occultent. C'est pourquoi, aujourd'hui comme
par le passé, la foi est l'inspiratrice nécessaire de l'art d'Église". La suite du texte oppose précisément à
l'art pour l'art, qui ne renvoie qu'à son auteur, l'art sacré (synonyme semble-t-il d'après le sousparagraphe suivant, d'art chrétien et d'art d'Église), qui doit exprimer la foi et l'espérance de l'Eglise. "La
tradition de l'icône montre que l'artiste doit avoir conscience de remplir une mission au service de
l'Église". Dans ce sous-paragraphe, ainsi que dans le suivant, il est question du rôle que peut jouer la
redécouverte de l'icône pour nous aider à prendre conscience des "effets dépersonnalisants et parfois
dégradants de ces multiples images qui conditionnent nos vies dans la publicité et les médias, car elle
est une image qui porte sur nous le regard d'un Autre invisible..."
L'art sacré recouvre des œuvres qui ont statut d'œuvres d'art et qui ont un rapport étroit à la liturgie. L'art
sacré chrétien englobe les diverses formes d'art qui entendent contribuer directement à l'action
liturgique.
S'il faut établir une distinction, c'est entre imagerie religieuse et art sacré. L'art religieux, et plus encore
l'imagerie religieuse, sont religieux par leur inspiration et/ou leur référence, notamment biblique. Or un
art religieux, renvoyant à la Bible, peut n'être pas un art sacré (les livres d'heures destinées aux femmes
de la noblesse à la fin du Moyen Age ; les vanités ; a fortiori, on ne parlera pas d'art sacré lorsque les
images visées n'ont pas statut d'œuvres d'art ; sont dans ce cas bien des images pieuses ; bien des
images pédagogiques, catéchétiques, etc.
2.2) Petite histoire de l'art sacré
On peut dresser un tout petit florilège de textes fondamentaux où s'exprime le "Credo de l'image" des
hommes de l'Oikouménè, ou de l'Occident, ou des chrétiens (selon les textes) : un texte de poète (en fait
deux textes, quatre vers en tout, du même poète), un texte écrit par un pape, un troisième par un concile
œcuménique.
Dictum Horatii (deux aspects : sur la liberté du peintre-poète : Quidlibet audendi potestas ; voir à ce sujet
André Chastel, "Le Dictum Horatii Quidlibet Audendi Potestas", in Académie des Inscriptions et Belles
Lettres, comptes rendus des séances de l'année 1977, janvier-mars, voir F.B., Dieu dans l'art, p. 181 ; le
mot exact d'Horace est : Pictoribus atque poetis quidlibet audendi semper fuit aequa potestas (Les
peintres, à l'égal des poètes, ont toujours la même possibilité d'oser ce qu'ils veulent), aspect moins
intéressant ici que le pouvoir de pénétration de l'image, déclaré supérieur à celui de la parole : Segnius
irritant animos demissa per aurem Quam quae sunt oculis sujecta fidelibus, que je traduis ainsi : ce
qu'on sème par l'oreille agit beaucoup plus lentement sur les âmes que ce que l'on place sous les yeux
des fidèles (voir F.B., Dieu dans l'art, p. 266 : "Le pouvoir de l'image est donc doublement supérieur à
celui de la parole : en intensité (ou rapidité) et en quantité (elle agit sur une infinité de personnes").
Quelques lignes de Grégoire le Grand, disant en substance : ce que la Bible est à ceux qui savent lire, la
peinture l'est aux non-lisants (principe appelé "équivalence grégorienne"). Commentaire de Jean-Paul II,
Duodecimum Saeculum, de 1987, § 8 : "En Occident, le Pape saint Grégoire le Grand avait insisté sur le
caractère didactique des peintures dans les églises, utiles pour que les illettrés puissent au moins lire
sur les murs en les voyant ce qu'ils ne sont pas capables de lire dans les livres" ; et il soulignait que
cette contemplation devait conduire à l'adoration de "l'unique et toute-puissante Sainte Trinité". C'est
dans ce contexte que s'est développé, notamment à Rome au VIII siècle, le culte des images des saints
donnant lieu à une admirable production artistique ; un peu plus loin, au § 10, Jean-Paul II cite un mot de
Théodore Stoudite qui montre que l'équivalence grégorienne est évidemment perçue en Orient : "Ce qui
d'un côté est représenté par l'encre et le papier, de l'autre est représenté dans l'icône grâce à diverses
couleurs et autres matériaux."
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Le Horos de Nicée II, 7ème concile œcuménique célébré en 787 pour mettre fin à la querelle des
images à Byzance, est un texte fondamental, qui sera cité au Concile de Trente et à Vatican II ; c'est lui
qui établit le droit de cité des images dans la vie chrétienne, aussi bien dans la vie liturgique que dans la
dévotion privée ; l'argument fondamental est le suivant : il n'y a aucune raison de refuser l'image du
Christ ; si Dieu s'est vraiment incarné en Jésus de Nazareth, alors il a été vu et touché ; repousser son
image serait nier la réalité de son incarnation. Ainsi sont théologiquement justifiées, outre les images du
Christ, celles de la Vierge, des anges et des saints (mais non celles de Dieu le Père ou de la Trinité,
dont il n'est pas parlé) ; l'accent est mis non seulement sur la fabrication et l'exposition de telles images
dans les églises, mais sur leur vénération à l'aide de gestes (baisers, prosternations, cierges, etc.) qui ne
signifient d'aucune manière que l'on "adorerait" les images elles-mêmes : est affirmé lors de ce concile
ce qu'on pourrait appeler le principe de transitivité de l'image, à savoir que ce qu'on vénère à travers
elle, c'est le "prototype", c'est-à-dire le saint dont il y a image.
On peut dégager à partir de là, à gros traits, les deux traditions occidentales et orientales de l'image.
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