Traduire Henri Meschonnic
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Traduire Henri Meschonnic
Pier‐PascaleBoulanger:«Traduireenrésistance» TraduireHenriMeschonnic OuTraduireenrésistance❧ Pier‐PascaleBoulanger* Ceuxquisesontprêtésàlalecturedesessaisd’HenriMeschonnicen auront tiré une leçon de persévérance. Et pour cause: les phrases fleuves, la parataxe, les enfilades de virgules et les pronoms aux référents ambigus font tous obstacle à une lecture fluide et facile. C’est que la pensée de Meschonnic résiste aux idées reçues sur la traductionetlelangage enrésistant d’abord àla langue.J’aidécidé detraduireversl’anglaisl’essaiÉthiqueetpolitiquedutraduirequ’il a publié en 2007 parce que ses idées pourtant percutantes sur la traduction littéraire sont rarement citées dans la sphère traducto‐ logique américaine, où j’ail’impressionquela poétique du traduire commenceavecLawrenceVenuti. Très rapidement, je me heurte à la question de la lisibilité et au dilemme qu’elle soulève. Dois‐je traduire Meschonnic contre lui‐ mêmeenun«anglaiscorrect»,c’est‐à‐direfluide,pourmaximiserla réception, mais produire un contresens épistémologique de 175pages?Oudois‐jerendresaparole,aussidisruptivesoit‐elle,au risqued’agacerlelectoratcibleetdemettreenpérillaréceptionde sontexte? J’ai décidé de prendre le risque de traduire en résistance. La résistance, c’est une langue, ça? Non, en fait, c’est un discours. Ma stratégie de résistance était guidée par l’idée que traduire un livre traitant de traduction devait être un acte résolument performatif. ❧ Résumé de la communication prononcée lors du premier atelier de chercheurs du chantier de recherche «Traduire les humanités» (Laboratoire de résistance sémiotique), le 30octobre 2013 à l’Université Concordia, à propos de sa traduction de l’essai Ethics and Politics of Translatingd’HenriMeschonnic(JohnBenjaminsPublishingCo.,2011). *Pier‐PascaleBoulangerestprofesseureagrégéeauDépartementd’études françaisesdel’UniversitéConcordia. TRAHIR/ Cinquièmeannée,février2014 C’était devoir mettre en pratique la théorie, mais ce pari a soulevé bien des questions sur la manière de lire – la mienne, celle de l’éditeur et celle du lectorat cible (fantasmé, bien sûr, puisqu’on se l’imagine).Cesdifférentsprismesdelectureontposédesproblèmes d’écriture, où se sont jouées les questions éthiques et politiques mêmesdonttraitel’essaietquimettentencauselesautomatismes delectureetlesconventionsdetraduction. SelonMeschonnic,latraductionestrévélatricedelaforcedulangage et des limites qui lui sont imposées au nom (ou au non) de la correctionlinguistique.Àforcedecorriger,commeoncorrigelavue, onfinitparneplusremarquerqu’onportedeslunettes,unprisme. Et c’est peut‐être ce qui fait dire à Meschonnic que l’œil est sourd, «c’est l’oreille qui voit» (2007: 62)1. Pour lui, les traducteurs ont tendanceànepasécoutercequ’untextefaitsamanièrededire, tout affairés à leur démarche herméneutique consistant à saisir la charge sémantique contenue dans les mots du texte. Cette manie, Meschonnicladénoncevivement:«Toutcequ’ilspeuventtraduire, c’estcequeditoucequ’al’airdedireunénoncé,pascequefait,ce quevousfait,unsystèmedediscours»(2007:84).Biensûr,ilfaut rendreleproposdutexte,maispasseulement,carcelui‐ciestporté et prend son sens par des valeurs qu’il faut découvrir dans chaque texte. Dans Éthique et politique du traduire, ces valeurs étaient la syntaxeheurtée,larépétition,lesentorsesgrammaticales,lelexique paronymique, les néologismes, le sarcasme et les jeux de mots. L’écoute (l’attention prêtée aux manières de dire du texte) et l’éthiquesontsolidaires:«L’éthique,c’estcequ’onfaitdesoi,etdes autres.C’estunagir,etc’estfairedelavaleur»(2007:19). J’ai fait l’expérience de cette écoute transformatrice lorsque j’ai dû traduirelesyntagme«sensdulangage»,quipouvaitserendrepar «meaningoflanguage»ou«senseoflanguage».Sijem’étaisfiéeà l’airesémantiquedesmots,j’auraischoisilapremièresolution.Or,à bien écouter ce que l’essai dit, j’ai constaté, de justesse, qu’il s’agissait de réunir en un mot – «sens» – deux réalités: la valeur sémantique du langage et la capacité du traducteur à entendre sa dimensionsensorielle.Avoirlesensdulangagecommeonalesens 1 Toutes les citations renvoient à Éthique et politique du traduire d’Henri Meschonnic,ÉditionsVerdier,2007. ‐2‐ TRAHIR/ descouleurs,lesensdurythmeoulesensdel’orientation.Ilyaune expérienceducorpsquiestenjeuetquipermetdecapterl’intensité affective du discours. Encore faut‐il oser rendre cette intensité, au risque de produire un texte qui sera mal vu ou mal entendu. C’est dans ce risque que réside la portée politique du traduire. Qu’il s’agisse d’unpoème,d’un roman ou d’unessai,l’écouteetle risque sontlesmêmes. Commejesuistraductrice,maisaussitraductologue,j’aiconsignéet analysé mes problèmes de traduction dans l’article «Traduire la théorie du traduire de Henri Meschonnic, ou traduire en résistance». Il paraîtra bientôt dans Traduire‐écrire: histoire, poétique(s), anthropologie. Arnaud Bernadet (dir.), ENS Éditions, collection«Signes»,Pressesdel’ÉcoleNormaleSupérieuredeLyon. J’y explique la stratégie que j’ai adoptée pour rendre ce que j’ai nommé la poétique de la résistance, cette écriture qui agit radicalementsurlalanguepourfaireàlafoislaforceetladifficulté del’essaideMeschonnic.Maisjefaisundétourparl’impératifdela fluidité, qui est érigée en étalon de lisibilité, et je montre son incompatibilitéavecl’écriturerésistantedeMeschonnic. ‐3‐