Maude Flamand-Hubert
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Maude Flamand-Hubert
www.shfq.ca Automne 2013 Vol. 5, n° 2 du QUÉBEC Chasse et pêche LA CHASSE ET LA PÊCHE DANS L’HISTOIRE FORESTIÈRE Par Paul-Louis Martin ISSN1918-1760 10 $ CAN L’EMPREINTE ÉCOLOGIQUE D’UN LOISIR : pêche sportive, science et transformation des écosystèmes forestiers du Québec Par Darin Kinsey LA RÉSERVE FAUNIQUE DUCHÉNIER : un territoire chargé de son histoire Par Maude Flamand-Hubert 2 HISTOIRES FORESTIÈRES SOMMAIRE Vol. 5, numéro 2, automne 2013 du QUÉBEC PAUL-LOUIS MARTIN La chasse et la pêche dans l’histoire forestière p. 6 DARIN KINSEY L’empreinte écologique d’un loisir : pêche sportive, science et transformation des écosystèmes forestiers du Québec MAUDE FLAMAND-HUBERT La Réserve faunique Duchénier : un territoire chargé de son histoire BERTHIER PLANTE Promenons-nous dans les bois… Restreindre l’accès ou éduquer le public ? p. 57 ROY DUSSAULT Pour en savoir plus sur l’histoire de la chasse et de la pêche p. 61 VINCENT COLLETTE Comment désigne-t-on l’ours noir en cri de l’Est ? Rédacteur en chef Gérard Lacasse RÉVISION Gérard Lacasse, Berthier Plante, Amélie Dugal (Maelstrom créatïf Inc.) CONCEPTION VISUELLE ET INFOGRAPHIE ImagineMJ.com IMPRIMEUR Imprimerie Provinciale inc RÉDACTION Paul-Louis Martin Darin Kinsey Maude Flamand-Hubert Berthier Plante Roy Dussault Martin Hébert Vincent Collette DIRECTEUR DE LA SOCIÉTÉ D’HISTOIRE FORESTIÈRE DU QUÉBEC François Rouleau p. 38 p. 47 MARTIN HÉBERT ÉDITEUR Société d’histoire forestière du Québec p. 23 p. 64 MEMBRES DU CONSEIL D’ADMINISTRATION DE LA SHFQ Gérard Lacasse, Président Martin Hébert, Ph. D., Vice-président Guy Lessard, ing. f., M. Sc., Secrétaire-trésorier COORDONNÉES 1000, 3e avenue C.P. 52063 Québec (Qc) G1L 2X4 www.shfq.ca [email protected] Québec 418 454-1705 Jean-Claude Mercier, ing. f., Administrateur Berthier Plante, Administrateur Gilles Lavoie, Administrateur Robert Beauregard, ing. f., ing., Ph. D., Administrateur Cette revue est imprimée sur du papier Rolland Opaque 50. AUTOMNE 2013 3 Mot de l’éditeur et président de la SHFQ Gérard lacasse Parler de la relation entre la société québécoise et le milieu forestier sans tomber dans les clichés, voilà le défi que la Société d’histoire forestière s’est lancé. Dans cette édition, la revue Histoires forestières du Québec a demandé à ses auteurs d’aborder la forêt sous le thème de la chasse et de la pêche. Historien et ethnologue émérite de l’Université du Québec à Trois-Rivières, Paul-Louis Martin nous fait l’honneur de produire le premier article de cette revue. Le professeur Martin, auteur de la plus importante monographie sur l’histoire de la chasse au Québec, nous dresse le tableau des grands faits historiques et de certaines conséquences sociales et écologiques liés aux activités de chasse et pêche sur plus de 400 ans. Nous avons demandé à Darin Kinsey, dont le professeur Martin a codirigé les travaux de thèse de doctorat, de présenter les fruits de ses recherches. Monsieur Kinsey a écrit un article riche en réflexion sur l’art en histoire. Il nous amène au-delà des discours et des prétendues nobles volontés, il met en relief des liens subordonnés entre sportsmen, science et État dans le Québec d’avant 1960. Maude Flamand-Hubert, doctorante de l’Université de Québec à Rimouski (UQAR) et collaboratrice régulière de la SHFQ, revisite l’histoire de la Réserve faunique Duchénier dont les archives viennent d’être concédées à l’UQAR. Ce fonds d’archives est d’autant plus précieux qu’il abrite une riche documentation sur les clubs de chasse et pêche de la région du Bas-Saint-Laurent. Rappelons que les archives de ces clubs ont en grande partie été détruites à la suite d›une inondation en 1986 dans les locaux de Bibliothèque et Archives nationales du Québec. 4 HISTOIRES FORESTIÈRES De son côté, Berthier Plante, dévoué administrateur de la SHFQ, se lance sur la piste du loup. Son article dépeint la relation que les Québécois, comme bien des peuples en Occident, entretiennent avec cet animal légendaire qui à la fois terrifie et suscite l’admiration. Dans son style unique, Berthier nous a rédigé un brillant essai. Il interroge ce difficile côtoiement entre deux espèces, l’homme et le loup, qui revendiquent un même territoire. Nous profitons de l’occasion pour saluer le courage et la détermination de Berthier qui, malgré des problèmes de santé vécus le printemps dernier, a tenu à écrire son article pour la revue. Berthier, nous t’apprécions et sommes heureux de pouvoir compter sur ta vaste expérience. Je remercie chacun des auteurs de ce numéro d’Histoires forestières du Québec. Je tiens également à remercier tous nos autres collaborateurs sans qui la SHFQ ne pourrait produire une revue d’aussi belle qualité. La SHFQ est chanceuse de pouvoir compter sur la contribution d’autant de personnes de talent dans la réalisation de sa revue : gestionnaire de projet, auteurs, infographiste, imprimeur et autres. Membre fondateur et directeur général de la SHFQ depuis janvier 2007, Patrick Blanchet a été l’âme et l’inspiration de la revue Histoires forestières du Québec depuis ses débuts. Patrick a joint dernièrement la communauté monastique des Petits frères de la Croix. Je me fais le porte-parole du conseil d’administration et du personnel de la SHFQ pour remercier sincèrement Patrick pour tout ce qu’il a fait pour la Société d’histoire forestière et lui souhaiter les meilleures choses. Finalement, je profite de l’occasion pour souhaiter la bienvenue à François Rouleau qui a été nommé directeur général de la SHFQ lors du conseil d’administration du 19 septembre. Lecteurs et amis, offrez-vous maintenant un moment de lecture agréable regorgeant de découvertes sur une autre facette de notre riche patrimoine. AUTOMNE 2013 5 Paul-Louis Martin LA CHASSE ET LA PÊCHE DANS L’HISTOIRE FORESTIÈRE Paul-Louis Martin est historien et ethnologue, aujourd’hui professeur émérite de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Ses travaux de recherche en histoire de la culture matérielle ont donné lieu à une douzaine de volumes et à de nombreux articles scientifiques portant sur le mobilier, l’architecture domestique, les jardins, la chasse et la pêche, la production des paysages et l’histoire des fruits. Lauréat de plusieurs reconnaissances en histoire, en ethnologie et en muséologie, dont le Prix du Québec en patrimoine, le Prix Gérard-Morisset, en 2006, il habite dans la magnifique région de Kamouraska, dont il vient de publier, en novembre 2012 et avec l’artiste Anne Michaud, un fort bel hommage à ses paysages uniques sous le titre « Carnets de Kamouraska ». Étroitement liées au domaine forestier par leurs écosystèmes et par le partage d’un même espace, les activités de chasse et de pêche ont connu une évolution parallèle à l’exploitation des forêts et à la fois sensiblement différente. Dans les deux cas, ce sont les plus anciennes périodes que l’on connaît le moins car au long des deux premiers siècles de la colonisation, c’est l’absence totale de données et de séries statistiques fiables et surtout continues qui nous empêche de dresser un tableau très précis. On connaît aussi peu l’envergure des récoltes forestières que l’importance des prélèvements de la faune. On ne peut donc qu’évoquer la nature des environnements, estimer l’état des cheptels sauvages et présumer de la modification de certains milieux forestiers. Tout au plus, faute de telles données, pouvons-nous recourir à 6 HISTOIRES FORESTIÈRES certaines descriptions générales, à quelques mémoires épisodiques, à de minces rapports officiels ainsi qu’à des informations éparses glanées dans des sources très variées. Tout en demeurant encore imprécis, on présume que le paysage naturel se modifie plus lourdement dès la fin du XVIIIe siècle. La grande industrie forestière s’établit alors dans les vallées laurentienne, puis outaouaise, et intensifie ses récoltes au début du XIXe siècle ; elles s’accompagnent d’une progression quasi continue des déboisements par des vagues successives de colons en quête de terres neuves, si bien que leurs récoltes combinées d’essences ligneuses diverses commencent à produire différents types d’impacts sur les populations fauniques, allant de la migration à la raréfaction, voire même à la menace d’extinction. Dans au moins un cas d’espèce, le cerf de Virginie, les profondes modifications des communautés végétales et du milieu ont entraîné l’extension vers le nord de cette population de cervidés vivant jusque-là plus au sud. Avant d’aller plus loin dans l’évocation de ces conséquences, il est essentiel de préciser quelles sont les activités de chasse et de pêche touchées par l’exploitation des forêts. Il nous faut prendre en compte trois types de chasse : la chasse dite alimentaire, la chasse commerciale et enfin la chasse sportive. Oublions sciemment le trappage des animaux à fourrure, faute de données utiles. Quant à la pêche, on ne s’attardera pas non plus aux grandes pêcheries maritimes ni, sauf exception, aux pêches riveraines avec engins fixes dont les liens avec les ressources ligneuses ont été plutôt marginaux. Par contre, la pêche sportive, lorsqu’elle prend son véritable essor à la fin du XIXe siècle, bénéficie de plusieurs façons de l’accessibilité accrue au domaine forestier, tout en générant aussi divers types de changements dans le milieu. Paul-Louis Martin Concernant la chasse, j’ai déjà eu l’occasion dans une publication antérieure (Martin, 1990 ; 22) de préciser deux faits historiques importants soit, d’une part, le droit de chasser avec une arme à feu qui fut accordé à tous les habitants de la Nouvelle-France en raison de leurs besoins évidents de survie et de défense. Sur le plan social, ce droit nouveau, de chasse et de trappage, représentait un gain de liberté considérable aux dépens des privilèges exclusifs détenus jusque-là par la noblesse et les élites de la métropole. D’autre part, et ce fait a beaucoup d’importance, la pratique de la chasse, en partie alimentaire et aussi exercée comme loisir, s’est limitée chez le censitaire laurentien, et tout au long du Régime français, à celle des oiseaux migrateurs – oies, canards, tourtes, etc.- et fort peu aux grands cervidés – orignal, wapiti, caribou, cerfs- pour deux bonnes raisons : les accès difficiles au cœur du pays et surtout l’instauration dans l’économie coloniale d’une véritable industrie fondée sur la valeur commerciale des peaux de cervidés et de mammifères marins. Puisqu’elle impliquait une exploitation continue des ressources du vaste domaine forestier, cette chasse commerciale retient dans les lignes qui suivent toute l’attention qu’elle mérite. JEUNE CHASSEUR CANADIEN Ce sont surtout les oiseaux migrateurs et les petits oiseaux de rivage tels que bécasseaux, pluviers, maubèches etc. qui restaient à la portée des jeunes chasseurs, car le grand gibier était moins accessible et aussi voué au commerce des peaux. De 1608 à 1663 : primo vivere Les ressources immédiates Urgence, sécurité, fragilité, voilà la nature des contraintes que vivent les fondateurs des premiers établissements de cette Nouvelle-France. À Québec d’abord, puis, quelques années plus tard, aux postes de Trois-Rivières et de Montréal, les nécessités premières visent à se nourrir, à bien s’abriter et à se défendre contre les ennemis qui surgissent sans prévenir. Ce n’est pas à proprement parler notre sujet, mais il faut tout de même rappeler que les premiers établissements visent à faire d’abord reculer la forêt, à défricher et « déserter » des espaces appropriés qu’il presse de « rendre à la charrue » pour se nourrir, soit encore pour bâtir et se chauffer. Bois de pin et bois de chêne pour construire barques et maisons, bois d’érable et de merisier pour chauffer les foyers, on fait vite bon usage de chacune des ressources ligneuses qui bordent le fleuve. L’Habitation que fait construire Champlain en 1608 est entièrement de bois, comme le seront quinze ans plus tard les bâtiments de sa petite ferme du Cap Tourmente et la plupart des modestes maisons en pièces massives érigées par les premiers colons autour Source : Aquarelle de Millicent Mary Chapin, vers 1838-40, Archives nationales du Canada. Tiré de La Chasse au Québec, p. 345. de Québec et sur l’Île d’Orléans. Ces besoins pressants en bois de construction et en planches de toutes sortes font que deux moulins à scie surgissent dans le paysage autour de Québec, celui des Jésuites en 1646 et celui des Ursulines, construit vers 1650 sur la rive sud, tout près du fleuve, dans la seigneurie de Lauzon (Fauteux, 1927 ; 173). Le nom de cette rivière, dite alors à la Scie, s’est d’ailleurs maintenu jusqu’à une époque récente. AUTOMNE 2013 7 Paul-Louis Martin Et puisque la majorité des soixante-dix maisons que compte le poste de Québec en 1663 sont aussi construites en bois et qu’elles sont dotées au surplus de couvrements de planches ou de bardeaux, voilà que s’y multiplient les risques d’incendie. Si bien qu’au cinq août 1682, la première grande conflagration de l’histoire de la ville vient effectivement raser pas moins de cinquante-cinq corps de logis, soit les deux-tiers des habitations (Gaumond, 1976 ; 12). C’est un vrai désastre ! Aux yeux des autorités, il faut de toute urgence revoir les modes de constructions en zone urbaine, surtout dans ce pays froid où foyers et poêles chauffent ou cuisent au bois à l’année longue. Les autorités coloniales, jusque-là plutôt tolérantes, exigeront dorénavant pour tous les bâtiments de la ville des murs en maçonnerie munis de pignons débordants en façon de coupe-feu. Et comme il arrive à l’histoire de se répéter, les premiers noyaux urbains des deux autres villes, Trois-Rivières et Montréal, connaîtront une évolution semblable et, elles aussi, subiront plusieurs conflagrations majeures au fil de leur existence. L’effet cumulé de ces déboisements à des fins agricoles et de ces prélèvements de bois de chauffage et de bois d’œuvre, en aussi peu qu’un demi-siècle, n’a sans doute pas modifié en profondeur tous les boisés de la périphérie des établissements, mais cela a constitué une première intrusion humaine assez lourde dans un domaine forestier à peine effleuré jusque-là par des groupes d’Amérindiens semi-nomades. Choc de civilisations donc, et choc de cultures où s’opposent deux types de rapports à la nature et à la terre. Sans aucunement prendre garde aux conséquences à long terme et vu l’incroyable abondance des ressources, nos ancêtres européens vont dès lors introduire dans leur nouveau pays une pratique destinée à connaître une très longue carrière, celle d’associer à l’exploitation forestière la récolte de la faune, en particulier celle du gros gibier. L’intensité de ces récoltes, comme on le verra plus avant, entraînera de profonds bouleversements des milieux de vie naturels. Le meilleur indice de ce recul progressif de la forêt primitive et donc de l’amorce de la modification des paysages des basses terres nous est fourni par Pierre Boucher. Dans son mémoire (Boucher, 1882 ; 26) acheminé au Roi de France en 1663, il écrit que : « la chasse n’est pas si abondante à présent proche de Québec comme elle a esté : le Gibier s’est retiré à dix ou douze lieues de là. » Voilà un témoignage très précieux, car si le gros gibier s’est déjà retiré à 50 km des habitations, c’est en 8 HISTOIRES FORESTIÈRES partie en raison des mutations des paysages bien sûr, mais c’est surtout parce qu’il a servi principalement à nourrir la colonie aux moments des disettes et des retards dans les arrivages de denrées. L’anguille, que l’on capturait par milliers autour de Québec et que l’on salait en barriques, a aussi joué ce rôle d’aliment de survie dès le milieu des années 1650. Qui plus est, au moment où le Roi de France reprend sa colonie en mains, en 1663, on voit déjà poindre, outre le commerce de la fourrure du castor, un intérêt croissant à l’égard d’au moins deux autres ressources naturelles du vaste territoire : les bois et la grande faune sauvage. Quelques habitants entreprenants ont déjà tâté la production et l’exportation du merrain pour les futailles, des bordages et des autres bois de chêne destinés à la construction navale ; d’autres ont entrevu l’ampleur des revenus à tirer du commerce des peaux et des cuirs provenant de ces innombrables troupeaux de bêtes sauvages. Il ne manque qu’un peu de volonté et de moyens pour pacifier la contrée et développer autant d’industries prometteuses. Ce sera la mission d’un homme énergique, l’intendant Jean Talon. Les récoltes sélectives des XVIIe et XVIIIe siècles L’histoire officielle ne retient trop souvent que les grands axes du développement économique d’un territoire, dans notre cas le commerce de la fourrure du castor par exemple, et relègue dans l’ombre d’autres activités tout aussi essentielles à la vie courante et à l’équilibre des échanges. Jean Talon est pourtant le premier d’une lignée d’intendants de la Nouvelle-France à avoir entrevu les nécessités d’un développement industriel et commercial diversifié, bien structuré et profitable. Mercantilisme oblige, cette exploitation des ressources naturelles devait rapporter ultimement à la métropole, que ce soit sous forme de circuit bilatéral, ou triangulaire quand on inclue les colonies des Antilles. Ainsi, à côté des activités de base, « nécessaires à l’usage de la vie », telles que boucherie, boulangerie, moulins à farine, brasserie, tonnellerie, etc. deux industries vont voir le jour et prendre un réel essor grâce aux efforts de l’intendant Talon : les tanneries et la construction navale. Paul-Louis Martin EN ROUTE Lourdement chargés, des chasseurs se mettent en route vers les territoires de leurs équipées hivernales. Pendant au moins deux siècles, on a ainsi traqué les grands cervidés pour alimenter le commerce et l’industrie des cuirs. Source : Gravure de H.P.Share. Fonds IOAQ. Un commerce méconnu Le cuir est un matériau de toute première importance à cette époque : il sert bien entendu à fabriquer des chaussures et des bottes, mais on l’utilise aussi dans la confection de vêtements tels que vestes, manteaux, gants, ceintures et autres accessoires. La sellerie et la fabrication des harnais en transforment aussi une bonne quantité, puisqu’on compte plus d’un attelage de bœuf ou de cheval par ferme, sans oublier tous les autres besoins des gens de métier en baudriers, en sangles et en attaches. On ne s’étonne donc pas de voir l’intendant Talon s’empresser de susciter la construction d’une première grande tannerie près de Québec et de son port d’expédition. Il convainc François Bissot, marchand bourgeois de Québec, déjà impliqué dans les pêcheries de loups-marins depuis au moins 1650, à établir une grande tannerie sur les terrains qu’il possède à la Pointe-Lévy. Celui-ci, dès 1668, engage alors Étienne Charest, originaire de Poitiers et déjà initié au métier de la tannerie, pour diriger la construction et prendre en charge la manufacture de cuirs. Les résultats dépassent rapidement toutes les attentes : pendant que l’un veille aux procédés de traitements des peaux, l’autre s’occupe du financement et de l’achat non seulement des peaux de bœufs et de vaches que lui apportent les habitants, mais surtout des milliers de peaux d’orignaux, de wapitis et autres cervidés du pays, ajoutées à plusieurs autres milliers de peaux de loups-marins provenant de la concession que détient Bissot à Mingan sur la côte du Labrador. (Fauteux, 1927 ; 407) AUTOMNE 2013 9 Paul-Louis Martin HUNTING THE MOOSE DEER Jusqu’au milieu du 19e siècle, chasseurs commerciaux, et parfois présumés sportifs, ne traquaient l’orignal que l’hiver alors qu’il était plus facile de forcer l’animal à quitter son ravage pour aller s’épuiser dans les neiges épaisses. Source : Album anonyme, 1840. Collection privée. Le succès est tel qu’en 1674, l’intendant Talon estime à un potentiel de 8 000 paires de chaussures la quantité de cuir tanné par la manufacture Bissot (Dupont et Matthieu, 1981 ;13). Tant de chaussures en puissance pour une colonie si peu peuplée… de toute évidence ce n’est pas là le seul débouché de toutes ces peaux de bêtes sauvages et de tous ces cuirs que vont bientôt produire plusieurs nouvelles entreprises : de fait, c’est au moins une dizaine de tanneries qui surgissent en peu de temps dans les environs de Québec, et plus tard, aussi de Montréal. De 1660 à 1760, on a en effet dénombré pas moins de 68 tanneurs de métier et de marchands-tanneurs, établis uniquement dans la région de Québec. Les évidences sautent aux yeux : quand on met en relation le si petit nombre d’habitants de la colonie et le peu d’envergure de leur cheptel bovin avec la quantité étonnante de mammifères marins et terrestres abattus chaque année, on comprend vite 10 HISTOIRES FORESTIÈRES que la production des tanneries dépassait les besoins domestiques en chaussures et qu’il a bien fallu écouler ailleurs autant de peaux. Ce sont forcément d’autres marchés, extérieurs ceux-là, qui ont dû absorber la production de ces tanneries. Dans les faits, la grande tannerie Bissot de 1668 représente le premier pas bien structuré, la naissance ni plus ni moins d’une industrie très lucrative, celle du traitement, primaire le plus souvent, suivi de l’exportation des cuirs et des peaux de la faune de cet immense espace appelé Canada, puisque en effet les prélèvements continus sur les cheptels sauvages ne se sont pas limités à la vallée du Saint-Laurent : d’abord qualifiée de source de grande richesse par Cavelier de La Salle, l’exploitation des peaux des millions de bisons de l’Illinois et de la Louisiane attira Paul-Louis Martin plusieurs entrepreneurs montréalais. C’est le cas du sieur Juchereau de Saint-Denis qui, en raison de la guerre avec les tribus environnantes en 1705, fut forcé d’abandonner dans son poste de Ouabache pas moins de 15 000 peaux de bœufs d’Illinois qu’il devait ramener soit à Montréal, soit à la Nouvelle-Orléans, pour les expédier ensuite en France. Aux dires du jésuite Charlevoix, la peau de ces bisons, souple et moëlleuse faisait les meilleurs chamois (Fauteux, 1927 ; 415). Voilà une industrie qui a largement échappé à l’attention des historiens de l’économie et qui va traverser sans trop faiblir les deux prochains siècles, remplissant bien sûr les besoins premiers des habitants d’ici, mais du même coup, stimulant dans la métropole une activité encore plus lucrative. De ce côté-ci de l’Atlantique, les premiers marchands et bourgeois détenteurs de très grande fortune, ce n’est certainement pas un hasard, ont été mêlés à l’exploitation de la grande faune et à l’industrie de la tannerie : ce sont de très riches commerçants doublés d’entrepreneurs en pêcheries ou en pelleteries, comme Aubert de la Chesnaye, François Bissot, le sieur d’Aulnay, Étienne Charest, Jacques Leber, Michel Bégon, Louis Fornel, Charles Perthuis, et quelques autres. À l’autre bout du circuit, outre Atlantique, près de la côte ouest et surtout autour de La Rochelle d’où proviennent plusieurs de ces marchands et tanneurs, les arrivages par pleins navires des cuirs de la NouvelleFrance viennent littéralement donner un second souffle et consolider une industrie de la chaussure, des gants et des cuirs fins présente dans cette région depuis au moins le XIIIe siècle. C’est là, comme on le verra plus loin, qu’ont abouti pendant plus d’un siècle et demi les dépouilles des dizaines de milliers de phoques, de marsouins, de wapitis, de caribous, d’orignaux, de bisons et autres grands mammifères du Canada. contacts des pêcheurs de morue avec les autochtones de Terre-Neuve et de la Gaspésie, et qu’il se serait poursuivi ensuite avec les habitants et marchands de Québec, dont François Bissot bien sûr : « La découverte en 1534 du Canada par Jacques Cartier va asseoir pour de longs siècles la tradition et la renommée de Niort pour sa spécialisation dans la chamoiserie. Les peaux proviennent dès lors du Canada et l’huile de poisson de Terre-Neuve, via le port de La Rochelle : on y embarque les vins saintongeais et les étoffes de la Gâtine échangés contre les peaux et les huiles du NouveauMonde. » Les historiens du patrimoine industriel de Niort ne peuvent être plus précis : « nulle part avant 1700, nous n’avons rencontré le mot chamoiseur. La colonisation du Canada sépara enfin les professions en faisant affluer à Niort les peaux d’élans et d’orignal qui, travaillées dès lors presque exclusivement par la ville jusqu’en 1764, donnèrent à la chamoiserie son importance exceptionnelle. » (Mémoires-Niort). La ville connut effectivement une augmentation considérable d’artisans spécialisés dans les métiers du cuir tels que dégraisseurs, corroyeurs, mégissiers, assouplisseurs, teinturiers, chamoiseurs et autres. SMOKING MOOSE MEAT La viande d’orignal était aussi fumée sur place après l’abattage et expédiée ensuite dans les plus fins restaurants des grandes villes du sud. La langue de caribou a connu un destin semblable. Les succès de Niort, capitale médiévale du cuir À quand remonte précisément ce commerce des peaux avec la Nouvelle-France ? Quelle a été son envergure ? Et quel profit en a-t-on tiré outre Atlantique ? C’est la ville et les environs de Niort qui profitent très tôt de ce type d’échanges avec la Nouvelle-France. Les historiens du patrimoine industriel de cette capitale régionale du cuir ne laissent aucun doute sur le nouvel essor des vieilles manufactures occasionné par les arrivages d’autant de peaux. Il semble bien en effet que ce commerce remonterait aussi tôt que lors des premiers Source : Carte postale, ca. 1910. Typical Canadian scenes. Collection de l’auteur. AUTOMNE 2013 11 Paul-Louis Martin La guerre de 1755, allait amener la perte de la colonie et, en 1763, faire passer l’industrie de la tannerie aux mains des Anglais, poursuivent les historiens de la ville, si bien que « privé des peaux et des huiles de poisson qui servaient à les assouplir, le commerce de la chamoiserie reçut le coup le plus terrible. » La qualité de la peau d’orignal avait sans doute été vérifiée bien avant l’arrivée de l’intendant Talon, néanmoins en octobre 1667, il en avait expédié une centaine à Poitiers pour la faire « passer en buffle », selon l’expression en usage dans le métier, afin d’engager ensuite le roi de France à créer un magasin de réserve de 10 à 15 000 peaux pour équiper sa cavalerie royale. La matière première provenait bien sûr du Canada (Fauteux, 1927 ; 406). On a là une première indication des quantités de peaux qu’on envisageait d’exporter, sauf que le nombre exact reste encore indéterminé, faute d’une recherche d’envergure dans les registres et les archives de La Rochelle. Combien de milliers de peaux ont pu être expédiées ainsi chaque année depuis la Nouvelle-France ? Le nombre pourrait bien dépasser annuellement deux ou trois dizaines de milliers si l’on inclut les peaux brutes, simplement salées et non tannées, produites dans les postes de pêches aux loups-marins de la Côte nord ou provenant des pêcheries de marsouins de la Côtedu-Sud. Quant aux peaux de mammifères terrestres, faute de posséder tous les registres d’expéditions depuis Québec, on en est réduit à des estimations : le sieur d’Aunay prétendait trafiquer 3 000 peaux d’orignaux par année, entre 1645 et 1650, uniquement dans le Bas-Saint-Laurent (Bédard, 1975 ; 56) ; PierreEsprit Radisson signale de son côté une récolte de plus de 600 peaux d’orignal lors d’une seule expédition de chasse hivernale en Mauricie vers 1680 ; quant au conseiller Ruette d’Auteuil, son Mémoire de 1715 signale que la caisse du Roi prélevait généralement en revenu direct le dixième des peaux d’orignal récoltées sur son Domaine royal, soit entre Baie Saint-Paul et Sept-Îles, mais que, déjà en ce début de XVIIIe siècle, « la plupart des Sauvages de ces contrées-là sont morts et les orignaux ont quasi été détruits, le profit que donne cette traite est si peu de chose qu’il ne balance point » (RAPQ, 1923 ; 77). Le baron de La Hontan, grand voyageur et amateur de chasse, raconte dans le récit de ses « Voyages » en Amérique septentrionale, publié en 1705, avoir participé à une chasse hivernale pendant trois mois. Son parti abattit alors 66 orignaux et aurait doublé, voire triplé ce carnage, si « nous n’avions eu pour but que d’assembler force peaux. » 12 HISTOIRES FORESTIÈRES Il n’est pas possible dans l’état actuel des recherches de préciser le nombre de peaux de toute nature expédiées chaque année depuis le port de Québec. Certains documents mentionnent les chiffres de 100 000 pelleteries, incluant indistinctement peaux et fourrures, autres que celles du castor. On pourrait estimer avec raison qu’environ le quart de cet envoi vers les manufactures de Niort, de Poitiers et des autres tanneries tout autour provenait des grands cervidés et des autres mammifères de ce Nouveau Monde. De plus, la pratique semble bien s’être maintenue après la Conquête de 1760, au-delà du changement de Régime, puisqu’on rapporte encore pas moins de 100 000 peaux et fourrures, autres que celle du castor, expédiées depuis le port de Québec en 1808 (Gray, 1809 ; 383). Vers quelles manufactures étaient-elles destinées en Angleterre ? Nous l’ignorons. Les besoins en chaussures, en gants et en vêtements étaient sans doute tout aussi importants qu’en France : en fait, ce sont là de nouveaux réseaux de commerce qui restent encore à documenter si les historiens d’aujourd’hui entendent s’y intéresser. Quant au marché domestique des peaux et des cuirs, stimulé de toute évidence par l’augmentation des besoins de la population du Bas-Canada, rien n’indique un fléchissement quelconque dans le nombre de tanneries de la Basse-Ville de Québec ni de l’ouest de Montréal qui fournissaient les cuirs aux industries locales de la chaussure, très actives entre 1825 et 1850. Il en va de même des tanneries qui surgissent dans l’espace rural au fur et à mesure de la colonisation des terres nouvelles. Approvisionnées principalement par les troupeaux de bovins des habitants du pays, les tanneries récemment établies dans ces nouvelles contrées ont de toute évidence continué à apprêter des peaux de wapitis, de caribous et bien sûr d’orignal puisqu’un rapport de 1858 fait état de deux partis de chasseurs ayant récolté pas moins de 400 peaux (King, 1866 ; 66). C’est d’ailleurs au cours de ces années 1850 que sonne la première alarme très sérieuse concernant la disparition du grand cervidé : des naturalistes connus comme Jean-Jacques Audubon, James Richardson et T. Baird évoquent la menace de disparition de l’orignal dans tout le nord-est du continent, invitant les autorités à adopter des mesures de conservation appropriées. La Montreal Natural History Society intervient à son tour auprès des députés du Canada-Uni et réclame des mesures sévères pour éviter l’extinction. Quant à l’auteur et chasseur W. Ross King, il s’élève avec colère contre le commerce des peaux et réagit ainsi à Paul-Louis Martin cette menace de disparition : « On ouvre sans cesse de nouvelles routes et, jusqu’à récemment, l’orignal était abattu de façon barbare non seulement par le sauvage ou le colon stupide, mais de façon plus impardonnable encore, par de prétendus sportifs qui tuent jeunes et vieux, femelles engrossies et jeunes veaux, laissant pourrir inutilement sur place leurs carcasses. » L’orignal a bien failli connaître le même destin que les bisons des plaines. Par bonheur, on le voit bien, une nouvelle vision de la nature commence lentement à émerger. Nous reviendrons plus loin sur d’autres facteurs et sur un nouveau contexte social ayant entouré le déclin de la chasse commerciale et la valorisation progressive de la chasse sportive à l’orignal. Les bois pour la construction navale : une autre récolte sélective HUNTING SCENE, PROVINCE OF QUEBEC Les camps de chasse en bois rond, couverts de feuilles d’écorce de bouleau, étaient encore nombreux dans les forêts et les territoires publics du Québec, au début du 20e siècle, soit avant l’extension du système des clubs privés. On y chassait le gros gibier comme en témoignent les trois traînes adossées au mur du camp. La diversité et l’étendue des forêts de ce Nouveau Monde n’étaient pas passées inaperçues aux yeux des premiers explorateurs. Cartier, Champlain et tous ceux qui ajoutent à leur suite leur propre description du pays conviennent de la grande valeur des bois et de leur usage profitable dans la grande industrie par excellence de l’époque, soit la construction navale. Bois de bordages, de mâtures, planches, pièces courbes, espars et damoiselles, les chênes, les pins et les épinettes de ce pays peuvent les offrir aux constructeurs de navires de toutes dimensions, sans compter les goudrons, brais et térébenthines que des artisans compétents pourront extraire des racines de ces immenses pins rouges qui parsèment le territoire. Quelques habitants entreprenants commencent la production de bordages et de merrains dès le milieu des années 1650, mais c’est encore une fois l’intendant Talon qui donne le coup d’envoi à l’exploitation à plus grande échelle des diverses ressources requises par l’industrie. Trois des navires qu’il fait construire à Québec entre 1668 et 1670 transportent ensuite aux Antilles un chargement de planches avant d’y prendre du sucre destiné à la France. C’est là le premier pas d’un commerce dit triangulaire, qui aura ultérieurement une fortune variable, mais c’est surtout le début de plusieurs expéditions d’exploration des ressources suivies de quelques chantiers de coupes forestières. Notre propos ne vise pas à rappeler les essais et les diverses entreprises qui vont se succéder depuis le séjour de l’intendant Talon jusqu’à la fin des grands chantiers de la construction navale royale de Québec en 1759 (Mathieu, 1971), ce qui nous importe Source : Carte postale, ca. 1910. Imperial Series no 292. Collection de l’auteur. AUTOMNE 2013 13 Paul-Louis Martin concerne la pratique qui semble bien s’être répandue depuis, soit celle de nourrir en partie le personnel des chantiers de coupe avec le gibier des environs. On sait, d’après divers témoignages confirmés par les résultats de fouilles archéologiques, que les soldats des forts et des postes éloignés avaient l’autorisation de chasser le gros et le petit gibier afin d’améliorer leur « ordinaire » voire aussi de trafiquer les peaux et les fourrures autres que celle du castor avec les « sauvages » des environs (Bonnefons, 1887 ; 173). Il s’agit là, raconte cet officier, d’une pression supplémentaire qui s’est exercée sur les cheptels des cervidés autour du lac Champlain et le long de la rivière Richelieu où s’alignaient plusieurs fortifications. Ce que l’on savait moins, c’est qu’un prélèvement identique du gros gibier et de la faune environnante semble bien avoir accompagné les premiers grands chantiers forestiers établis dans l’arrière-pays de Charlevoix à la fin du XVIIe siècle. Qu’il s’agisse de l’exploitation des bois de mâtures par la société de Grignon et Delorme, présente à La Malbaie en 1687, ou de la goudronnerie de Baie Saint-Paul établie par les Messieurs du Séminaire de Québec en 1709, les deux entreprises engageaient chaque hiver entre trente et cinquante bûcherons qui cabanaient à cinq ou six lieues à l’intérieur des terres et, bien sûr, qu’il fallait nourrir. Entre autres vivres, avec le grand gibier trouvé sur place ? C’est bel et bien ce que laisse entendre un contrat d’engagement d’ouvrier qui oblige le patron à nourrir et loger l’employé ainsi qu’à « fournir la poudre pour chasser et une ration d’eau de vie » (Fauteux,1927 ; 327). On est conscient de s’aventurer ici sur un terrain fort peu documenté qui nécessiterait plusieurs recherches et des confirmations archéologiques, sauf que l’hypothèse que nous avançons est pleine de sens. Comment ne pas croire qu’ouvrir un chantier forestier en territoire vierge n’allait pas entraîner quelque récolte d’orignal ou de caribous, toutes viandes fraîches à ajouter au menu quotidien dominé par le pain, les galettes, les pois et le lard salé ? On peut croire que de telles récoltes occasionnelles furent adoptées tout au long du XVIIIe siècle dans d’autres chantiers importants comme ceux de l’abbé Louis Lepage (1690 - 1762) premier entrepreneur forestier de Terrebonne qui aménagea sur la rivière des Mille-Îles ce qui est encore connu comme l’Île des Moulins. Certains de ses chantiers étaient situés plusieurs lieues au nord de sa seigneurie d’origine où il tenta aussi d’exploiter le minerai de fer et une forge. Comment nourrissait-on ces bûcherons ? En récoltant occasionnellement le grand gibier des environs ? Une telle pratique aurait pu aussi 14 HISTOIRES FORESTIÈRES être adoptée par les experts en bois de construction navale et les partis d’exploration des ressources qui, à la demande de l’intendant Hocquart, parcoururent à partir de 1738 les deux rives du fleuve depuis Trois-Rivières jusqu’au lac Ontario, les contours du lac Champlain et de ses cours d’eau, les abords du Richelieu, les régions de Charlevoix et de Chicoutimi. « À la fin de l’automne ou au début de l’hiver, la petite troupe de six à dix personnes quittait Québec à destination des zones à explorer et en revenait un ou deux mois plus tard, juste à temps pour indiquer les endroits favorables à l’exploitation » (Mathieu, 1971 ; 31). Comment croit-on pouvaient se nourrir ces groupes d’explorateurs lors de leurs séjours dans un territoire sauvage ? Sinon, en partie tout au moins, « au bout du fusil » selon une expression consacrée, ou même au bout d’une lance puisque la technique de capture hivernale de l’orignal consistait à écarter une bête de son ravage et à la forcer à s’épuiser dans la neige profonde où elle devenait facile à abattre. En somme, voici sans doute l’origine d’une pratique de chasse, appelons-la alimentaire, qui a accompagné les premiers forestiers et qui semble bien s’être maintenue, non pas de manière très répandue, cela reste difficile à vérifier mais, du moins à l’occasion, et jusqu’à une époque récente. J’ai en effet recueilli quelques témoignages d’un cuisinier de chantier qui n’hésitait pas à tirer quelques orignaux ou chevreuils, aperçu à rôder autour des bûchers, afin d’offrir un peu de viande fraîche aux bûcherons. Cela se passait dans les années 1930, et même si les inspections des garde-chasses étaient plutôt rares, ce cuisinier très prudent conservait néanmoins son fusil bien accroché sous le plateau de sa table de travail… Que peut-on conclure de ces récoltes sélectives de bois effectuées pendant un peu moins que deux siècles de domestication des paysages laurentiens ? Si les conséquences très sérieuses des prélèvements de ces différents bois, de construction, navale et domestique, bois de chauffage et autres, semblent encore relativement limitées, au contraire la récolte commerciale de la grande faune des cervidés wapitis, orignaux, caribous, cerfs de virginie – a réduit considérablement leurs populations au point où des changements majeurs vont bientôt survenir dans leurs rangs. Paul-Louis Martin S’il faut en tirer une constatation d’ordre moral, disons que nos ancêtres français ont réagi comme tous leurs voisins, Hollandais et Anglais, devant les incroyables ressources fauniques du Nouveau Monde, ils en ont organisé l’exploitation intensive et continue sans égard à d’autres aspects que le profit et l’enrichissement. L’heure de la conservation n’avait pas encore sonné. Aux XIXe et XXe siècles : les corollaires de l’industrialisation LE RETOUR Ce sont surtout des militaires de la garnison de Québec qui ont commencé, vers 1840, à pratiquer la chasse aux trophées d’orignal et de caribou dans les hauteurs des Laurentides, aux sources de la rivière Jacques-Cartier et de la Montmorency. Source : Huile de Cornélius Krieghoff, 1871. Fonds IOAQ. Collection privée. AUTOMNE 2013 15 Paul-Louis Martin Rappelons brièvement les trois grandes étapes de l’industrie forestière qui s’active au Bas-Canada à partir de la fin du XVIIIe siècle et qui poursuit sa lancée au long des XIXe et XXe siècles. L’histoire a retenu la période du bois d’œuvre associé au bois carré destiné à la construction navale, en gros de 1780 à 1850 ; ce fut l’époque des grands chantiers navals de Québec, des nombreux moulins à scie du littoral laurentien et celle des radeaux de bois, les cages, conduites par les cageux, flottées depuis l’Outaouais et le haut Saint-Laurent. Suivit, à partir des environs de 1840-50, un essor considérable de la production et du commerce des bois de construction destinés aux marchés local et surtout continental, en grande partie en raison de l’adoption généralisée de la technique de construction dite « balloon frame » ou ossature légère de bois – en madriers de 2’’ x 4’’, 2’’ x 6’’ et autres de 8 et 10 pieds de longueur - qui s’est répandue à toute vitesse depuis Chicago où elle serait apparue dans les années 1830 (Martin, 1999 ; 287). On pourrait ajouter aussi à partir de cette époque les marchés moins bien connus de la potasse et du bois de fuseau, tous deux requis par les filatures du Royaume-Uni, et qui permirent à nombre de défricheurs de survivre à leurs premiers moments d’établissements. Finalement, survient en troisième phase, à partir des années 1875, l’exploitation des résineux pour la fabrication de la pulpe, puis du papier ; exploitation qui se maintient tant bien que mal en ce début de 21e siècle. LE TROPHÉE Croquée sur place le 14 novembre 1898, cette photographie de Louis Belle, captée derrière Rivière-du-Loup, illustre les frères Jacques et Yves Bertrand, en tenue du «dimanche», venant d’abattre un jeune cerf de Virginie. Avant les années 1840, ce beau cervidé n’est présent qu’au sud-ouest du Québec, mais à la faveur de la colonisation, d’un probable réchauffement du climat et surtout des déboisements généralisés, le « chevreuil » amorce une véritable épopée nordique qui le mènera dans les Bois-Francs en 1850, sur la rive sud du Saint-Laurent, en 1870, près de Québec en 1880, puis jusqu’au Lac Saint-Jean en 1904. Source : Fonds Belle-lavoie. Musée du Bas Saint-Laurent, Rivière-du-Loup. 16 HISTOIRES FORESTIÈRES Encore présents sur le territoire, ces deux derniers types d’exploitation, bois de construction et bois de pâte, ont bénéficié au fil des ans de concessions forestières considérables tant au sud qu’au nord de la vallée du Saint-Laurent, ouvrant de multiples chantiers de coupe et autant de routes pratiquement partout dans ce vaste domaine forestier. Au point où les compagnies frôlent maintenant plus au nord la lisière de la taïga. Trois impacts majeurs, devenus autant de faits historiques corollaires, accompagnent ce développement et cet essor quasi continu de la grande industrie forestière : la valorisation de la chasse et de la pêche sportives dès les années 1840, le changement de paradigme dans notre rapport à la faune et à la nature en général et enfin l’instauration du système des clubs privés de chasse et pêche, mis en place en 1885 et aboli en 1978. La chasse et la pêche sportives La transition de la valeur commerciale de la faune à une catégorie d’activité dite de loisir est lent et semé de péripéties. On se rappelle que les plaisirs de la chasse aux oiseaux migrateurs ont été partagés sous le Régime français par plusieurs seigneurs et officiers, familiers avec les armes, mais aussi par beaucoup de censitaires établis près du fleuve. En témoigne un peu plus tard un accord datant de 1803 visant à encadrer de façon plus « sportive » la chasse à l’oie blanche sur les rivages de Cap-Saint-Ignace (Martin, 1990 ; 57). En revanche, la chasse au gros gibier n’était encore qu’une affaire de récolte de peaux. Ce sont plutôt les militaires britanniques en garnison à Québec, Sorel ou Montréal qui, peu à peu, vont accorder à la grande faune locale une plus-value durable qui va conduire à modifier Paul-Louis Martin plus généralement les rapports sociaux à son égard. En 1840, paraît à Londres une histoire naturelle du Bas-Canada, œuvre du naturaliste P. H. Gosse. Elle est suivie en 1845, aussi à Londres, du récit d’un séjour à Québec d’un officier britannique du nom de Frederic Tolfrey. Publié sous le titre « The Sportsman in Canada », l’auteur y relate avec verve ses excursions de chasse à la sauvagine sur la Côte-de-Beaupré, de pêche au saumon sur la rivière Jacques-Cartier et d’autres aventures plus à l’ouest. Bien qu’il les ait vécues entre 1816 et 1818, ses descriptions imagées et passionnées, que j’ai traduites et publiées en 1979, constituent un point tournant dans la perception des ressources fauniques que recelait alors le Bas-Canada. En effet, s’ensuivent alors d’autres chasseurs européens, comme Benedict-Henry Révoil en 1844, d’autres militaires comme le major W. Ross King et John J. Rowan qui à leur tour vont faire l’éloge dans leurs récits de la grande et petite faune d’ici. C’est d’ailleurs grâce à ces auteurs que la technique de chasse à l’orignal au moyen de l’appel commence à s’imposer en dépit de certaines réticences initiales ; la qualifiant d’abord indigne du sport, « unsportsmanlike », l’un d’entre eux l’ayant vécue de près écrira : « au contraire, je ne connais pas de sport plus fascinant ». Apparaissent alors dans le paysage de Québec, encore capitale du pays, d’autres chasseurs et pêcheurs comme le lieutenant-colonel William Rhodes qui se rendra célèbre par ses chasses prolifiques dans les hauteurs de Charlevoix (Smith, 2001 ; 51). Il sera entouré ensuite de plusieurs amateurs de chasse et amis des sciences naturelles qui vont participer à un éveil salutaire à l’égard de la conservation non seulement de la faune mais de la nature en général. Portés par le courant romantique qui domine la littérature, les beaux-arts et l’architecture depuis la fin du siècle précédent, les esprits s’ouvrent également à de nouvelles réalités sociales et aux méfaits d’une industrialisation aveugle qui commence à dégrader sérieusement les conditions et les milieux de vie. À la suite des grandes épidémies de choléra des années 1830, un vaste mouvement d’hygiène publique promeut la nécessaire salubrité de l’air, de l’eau et de la qualité de la vie dans les milieux urbains. S’y greffent les passions horticoles de l’ère victorienne et la mode des jardins d’agrément qui débordent sur un intérêt manifeste pour l’ensemble des sciences naturelles. Pendant que certains suivent de près les récits des explorateurs qui, comme Darwin, repoussent les frontières du savoir, d’autres se préoccupent des appétits de l’industrie forestière en voie de raser d’immenses portions des domaines forestiers, d’abord aux Etats-Unis et, bientôt, au Québec et au Canada. Suite à la tenue à Montréal en 1882 d’une session du Congrès forestier américain, le commissaire des Terres de la Couronne du Québec, W. H. Lynch, écrit que la valeur de nos richesses forestières et la rapidité avec laquelle disparaissent les forêts de nos voisins nous imposent comme devoir impérieux l’obligation de veiller à leur conservation. Voilà pourquoi, écritil, des associations surgissent partout dans le but de « pourvoir au reboisement et à la conservation de la forêt là où elle n’est pas entièrement disparue ». Associées aux chantiers de coupe qui se multiplient tant dans le piémont des Laurentides que dans celui des Appalaches, de nouvelles vagues de colons et de défricheurs empruntent à leur tour les nouveaux chemins et les voies charretières aménagées par les compagnies. Un nouveau venu, le chemin de fer, vient ajouter une menace supplémentaire à l’état jugé inquiétant de la grande faune sauvage. Et puisqu’il est encore d’usage à l’époque, comme au tout début de ce siècle de migrations intérieures, d’encourager le colon en lui garantissant qu’il pourra survivre par la chasse et la pêche, des mesures de conservation s’imposent de toute évidence aux yeux des autorités de la province. L’adoption de règlements de chasse plus contraignants en 1876 et même d’une loi du mâle pour l’orignal dans les années 1880 n’ont donné que peu de résultats faute de gardes-chasses en nombre suffisant et en raison aussi de la trop grande tolérance des élus locaux. Voilà qu’un concours de circonstances se présente qui va leur permettre de répondre aux pressants besoins d’action. Les clubs privés de chasse et de pêche Sans doute inspirée par le modèle britannique fort répandu, la formule du club, groupement exclusif d’adeptes d’une activité ou d’une pratique, était en vigueur depuis déjà quelques années pour la pêche au saumon dans la vallée de la Matapédia. Ce furent cependant deux industriels de la foresterie, un Américain, William Parker et un Canadien Français, Louis-Alphonse Boyer qui mirent sur pied près de Saint-Élie-de-Caxton le premier club privé de chasse et de pêche, le club Winchester (Martin, 1990 ; 86). Grâce à ses contacts en haut lieu en tant que député de la Chambre des Communes, L.-A. Boyer se fit concéder en location une portion des terres publiques afin d’y pratiquer en exclusivité la chasse et la pêche. Véritable réserve privée, ce club n’eut aucun mal à recruter cinquante membres AUTOMNE 2013 17 Paul-Louis Martin LE « CLUB HOUSE », LE CHALET PRINCIPAL DU CLUB TRITON Le fondateur du club Triton s’appelait Alexander Luders Light et il agissait comme l’ingénieur en chef de la construction du chemin de fer menant au Lac Saint-Jean en 1888. Construit au lac à la Croix en 1897, ce camp principal mesurait 100 pieds sur 50, comprenait une vingtaine de chambres, salon, salle à manger, hall d’entrée, cuisines, magasins, etc. le tout orné de plusieurs foyers et des boiseries de bois verni. Les 150 membres privilégiés de ce club purent profiter de ce qui est inimaginable de nos jours, soit des truites mouchetées de 7 et 9 livres et des caribous et des orignaux aux panaches exceptionnels. Source : ANQ. Fonds Livernois. Vers 1900. Tiré de La Chasse au Québec, p. 109. 18 HISTOIRES FORESTIÈRES qui déboursèrent chacun cent dollars comme frais d’adhésion et d’établissement. D’autres demandes semblables parvinrent ensuite à Québec, dès 1883, si bien que le gouvernement d’Alfred Mousseau, trop heureux d’y trouver la solution à plusieurs problèmes, confie au Commissaire des Terres de la Couronne le soin d’élaborer le meilleur modèle de concession et de bail afin de l’inscrire dans une loi. Adoptée en 1885, la loi facilitant « la formation en cette province de clubs pour la protection du poisson et du gibier » (SRQ, 48 Victoria, ch. 12) venait créer des espaces où l’État allait s’assurer, via un accès limité au territoire concédé et un gardiennage obligatoire défrayé par le club, un certain contrôle sur les ressources fauniques, tout en tirant du système un bénéfice monétaire non négligeable. S’y grefferont par la suite des avantages politiques discrètement rétribués… La mesure fait vite boule de neige et la bonne nouvelle se répand à la grandeur non pas seulement du Québec, mais dans tout le nord-est du continent. Au point où plusieurs Paul-Louis Martin présidents des Etats-Unis, des contre-amiraux et des généraux d’armée, des gouverneurs, des industriels célèbres et des financiers de haut niveau vinrent profiter du « Sportsman Paradise » offert par la « French Province. » Dans plusieurs paroisses agro-forestières des Laurentides, la venue d’autant de gens fortunés et exigeants bénéficia grandement à l’économie locale, tout en provoquant ici et là la renaissance d’un type de relations sociales qu’on avait cru disparues, celles des maîtres et des valets. début de la décennie 1950, sonnait le début des loisirs généralisés et plus accessibles. Avec le réveil du sentiment national au début des années 1960, il était presque inévitable que l’on se débarrasse de ce système de concessions et de privilèges confinant au colonialisme, voire, dans certains cas, à un relent de l’ancien régime féodal. Le système des clubs privés fut enfin aboli en 1978 et remplacé par un réseau plus démocratique de zones d’exploitation contrôlée. Une faune sauvée par la science. À la suite du club Shawinigan constitué en 1883 et du Laurentian en 1886, plus de cinquante clubs voient le jour en très peu d’années, dont le plus célèbre, le Triton en 1893. À titre d’exemple, à lui seul, ce dernier club engagea pas moins de 90 guides et portageurs à la fin du mois d’août 1908, pour assister ses nombreux membres qui profitaient simultanément de la fin de la saison de pêche et du début de la chasse à l’orignal et au caribou. En 1915, on compte plus de trois cents clubs, près de six cents en 1945 et finalement autour de 2 000 au milieu des années 1960. Je ne reprendrai pas la brève histoire que j’ai déjà consacrée à ces clubs privés, qu’il suffise d’évoquer un bilan pour le moins mitigé avancé par la plupart des observateurs de ce système. Le premier résultat positif fut sans aucun doute de préserver une population valable de grands cervidés : cette année-là, 1885, le surintendant de la chasse, J.N. Proulx se déclarait incapable de mettre un frein « aux boucheries d’orignaux et de caribous ». En revanche, la pression de la pêche sportive sur l’immense réseau de lacs et de rivières donna naissance à une gestion piscicole particulièrement efficace, mais un peu trop créative ayant entraîné des suites hautement discutables eu égard à l’introduction d’espèces exotiques (Kinsey, 2008 ; 276). Dans son ensemble, le système des clubs privés a cohabité sans trop de heurts avec l’industrie forestière, patrons de compagnies et ouvriers des moulins et des papeteries se partageant respectivement dans leurs propres clubs de vastes portions, souvent voisines, des riches territoires nouvellement accessibles grâce à leurs propres routes. L’iniquité logeait davantage dans la population en général, dans cette classe moyenne en pleine croissance depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui ne demandait qu’à profiter à son tour des richesses de cette généreuse nature. L’invention du « congé de fin de semaine », grâce à ce samedi non travaillé dorénavant inscrit dans les conventions remportées de haute lutte par les syndicats au En rétrospective et même en l’absence de statistiques plus étoffées, il faut bien conclure que le Québec a frôlé la catastrophe : le pillage des grands mammifères n’a connu un frein qu’à l’extrême limite du raisonnable. Le wapiti était déjà pratiquement disparu du territoire à la fin du XVIIe siècle ; l’un des derniers caribous au sud du Saint-Laurent, à l’exception des Chics-Chocs, aurait été abattu dans les savanes de Lotbinière, vers 1885, par Napoléon A. Comeau. Quant à ceux qui subsistaient encore dans et autour du Parc des Laurentides, sur les hauteurs de Charlevoix, le Ministère de la Chasse se vit obligé en 1928 d’en bannir toute chasse, tout en renouvelant aussi l’interdiction de commerce sur la viande d’orignal et de chevreuil. À tout dire, les gestionnaires de la chasse et de la pêche manquaient encore totalement de données et de statistiques sur l’état des populations fauniques. Il y eut bien la création de l’Office de biologie du Québec, en 1942, mais qui concentra davantage ses travaux sur la pêche et la santé des lacs. L’état des grands cervidés restait encore mal connu. Malgré de timides signes d’alerte de la part de quelques ingénieurs forestiers nouvellement formés par l’Université Laval, il faut attendre l’arrivée de biologistes très influents, les Vianney Legendre, Pierre Dansereau, Gaston Moisan et autres pionniers qui ont formé de nouvelles générations de professionnels rompus aux méthodes d’inventaires, terrestres et maintenant aériens, ainsi qu’aux analyses des milieux de vie et des populations sauvages qu’ils abritent. Leur approche plus scientifique et écologique, fondée sur des données incontournables, est parvenue à s’introduire dans les ministères responsables des ressources naturelles dès les années 1950, non sans heurts et grincements de dents, si bien qu’aujourd’hui, après soixante ans de gestion raisonnée, la grande faune au Québec se trouve dans son ensemble en situation d’abondance, voire même en surplus dans les cas de l’ours et du cerf de Virginie. AUTOMNE 2013 19 Paul-Louis Martin LE PARADIS DE LA CHASSE ET DE LA PÊCHE Voilà le type de publicité que le Québec diffusait chez nos voisins américains et canadiens au début du 20e siècle. VOLUMES CITÉS Bédard, Jean, ed. Alces, Écologie de l’orignal. Québec, Les Presses de l’Université Laval, (PUL), 1975 Bonnefons, Jean-Claude. Voyage au Canada dans le Nord de l’Amérique septentrionale fait depuis l’an 1751 à 1761. Québec, Imprimerie Léger Brousseau, 1887. Boucher, Pierre. Histoire véritable et naturelle du pays de la Nouvelle-France. Montréal, Imprimerie E. Bastien, 1882. Dupont, Jean-Claude et Mathieu, Jacques. Les métiers du cuir. Québec, PUL, 1981. Fauteux, Joseph-Noël. Essai sur l’industrie au Canada sous le Régime français. Québec, Imprimerie Ls-A. Proulx, 1927, t. 1 et 2. Gaumond, Michel. La place royale, ses maisons, ses habitants. Québec, Ministère des Affaires culturelles, 1976. Gray, Hugh. Letters from Canada. London, Longman, Hurst et al, 1809. Réimp. 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Cataraqui, histoire d’une villa anglaise à Sillery. Québec, Les Publications du Québec, 2001. Source : Brochure du Ministère des terres et forêts. Collection de l’auteur. En conclusion de « La Chasse au Québec », parue en 1990, je souhaitais l’adoption d’une politique intégrée d’exploitation du domaine forestier et des espaces sauvages au moyen d’unités d’aménagement pouvant compter sur les ressources humaines variées présentes dans nos jeunes générations : biologistes, ingénieurs forestiers, techniciens de la faune, économistes, écologistes, agents de conservation et bien d’autres. Or, il semble bien que ce souhait soit en voie de se matérialiser avec le nouveau régime forestier entré ce printemps en vigueur. Ce fut cependant un très long chemin avant d’y arriver. Paul-Louis Martin Historien et ethnologue 20 HISTOIRES FORESTIÈRES MERCI À NOTRE COMMANDITAIRE AUTOMNE 2013 21 MERCI À NOS MEMBRES VAN BRUYSSEL 22 HISTOIRES FORESTIÈRES DARIN KINSEY L’empreinte écologique d’un loisir : pêche sportive, science et transformation des écosystèmes forestiers du Québec Par Darin Kinsey, Ph. D. Historien de l’environnement, M. Kinsey, Ph. D., étudie la corrélation entre les changements culturels et environnementaux. Il s’intéresse plus particulièrement au rôle et à l’interaction entre les milieux scientifiques et l’État dans la création et le développement politiques sur les pêches et à l’application de l’aquaculture au Québec, au Canada et en France. L’article qui suit est une continuité de sa thèse de doctorat soutenue à l’Université du Québec à Trois-Rivières et intitulée Fashioning a Freshwater Eden: Elite Anglers, Fish Culture, and State Development of Quebec’s Sport’s Fischery. Dans le cadre de ses études, M. Kinsey a obtenu la bourse de recherche Joan Nordel de la bibliothèque Houghton de l’Université Harvard lui donnant accès entièrement à la plus importante collection de livres spécialisés sur la pêche à la ligne et à la pisciculture de la collection Daniel B. Fearing. Texte rédigé pour la Société d’histoire forestière du Québec par l’auteur. Traduction : René Doucet et Louise Delisle (texte biographique). Adaptation française : Martin Hébert et Gérard Lacasse. Révision linguistique : Amélie Dugal (Maelström créatif). De nos jours, nous comprenons, au moins en termes généraux, le processus de la dégradation continue des écosystèmes forestiers qui perdure depuis près de deux cents ans. Cette compréhension est due à l’existence d’analyses historiques appuyées sur des données archivistiques, qui démontrent des modifications substantielles dans la résilience et la diversité des écosystèmes, ainsi qu’une diminution radicale des forêts non perturbées par des activités humaines1. Au vu des images produites au cours de ces deux derniers siècles, montrant des rivières couvertes de billes de bois ou des coupes à blanc, comme dans le célèbre film L’Erreur boréale, l’abattage du bois par l’industrie forestière est souvent perçu, dans l’esprit populaire, comme le seul grand coupable des perturbations majeures de la nature au Québec. Cependant, l’abattage industriel des arbres n’est pas le seul facteur par lequel les forêts du Québec sont, depuis longtemps, affectées et transformées par l’activité humaine. Il faut penser, entre autres, aux extractions minières et aux barrages hydro-électriques, qui ont laissé une empreinte permanente sur la forêt. Par ailleurs, d’autres sources majeures de perturbations de la forêt ne sont pas liées à l’exploitation industrielle de la nature. Il est reconnu que les activités domestiques, comme l’extension de l’habitat humain pour des fins agricoles, font partie des causes principales de la déforestation au 19e siècle. De plus, les récoltes de bois de chauffage ont été au moins aussi importantes en volume que l’exploitation du bois pour les besoins de l’industrie à cette époque2. Dans la plupart des cas, ces activités économiques ont été soutenues par les différents ministères puisque l’État, à titre de gestionnaire du territoire publique, a la responsabilité de protéger et de mettre en valeur ces ressources naturelles afin de générer une activité économique qui procure des retombées pour l’ensemble de la société. Parmi ces multiples sources de perturbations écologiques, la mise en valeur des ressources fauniques et halieutiques pour des fins récréotouristiques est rarement considérée comme source des modifications historiques des écosystèmes. Cet article s’intéresse donc particulièrement à ces activités, notamment à celles AUTOMNE 2013 23 DARIN KINSEY d’un groupe de chasseurs et pêcheurs communément appelés sportsmen qui, jusqu’au milieu du 20e siècle, se distinguaient du citoyen ordinaire qui allait à la pêche et la chasse pour assurer sa subsistance. La pêche et la chasse récréatives se sont démocratisées à partir des années 1960 au Québec. Avant, les sportsmen étaient plutôt un groupe restreint de gens aisés, avides de loisirs, principalement originaires des centres urbains en croissance du Canada et des États-Unis. Ils étaient, pour la plupart, des magnats de l’industrie, de puissants politiciens ou des gens indépendants de fortune. Ces sportsmen estivaux appartenaient donc à l’infime partie de la population qui jouissait de suffisamment de temps libres et de revenus pour pratiquer ces loisirs. Le guide Arthur Lirette en compagnie du président des États-Unis, Théodore Roosevelt, (1859-1919). Il pose ici fièrement avec sa carabine Springfield, modèle 6 000 en main, avec laquelle il aurait abattu près de 300 gros gibiers sur trois continents. Le président Roosevelt est considéré comme un pionnier de la politique de la conservation de la nature aux États-Unis. Thomas D. Whistler et sa prise, une truite de 8½ livres, au lac Moïse. M. Whistler était un concepteur d’ascenseurs hydrauliques pour la compagnie de gaz Manhattan à New York et assistant-ingénieur pour la commission des aqueducs de la ville de Tarrytown, situé dans l’État de New York, en plus d’être un membre éminent de l’American Society of Civil Engineers. Source : Yves GINGRAS et Maud LIRETTE. Le club Triton : l’histoire du plus prestigieux club de chasse et pêche au Québec, Québec, Éditions Rapides Blancs, 1989. Source : Yves GINGRAS et Maud LIRETTE. Le club Triton : l’histoire du plus prestigieux club de chasse et pêche au Québec, Québec, Éditions Rapides Blancs, 1989. 24 HISTOIRES FORESTIÈRES Cette élite des sports de plein air considérait les forêts du Québec comme une sorte de cathédrale naturelle agréable à visiter, regorgeant de poissons et de gibier, débordante de curiosités exotiques, dont faisaient partie les guides canadiens-français et amérindiens. Par-dessus tout, les sportsmen goûtaient l’effet curatif sur le corps et l’esprit d’une nature qu’ils considéraient comme vierge en comparaison avec la vie urbaine, contaminée par la pollution et un rythme de vie trop rapide3. Les historiens se sont intéressés à ces sportsmen en s’attardant soit aux souvenirs pittoresques de traditions, le plus souvent oubliées, associés aux clubs de chasse et de pêche, soit à l’impérialisme économique et politique que ces villégiateurs exerçaient sur la forêt canadienne4. Les deux interprétations ont leurs avantages, mais aucune ne considère à quel point ces DARIN KINSEY « chercheurs de loisirs » sont eux-mêmes devenus des agents de transformation des écosystèmes forestiers au Québec. Évidemment, le sportsman n’était pas nécessairement conscient d’être un agent de perturbation et de transformation des écosystèmes. Bien au contraire, il se percevait comme un agent efficace de « conservation » de la nature ; une conviction que partageait également le gouvernement5. Comme le contrôle de vastes territoires était entre les mains d’une poignée d’individus qui ne le fréquenteraient que de manière très occasionnelle, on croyait en effet que la pression sur ces forêts serait minime. Par ailleurs, les sportsmen avaient développé une puissante éthique de conservation fondée sur leur propre sens de l’honneur et sur une compréhension accrue de l’importance de préserver les milieux naturels pour les générations futures. Ces adeptes ont laissé des écrits éloquents et passionnés, défendant « leurs lacs », « leurs rivières » ainsi que « leurs fosses » à saumon6. Bien que plusieurs d’entre eux aient été des propriétaires de scieries et des dirigeants de compagnies forestières, ils dénonçaient avec véhémence la pollution des cours d’eau par le flottage du bois et le rejet des déchets de scierie dans les rivières qui passaient sur « leur territoire » de pêche favoris7. L’ironie de cette situation montre éloquemment que cette éthique de conservation, bien que réelle, était largement fondée sur une politique qui réservait l’accès de certaines parties inviolées de la forêt aux seuls visiteurs fortunés. À leur sens, la protection de la nature au bénéfice des futures générations était plutôt synonyme de la défense de leurs privilèges transmis à leurs propres descendants. Peu importe les conséquences pour l’ensemble des citoyens... De fait, selon les sportsmen, la majorité des citoyens étaient des gens rustres et destructeurs de la nature8. Au Québec, cette éthique élitiste de conservation a été au cœur des intérêts convergents des sportsmen et de l’État depuis la fin du 19e siècle jusqu’aux années 1960. Cela résultait du fait que les sportsmen se trouvaient à la croisée d’un grand dilemme auquel les autorités provinciales faisaient face : le contrôle, la protection et la rentabilisation de millions de kilomètres carrés de forêt publique sans défense contre les feux de forêts et les potentiels pillages des braconniers, des squatters et des bûcherons. Les membres des clubs de chasse et pêche étaient considérés comme de grands protecteurs de la nature. Sur la photo, on retrouve quatre « chemises rouges », les garde-feux du Seigniory Club de Montebello, en Outaouais. De gauche à droite Alex Wilson, commandant du nord, Kenneth Tarrant, gardien de la tour Baldy, H. D. Heaney, inspecteur et Patrick Conners, patrouilleur. Source : G. R. MAJOR, Yellow. Finding and Fighting a Forest Fire, The Illustrated Canadian Forest and Outdoors, vol. 28, no 1, 1932, p. 31. Durant les années 1880, le gouvernement provincial se rangea à l’idée que les sportsmen représentaient alors la meilleure option pour résoudre cette problématique. Le gouvernement louait donc de vastes étendues à prix modique pour une longue période aux sportsmen, tirant ainsi quelques revenus sur des terres inutilisées, tout en misant sur ce groupe pour gérer, dans leur meilleur intérêt, la forêt et les lacs qui s’y trouvaient9. Déjà, au tournant du 20e siècle, il existait des centaines de clubs de chasse et pêche dans la province. La plupart d’entre eux ne possédaient que quelques kilomètres carrés de forêt. Ils se trouvaient habituellement sous le contrôle de l’élite locale. D’autres clubs, toutefois, étaient situés sur d’immenses étendues, avec des membres qui provenaient de Paris, New York et Londres. Le Triton Fish and Game Club (aujourd’hui la AUTOMNE 2013 25 DARIN KINSEY Seigneurie du Triton), par exemple, s’étendait sur plus de 800 km2, jusque dans les montagnes de la Haute-Mauricie, dans la région de La Tuque. Ses membres étaient surtout des Américains qui payaient environ 500 $ de cotisation annuelle, soit beaucoup plus que le salaire moyen annuel de la plupart des Québécois à la même époque. Le territoire de la Roberval Fish and Game Association était encore plus étendu, 78 000 km2, soit environ l’équivalent de la province du Nouveau-Brunswick10. Ces deux clubs étaient aussi très exclusifs. Ils ne devaient jamais compter plus de 100 membres, même si certains ne s’y rendaient jamais. Être membre d’un club était une façon d’afficher son statut social. Des prétendus sportsmen, posant dans un studio à Montréal, en 1868. Les élites sportsmen nommaient souvent ce genre de pseudo sportsmen « donkeys », puisque ceux-ci portaient souvent des équipements de grande qualité sans réellement connaître ou pratiquer réellement le sport. Source : MP-0000.136, © Musée McCord. 26 HISTOIRES FORESTIÈRES DARIN KINSEY Ces clubs exerçaient ainsi une grande domination physique sur le territoire, car le bail qu’ils obtenaient du gouvernement leur accordait le plein contrôle sur l’accès à la forêt. Les fonctionnaires s’empressaient généralement à répondre aux besoins des clubs, ce qui donna à ces derniers une influence considérable sur la politique de protection des forêts publiques. Le statut de ces clubs était assuré par les lois provinciales sur la chasse et la pêche, qui étaient conçues en fonction des sportsmen, en marginalisant et en criminalisant les activités de chasse et pêche qui servaient à la subsistance ou au commerce des habitants locaux et des autochtones. Affiche informant la population de l’interdiction d’entrer dans le parc des Laurentides sans détenir une permission spéciale du ministre des Terres et Forêts, sans quoi le citoyen se voit infliger une peine d’emprisonnement ou de travaux forcés. Source : Société d’histoire forestière du Québec. C’est donc sans surprise que ce système est rapidement devenu impopulaire. Il fut critiqué par d’ardents nationalistes francophones du Québec, comme par des Canadiens anglais et des Américains qui en étaient eux-mêmes exclus11. Il fut donc démantelé dans la vague de changements culturels de la Révolution tranquille. Une organisation particulièrement militante, nommée le Front de libération des clubs de chasse et pêche, menant des actions directes contre ces clubs de privilégiés, a même vu le jour durant la période mouvementée de la fin des années 60. En 1969, la bataille pour le « déclubage » s’engagea, mais ce n’est qu’en 1978 que le territoire devint accessible à l’ensemble de la population. Sous la gouverne du Parti Québécois, les baux furent remplacés par le système des ZECS (zones d’exploitation contrôlée), qui devait permettre une utilisation plus générale et plus démocratique de l’espace forestier. Il est à noter que ce changement répondait essentiellement à des demandes liées au mécontentement de la population face aux clubs privés, mais non à de quelconques critiques qui auraient pu exister à propos de l’efficacité de l’administration de ces territoires du point de vue de la conservation de la nature. En fait, l’éviction de cette élite privilégiée sur le territoire publique du Québec a fait oublier une question fort importante : Est-ce que ces privilégiés se contentaient de profiter du grand air, d’admirer le paysage forestier et de récolter quelques poissons en échange d’une bonne gestion du territoire publique ? Ou participaient-ils plutôt à modifier le milieu naturel en fonction de leurs intérêts et de leur propre conception de la nature ? Pour examiner cette facette de leur usage du territoire, cet article suivra les empreintes historiques et écologiques d’un groupe particulier de sportsmen, les anglers qui, munis de leur canne à mouche, traquaient le poisson pour le sport et le plaisir. Le 19e siècle et le début du 20e siècle ont été décrits comme l’âge d’or de la pêche à la ligne, spécialement par ceux qui recherchaient le saumon (Salmo salar) et la truite mouchetée (Salvelinus fontinalis)12. La pêche à la ligne était un loisir particulièrement significatif pour les sportsmen provenant de classes les plus aisées, tant en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis. Tout comme le golf pour les générations suivantes, bien des gens s’y adonnaient non pas uniquement pour le plaisir, mais également pour afficher la marque de leur statut social. L’élite anglophone AUTOMNE 2013 27 DARIN KINSEY dominait ce sport et, au Québec peut-être plus qu’ailleurs, être membre d’un club de chasse et pêche était synonyme d’appartenance à une certaine élite. Dans un prospectus touristique de la fin du 19e siècle, on décrivait en ces termes le territoire de pêche du Québec : « […] paradis du pêcheur à la ligne […] vingt fois plus grand que l’Éden de Mésopotamie […] territoire arrosé par des milliers de lacs et des centaines de cours d’eau plus importants que les plus grandes rivières d’Europe »13. Sur ce territoire idyllique, les rivières à saumon représentaient le summum des endroits recherchés, exclusifs et exotiques. Source : Louis-Zépherin JONCAS et E.T.D. CHAMBERS, The Sportsman’s Companion […], Commissioner of Lands, Forests, and Fisheries, 1899. 28 HISTOIRES FORESTIÈRES Source : Bibliothèque et Archives nationale du Québec, The Laurentian promenade, brochure, Québec : Provincial Tourist Bureau, Dept. of Roads, 1931, page couverture. Cote V6T6/A14\L391-/1931/A DARIN KINSEY Au premier coup d’œil, les photographies de l’époque montrant les activités de ces pêcheurs semblent confirmer que les sportsmen étaient effectivement des « agents de conservation ». Le portrait historique qu’ont laissé les pêcheurs estivaux est formé d’images bucoliques d’hommes assis dans des canots d’écorce tenant des cannes à mouche ou fièrement allongés sur l’herbe devant une longue rangée de truites de ruisseaux. Pas exactement une image de destruction massive et gratuite de la forêt ! Afin de mieux saisir les impacts que les sportsmen ont exercés sur la forêt, il faut observer au-delà des photos, comprendre au-delà de la rhétorique des pêcheurs et chercher au-delà des documents promotionnels du gouvernement, qui profitait alors du tourisme de luxe. Évidemment, ce n’est pas chose simple. Les recherches sont encore plus difficiles aujourd’hui compte tenu de l’incendie survenu en 1981 dans un entrepôt de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, qui a détruit la majorité des registres de centaines de clubs de chasse et pêche au Québec. Toutefois, il existe encore suffisamment d’archives pour dresser un portrait des activités des clubs et de la façon dont le gouvernement provincial et ses scientifiques ont agi pour adapter la nature aux besoins de leurs activités récréatives. Un ensemble de documents, probablement le plus complet et le plus éclairant, est situé dans les archives de Bibliothèques et Archives du Canada. Ce sont les documents relatifs au Denholm Angling Club, qui se situait dans la municipalité de Denholm en Outaouais. Cette collection d’archives décrit les activités du club des années 1891 à 196814. Pêche dans les montagnes des Laurentides, vers 1928 Source : MP-0000.158.20, Photographie, diapositive sur verre, © Musée McCord. AUTOMNE 2013 29 DARIN KINSEY Situé dans le nord de la Gatineau, le Denholm Angling Club était situé le territoire des lacs Saint-Germain et du Marbre. Malgré la petite étendue de leur territoire (moins de 10 km2), il était formé de Canadiens, pour la plupart politiciens, juges et d’avocats, habitant le centre-ville d’Ottawa. Les archives démontrent avec clarté l’intérêt du gouvernement pour ce sport. On constate que, même pour un si petit club, le gouvernement collabore étroitement avec ses dirigeants pour « améliorer » les conditions de pêche. Ces « améliorations » font partie de l’histoire méconnue des clubs de chasse et pêche. Elles montrent avec évidence que les pêcheurs étaient plus que des « agents de conservation » passifs, mais plutôt des éléments actifs de transformation du milieu naturel15. D’aucuns pourraient croire que l’une des actions les plus néfastes sur le milieu naturel serait reliée au prélèvement d’un trop grand nombre de poissons. En fait, c’est plutôt le contraire. Ce sont leurs efforts d’introduction, d’ensemencement des lacs, des rivières et des ruisseaux de leur territoire qui apparaît comme le plus problématique, du point de vue de la conservation16. Dans plusieurs cas, les dirigeants des clubs s’adonnaient à ces transformations parce qu’ils croyaient qu’il y avait trop peu de poissons pour satisfaire leurs membres. Ils choisissaient parfois des espèces indigènes, prélevées dans les lacs des environs. Mais, très souvent, l’ensemencement était pratiqué tout simplement pour se conformer au goût du jour. Cela signifiait souvent l’importation d’espèces exotiques, comme les truites arc-en-ciel (Oncorhynchus mykiss) et les truites brunes européennes (Salmo trutta). Le saumon de l’Atlantique (Salmo salar) fut également introduit dans des lieux inappropriés, comme dans certains lacs sans issue, et des variétés distinctes transportées d’une région à une autre17. C’était longtemps avant que la science ait démontré que l’introduction d’espèces exotiques transforme les écosystèmes, souvent pour le pire. Les acteurs de ces ensemencements ne pouvaient donc pas en connaître les impacts. Il est toutefois intéressant de se pencher sur ces évènements historiques pour mieux comprendre les modifications à l’environnement qui ont été causées. La facilité avec laquelle on construisait des piscicultures et la simplicité des techniques d’élevage rendaient l’introduction de nouvelles espèces particulièrement facile. Certains des plus grands clubs, comme le 30 HISTOIRES FORESTIÈRES Seigniory Club à Montebello, possédaient leur propre pisciculture sur place; elle servait à ensemencer leurs lacs et rapportait des revenus grâce à la vente des fretins juvéniles à d’autres clubs, comme le Denholm. La plupart des clubs, cependant, comptaient sur les six piscicultures fédérales et provinciales, réparties un peu partout dans la province, qui géraient et supervisaient l’élevage et la distribution gratuite du poisson18. Vue de la pisciculture de Saint-Faustin. Source : Gouvernement du Québec, Rapport général du ministère de la Chasse et des Pêcheries pour l’année finissant le 31 mars 1944, Québec, Rédempti Paradis, 1945, p. 56. Classification de la truite à la pisciculture de Saint-Faustin. Source : Gouvernement du Québec, Rapport général du ministère de la Chasse et des Pêcheries pour l’année finissant le 31 mars 1944, Québec, Rédempti Paradis, 1945, p. 57. DARIN KINSEY Des années 1868 jusqu’à 1915, les ensemencements étaient faits sans aucune direction scientifique ni supervision avec une préférence marquée pour le saumon de l’Atlantique. En 1915, plusieurs des alevinières fédérales se trouvant sur le territoire québécois ont été transférées à la province. Les établissements de pisciculture se sont retrouvés sous la direction de Edward Thomas Davies Chambers avec objectifs de rentabiliser l’opération19. Individu coloré, il jouissait d’une certaine popularité internationale en tant qu’auteur canadien de chasse et pêche, promoteur des chemins de fer et promoteur touristique; mais Chambers ne possédait pas de formation en biologie de la pêche, ni en aucune autre science. Il était guidé presque uniquement par son désir de répondre aux demandes des membres des clubs de chasse et pêche pour des poissons « intéressants » pour les sportsmen. Pour les satisfaire, Chambers construisait encore plus de piscicultures et développait des relations avec les responsables américains de chasse et pêche des états voisins, en particulier ceux des états de New York, du Vermont et du Michigan, avec qui il pouvait échanger des œufs. Selon un estimé conservateur basé sur les registres d’ensemencement, plus de 32 millions d’alevins, la plupart d’espèces exotiques, furent ensemencés sur une période de 10 ans dans les cours d’eau des forêts publiques du Québec. Les activités reliées aux piscicultures devinrent sous son mandat une activité associée au tourisme20. Ce n’est qu’en 1930, après le décès de Chambers, que la province engagea un scientifique, Bert W. Taylor, pour diriger les travaux de pisciculture du ministère de la Chasse et de la Pêche21. Détenant une maîtrise en biologie de l’Université McGill, il apportait certes un plus haut niveau de professionnalisme et de connaissances scientifiques au programme provincial de pisciculture. Dès 1942, le gouvernement élargissait la portée de ses activités scientifiques en créant le Bureau provincial de biologie, dirigé par le Dr Gustave Prévost.22 Même s’il existait un certain conflit entre Prévost et Taylor sur la façon de réaliser leurs activités au sein du ministère de la Chasse et de la Pêche, les clubs de chasse et pêche étaient devenus une source importante de revenus pour la province. Malgré leur usage de la science, les deux hommes faisaient donc indéniablement porter leurs efforts sur la satisfaction des pêcheurs : en somme, ils l’utilisaient plus efficacement pour y parvenir. Les archives du Denholm Angling Club de 1938 à 1947 montrent que ses membres participaient activement aux efforts du ministère. En 1942, le secrétaire du club, H. H. Ellis, écrivait à B. W. Taylor pour l’informer que, depuis la fondation du club, les lacs avaient été « infestés par le crapet-soleil » (Lepomis gibbosus) et que la pêche à la truite « montrait des signes de détérioration ». En 1945, le gouvernement y ensemença 5 000 saumoneaux par la voie des airs, au coût de 251 $23. Deux ans plus tard, les membres s’inquiétaient que cette action ne donne pas de très bons résultats. Lors d’une assemblée, la direction du club convainquit les membres que des mesures plus importantes étaient nécessaires pour améliorer la qualité des lacs. En mai 1947, elle écrivit à Gustave Prévost du Bureau de biologie pour s’enquérir de la possibilité de réaliser un inventaire des eaux du club et des actions qui pourraient être entreprises pour améliorer la pêche. Prévost suggéra de contacter B. W. Taylor pour qu’il réalise un inventaire scientifique en profondeur24. AUTOMNE 2013 31 DARIN KINSEY À la suite d’un échange de lettres négociant le prix et les dates avec le secrétaire du Denholm Angling Club, Taylor accepta de procéder. À l’automne, il se rendit sur place avec deux assistants. Pendant quatre jours, ils recueillirent des échantillons d’eau et de poissons. Ils établirent, au moyen d’instruments appropriés, la stratification thermique, à différents moments de la journée, de tous les lacs du club, dont le lac SaintGermain, le lac du Marbre, le lac à la Loutre et le lac de la Tuque. Ils calculèrent aussi le taux de prises et la taille moyenne des poissons sur une période de trois ans, en se servant des statistiques de pêche contenues dans les archives du club. Enfin, ils analysèrent le comportement des poissons du lac, dont le crapet-soleil25. chaque année. Une fois tous les poissons exterminés, une population de truite mouchetée en bonne santé pourrait être réintroduite.26 Carte du Denholm Angling Club, vue sur le lac Saint-Germain. Registre des truites prises par cannes par jours, 1891-1940. Le graphique présente le déclin général du nombre de poissons pris. Source : Bibliothèque et Archives Canada (BAC), Repeuplement du lac Saint-Germain et enquêtes scientifiques, 1942-1945. Fonds Denholm Angling Club (1868-1973) (MG28-I183, R3002-0-5-E). Les membres du Denholm Angling Club avaient très hâte de prendre connaissance de son rapport, lui écrivant même à deux reprises pour en connaître la date de publication. Le 27 novembre 1947, ils purent constater la clarté des conclusions de Taylor. Selon lui, les zones littorales étaient « complètement envahies par les poissons indésirables ». On avait trop pêché les espèces « désirables », laissant ainsi les autres se reproduire sans contraintes. Pour améliorer la pêche à la truite, il faudrait donc « éliminer » le crapet-soleil et autres poissons indésirables. La seule solution viable, selon lui, était d’empoisonner tous les lacs du club avec de la poudre de racines de Derris pour une période de trois ans, en diminuant les doses progressivement 32 HISTOIRES FORESTIÈRES Source : Bibliothèque et Archives Canada (BAC), Plan de la municipalité de Denholm, Gatineau, Québec. Données colligées par Denholm Angling Club. Matériel cartographique. Fonds Denholm Angling Club (MG28-I183, R3002-0-5-E). DARIN KINSEY Empoisonnement d’un lac par la poudre de Derris. Remarque : le personnel ne porte aucune protection. Le gouvernement faisait déverser des fertilisants chimiques directement dans les lacs. Les biologistes de cette époque avaient découvert que certains produits favorisaient la croissance des poissons désirables30. Leur effet était généralement d’augmenter le volume de plantes aquatiques, le plancton, ainsi que le nombre d’insectes dont se nourrissait la truite de lac. Toutefois, le gouvernement émit très rapidement une mise en garde : il fallait « utiliser avec précaution » ces produits, car les eaux pouvaient verdir si la croissance des algues était excessive, ce qui « empêcherait la truite de voir les mouches ».31 Sous cette image, dans le rapport de 1944, on peut lire : « Influence des engrais chimiques sur la croissance de la truite mouchetée ». Source : Gouvernement du Québec, Rapport général du ministère de la Chasse et des Pêcheries pour l’année finissant le 31 mars 1944, Québec, Rédempti Paradis, 1945, p. 48. La poudre de la racine de Derris est l’ingrédient actif de la roténone27. Il affecte la respiration des poissons, le faisant suffoquer. Les scientifiques actuels le soupçonnent aussi d’être responsable de maladies causées par l’exposition chronique aux pesticides, comme le Parkinson28. En 1948, le club accueillit favorablement les suggestions de Taylor, mais demanda plus d’information sur les moyens d’appliquer le programme d’empoisonnement et sur son coût. Malheureusement, on ne sait pas s’il fut effectivement appliqué, car les archives manquent pour la période de 1948 à 1955. Cependant, en étudiant les documents émis par le gouvernement entre 1946 et 1948, on constate que le ministère de la Chasse et de la Pêche avait utilisé cette poudre pour « empoisonner » au moins une douzaine de lacs d’importance stratégique.29 Comme ailleurs en Amérique du Nord et en Europe, au cours de cette période, les solutions scientifiques étaient de plus en plus associées à l’usage des produits chimiques. Pour accommoder les clubs de chasse et pêche au Québec, le gouvernement mit également sur pied d’autres programmes de gestion de la faune halieutique, en plus de traiter les lacs qu’on croyait envahis par les poissons indésirables. Source : Gouvernement du Québec, Rapport général du ministère de la Chasse et des Pêcheries pour l’année finissant le 31 mars 1944, Québec, 1945, p. 48. Le Service de biologie du gouvernement du Québec avait également une solution chimique pour se débarrasser des plantes qui proliféraient dans certaines eaux, nuisant à la pêche. On ne savait pas exactement pourquoi, mais on suspectait que cet envahissement était dû aux polluants de source humaine, comme les fertilisants provenant des fermes voisines et les eaux de lavage gorgées de phosphates. Le traitement chimique prescrit était généralement le Benoclor 3-C (chlorobenzène liquide). Les tests effectués dans le lac AUTOMNE 2013 33 DARIN KINSEY Maskinongé ont démontré que ce traitement n’a pu éliminer les algues... mais a emporté certaines espèces de poissons et des grenouilles. Équipement employé pour l’épandage du Benoclor 3-C sur le lac Maskinongé. Source : Gouvernement du Québec, Rapport général du ministère de la Chasse et des Pêcheries pour l’année finissant le 31 mars 1948, Québec, 1949, p. 80. Utiliser différents produits chimiques pour obtenir un juste équilibre favorisant la croissance des poissons par la propagation des insectes s’avéra une entreprise extrêmement difficile et controversée. Les pêcheurs jugeaient ces techniques bénéfiques et thérapeutiques pour la santé de leurs eaux, mais la population considérait les insectes servant de nourriture à la truite, tel les mouches noires, moustiques et autres insectes piqueurs, comme un fléau. L’idée d’accroître le nombre de mouches noires, de propager des insectes nuisibles qui gênent les adeptes de plein air était loin de plaire à tous. Le ministère de la Chasse et de la Pêche répondit à ces plaintes en épandant encore plus de produits chimiques. La situation porte à l’ironie. D’un côté, on fertilisait des lacs pour augmenter la population d’insectes, ce qui assurait la bonne santé des truites et le bonheur des pêcheurs. De l’autre côté, on utilisait du DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane) pour éradiquer les insectes sur le territoire des clubs. Étonnamment, les rapports des scientifiques publiés par le gouvernement au cours des années 1940 à 1950 ne font pas état de cette situation. Rachel Carson, biologiste américaine, a 34 HISTOIRES FORESTIÈRES fait paraître le livre Silent Spring, en 1962, une étudechoc qui a marqué la naissance du mouvement e environnementaliste aux États-Unis et dans le monde. Son but était de montrer les effets nuisibles du DDT et d’autres produits chimiques, dont l’utilisation abondante de ces produits toxiques, qui ont des effets très dommageables sur la santé humaine et la santé de la vie forestière. Carson contribua à l’interdiction du pesticide DDT aux États-Unis en 1972, mais ce n’est qu’en 1991 que son utilisation fut définitivement abandonnée au Canada. Le gouvernement du Québec percevait les bonnes relations avec les sportsmen, et surtout avec les pêcheurs, comme des mesures de protection de l’environnement. Au fil des années, le gouvernement s’efforça donc de répondre à leur besoin d’aménager des lacs en forêt. Toutefois, des rapports statistiques démontrant les effets des clubs de pêche, comme celui de Denholm, démontrent qu’un nombre trop élevé de captures a causé un affaiblissement des populations de poissons. Mais plutôt que de s’autocritiquer, les pêcheurs cherchaient alors une panacée scientifique. La lecture des archives du Denholm Angling Club et d’autres clubs du Québec, des rapports du ministère de la Chasse et de la Pêche et du service de Biologie du Québec, publiés des années 1890 aux années 1960, montre que les sportsmen étaient beaucoup plus de que simples pêcheurs. Ils faisaient partie intégrante d’un important système. En échange d’une promesse de bonne intendance, les scientifiques gouvernementaux aidaient activement les pêcheurs à modeler les paysages de leurs lieux de loisirs privilégiés. Ils recouraient systématiquement à la pisciculture, y compris à l’introduction d’espèces exotiques, de même qu’à de nombreuses interventions chimiques dont les effets à long terme étaient tout à fait inconnus et nullement étudiés avant de les appliquer à grande échelle. DARIN KINSEY comme les coupes à blanc, les vastes cratères causés par l’extraction de minéraux ou encore les inondations de grandes étendues de forêt causées par les barrages hydroélectriques. Toutefois, lorsque les changements sont plus difficilement perceptibles, comme ceux qui découlent des activités récréatives ou d’objectifs prétendument « nobles » de conservation, il est plus difficile de percevoir à quel point l’empreinte humaine est profonde sur les milieux aquatique et forestier. Certaines activités ont un important potentiel de perturbations en matière d’écologie, même si elles ne sont pas facilement observables. Pourtant, elles mériteraient tout autant l’attention des historiens, des écologistes et de la population en général. Source : The Illustrated Canadian Forest and Outdoors, vol. 23, nº 6 (1927), p. 366. Même s’ils pratiquent un loisir qui semble inoffensif, les pêcheurs, comme tous les êtres humains d’ailleurs, constituent des agents de changement : leur empreinte sur l’environnement subsiste à travers le temps. Des études, comme celle menée par M. Louis Bernatchez, enseignant à l’Université Laval et responsable du programme de stockage et de gestion des pêcheries du siècle dernier, révèlent les conséquences troublantes des activités scientifiques passées sur la santé génétique et la diversité des populations de poissons indigènes du Québec32. John Muir, célèbre environnementaliste du 20e siècle et fondateur du Sierra Club, écrivait : « Quand on cherche à isoler une chose, on trouve qu’elle est étroitement reliée au reste de l’univers par mille cordes invisibles qui ne peuvent être rompues 33 ». Puisque leurs impacts sont plus aisément observables, certaines activités reliées aux secteurs des ressources naturelles ont tendance à choquer plus vivement la population, Source : The Illustrated Canadian Forest and Outdoors, vol. 23, nº 3 (1927), p. 183. AUTOMNE 2013 35 DARIN KINSEY NOTES DE BAS DE PAGE 1 Yan BOUCHER,, Dominique ARSENEAULT et Luc SIROIS, Logging history (1820-2000) of a heavily exploited southern boreal forest landscape : Insights from sunken logs and forestry maps. dans « Forest Ecologie Management », 258(2009) : 1359-1368. 2 Au sujet de la déforestation John R. McNeill écrit : « Avant 1860, en Amérique du Nord 90 % de la déforestation répondait au besoin de conversion pour l’obtention de terres cultivables ou de pâturages » dans : John R. MCNEILL. Du nouveau sous le soleil : une histoire de l’environnement mondial au 20e siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2010, p. 313. Au sujet du bois de chauffage : Patrick BLANCHET et coll. Historique de la consommation de produits forestiers et inventaire de bois dans les vieilles forêts dans la région de la Capitale-Nationale, Québec, Société d’histoire forestière du Québec et CERFO, p. 31-38. - Robert SWEENY et coll. Les relations ville-campagne : le cas du bois de chauffage, Montréal, Groupe de recherche sur l’histoire des milieux d’affaires de Montréal, 1988, p. XXXV. 3 Stephen KERN, The culture of time and space 1880-1918. Cambridge, Harvard University Press, 1983, 372 p. - Darin KINGSEY, Re-Modelling the Wilderness for Sport : The American Angler and the Construction of Quebec’s Modern Sport Fishery - Brigitte CAULIER et Yvan ROUSSEAU, Temps, espace et modernités : mélanges offerts à Serge Courville et Normand Séguin. Québec, P.U.L., 2008, p. 231-244. Coll. « Géographie historique ». 4 Sylvain GINGRAS et coll. Le Club Triton. L’histoire du plus prestigieux club de chasse et pêche au Québec. Éditions Rapides blancs, 1989, 300 p. - Sur l’impérialisme du sport, voir : Guay, Donald. La conquête du sport : le sport et la société québécoise au 19e siècle. Outremont, Lanctôt, 1997, 244 p. Coll. « Histoire au présent (Lanctôt) »; nº 6. 5 DARCY, Ingram. Wildlife, conservation, and conflict in Quebec, 1840-1914. Vancouver, UBC Press, 2013, 272 p. 6 KINSEY, op. cit. 7 DAVIS, Edmund W. Salmon-fishing on the grand Cascapedia. New York, De Vienne Press, 1904, 152 p. 8 Jacoby démontre les conséquences de cette attitude pour les gens ordinaires aux États-Unis. De façon semblable, Bill Parenteau démontre la réaction à ce système au Canada - Bill PARENTEAU. A ‘Very Determined Opposition to the Law’: Conservation, Angling Leases, and Social Conflict in the Canadian Atlantic Salmon Fishery, 1867-1914. Environmental History, vol. 9, no 3 (2004), p. 436-463. - Karl JACOBY. Crimes against nature : squatters, poachers, thieves, and the hidden history of American conservation. Bakerley, University of California Press, 2001, 305 p. 9 The Fish and Game Clubs of the Province of Quebec: What They Mean to the Province. What Privileges They Enjoy. Quebec, ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, 1914, 79 p. 10 Herbert HOUSTON. The Roberval Fish and Game Association, in the Home of the Ouananiche: A Book Descriptive of the Association’s Vast Preserves in the Lake St. John Region of Quebec. New York, Outing Publishing, 1910, p. 3. 11 Ce système fut critiqué très tôt au début du 20 siècle par AndréNapoléon Montpetit dans la première histoire naturelle des poisons écrite par un Canadien français - André-Napoléon MONTPETIT. Les Poissons d’eau douce du Canada. Montréal, Beauchemin et fils, 1897, 552 p. - Richard F. KIMBALL. The Ouananiche of Lake St. John. American Angler, vol. 22, no 3 (1892), p. 73-77. e 12 Edmond ARDAILLE. Des mouches et des hommes : regard sur deux millénaires de pêche à la mouche artificielle. Nîmes, C. Lacour, 1994, 100 p. Coll. « colporteur » 13 E.T.D. CHAMBERS et L.Z. JONCAS. The Sportsman’s Companion : Showing the Haunts of Moose, Caribou and Deer, Also of the Salmon, Ouananiche and Trout in the Province of Quebec and How to Reach Them. Québec, Commissioner of Lands, Forests, and Fisheries, 1899, 136 p. 14 Bibliothèque et Archives du Canada (BAC), Fonds Denholm Angling Club (1868-1973), MG28-I183, R3002-0-5-E. 15 KINSEY, op. cit. 36 HISTOIRES FORESTIÈRES 16 Darin KINSEY. Seeding the Water as the Earth’ : The Epicenter and Peripheries of a Western Aquacultural Revolution, Environmental History, vol. 11, no 3 (2006), p. 527-566. 17 Rapports du bureau des piscicultures dans les rapports de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, Informations statistiques. 18 Edward E.PRINCE. Fish Culture in Canada. Ottawa, Transactions of the Ottawa Literary and Scientific Societies of Canada, 1900, 182 p. 19 Hector CARON. Rapport général du ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries de la province de Québec. Documents de la Session, no 7 (1916). p. 130. 20 Keshen A. JEFFREY. « CHAMBERS, ERNEST JOHN », Dictionnaire biographique du Canada en ligne, 2013, http://www.biographi.ca/en/bio/ chambers_ernest_john_15E.html. Consulté le 3 juillet 2013. 21 Rapport général du ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries de la province de Québec. Documents de la Session no 5 (1931-32). p.180-182. 22 Pour consulter les activités du Service de biologie, voir : Éphémérides de l’Office de biologie, Québec, vol. 1-2 (1953). 23 Bibliothèque et Archives du Canada (BAC), Reciept for trout fingerlings (1945), Fonds Denholm Angling Club (1868-1973), MG28-I183, R3002-0-5-E. 24 Bibliothèque et Archives du Canada (BAC), Lettre de E.W.T. Gill, Secrétaire, Denholm Angling Club à Gustave Prévost, 13 mai 1947 et Lettre de Gustave Prévost à E.W.T. Gill, 2 juin 1947, Fonds Denholm Angling Club (1868-1973), MG28-I183, R3002-0-5-E. 25 Bibliothèque et Archives du Canada (BAC), Rapport scientifique des eaux de Denholm Angling Club fait 26-28 août 1947 par B.W. Taylor, incluant des notes sur le champ et des analyses des eaux, 27 nov. 1947, Fonds Denholm Angling Club (1868-1973), MG28-I183, R3002-0-5-E. 26 Bibliothèque et Archives du Canada (BAC), Rapport scientifique des eaux de Denholm Angling Club fait 26-28 août 1947 par B.W. Taylor, incluant des notes sur le champ et des analyses des eaux, 27 nov. 1947, Fonds Denholm Angling Club (1868-1973), MG28-I183, R3002-0-5-E. 27 Rotenone 97 %; MSDS No. 01143. June 20th 2009. Acros Organics : Fair Lawn. http://www.fishersci.com/ecomm/servlet/msdsproxy? productName=AC132370250&productDescription=ROTENONE+97%25+2 5GRAMSROTENONE&catNo=AC13237-0250&vendorId=VN00032119&store Id=10652. Consulté le 9 juin 2013. T. M. KOROTKOVA, A. A. PONOMARENKO, R. E. BROWN et H. L. HAAS. Functional Diversity of Ventral Midbrain Dopamine and Gabaergic Neurons. Mol Neurobiol 29, no 3 (Jun 2004) : 243-59 - L. H. SANDERS et J. Timothy GREENAMYRE., Free Radic Biol Med (15 janvier 2013). Une liste des lacs traités à la poudre Derris se trouve dans : Rapport général du ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries de la province de Québec. (1946), p. 70-71. Ibid., p. 70-73. Ibid., p. 74-75. Ibid. 1948. 28 368 p. Rachel CARSON. Silent Spring. Boston, Houghton Mifflin, 1962, 29 Chemicals Management Division. Dichlorodiphényltrichloroéthane, Environnement Canada. http://www. ec.gc.ca/toxiques-toxics/default.asp?lang=Fr&n=13272755-1. Consulté le 3 juillet 2013. 30 Bibliothèque et Archives du Canada (BAC). Statistiques sur les poissons pris par les membres (« trout killed per rod per day »), Denholm Angling Club, 1890-1945, Fonds Denholm Angling Club (1868-1973), MG28-I183, R3002-0-5-E. 31 http://www.hebdosregionaux.ca/bas-st-laurent/2010/11/28/ les-lacs-du-quebec-genetiquement-pollues 32 Voir : http://www.bio.ulaval.ca/louisbernatchez/presentation_fr.htm 33 John MUIR. My First Summer in the Sierra, Boston, Houghton Mifflin, 1911 (1988), p. 110. MERCI À NOS MEMBRES VAN BRUYSSEL AUTOMNE 2013 37 Maude Flamand-Hubert LA RÉSERVE FAUNIQUE DUCHÉNIER : UN TERRITOIRE CHARGÉ DE SON HISTOIRE Doctorante en développement régional à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR, elle poursuit ses études dans le cadre d’une cotutelle en histoire avec l’Université Sorbonne Paris IV et le Groupe d’histoire des forêts françaises (GHFF). Son projet de recherche, intitulé La forêt québécoise au XXe siècle : politiques et représentations, se situe donc à la jonction de l’histoire et de la sociologie. Détentrice d’une maîtrise en développement régional de l’UQAR, son mémoire portait sur le rôle des élites locales dans l’utilisation du territoire et des ressources naturelles. Elle a exploré ce thème à partir de l’étude du cas du notable Louis Bertrand, établi à L’Isle-Verte au 19e siècle. Elle est aussi diplômée du baccalauréat en histoire de l’UQAR. Avant d’entreprendre ses études universitaires, Maude Flamand-Hubert a complété un diplôme d’études professionnelles en protection et exploitation des ressources fauniques du Centre de formation en foresterie de l’Est-du-Québec, à Causapscal. Elle a aussi occupé plusieurs emplois en aménagement forestier et récréatif, ainsi qu’au sein d’organismes de développement local. Ses intérêts de recherche en histoire forestière demeurent donc liés de près à ses expériences pratiques. La Réserve faunique Duchénier, située au Bas-SaintLaurent dans le haut pays de Rimouski, a connu la présence des clubs de chasse et de pêche jusque dans les années 1970, comme une grande partie des territoires forestiers québécois. Au cours de l’hiver 2013, s’est concrétisé un projet de sauvegarde des archives des anciens clubs privés de chasse et pêche qui occupaient jadis le territoire actuel de la Réserve faunique Duchénier. Cette initiative mérite d’être retracée et racontée pour son caractère unique et exemplaire en termes de gestion collective des ressources fauniques. Elle met en scène une multitude d’acteurs différents de la région de Rimouski qui ne travaillent pas toujours ensemble, mais unis ici pour la sauvegarde du patrimoine historique forestier. Toutefois, ici, ce genre de collaboration s’inscrit dans la suite des choses, car la Réserve Duchénier est particulière. À la suite du déclubage, ce territoire a fait l’objet d’une expérience pilote : un organisme à but non lucratif (OBNL) fut constitué regroupant des acteurs du milieu pour assurer la gestion des activités cynégétiques et halieutiques. 38 HISTOIRES FORESTIÈRES Cette expérience est demeurée unique au Québec, ce qui fait de la Réserve Duchénier le seul territoire faunique public ayant le statut de réserve administrée en vertu de ce modèle de gestion. Le lien au territoire prend sur ces lieux une tournure distinctive et donne une couleur particulière au sentiment d’appartenance pour les lieux. Au cours des prochaines pages, je vous propose un tour d’horizon de cette épopée régionale que nous aborderons en trois temps. Tout d’abord, il sera question du projet de fonds d’archives et du contexte dans lequel il a pris forme. Ensuite, à travers le récit du Scott Fish and Game Club, nous présenterons un pan de la trajectoire de la Réserve qui est au cœur de l’intérêt porté à l’histoire. Finalement, nous verrons comment s’est effectué le passage de l’ère des clubs privés à la création de la Réserve Duchénier, ce qui donna lieu à un modèle de gestion unique au Québec. Maude Flamand-Hubert Des archives dispersées C’est grâce à la mise en commun des efforts de trois organisations qu’ont pu être mises en place toutes les conditions nécessaires à la création du fonds d’archives de la Réserve faunique Duchénier. Tout d’abord, on retrouve en tête la Réserve Duchénier et son directeur général, Alain Langlais1. Passionné par ce territoire et son histoire, Alain Langlais a récolté au fil du temps une masse importante d’information, articles de journaux, archives, témoignages, qui ont maintenu en vie la trame qui lie les différentes étapes de la trajectoire de cet espace forestier. Du début du 20e siècle jusqu’en 1977, sept clubs ont été en activité sur le territoire : le Club Labbé, l’Anglo-American Club, le Scott Fish and Game Club, le Club Un-mille, le Club Snellier, le Club du Lac Landry et le Club Duquesne. C’est plus particulièrement autour de la restauration du « village Scott » que l’intérêt pour l’histoire des lieux a pris toute son importance. Véritable petit hameau en plein cœur des bois, les bâtiments qui le constituent ont accueilli les membres du Scott Fish and Game Club de 1945 à 1977. À l’occasion de l’inauguration du village restauré pour accueillir les visiteurs, monsieur Nelson Darling, membre pendant plus de trente ans et dernier président du Club, s’est déplacé sur les lieux où il a passé une bonne partie de ses étés, accompagné d’albums photo et des registres. Tout d’abord prêtée à la Réserve, l’obtention de ces documents a ouvert une fenêtre sur l’idée de retracer et de rassembler les documents d’archives concernant les autres clubs de chasse et de pêche qui y étaient établis. Et bien sûr de pouvoir les conserver afin d’en assurer la pérennité, mais aussi de retrouver derrière ces sources la trame territoriale qui se cache derrière l’utilisation de la forêt à travers l’histoire de ces différents clubs qui étaient présents sur les lieux de ce qui est devenu aujourd’hui la Réserve Duchénier. Il n’est pas toujours simple d’emmener les propriétaires d’archives privées à se départir de ces documents qui comportent un pan de leur vie. C’est donc en s’associant aux Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) et avec l’aide de la Société d’aide au développement des collectivités de la Neigette (SADC) que la création d’un fonds d’archives dédié à la Réserve Duchénier a vu le jour. L’objectif était de rassembler 1 Alain Langlais a été directeur général de la Réserve faunique Duchénier durant douze ans, de 2001 jusqu’en mars 2013. dans un même lieu un maximum d’archives concernant ce territoire. Il faut dire que les Archives régionales de l’UQAR avaient déjà en sa possession le fonds Jules A. Brillant, à l’intérieur duquel on retrouve parsemées plusieurs pièces reliées au Club Snellier. Un appel à tous a aussi été lancé afin d’inviter toute personne en possession de documents à entrer en contact avec l’archiviste de l’UQAR. Les archives du club Duquesne ont ainsi pu être récupérées, de même que quelques documents encore en possession du ministère des Ressources naturelles à Rimouski. Avec la création de ce fonds, une recherche documentaire a aussi été réalisée. Elle a permis de produire une cartographie des clubs, superposée aux limites de la Réserve et de dresser un premier portrait de l’ensemble des clubs sur le territoire2. LIMITES SUPERPOSÉES DE LA RÉSERVE FAUNIQUE DUCHÉNIER ET DES ANCIENS CLUBS DE CHASSE ET DE PÊCHE Cartographie : Marie-Hélène Lagueux-Tremblay. 2 À cet égard, nous soulignons le travail de Mathieu Robichaud et de Marie-Hélène Lagueux-Tremblay. Sans leur travail et la collaboration de la SADC de la Neigette, la rédaction de cet article n’aurait probablement pas été possible. AUTOMNE 2013 39 Maude Flamand-Hubert À l’époque des clubs de chasse et de pêche sur la Réserve faunique Duchénier Les vestiges du village Scott et leur restauration pour les activités de chasse, pêche et villégiature dispensée par la Réserve Duchénier a donné lieu à un travail de recherche et d’interprétation sur ceux qui ont été les occupants des lieux durant près de 75 ans. Le Scott Fish and Game Club a vu le jour en 1903 à l’initiative d’un groupe d’hommes des Cantons-de-l’Est. Il faut rappeler qu’à cette époque, le gouvernement faisait de la publicité jusqu’à New York pour attirer les amateurs de chasse et de pêche et leur offrir d’acquérir des droits dans la région du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie. Les rives du Saint-Laurent et les rivières à saumon étaient depuis longtemps prisées comme destination touristique (Lemieux, 1986, p. 37-38 ; Gagnon, 2002, p. 22). De plus, le développement du chemin de fer contribuait à l’accessibilité de la région et à la multiplication des clubs (Gagnon, 2002, p. 23). Par ailleurs, l’apparition des premiers clubs de chasse et de pêche dans le comté de Rimouski remonte aux années 1880. C’est donc dès 1902 que Robert-L. Scott, un homme d’East-Angus, acquiert les droits de pêche dans les cantons Raudot et Bédard. L’année suivante, le Scott Fish and Game Club of Marbleton est incorporé. Au fil du temps, de plus en plus d’Américains deviennent membres du Club, jusqu’à en devenir majoritaires au cours des années 1920. À son point culimant, au début des années 1930, le Club a compté jusqu’à 86 membres et on y recevait parfois jusqu’à une centaine d’invités par année (Forest, 2013). Tout au long de son existence, les activités du Club sont surtout orientées vers la pêche à la mouche, bien que la chasse y soit aussi pratiquée. Bon an mal an, la moyenne des truites capturées tournait autour des 725 à 750. Certaines années, on a cependant compté jusqu’à 3 750 prises dans les différents lacs sous bail du Club. On chassait surtout le cerf de Virginie et l’orignal, mais les captures se limitaient ici à moins d’une dizaine par année en moyenne. Les limites du Club couvraient au départ une superficie de 14 miles carrés (22 km2). Après avoir atteint une étendue allant jusqu’à 50 miles carrés (130 km2) au cours des années 1930, le territoire du Club se fixe à 19 miles carrés (49 km2) en 1939 . À ses 40 HISTOIRES FORESTIÈRES débuts, les activités du Club se concentraient autour des lacs Lâche (de Baie) et Croche. Dans les années 1920 et jusqu’en 1945, on comptera dans ce secteur jusqu’à 21 chalets et cinq bâtiments communautaires. Une flotte de plus de 80 canots était à la disposition des pêcheurs. La vie était bien organisée autour du « village Scott », et un potager était même aménagé pour fournir des légumes frais en saison. Le Club embauchait dans la région un gérant qui faisait aussi office de gardien et d’homme à tout faire, généralement aidé d’un ou deux autres employés pour veiller au bois de chauffage, à la construction, à l’entretien des bâtiments et au potager... (Forest, 2013) OLD CLUB Un grand chalet, au Scott Fish and Game Club (après 1945). Source : Photographe inconnu. Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski, Fonds Réserve-faunique-Duchénier, UQAR-13-01-105. C’est à partir de Sainte-Rita que l’équipée entreprenait sa marche jusqu’au campement. À pied, en canot et à cheval, c’est en famille, accompagné de guides (jusqu’à une dizaine par année durant les années 1920-1930), cuisinières et porteurs, qu’on se rendait profiter de ce coin de nature. Après la colonisation de Saint-Guy en 1936, on se rendait en automobile sur la route 296 d’où on s’engageait vers le campement (Forest, 2013). Le 27 mai 1945, un incendie ravageait les premières installations du Club Scott. On retrouve encore sur l’ancien site les vestiges des grosses cheminées de Maude Flamand-Hubert pierres qui caractérisaient les premiers chalets du Club. La forêt environnante a étonnamment été épargnée par les flammes. C’est une deuxième vie qui commence alors pour le Club, dont les effectifs sont réduits de moitié. Il faut dire qu’avec la guerre, les voyages de chasse et de pêche par des touristes en provenance des États-Unis avaient connu une nette diminution (Lemieux, 1986, p. 39). Quelques semaines après le désastre, on commence la reconstruction, aux abords du lac Grosse Truite 1. C’est alors sous la présidence de Morris F. LaCroix, un homme d’affaires du Massachusetts aux origines beauceronnes, que les opérations du Club sont menées. Jos Davidson, qui était déjà gérant et gardien pour le Club depuis les années 1930, entreprend l’édification des nouvelles installations. Au total, six chalets sont reconstruits, un bâtiment principal et cinq bâtiments de service (abris à bois et à poisson, glacière, atelier, sauna). On attribue alors aux chalets les noms des familles qui en sont propriétaires : Mason, Brigham, LaCroix, celui des filles LaCroix, Darling, et le chalet des guides. Le Club demeurera dès lors de plus petite envergure, se limitant à une vingtaine de membres. On y retrouve surtout des Américains, mais quelques Québécois apparaissent au registre. C’est le cas de deux hommes de Trois-Pistoles, dont le docteur Marcel Catellier, pour qui les premières années de fréquentation du Club étaient liées à sa pratique médicale, avant d’en devenir un membre en règle. Tranquillement, le nombre de Québécois augmente, suivant une tendance généralisée dans l’ensemble des clubs de chasse et de pêche de la région3 (Lemieux, 1986, p. 42). Deux types d’utilisateurs se distinguent alors au sein des membres. On retrouve d’une part les Américains, principalement des membres de la famille LaCroix-Darling, qui viennent pour des séjours d’une dizaine de jours durant les périodes de la fin mai au début juin et fin août-début septembre. Ils y pratiquent essentiellement la pêche à la mouche. D’autre part, il y a les Québécois, qui restent généralement deux ou trois jours sur les lieux, durant les périodes plus tranquilles. L’histoire du Scott Fish and Game Club se conclut sous la présidence de Nelson Darling, le gendre de Morris F. LaCroix, qui avait lui-même commencé à fréquenter les lieux comme invité alors qu’il était tout jeune adolescent, dans les années 1930 (Forest, 2013). Suivant la tendance de l’époque, le Club est devenu une affaire de famille et d’amis. 3 À la fin des années 1960, 185 des 220 territoires sous bail dans l’est du Québec sont entre les mains de Québécois (Lemieux, 1986, p. 43). Scott Fish and Game Club (après 1945) Source : Photographe inconnu. Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski, Fonds Réserve-faunique-Duchénier, UQAR-13-01-105. AUTOMNE 2013 41 Maude Flamand-Hubert Scott Fish and Game Club (après 1945) De plus, on précise dans les règlements que le statut de membre « shall be limited to males of legal age and shall include all of the immediate family of such member excepting sons 21 years of age or over, except that in case of the death of a member his surviving widow or children shall be granted privilege of holding such membership4 ». Comme c’était la coutume dans la majorité des clubs, les nouveaux membres étaient admis sur recommandation d’un membre actif du Club. Chaque membre avait droit à deux invités lors de ses visites, suivant l’acceptation du comité exécutif et le paiement des frais et ce, pour un maximum de dix invités par saison. Cet esprit de famille s’est étendu aux employés. On comptait souvent plusieurs membres d’une même famille travaillant au camp. Jos Davidson et son épouse Fabienne Sirois ont eu leurs cinq enfants au Club, où ils vivaient à l’année. Le Scott Fish and Game Club demeure un cas de figure qu’il a été possible de documenter un peu plus en profondeur. D’autres clubs, comme le Club Labbé ou le club Snellier, ont démarré leurs activités et sont demeurés principalement entre les mains de notables issus des professions libérales, commerçants, politiciens, hommes d’affaires, de la région de Rimouski (Gagnon, 2002, p. 46). Tous les Clubs n’étaient pas non plus aussi stables que le Scott, et ne pouvaient compter sur d’aussi fidèles employés. À ce titre, le club Scott fait figure d’archétype qui correspond à nos représentations de la pratique de la chasse et de la pêche qui allient amour de la nature relations humaines. L’abolition des clubs : un territoire pour les populations Les activités du Scott Fish and Game Club ont pris fin, comme tous les autres clubs présents sur le territoire, au milieu des années 1970 avec la phase deux de l’opération Accessibilité. Au Bas-Saint-Laurent, c’est depuis la fin des années 1950 que les associations de pêcheurs et de chasseurs ont commencé à revendiquer un accès plus démocratique aux ressources cynégétiques et halieutiques (Gagnon, 2002, p. 64-65). En 1976, le ministère du Tourisme, de la Chasse et de Source : Photographe inconnu. Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski, Fonds Réserve-faunique-Duchénier, UQAR-13-01-105. 4 Constitution and by-laws of The Scott Fish and Game Club, As amended-adopted 11/26/48, Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski, Fonds Réserve-fauniqueDuchénier, UQAR-13-01-105. 42 HISTOIRES FORESTIÈRES Maude Flamand-Hubert la Pêche allait de l’avant avec sept projets-pilotes dans le cadre de son programme « sociétés de gestion », qui tentait de trouver des solutions à la demande de plus en plus importante pour les activités de plein air, de chasse et de pêche au sein de la population québécoise. La formule qui sera développée à la Réserve faunique Duchénier rappelle le projet initial promu par le ministre Claude Simard en 1974. Avec la phase deux de l’opération Accessibilité, le ministre souhaitait créer des unités de gestion de cent milles carrés dont la responsabilité relèverait d’organismes à but non lucratif formés d’associations de chasse, de pêche et de récréation (Lemieux, 1986, p. 45). Le choix des territoires reposait sur une série de critères, dont le fait que ceux-ci étaient à proximité des centres de population, qu’ils possédaient déjà une unité géographique cohérente, qu’ils soient déjà bien desservis par un réseau routier forestier, bien pourvu en ressources fauniques et halieutiques, et principalement sous bail pour les activités de chasse et de pêche, ainsi que fréquentés jusqu’à ce jour principalement par des non domiciliés au Québec5. Le territoire de Duchénier correspondait en tous points à cette description. Les 106 milles carrés, avec ses 144 lacs de plus de 6 acres, ses 87 autres plus petits, ses six rivières totalisant 48 milles, ses 19 chemins de pénétrations depuis les municipalités de Saint-Valérien, Saint-Narcisse, Esprit-Saint et Saint-Guy, ainsi que ses 102 miles de chemin carrossables, sans compter sa proximité de Rimouski, était un lieu de choix6. Ce territoire a été choisi en raison d’un regroupement exceptionnel de plans d’eau constituant la plus forte concentration de lacs à haut potentiel sur la rive sud du St-Laurent, tout en étant aussi une zone privilégiée pour le cerf de Virginie et le petit gibier. C’est dans ce contexte qu’un vaste projet d’aménagement intégré des ressources du territoire Basques-Neigette est entrepris. Les ministères de l’Agriculture, des Terres et Forêts et du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche conviennent, avec le Conseil Régional de Développement (CRD) représentant les municipalités limitrophes et les organismes concernés par l’utilisation des ressources, de réaliser une 5 Le développement et la gestion, sur les territoires de l’État, d’activités polyvalentes de récréation de plein air par des sociétés à but non lucratif, Rapport d’étape no 1, p. 8-9, Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski, Fonds Réserve-faunique-Duchénier, UQAR-13-01105. 6 Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski, Fonds Réserve-fauniqueDuchénier, UQAR-13-01-105. expérience d’aménagement intégré sur le territoire des unités d’aménagement des Basques-Neigette. Les quatre sous-ministres en titre rencontrent le CRD le 12 mai 1976 pour jeter les bases d’un plan d’aménagement. Sa réalisation est confiée à un comité mixte comptant des représentants du gouvernement et de la population. En février 1977, le comité soumettait son rapport final sur l’aménagement des 106 milles carrés. Le rapport contient une trentaine de recommandations7. On y établissait un ordre de priorité dans l’utilisation des ressources. La faune arrivait au premier plan, suivi de la récréation et du plein air, et finalement de l’exploitation de la matière ligneuse. La mission du nouvel organisme à but non lucratif était donc orientée vers l’aménagement des ressources du territoire « en vue d’assurer la satisfaction du plus grand nombre possible d’utilisateurs des ressources renouvelables et d’offrir des services de récréation dans un cadre naturel en complémentarité avec le potentiel de ces ressources en tendant surtout à maximiser les retombées économiques dans le milieu immédiat » (Gendron, 1977, p. 2). Le cadre territorial était celui des anciens clubs de chasse et de pêche, avec quelques modifications. Les cinq baux des clubs qui arrivaient à échéance le 31 mars 1977 étaient de ce fait non renouvelés afin de donner accès aux nouveaux utilisateurs. Quant à ceux qui expiraient à la même date en 1980, ils ont été résiliés. Ces transformations ne se sont pas faites sans heurts et mécontentement. Surtout pour les membres des clubs issus de la région, il n’était pas facile de se défaire de leurs privilèges (Gagnon, 2002, p. 86-89). À l’été 1977, la gestion de la Réserve faunique Duchénier était remise entre les mains de la corporation « Le Territoire Populaire Chénier Inc. ». Elle était maintenant accessible au public8. De 1978 à 1982, le gouvernement a investi près de 750 000 $ pour acquérir les installations et bâtiments construits au fil du temps sur le territoire9. Déjà, les installations du Club Scott étaient au centre du développement de l’image de marque de la Réserve. 7 Gouvernement du Québec, Yves L. Duhaime ministre du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche, mémoire au conseil des ministres au sujet de la Réserve Duchénier dans le comté de Rimouski, 20 septembre 1978, Fonds Réserve-faunique-Duchénier, UQAR-13-01-105. 8 Gouvernement du Québec, Mémoire au Conseil des ministres, 20 septembre 1978, Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski, Fonds Réserve-faunique-Duchénier, UQAR-13-01-105. 9 Gouvernement du Québec, Réunion du Conseil des ministres, Décision no 78-424, 20 décembre 1978, Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski, Fonds Réservefaunique-Duchénier, UQAR-13-01-105. AUTOMNE 2013 43 Maude Flamand-Hubert UNE PREMIÈRE PUBLICITÉ POUR LA RÉSERVE FAUNIQUE DUCHÉNIER Journal de Québec, 23 juillet 1979 Source : Photographe inconnu. Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski, Fonds Réserve-faunique-Duchénier, UQAR-13-01-105. Le modèle de gestion visait à « accentuer la mainmise des québécois sur l’exploitation des ressources naturelles » et à favoriser l’intérêt et l’implication des citoyens « dans l’organisation, la gestion et la conservation de leurs valeurs récréatives de plein air en leur confiant des responsabilités et en leur laissant prendre des initiatives10 ». Constitution du conseil d’administration de Territoire Populaire Chénier en 1977 Organisation Nombre de sièges Société d’exploitation des Ressources des Basques et de la Neigette 6 sièges Conseils municipaux reliés aux principaux points d’entrée des 106 milles carrés 4 sièges Conseil de comté de Rimouski 1 siège Associations de chasse et de pêche 2 sièges Organisme de Plein Air 1 siège Conseil des Loisirs de l’Est du Québec 1 siège Syndicat des Producteurs de Bois 1 siège Opération Dignité II 1 siège Ministère du Tourisme, Chasse et Pêche 1 siège Ministère des Terres et Forêts 1 siège Haut-Commissariat à la Jeunesse, aux Loirsirs et aux Sports 1 siège (Gendron, 1977, p. 17) 10 Le développement et la gestion, sur les territoires de l’État, d’activités polyvalentes de récréation de plein air par des sociétés à but non lucratif, Rapport d’étape no 1, p. 5, Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski, Fonds Réserve-faunique-Duchénier, UQAR-13-01-105. 44 HISTOIRES FORESTIÈRES Maude Flamand-Hubert Vestige d’une cheminée des bâtiments du premier Scott Fish and Game Club (avant 1945). Source : Photographe inconnu. Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski, Fonds Réserve-faunique-Duchénier, UQAR-13-01-105. Au Bas-Saint-Laurent, le projet prenait une teinte particulière, en s’inscrivant dans la foulée de l’expérience du Bureau d’aménagement de l’est du Québec (BAEQ) et des Opérations Dignité. En effet, suivant les travaux de consultation et de participation des populations dans le cadre d’un vaste projet-pilote d’aménagement du territoire, le gouvernement avait décrété la fermeture de plusieurs paroisses dites « marginales » et forcé le déplacement des populations vers des centres régionaux. Cette décision avait donné lieu à un mouvement de mobilisation sans précédent dans les milieux ruraux, qui s’était doté du nom d’Opérations Dignité11. Le déclubage et la prise en charge de l’aménagement des ressources sur les 106 milles carrés étaient au nombre des revendications de l’Opération Dignité II. Cependant, l’aménagement forestier et l’exploitation de la ressource ligneuse échapperont toujours à la corporation, malgré les demandes faites à cet égard. 11 Les Opérations Dignité se divisent en trois expériences : Opération Dignité I, qui a débuté à Sainte-Paule et a couvert le territoire de la vallée de la Matapédia ; Opération Dignité II, née à Esprit-Saint, qui s’est étendue au haut-pays de Rimouski et au Témiscouata ; et finalement Opérations Dignité III, à Les Méchins. Le leitmotiv des Opérations Dignité était centré sur la prise en charge de l’aménagement et de l’exploitation des ressources. Conclusion Le territoire actuel de la Réserve faunique Duchénier possède une unité écologique fonctionnelle et une identité humaine qui s’est forgée au fil du temps, au fil du passage de ses occupants. La continuité qui se dessine à travers la présence humaine dans ces lieux fascine toujours. À une autre époque, selon d’autres modalités, d’autres personnes étaient là pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui: apprécier et profiter de cet espace et de la richesse des ressources qu’il recèle, s’exclure un moment du quotidien pour jouir de la quiétude de ces lieux reculés. Le Scott Fish and Game Club occupe ici une place particulière. Véritable petite institution locale de par sa longévité et son organisation, ses archives et ses bâtiments, surtout pour la deuxième partie de son existence, ont été particulièrement bien conservés. On rêverait de retrouver la même richesse documentaire pour tous les clubs de la Réserve Duchénier, afin de compléter la trame historique qui se cache à l’intérieur de ses contours. Avec le recul, on peut aujourd’hui entreprendre de s’attarder aux différentes expériences qui se sont inscrites dans les suites du déclubage. Ces territoires, devenus principalement des réserves fauniques ou des zones d’exploitation contrôlées (ZEC), comportent toutes leur histoire et leurs particularités, qui tissent les liens que la société entretient avec la forêt à travers les activités de chasse et de pêche. Il reste encore beaucoup à faire pour retracer dans sa totalité l’histoire du territoire Duchénier, et d’autres territoires mériteraient assurément qu’on leur porte la même attention. BIBLIOGRAPHIE Banville, Charles, 1977, Les Opération dignité, Le Fonds de recherches forestières de l’Université Laval, 128 p. Forest, Josée, 2012, Le Village Scott, Rimouski, Imaginature, 55 p. Gagnon, Pascal, 2002, « La pratique de la chasse dans le comté de Rimouski, 1930-1980 », Mémoire de maîtrise en Études québécoises, Université du Québec à Trois-Rivières. Gendron, Jean Paul, Le Comite 106 Milles 2 Basques-Neigette, Comite mixte Basques-Neigette, 1977, Rapport final sur les 106 milles2 Propositions d’aménagement, d’exploitation et de gestion des ressources : Rapport final, 28 février 1977, Rimouski : Comité mixte Basques-Neigette, 20 p. Lemieux, Paul, 1986, « C’est arrivé par chez-nous… » Tourisme-ChassePêche-Loisir. L’histoire d’un Ministère dans l’Est du Québec, Rimouski, Direction régionale du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche de l’Est du Québec, 325 p. AUTOMNE 2013 45 46 HISTOIRES FORESTIÈRES Berthier Plante PROMENONS-NOUS DANS LES BOIS… Par Berthier Plante, membre du Conseil d’administration de la Société d’histoire forestière du Québec avec la collaboration de Linda Rickert et d’Andrée Moisan-Plante, membres de la Société d’histoire forestière du Québec. Le feu prit un jour dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On crut à un mot plaisant et l’on applaudit ; il répéta, les applaudissements redoublèrent. C’est ainsi, je pense, que le monde périra dans l’allégresse générale des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une plaisanterie [Søren Kierkegaard, 1843, p. 38]. Loup y es-tu ? En ce Noël de 1967, monsieur Bessette, sur un ton solennel, m’annonça que nous aurions de la compagnie pour le réveillon. Par respect, je ne posais jamais de question. Deux belles « perdrix blanches » mijotaient au four. Le cœur à l’émerveillement, j’entendais déjà le son du tambour de ses amis Montagnais (Innus) et Naskapis de la réserve de Schefferville. Mon guide de forêt et de vie, si avare de confidences, m’avait dit avoir été envoûté par ses battements et en avoir « frémi » de la tête aux pieds. Par-delà la baie vitrée, le banc de neige s’inscrivait dans le prolongement de la table et la pleine lune faisait écho aux chandelles invoquant l’Esprit de la Fête. Mon hôte entraîna mon regard vers l’extérieur : ses invités étaient arrivés. Trois magnifiques renards roux avaient accepté le rendez-vous et se partageaient les restes d’un caribou enfouis sous la neige par un mystérieux bienfaiteur. Au jour de l’an, - la température frisait les moins cinquante degrés - les aboiements frénétiques des chiens annoncèrent que la faim venait de frapper. Friska, ma coéquipière de canot de l’été précédent, n’avait sans doute pas eu le temps de souffrir. De sa dépouille, il ne resta bientôt que des lambeaux de peau, la tête et les pattes. Le loup blanc d’Agaguk fréquentait la même planète que le petit « renard apprivoisé » de Saint-Exupéry. Le collégien que j’étais venait de prendre conscience de la dure loi de la survie. Source : J’y suis… encore, Linda Rickert, 2013 AUTOMNE 2013 47 Berthier plante Mais, loup qui es-tu ? Si le chien s’avère le meilleur ami de l’homme, le loup en a peut-être été un rival potentiel. Intelligent, puissant, agissant au sein d’une meute hiérarchisée, il ressemble trop à l’homme pour ne pas éveiller sa crainte. Au Moyen-Âge, période intense d’expansion de la population et de défrichement des terres en Europe, le loup se rapproche inévitablement des humains. Diabolisé par les autorités chrétiennes, sa nature ténébreuse se manifeste en un être maléfique, dévoreur d’enfants. Ainsi, en l’année 1573, Gilles Garnier, de la région de Lyon en France, est exécuté pour avoir dévoré, en forme de loup-garou1, plusieurs enfants et commis d’autres crimes. À son dernier forfait, étant cette fois en forme d’homme, il aurait tenté de manger la chair de sa jeune victime, mais il en aurait été empêché par des gens qui l’auraient surpris. Ce jour-là était un vendredi, jour du poisson, ce qui aurait aggravé sa faute ! Il fut condamné à être brûlé tout vif et son corps réduit en cendres [Cimber et Danjou, 1836, p. 11]. Maladie mentale sans doute, mais le Québec a aussi eu ses histoires. Deux ans après la fondation du plus vieux journal en Amérique du Nord, la Gazette de Québec du 21 juillet 1766 publie ce qui suit : L’on apprend de St. Roch, près du Cap Mouraska [Kamouraska], qu’il y a un Loup garou qui court les côtes sous la forme d’un Mendiant; qui, avec le talent de persuader ce qu’il ignore, et en promettant ce qu’il ne peut tenir, a celui d’obtenir ce qu’il démande [sic]. On dit que cet Animal, avec le secours de ses deux pieds de derriére [sic], arriva à Québec le 17 dernier, et qu’il en repartit le 18 suivant, dans le dessein de suivre sa mission jusques à Montréal. Cette bête est, dit-on, dans son espece [sic], aussi dangéreuse [sic] que celle qui parut l’année derniére [sic] dans le Gévaudan2 ; c’est pourquoi l’ont [sic] exhorte le public de s’en méfier comme d’un Loup Ravissant. que jamais. En novembre, elle aurait été blessée par un « petit animal maigre », mais contrairement à ce que l’on pensait, après avoir passé quelque temps dans sa tanière, elle réapparaît. Il faut se méfier de ses ruses et éviter de tomber dans ses pattes. Pour donner plus de vraisemblance à l’anecdote, l’éditeur ajoute à la suite du texte : « Nous avons reçu une Fable, si dépourvus [sic] de bon sens et de raison, que nous ne l’avons pas jugée mériter une place dans cette Gazette ». Robert-Lionel Séguin [R.-L. Séguin, 1971, p. 15], dans La sorcellerie au Québec, croyait à la bonne foi du journal de Québec. Des recherches du curé Armand Dubé de Kamouraska, en 1959, ne révèlent aucun événement qui aurait pu expliquer le phénomène. Au XIXe siècle, la malédiction associée aux gens qui ne font pas leurs Pâques pendant sept ans ou qui ne payent pas leur dîme les condamne à errer la nuit sous les apparences d’un loup-garou. Le remède est simple : il suffit de frapper le délinquant sur le nez ou, de préférence, au front, là où la croix de son baptême avait été tracée. Si le sang jaillit, la bête retournera à son état d’homme3. Source : Le loup-garou de Kamouraska, Julian Peters, 2013 L’année suivante [10 décembre 1767], le journal poursuit sa moquerie. La bête aurait fait de grands ravages dans le district de Québec et elle semble plus dangereuse 1 D’après G. Ménage [Dictionnaire étymologique de la langue française, 1750], le mot « garou » vient du mot gars qui signifie homme, donc homme-loup. 2 L’allusion à Gévaudan où une centaine de personnes perdirent la vie entre 1764 et 1767 laisse deviner la supercherie. En Europe, la presse anglaise [Le Courrier d’Avignon, 26 avril 1765], sarcastique, ne comprend pas pourquoi la « bête féroce» court toujours malgré les efforts mis en place pour l’éliminer. Le loup avait été éliminé d’Angleterre vers la fin du XVe siècle et d’Écosse au moment où les événements de Gévaudan eurent lieu. 48 HISTOIRES FORESTIÈRES 3 Pour en savoir davantage, consulter « Légendes et croyances » de l’ethnologue Jean du Berger sur le site de Radio-Canada : http://www.radio-canada.ca/emissions/ creatures_fantastiques/2011-2012/document.asp?idDoc=169665 Berthier plante Je veux ton territoire Écho du Régime français, la première mention circonstanciée du loup nous est donnée par Pierre Boucher [Pierre Boucher, 1664, p. 57] : Il y a des loups de deux sortes, les uns s’appellent Loups Cerviers [Lynx canadensis ou Lynx rufus4], dont la peau est excellente à faire des fourrures. Ces Animaux abondent du costé du Nort, & il s’en trouve peu proche [de] nos habitations; les autres sont Loups Communs [Canis lupus], qui ne sont pas du tout si grands que ceux de France, ny si malins, & ont la peau plus belle : ils ne laissent d’estre carnaciers, & font la guerre aux Animaux dans les bois : & quand ils trouvent de nos petits chiens à l’écart, ils les mangent. Il y en a peu vers Quebec. Ils sont plus communs à mesure que l’on monte en haut5. Préoccupés par la menace iroquoise et attirés par le commerce lucratif des fourrures, les colons tardent au défrichement des terres. Les animaux d’élevage se font rares, hormis le cochon dont la diète ne dépend pas des plantes fourragères. L’ours noir [P. Boucher, 1664, p. 141] s’en régale à l’occasion, mais il se retrouve parfois lui-même dans l’assiette, car sa viande est bonne à manger. L’introduction du mouton et des premiers chevaux date de cette période. Les bœufs servent avant tout à labourer la terre et à tirer le bois sur la neige en hiver. L’ouverture des hostilités envers le loup coïncidera avec l’occupation des terres sur les rives nord des lacs Érié et Ontario. En 1793, deux ans après l’adoption de l’Acte constitutionnel, une ordonnance encourageant sa destruction est promulguée dans la province du HautCanada : la bête doit avoir été abattue à moins de huit kilomètres des habitations et le prélèvement d’un scalp avec ses deux oreilles fait foi de pièce à conviction. La prime de vingt schillings [une livre] ne sera cependant pas accordée aux Indiens. Ignorés, aucun d’entre eux ne sacrifierait une charge de poudre et de balles pour une bête dont la chair n’est pas bonne à manger [E. A. Talbot, 1825, p. 215]. Pourtant en 1830, devant 4 Loup-cervier réfère à « loup qui chasse le cerf ». De taille supérieure, le lynx boréal (Lynx lynx) européen s’attaque effectivement aux cervidés. 5 En amont des rapides de Lachine. Dans la région des Grands lacs, les « vaches sauvages » ou wapiti, nourriture du loup, sont nombreuses. un constat d’échec, cette restriction est abrogée [The Statutes of the Province of Upper Canada, p. 552] et on espère leur aide. Au Bas-Canada, l’histoire du loup se passe surtout au début du XIXe siècle dans les Cantons-de-l’Est. En 1808, Cyrus Thomas, au village de Dunham, nous rapporte qu’une vieille louve et ses quatre ou cinq louveteaux auraient attaqué les moutons de monsieur Joseph Baker. Onze moutons en périrent. Peu après, au cours de la nuit, ils attaquèrent une génisse qui avait été oubliée dans le champ à une certaine distance de la maison [C. Thomas, 1866, p. 128] : Ils la poursuivirent et l’attrapèrent. Ils commen– cèrent immédiatement à dévorer les parties postérieures de son corps, alors qu’elle vivait toujours, lui faisant souffrir d’atroces tortures. Pendant une heure, la pauvre créature beugla pitoyablement, mais il n’y avait personne pour la secourir; M. Baker étant confiné à la maison en raison d’un membre blessé […]. Le matin suivant, la génisse fut trouvée à demi dévorée6. Lors de la construction de l’église Épiscopalienne au village de Frost en 1824 [C. Thomas, 1877, p. 29], un loup fut capturé. Après s’être amusés avec la bête un certain temps, les ouvriers se demandèrent comment en disposer. Suite aux discussions, une décision fut prise : l’animal serait enduit de goudron et de soufre et une cloche serait fixée à son cou. Errant à travers la forêt avec ses congénères, il ne manquerait pas de donner l’alarme lors d’un raid nocturne sur les troupeaux des colons. La méthode ne s’avéra pas très performante. Le loup se retrouvait régulièrement aux bornes des clairières et il fut finalement tué à l’aide d’une pierre. Catherine Matilda Day [C. M. Day, 1863, p. 100-104], historienne des débuts de l’occupation des Cantonsde-l’Est, nous rapporte une bonne demi-douzaine d’anecdotes : loups tenus en respect avec un crochet à billots ou un bâton de bois, loups se chamaillant pour un morceau de morue lancé par un homme qu’ils poursuivaient, loups attaquant les veaux... Les cas ne manquent pas. En 1831, le Bas-Canada décide de légiférer. Selon le Comité spécial composé de six députés, une prime 6 Traduction d’Andrée Moisan-Plante. AUTOMNE 2013 49 Berthier plante de deux livres et demie serait de nature à résoudre le problème7. Tous les membres [Anonyme, 1831a] sont d’origine anglaise : Paul H. Knowlton et Charles F. Goodhue [Vermont], Stephen Baker et Philemon Wright [Massachusetts] et Robert Hoyle [d’Angleterre], sauf monsieur Archambeault, arpenteur, qui est « Ecuyer, au Fauteuil ». Un monde sépare l’habitant anglophone du francophone [J. S. Hogan, 1855, p. 32]. Pour le premier, une terre de cinq cents acres incultes vaut mieux que toute parcelle de cent acres défrichés si elle profite davantage à ses enfants; pour le second, la terre où il est né, même chétive, lui est plus chère que tout ce qu’il peut espérer. Depuis plus de deux cents ans, l’agriculture est pratiquée dans la vallée du SaintLaurent. Les terres sont plus petites et ne requièrent pas de grands espaces. Déforestation et élevage intensif, la faim fera sortir le loup du bois. Conjugué à la pression américaine des états voisins, on estime que le loup serait disparu dans la portion sud du fleuve Saint-Laurent au cours des années 1850 à 1900. Au printemps de 1869, la prime de destruction est abolie. Elle ne sera rétablie qu’un peu plus de trente ans plus tard, mais cette fois, même si elle couvre tout le territoire québécois, elle vise surtout le nord du Saint-Laurent. Je veux tes proies La deuxième manche d’éradication du loup s’engage avec une arme nouvelle : la strychnine. Alcaloïde toxique extrait de la noix vomique8 par deux pharmaciens français en 1818, elle est bannie au Canada en 1849. En proie à une grande souffrance, l’animal meurt habituellement dans la demi-heure qui suit son ingestion. Capable de se déplacer, la victime échappe alors au chasseur. En outre, elle devient un appât convoité par d’autres animaux qui seront eux-mêmes empoisonnés. La loi est claire : le chasseur est passible d’amende ou de prison, mais également le vendeur qui lui a procuré le poison [Acte pour prohiber la destruction de certaines espèces d’animaux sauvages par l’effet du [sic] strychnine et autres poisons, 1849] : 7 Le 1er décembre 1837, la tête de L.-J. Papineau fut mise à prix par M. Gosford, gouverneur du Bas-Canada, pour la somme de quatre mille piastres, soit quatre cents loups à dix piastres. Une livre valait donc quatre dollars. 8 Fruit du Strychnos nux-vomica, le vomiquier est un arbre sempervirent de l’Asie du Sud-Est qui peut atteindre une taille d’environ six mètres. 50 HISTOIRES FORESTIÈRES Combat entre un orignal et une troupe de loups affamés, L’opinion publique, 13 février 1879, BAnQ Et qu’il soit statué, qu’aucun apothicaire, chimiste, droguiste ou autre personne en cette province, ne vendra ou délivrera aucun arsenic, sublimé, corrosif, strychnine ou autre poison minéral ou végétal […] lequel étant administré sans précaution ou secrètement peut occasionner immédiatement la mort, à moins que la personne le requérant ne produise et remette un certificat, billet ou papier […] indiquant pour quel objet tel poison est requis, et qu’il doit être vendu à la personne le requérant […]. [Toute] personne, qui contreviendra aux dispositions de la présente section, encourra pour chaque offense une pénalité de dix livres courant; et si la dite pénalité n’est pas immédiatement payée, sur conviction, le dit contrevenant sera emprisonné […] jusqu’à ce que la dite pénalité et les frais de poursuite soient payés. Berthier plante Sous prétexte que le loup a beaucoup augmenté en nombre, en 1853, le Haut-Canada élimine bientôt cette restriction. Au Québec, l’usage de la strychnine sera progressivement « toléré » sans changement de loi. En 1905, le Dr Grignon9 de Sainte-Adèle diffuse un dépliant de sa « pharmacie vétérinaire » de douze pages intitulé Les secrets de la chasse. Généralement, il appuie ses opinions sur celles d’Henri de Puyjalon qui vient de faire paraître son Histoire naturelle. L’inspecteur général des Pêcheries et de la Chasse de la province de Québec a de fortes réserves à ce propos, mais le vétérinaire la recommande malgré tout pour le loup et le renard, en dépit des risques qui y sont associés [Dr Grignon, 1905, p. 5] : D’un autre côté, si la dose de poison est trop forte ou occasionne des vomissements, le renard aura la vie sauve et vous empoisonnerez les animaux domestiques qui pourraient passer à cet endroit. C’est pourquoi ce poison n’est pas recommandable dans le voisinage des fermes, surtout quand il est confié à des gens inhabiles. Des chasseurs se servent de viande ou de miel comme appâts pour y mettre ce poison. C’est un mauvais procédé, car si cet appât est restitué par le renard ou touché par un chien, vous aurez à le regretter. En 1910, le surintendant du parc national des Laurentides, W. J. C. Hall [Rapport du ministre des terres et forêts, 1909, p. 114] croit que « l’éponge comprimée et des appâts sur des crochets d’os de baleine sont les meilleurs moyens à employer10 ». Sceptique, il ne recommande pas le recours au poison, mais il y viendra quelques années plus tard. En trois ans, il aura réussi à vaincre le loup même s’il n’a retrouvé aucun cadavre et suppose que l’animal [Rapport du Ministre des Terres et Forêts, 1913, p. 62] « finit par mourir dans la cachette où il va généralement s’y réfugier ». 9 Père de l’écrivain Claude-Henri Grignon. 10 Les crochets sont probablement des fanons de baleine [F. von Wrangel, 1843, p. 319] : « Ils [Tchouktchas. Inuits de la Sibérie] prennent les loups par un procédé tout particulier. Les extrémités d’un morceau de fanon de baleine, plié en deux, sont aiguisées et attachées ensemble : le fanon ainsi préparé est aspergé d’eau jusqu’à ce qu’il soit entièrement couvert de glace : on détache alors les extrémités qui restent soudées par la glace, et l’on enduit le tout de graisse. Le loup se jette sur cet appât, et l’avale. Mais la glace fond dans son estomac, la baleine [fanon] se déploie et ses bouts aiguisés tuent l’animal ». Les pièges sans cruauté ne faisaient encore partie de l’arsenal. Au début du siècle, une convention des officiers et des sportsmen est tenue à Montréal. Les représentants des états et des provinces voisins sont au rendezvous : Massachusetts, New York, Connecticut, Vermont, Maine, New Hampshire, Nouveau-Brunswick et Ontario. Présidée par le ministre des Terres, Forêts et Pêcheries de la province de Québec11, la consultation vise l’harmonisation des pratiques de chasse et pêche. La façon de lutter contre le braconnage et l’introduction d’une « récompense pour la destruction des loups et des chats sauvages [Le Soleil, 2 février 1900] » font partie des sujets à débattre. Dans son rapport annuel, J. F. Guay mentionne qu’un chasseur d’orignal, dans le canton de Packington du comté du Témiscouata, aurait tué soixante-huit orignaux pendant l’hiver. En vingt ans, il aurait presque disparu de cette région. Une autre personne aurait abattu une centaine de caribous et de chevreuils12 [Rapport 1897, p. 243]. L’année suivante, ce sont des chasseurs qui se plaignent de l’attitude de certains agriculteurs qui ont abattu onze chevreuils à la hache dans le secteur de Saint-Ignace de Nominingue [La Patrie, 7 novembre 1899]. Comble du paradoxe, c’est souvent au loup qu’on imputera ces méfaits. Quelques mois après la rencontre, Louis Zéphirin Joncas, surintendant des Pêcheries et de la Chasse de la Province de Québec, présente son bilan annuel [L. Z. Joncas, 1900, p. 36] : Les loups ont fait leur apparition en grand nombre dans certaines parties de la province et spécialement dans la région au nord de Montréal et dans la Vallée du St. Maurice. Ces animaux font une grande destruction du chevreuil. On estime qu’ils en dévorent des milliers tous les ans et on se demande si le temps n’est pas arrivé de mettre leurs têtes à prime ainsi qu’on l’a fait dans d’autres provinces, car plus nombreux seront les chevreuils dans notre province, plus nombreux seront les sportsmen qui viendront leur faire la chasse, et plus élevée la somme d’argent dépensée parmi les colons pauvres, aidant puissamment la colonisation dans les endroits les plus reculées [sic], du [lac] Nominingue, des Vallées des rivières La Lièvre et la Rouge, etc. 11 S.-N. Parent cumulera les fonctions de Premier ministre, ministre des Terres, Forêts et Pêcheries, maire de Québec, administrateur du journal Le Soleil, de la Québec Light Heat and Power et président de la Compagnie du pont de Québec. 12 Selon J. F. Guay, ingénieur, ce sont les chasseurs du Nouveau-Brunswick et du Maine qui sont en grande partie responsables de ces abus. L’étendue des frontières présente la même difficulté avec l’Ontario. AUTOMNE 2013 51 Berthier plante Un nouveau terme fait son apparition dans les écrits gouvernementaux : la colonisation sportive ! Cette expression [La colonisation, 1908, p. 12] « implique l’idée du développement de nos centres de colonisation par les touristes et les «sportsmen» ». Les journaux, tant au Canada qu’aux États-Unis, seraient peu coûteux et auraient les plus grands effets pour la promotion des activités de chasse et pêche au Québec. Le quotidien La Presse forme une équipe « commando » pour la chasse aux loups. La motivation des participants est pratiquement considérée comme une affaire nationale [La Presse, 18 février 1907] : Ce n’est pas pour le simple plaisir de passer par les émotions d’une semaine dans nos grands bois que MM. les chasseurs de loups viennent de s’imposer de telles privations. C’est celle de l’extermination de ces pirates des bois qui contribuent d’une si désastreuse façon à dépeupler nos vastes solitudes du chevreuil, de l’orignal et de tout le gibier le plus intéressant. […] Nous avons le choix; ou bien de nous résigner à voir les sportsmen étrangers déserter nos domaines de chasse, en laissant les loups s’y établir en maîtres, ou bien de continuer, dorénavant, plus formidable que jamais, la croisade contre ces carnassiers. Trois loups sont abattus; les autres, légèrement atteints, s’enfuient vers la montagne. Malgré une blessure légère infligée à l’un des membres par une bête agonisante, un hallali frénétique émane du groupe. Chaque victoire sur le loup est susceptible de faire un bon reportage ! Un des écrits les plus significatifs est celui de Serge Deyglun : la Guerre aux loups, publiée en 1962. Lors des années soixante, suite aux pressions des reporters sportifs et des chasseurs, le contrôle des prédateurs prend un nouvel essor [Hénault et Jolicoeur, 2003, p. 41]. Dans la région de Montréal et en Estrie, la confusion avec le coyote apparaît fort plausible [Deyglun et Cognac, 1962] : À titre d’exemple et pour prouver que le loup n’habite pas nécessairement les forêts éloignées du Nouveau Québec, sachez qu’on a tué des loups à moins de 25 milles de Montréal ! En 1948, coup de théâtre à Saint-Hilaire sur Richelieu : 4 loups furent abattus et un cinquième capturé vivant. Au cours des années 49 et 50, on signala des loups un peu partout dans les Cantons de l’Est [sic] et plus particulièrement dans le comté de Bagot. Les citoyens de la banlieue de Saint-Hyacinthe et de combien d’autres villes importantes de l’Estrie ou d’ailleurs eurent à se Chasse aux loups près de l’Annonciation, Gabor Szilasi, 1961, BAnQ 52 HISTOIRES FORESTIÈRES Berthier plante plaindre des incursions du loup dans ces territoires où de mémoire d’homme, il n’y avait « jamais » eu de loups… Le loup reviendra-t-il à ses lieux d’origine ? […] C’est que le loup n’a jamais complètement quitté les régions où il s’était installé. Loin de nuire, la présence des hommes et de leurs lois concernant la protection de la faune, fut des plus bénéfiques à l’espèce ! Après plus d’un siècle d’absence, un loup fut trouvé à Sainte-Marguerite-de-Lingwick en Estrie en janvier 2002. Petit loup ou grand coyote ? Les experts penchent pour le loup, mais possiblement un individu hybridé avec un homologue qui nous vient de l’ouest. Quant à la prime, elle fut définitivement abolie en 1971. D’après Daniel Banville, il serait bien difficile d’évaluer le nombre de bêtes éliminées à partir des sommes versées. Certaines personnes [D. Banville, 1981, p. 13] n’hésitèrent pas à couper les oreilles de bergers allemands ou de tout chien lui ressemblant; d’autres, après lui avoir enlevé les oreilles, relâchaient le loup en disant qu’il aille se refaire d’autres oreilles. Tous les abus semblaient possibles, incluant des poils collés sur des cartons ! Dois-je te craindre ? Le premier et le seul cas répertorié d’incident avec un loup remonte au 24 septembre 1963 sur la Côte-Nord [Hénault et Jolicoeur, 2003, p. 108] : Un bambin13 qui jouait dans la cour d’un chalet au millage 110, à proximité du chantier du barrage de Manicouagan 5, a été attaqué par une louve, traîné en forêt et dévoré par celle-ci non loin du chalet (Allo Police, 6 octobre 1963). La cause et les circonstances du décès ont été certifiées par M. Léon Verreault, policier au chantier de Manicouagan 5, et par le docteur Jacques Beaumont, coroner du district de Saguenay. Cet accident reste inexplicable, car la louve de toute évidence n’était pas atteinte de la rage et n’agissait pas, en apparence, pour défendre sa vie ou celle de ses petits. 13 La famille de Marc Leblond habitait le village de Godbout. Campagnes de destruction du loup DATE 1793 (9 juillet) 1830 (6 mars) 1831 (31 mars) 1843 (11 avril) 1849 (30 mai) 1853 (2 mars) 1869 1903 1957 1961 1967 1971 1979 LIEUX Haut-Canada Bas-Canada N.-Brunswick Haut-Canada Bas-Canada Haut-Canada PRIME 4$ 4$ 10 $ 6$ 5 $ à 35 $ Québec COMMENTAIRES Prime accordée aux colons Prime accordée aussi aux Amérindiens Prohibition de la strychnine [non-sélectivité du produit] Strychnine pour le loup et les animaux nuisibles Prime abolie Prime rétablie [L. Z. Joncas en 1900] Prime abolie Équipe supervisée par un biologiste Prime rétablie Prime abolie Prohibition de la strychnine AUTOMNE 2013 53 Berthier plante R. Schenkel, 1947 Paul Provencher [P. Provencher 1969, p. 96] mentionne que la bête, amaigrie et affamée, était blessée. Ce fait semble corroboré par une personne entrée en contact avec madame Leblond, mère de l’enfant, en 2009. Vers six heures du matin, sur la route, un « loup » se serait dirigé vers le boulanger. Muni d’une clef, il lui aurait peut-être cassé une patte14. Un cas unique sans doute, mais un nouveau phénomène se produit depuis le début des années 1990 au niveau de l’Amérique du Nord : le loup familier. Contrairement à son habitude séculaire, celui-ci a perdu la crainte des humains. Au Québec, le problème se présente au parc national du Mont-Tremblant. Cocasse et inquiétant [H. Tennier, 2009, p.42], un enfant déclare s’être fait lécher la joue pendant qu’il dormait à la belle étoile ! Quoique sans menaces, les signes avant-coureurs sont tangibles : rapt d’objets familiers, vol d’un ballon, poursuite de faons ou de cerfs adultes et de ratons laveurs à travers les terrains de camping ! Une telle situation n’aurait pu être imaginée il y a quelques années. La Sépaq fait un excellent travail et plusieurs mesures préventives ont été identifiées pour les visiteurs du parc. Que faire lors d’une rencontre [H. Tennier, 2008, p. 33] avec un loup ? Avant tout, se rappeler qu’il s’agit d’un animal sauvage : 14 Site Web : http://www.chevreuil.net/forums/viewtopic.php?f=2&t=21021&start=15 . Ces informations suggèrent que l’homme changeait probablement un pneu sur une voiture. 54 HISTOIRES FORESTIÈRES ne pas le nourrir, signaler sa présence, tendre les bras, faire du bruit, garder un contact visuel et, surtout, ne pas prolonger la rencontre. Tout compte fait, le « louptoutou » est plus à craindre que le « loup-dangereux ». C’est celui du conte Le petit chaperon rouge, celui à qui il ne faut pas donner l’adresse de mère-grand. Sa réputation de « vedette » risque de le piéger auprès de l’opinion publique si un accident survenait. À la recherche d’une relation perdue ? Avec les années 1970, une nouvelle approche commence : l’ère scientifique. Ultimement, la question se résume ainsi : à quoi sert le loup ? La mythologie inuite a sa réponse : la légende d’Amorok, l’esprit des loups. Rapportée par Farley Mowat [F. Mowat, 1963, p. 142] dans Mes amis les loups, elle nous apprend que le rôle du loup est d’assurer la bonne santé du caribou en prélevant le plus fragile. Il aura fallu trois siècles et demi avant que ce fait soit reconnu par le monde « occidental ». Influencé par les travaux scientifiques en Amérique du Nord, le Québec s’engage dans cette nouvelle direction : les biologistes tentent de mieux comprendre son comportement comme prédateur. Sa relation avec le castor, le cerf de Virginie, l’orignal, le Berthier plante caribou est au cœur des recherches, mais également l’ensemble de son comportement. Évaluation de sa densité, de l’impact des activités humaines, de l’écotourisme avec ses appels nocturnes, de ses déplacements et de sa propriété à s’hybrider avec le coyote, le « bandit » sort de l’ombre. Plus compétitif en milieu forestier par sa capacité à vaincre des ongulés de forte taille, il a occupé des territoires où le cerf de Virginie menace aujourd’hui la régénération de la forêt et de son sous-bois. Les régions de la Montérégie et de l’Estrie sont de bons exemples : résineux [thuya, pruche, if du Canada…] et feuillus [chênes, érables…], arbustes, herbacés [trilles blancs, ginseng…] sont en difficulté. Voilà où nous en sommes [B. Truax, 2007, p. 18] : Le cerf mange les feuilles, mais aussi les fleurs (et détruit la production de graines) du ginseng. Selon les chercheurs, il faudrait réduire d’au moins 50% le taux de broutage par le cerf pour permettre à un nombre minimum de populations [de] ginseng de survivre, sinon les populations actuelles glisseront inexorablement vers l’extinction locale [Mc Graw et Fureti, 2005]. Au Québec, nous n’observions que peu de broutage par le cerf des plants de ginseng il y a 20 ans. Aujourd’hui, les plants broutés sont beaucoup plus fréquents. […] McGraw et Fureti [2005] prédisent que plusieurs espèces typiques du sous-bois auront disparu de bien des forêts à cause du cerf d’ici quelques décennies. Cette menace à la biodiversité est grandissante dans le sud du Québec. Bien sûr, le retour en arrière n’est plus possible. Le loup ayant laissé une niche écologique vacante, le coyote s’est empressé de l’occuper. Moins dérangeant que son grand frère ? Mon voisin [Ulverton en Estrie], éleveur de moutons, ne met plus ses animaux en pâturage. Passe pour le petit chat tué sous ses yeux au milieu de l’avantmidi, mais un mouton ou deux par jour, c’est trop. Un peu plus loin, un « âne-berger » fait dorénavant partie de la ferme15. La chasse ? D’accord, mais ne devrait-on pas apprendre aussi à vivre avec nos grands fauves ? L’élimination des prédateurs a ses revers. Est-elle la seule stratégie ? Pour la plupart des espèces en danger, le constat demeure le même : la destruction de l’habitat par l’homme ou, en termes plus techniques, l’anthropisation du territoire. La biodiversité est complexe. Si certaines coupes forestières ont favorisé l’orignal et le loup par la présence de feuillus de régénération et l’ajout de routes, qu’arrive-t-il au caribou forestier, coincé dans une forêt de plus en plus discontinue, morcelée ? Qu’en est-il de l’avenir du lynx roux au sud de la province ? Là où le coyote s’est établi, il devient l’une de ses proies et partage son régime alimentaire : le lièvre. Défaire un équilibre naturel sans en comprendre les mécanismes n’est pas une « plaisanterie ». Søren Kierkegaard avait peut-être raison. Après la disparition du loup dans le sud du Québec, comment protéger les forêts contre le broutage excessif du cerf de Virginie ? La chasse récréative, malgré ses limites, demeure sans doute le meilleur moyen. Cependant, pour une vision à long terme, le critère garant de la survie de la forêt devrait être la capacité du sous-bois, de la régénération naturelle ou des plantations des espèces indigènes, à survivre à la dent des cervidés. Voilà ce que dit la sagesse [A. Leopold, 1949, p. 168-170] : Seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter objectivement le hurlement du loup. […] À présent, je soupçonne que, de la même manière qu’un troupeau de cerfs vit dans la crainte mortelle de ses loups, la montagne vit dans la crainte mortelle de ses cerfs. Et peut-être à meilleur escient car, tandis qu’un vieux cerf tué par les loups sera remplacé en deux ou trois ans, une montagne mise à mal par l’excès de cerfs a parfois besoin de deux ou trois décennies pour se reconstituer. Si une certaine présence du loup est souhaitable, est-il opportun d’en autoriser le piégeage dans les réserves fauniques ? N’aurait-on pas besoin d’une zone tampon autour de celles-ci pour mieux le protéger ? Ces questions méritent réflexion. 15 Les animaux utilisés pour garder les moutons sont les chiens, les lamas et les ânes. Pour plus d’information, voir le site du Ministère de l’agriculture et de l’alimentation de l’Ontario : http://www.omafra.gov.on.ca/french/livestock/sheep/facts/donkey2.htm . AUTOMNE 2013 55 Berthier plante Bibliographie Anonyme, 1831a. « Rapport du 21 février 1831 ». Appendice du XL volume des journaux de la Chambre d’Assemblée de la province du Bas-Canada. MERCI À NOS MEMBRES VAN BRUYSSEL Anonyme, 1831b. « Acte pour encourager la destruction des loups, quatorzième volume, chapitre VI ». Les statuts provinciaux du Bas-Canada. Anonyme, 1849. « Acte pour prohiber la destruction de certaines espèces d’animaux sauvages par l’effet du [sic] strychnine et autres poisons ». Deuxième session, troisième parlement, 12 Victoria, 1849. Banville, D., 1981. Le contrôle des prédateurs du gros gibier au Québec de 19051980, Québec, ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche, 54 p. Boucher, P., 1964 (1664). Histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France vulgairement dite le Canada, Société historique de Boucherville, 415 p. Day, C. M., 1863. Pioneers of the Eastern Townships, Montréal, 171 p. De Wrangell, von F., 1843. Le nord de la Sibérie, Librairie d’Amyot, Paris, 393 p. Gagnon, D. et B. Truax, 2007. La conservation forestière dans les Cantons-del’Est et le sud du Québec, 26 p. Grignon, W., 1905. Les secrets de la chasse, Ste-Adèle, 12 p. M. Jean-Claude Mercier Hénault, M. et H. Jolicoeur, 2003. Les loups au Québec : Meutes et mystères, Société de la faune et des parcs du Québec, Direction de l’aménagement de la faune des Laurentides et Direction du développement de la faune, 129 p. Hogan, J. S., 1855. Le Canada, John Lovell, Montréal, 106 p. Jolicoeur, H., 2003. « Première mention du loup en Estrie depuis plus de 100 ans ». Le naturaliste canadien, vol. 127, no 2. Kierkegaard, S., 1843. Søren Kierkegaard. Œuvres complètes, trad. de PaulHenri Tisseau (1993), éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 335 p. Leopold, A., 1984 (1949). Almanach d’un comté des sables, trad. par Anna Gibson, Flammarion, Paris, 290 p. Mowat, F., 2000 [1963]. Mes amis les loups, Flammarion, Paris, 277 p. Provencher, P., 1969. Manuel pratique du trappeur québécois, Montréal, 183 p. Rapport du Commissaire des Terres, Forêts et Pêcheries de la Province de Québec, 1900, 1909,1913. Rapport du Commissaire de la Colonisation et des Mines de la Province de Québec, 1897. Séguin, R.-L., 1971. La sorcellerie au Québec du XVIIe au XIXe siècle, Les éditions Leméac Inc., 245 p. Talbot, E. A., 1825. Cinq années de séjour au Canada, Boulland et Compagnie, Paris, 363 p. Tennier, H., 2008. Lignes directrices pour la prévention et la gestion des loups familiers au parc national du Mont-Tremblant, Sépaq, 54 p. Tennier, H., 2009. « Le problème des loups familiers au parc national du Mont-Tremblant ». Le naturaliste canadien, vol. 133, no 1. Thomas, C., 1866. Contributions to the history of the Eastern Townships, John Lovell, Montréal, 376 p. Thomas, C. 1877. The history of Shefford, John Lovell, Montréal, 152 p. 56 HISTOIRES FORESTIÈRES M. Berthier Plante Chronique anthropologique - martin Hébert Restreindre l’accès ou éduquer le public ? Un siècle de transformations dans la protection de la faune du Parc des Laurentides Par Martin Hébert Ph. D., professeur d’anthropologie à l’Université Laval et vice-président de la SHFQ Le 14 juin 2013, le Club Appalaches, dernier club privé de chasse et de pêche installé sur des terres de la Couronne au Québec, voyait ses droits de contrôle sur le territoire abolis. Trente-cinq ans après l’annonce de la création des Z.E.C. en 1978, la transition hors des concessions exclusives et privées de chasse et de pêche est arrivée à son terme. Le grand récit de ce « déclubage » du territoire est relativement bien connu. À la fin du XIXe siècle, de riches sportsmen issus de la bourgeoisie américaine, canadienne anglaise et québécoise reçurent du gouvernement québécois des territoires sur lesquels ils purent installer des clubs de chasse et de pêche somptueux et extrêmement exclusifs. Ces clubs, qui devinrent des symboles flagrants des inégalités entre les classes sociales au Québec, de même que de la mainmise des intérêts américains sur les ressources naturelles de la province, engageaient des Canadiens-Français et des Autochtones comme guides mais, dans l’ensemble, contrôlaient agressivement leurs frontières et posèrent une entrave majeure aux activités de substance de l’un et l’autre de ces groupes sur le territoire. Les Autochtones qui retournaient sur des territoires familiaux et ancestraux se voyaient, soudainement, arrêtés et mis à l’amende pour braconnage. Les Canadiens-Français qui vivaient de la pêche en eau douce une partie de l’année (comme mon grand-père maternel) subissaient le même sort. En 1912, dans un texte rédigé en anglais, un chroniqueur nommé Henry Beckles Willson les traitait de « commerçants de truites », un terme utilisé, en français s’il vous plaît, comme synonyme de « braconneur1 ». Puis à la fin des années 1960 vint la prise de conscience, le réveil québécois affirmant une volonté d’être « maîtres chez nous ». Dans un brûlot publié en 1971 intitulé Le scandale des clubs privés de chasse et de pêche, le journaliste Henri 1 Henry Beckles Willson (1912) Quebec : The Laurentian Province. Toronto: Bell and Cockburn, p.246. Poupart dénonça vertement cette appropriation étrangère du territoire et ses impacts sur le mode de vie des populations exclues par la création des clubs. Le mouvement pour l’abolition des clubs atteint alors une ampleur considérable et déboucha, comme je l’ai dit, avec la formalisation du « déclubage » en 1978. L’ère de la réappropriation des terres publiques pour le bien du plus grand nombre, l’ère de la pêche et de la chasse accessibles à tous était ouverte. Tout au long de cette histoire deux visions de la protection de la nature se sont trouvées en tension l’une avec l’autre. La première, élitiste, considère que de donner des droits exclusifs à une poignée d’usagers arriverait à créer un effet de conservation de la nature « par le petit nombre ». La seconde, démocratique, est plus complexe. Elle doit à la fois rendre la nature accessible à tous et règlementer cette utilisation massive en vue d’assurer la pérennité de la ressource. Une autre manière de présenter ce débat est de voir la protection de la nature comme relevant soit du marché, soit de l’État. Après tout, pour employer une heureuse formule de Paul-Louis Martin, la « Nature en tenue de bourgeois » que nous associons aux clubs privés du tournant du XXe siècle était vue comme un bien de prestige. Même l’accès plus « démocratique » des forfaits payés à la journée demeure exorbitant. Selon Beckles Willson, le permis annuel pour chasser et pêché dans le Parc des Laurentides en 1910 coûte $10, montant auquel on doit ajouter un droit supplémentaire de $1 par jour d’activité sur le territoire. Cette somme est hors d’atteinte pour les ouvriers québécois, qui gagnent alors en moyenne $338 par année, dans un contexte d’inflation majeure du prix du logement, de la nourriture et du combustible2. Même les salariés relativement prospères (c’est-à-dire gagnant autour de 2 Paul Larocque (1976) « Aperçu de la condition ouvrière à Québec (1896-1914) » Labour / Le travailleur, pp.122-138. AUTOMNE 2013 57 Chronique anthropologique $600 par année à l’époque) auraient eu de la difficulté à s’offrir un tel loisir, en admettant qu’ils aient eu le temps libre nécessaire pour le pratiquer. La question du privilège économique des bénéficiaires des droits de chasse a joué un rôle important dans la manière dont s’est écrite l’histoire du mouvement d’abolition des clubs privés. Mais cette lecture tourne souvent en une sorte de récit de conspiration dans lequel à la fin du XIXe siècle les bien nantis ont manœuvré pour s’approprier le bien public. Or, si les locataires de clubs privés ont pu, soudainement, jouir de territoires immenses à partir des années 1880, c’est que le gouvernement québécois se trouvait dans une situation complexe, tentant de jongler divers intérêts et diverses demandes, mais sans avoir de véritables moyens pour mettre en place des politiques administrées par la fonction publique. C’est ainsi que convergèrent une série de facteurs qui ouvrirent la porte à la création des clubs. Plus particulièrement, en 1882, deux évènements vinrent façonné la stratégie gouvernementale : la tenue du congrès de l’Association forestière américaine à Montréal, et un jugement de la Cour Suprême du Canada reconnaissant que la gestion des eaux intérieures, des lacs et des rivières, était de compétence provinciale. C’est un peu comme si le problème et la solution s’étaient présentés en même temps. D’une part, le congrès de Montréal venait de mettre en évidence l’importance de créer des réserves de bois préservées de la colonisation et, d’autre part, le gouvernement du Québec avait maintenant une ressource fort intéressante à offrir sous la forme de droits d’usufruit sur les lacs et les rivières du territoire qu’il administrait. Pour le secteur dans, et autour, du Parc des Laurentides, sur lequel je me suis davantage attardé, cette conjonction, idée de l’ouverture de l’axe ferroviaire Québec-Lac Saint-Jean entraina une flambée de création de clubs privés. Pour n’en énuméré que quelques uns, citons Le club des Laurentides créé en 1885, le Stadaconna en 1886, le club Métabetchouan en 1888, celui du Lac Balzame en 1887, le Tourilli en 1889, le club Little Saguenay et le club Jacques-Cartier en 1889, le Penn, le club La Roche et le club Montmorency en 1890, et le Triton en 1893. Bref, cette prolifération de contrats locatifs offrant des droits exclusifs de chasse et de pêche sur un territoire répond à une mesure délibérée du gouvernement : on veut protéger, mais sans avoir de ressources à investir dans le projet. Alors on donne le territoire comme s’il s’agissait d’une vente de feu. 58 HISTOIRES FORESTIÈRES martin Hébert Il faudra revenir dans une autre chronique sur les effets qu’a eu cette restructuration administrative du territoire sur les Premières nations qui les occupaient. Je me contenterai ici de noter que l’objectif du gouvernement d’accroître son contrôle sur le territoire à moindre coûts a été largement atteint par la création des clubs privés. Beckles Willson donne quelques chiffres sur le faible taux de fréquentation de certains clubs, surtout lorsque comparée aux étendues de rivières qui leur étaient allouées : le H.J. Beemer Estate, possédant des droits sur 1000 miles de rivières du bassin versant du lac St-Jean n’avait pas reçu aucun visiteur depuis plusieurs années en 1912; le club Amabilish, titulaire de 150 miles de rivières, ne reçut durant l’été de la même année, que « quelques » pêcheurs pour « quelques jours » ; les clubs Nomonteen, Pennsylvania et Trinity, contrôlant à eux trois 700 miles de rivières, n’auraient eu qu’une demidouzaine de membres chacun ; le club Tourville n’aurait reçu qu’une trentaine de visiteurs par saison3. Alors que depuis la fin du XIXe siècle la chasse et la pêche récréatives dans le parc des Laurentides étaient l’affaire d’un public sélect, la période qui suit la première guerre mondiale verra l’amorce d’une montée importante de l’intérêt porté par le grand public pour les territoires forestiers à proximité des centres urbains. Le parc des Laurentides, en particulier, connaîtra une augmentation sensible de sa fréquentation par le public québécois à partir de cette période. Cette augmentation marquera l’amorce d’un processus graduel de « démocratisation » dans l’utilisation du territoire mû par les demandes de la population. Plusieurs facteurs viendront nourrir ces demandes. L’augmentation démographique de la population, un meilleur accès routier au territoire et le développement d’une culture du loisir au sein du grand public joueront un rôle important dans cette augmentation de la demande4. Mais entre la Première et la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le public – en commençant par une nouvelle élite intellectuelle canadienne-française – deviendra plus revendicateur à mesure que l’étalement urbain commence à mettre les citoyens en contact avec des territoires contrôlés par les clubs privés. Comme le note Poupart : 3 H. B Willson (1912) Quebec : The Laurentian Province. Toronto: Bell and Cockburn, p.246-247. 4 Laverdière 1964 : 7. Chronique anthropologique « Les villes s’étendent au fur et à mesure que la population augmente. Les villages se multiplient, ainsi que les stations de villégiature. Résultat : un peu partout au Québec, des clubs privés encerclent villes et villages, privant ainsi la population de chasser et de pêcher dans les lacs et rivières qui se trouvent à leur portée5 ». Avec la naissance de la classe moyenne au Québec, apparaissent des utilisateurs du territoire qui ne sont pas des ouvriers forestiers ou des colons dépendant du territoire pour leur gagne-pain, et qui ne sont pas, non plus, les utilisateurs bien nantis qui fréquentaient les clubs privés de chasse et de pêche depuis la fin du dix-neuvième siècle. Ce « grand public », ou plus précisément ce public canadien-français grandissant, n’avait eu jusqu’à la première guerre mondiale que peu d’incidence sur la gestion du territoire. Il gagnera cependant constamment en importance au cours du vingtième siècle. Il sera aussi porteur d’un paradigme de la protection de la nature qui détonnera considérablement de celui de la « conservation par le petit nombre » associé aux clubs privés. La période d’accélération marquée de l’industrialisation du Québec comprise entre le développement du réseau pancanadien de chemins de fer dans les années 1880 et la dépression des années 1930 a engendré des transformations importantes dans la société québécoise. Au cours de cette période charnière, les conditions de vie sont difficiles en raison de la guerre, de la crise économique, des rudes exigences du travail industriel, de même que des problèmes associés à l’urbanisation et à la décomposition des économies rurales traditionnelles6. Ces difficultés de la vie urbaine prolétarisée peuvent être vues comme fondatrices d’une certaine « réaction esthétique » face à la vie moderne et d’une vision des espaces forestiers comme un lieu de ressourcement potentiels, auquel tous ont droit7. Il y aurait beaucoup à dire sur la montée de ces revendications populaires. Notons simplement qu’elles étaient généralement fondées sur trois piliers. Le martin Hébert premier était, comme je l’ai noté au début de ce texte, un argument lié à la différence de classe sociale entre le public et les bénéficiaires des baux de clubs privés. Poupart, parlait alors ni plus ni moins que de l’abolition « de ces droits féodaux qui datent de 1880-1890 8 ». Un autre fondement de cet argumentaire est national, les références aux « riches américains », avec encore une fois Poupart qui mène la charge, sont omniprésentes. Les évènements d’octobre 70 viendront d’ailleurs renforcer ce discours et inspirer les actions directes du Mouvement pour l’abolition des clubs privés sur les terres de la Couronne (MACPTC) approches par l’action directe. Mais un troisième argument, moins souvent discuté dans la littérature sur le « déclubage » permettra ici de revenir sur les deux visions de la protection de la nature que j’ai évoquées au début du texte. Cet argument est celui qui renverse la conception même du public et de la fréquentation de masse des territoires forestiers. Alors qu’à la fin du XIXe siècle, et durant une très grande partie du XXe le « public » était perçu comme une menace à l’intégrité des environnements, le mouvement de démocratisation des clubs de chasse et de pêche ouvre la porte à une nouvelle figure du pêcheur et du chasseur. Il n’est plus seulement question ici d’un « nous aussi » dans lequel l’ensemble du public aurait accès à des activités qui n’étaient jusque là accessible qu’à un tout petit nombre, mais il est aussi question de faire autrement, de pratiquer la chasse et la pêche d’une manière différente que dans les clubs privés, avec des visées d’éducation à la conservation. Il est alors question de marquer une rupture avec la mentalité de la pêche au trophée régnant dans les clubs privés et d’insérer cette activité dans une logique éducative et de rapprochement avec la nature. Une citation tirée du mémoire déposé en 1979 par le Casting Club de Québec dans le cadre de consultations publiques sur la refonte du Parc des Laurentides illustre bien la manière dont ce nouveau paradigme se présente à la fin des années 70 : 5 Poupart H., 1971, Le scandale des clubs privés de chasse et pêche, Montréal, Parti pris : 15. 6 John A. Dickson et Brian Young (2003) Brève histoire socio-économique du Québec. Montréal : Septentrion. 7 P.112. Max Oelschlaeger (1991) The Idea of Wilderness. New Haven, CT: Yale University Press. 8 Poupart H., 1971, Le scandale des clubs privés de chasse et pêche, Montréal, Parti pris : 15. AUTOMNE 2013 59 Chronique anthropologique - martin Hébert « Notre Club, dans les dernières années, en plus d’enseigner diverses techniques de plein air reliées surtout à la chasse et à la pêche, a tenté de développer chez des milliers de personnes des préoccupations de conservation. C’est donc ce gros bon sens de gens de toutes les classes de la société, qui ont derrière eux plusieurs milliers de jours vécus en forêt, qui va prévaloir tout au long de notre exposé9 ». Si une citation vient sonner le glas de l’idéologie de la conservation par le petit nombre, je proposerais que c’est celle-là. Elle ne repose pas sur la trame héroïque d’une réappropriation dramatique des clubs, repris des mains de riches étrangers. Elle ne revendique même pas l’accès à un privilège. Non, elle invoque plutôt le « gros bon sens » qui nait d’une fréquentation assidue du territoire, de la pratique de la chasse et de la pêche qui se comprend comme un rapport de réciprocité avec la nature, non pas comme une course aux plus belles, ou aux plus nombreuses, prises. Et, peut-être la plus intéressante leçon de toutes : ce passage nous rappelle que ce rapport à la nature peut être appris et développé par la pratique. La conservation par le petit nombre était une solution pragmatique, adaptée aux moyens limités du gouvernement québécois à la fin du XIXe siècle, mais, au final, nous nous rendons compte qu’elle proposait aussi un paradigme qui reposait sur la crainte du public. La restriction économique et légale de l’accès au territoire était jugée suffisante pour protéger la ressource. La démocratisation des activités de chasse et de pêche nous aurons appris que si ces mesures peuvent permettre de contrôler le petit nombre, l’éducation est la voie de résultats durables pour ceux qui désirent donner un accès équitable à la ressource. 9 Casting club de Québec Inc., 1979, Mémoire déposé au Ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche, Québec :1. Offrez-vous un séjour au chalet l’Inspiration ! ...tous vos sens seront sollicités... Pour réservation : www.sites.google.com/site/linspiration44 Denis Robitaille :FORESTIÈRES 581 995-2587 / 418 623-6168 60 HISTOIRES roy dussault Pour en savoir plus sur l’histoire de la chasse et de la pêche PAR Roy Dussault, auxiliaire de recherche à la Société d’histoire forestière du Québec Sur le web En relation avec l’article de Darin Kinsey, nous vous invitons à regarder sur le site de Radiocanada, l’émission spéciale de « Tout le monde en parlait » et intitulée : Clubs privés de chasse et pêche : la fin d’un privilège. - Diffusée le 21 juillet 2009 http://www.radio-canada.ca/emissions/tout_le_ monde_en_parlait/2009/Reportage.asp?idDoc=84458 Jusqu’à la fin des années 70 au Québec, les territoires de chasse et de pêche sont attribués à l’usage exclusif des clubs privés. Vers 1960, on dénombre 2200 clubs privés se partageant un territoire de plus de 78 000 km2 ce qui représente 87% des zones accessibles à la chasse et la pêche. Pourtant, seulement 0,5% de la population québécoise a accès à ce territoire en raison de la mainmise des clubs privés, constitués principalement par des étrangers. Contrairement à ce que certains de ces clubs tentent de montrer, il est très difficile d’en faire partie, ce qui créé une situation d’injustice. Yves GINGRAS et Maud LIRETTE. Le club Triton : l’histoire du plus prestigieux club de chasse et pêche au Québec, Québec, Éditions Rapides Blancs, 1989. Les défenseurs de ces clubs craignent que si le territoire est ouvert à tous, il soit impossible de le protéger. De plus, les clubs sont à leur avis les seuls à pouvoir contrôler efficacement la chasse et la pêche au Québec. De l’autre côté, pour beaucoup d’opposants à ces clubs, il s’agit d’une occasion de « rendre le Québec aux Québécois ». Au début des années 70, plusieurs manifestations éclatent dans les clubs où des gens forcent les barrières afin d’avoir accès au territoire leur étant interdit. Dans certains cas, plusieurs dizaines de personnes sont arrêtées puis emprisonnées pour avoir commis ces gestes. Les pressions populaires laissent place à plusieurs débats télévisés. Finalement, Yves Duhaime, ministre du Tourisme, de la Chasse et de la pêche réussit un coup de maître à la fin de l’année 1977 en retirant les droits exclusifs des clubs privés tout en n’expropriant personne. Est alors créé un réseau de réserves de chasse et de pêche unique au monde, celui des réserves fauniques. Le territoire est enfin accessible à l’ensemble de la population québécoise. AUTOMNE 2013 61 roy dussault Sur le web PROPOSITION DE LECTURE En relation avec l’article de Berthier Plante, nous vous invitons à regarder, sur le site de ONF, le film de Bill Mason, La fin d’un mythe. Gérard Lirette, dernier gardien du Club Triton, trappeur et coureur des bois - Réalisé en 1971 http://www.onf.ca/film/fin_dun_mythe Ce documentaire animalier scrute l’histoire du loup canadien et la relie à celle d’autres espèces, victimes également de l’humain et de sa technologie. Tourné par Bill Mason, réalisateur animé d’un indéfectible amour pour la vie sauvage, ce film pénètre au cœur du domaine du loup. Il décrit aussi le rôle que joue ce prédateur dans l’ensemble écologique et s’attaque également au mythe de sa rapacité. Chasse aux loups près de l’Annonciation, Gabor Szilasi, 1961, BAnQ Gérard Lirette, dernier gardien du Club Triton, trappeur et coureur des bois C’est avec passion et dévouement que Maud Lirette, fille de Gérard Lirette, a entrepris d’écrire la remarquable histoire de son père, dernier gardien du club house du Triton Fish & Game Club. Cette aventure qui a débuté en 2011 et qui n’était censée être à la base qu’un recueil de photographies s’est révélée être une entreprise de réconciliation avec leur passé pour la famille Lirette. Comme elle l’indique : « Je l’ai fait pour rendre hommage à mes parents. J’ai ri. J’ai pleuré aussi. Ça m’a fait du bien ! » Elle désirait, par la même occasion, honorer l’histoire souvent inconnue de ceux qui, comme son père, ont durement gagné leur vie en pleine forêt en étant trappeurs, coureurs des bois, constructeurs de camps en bois rond, débroussailleurs de sentiers forestiers, etc. Par le biais de nombreuses photos d’époques, d’entrevues, d’événements racontés et d’anecdotes à propos de ses parents ainsi que de ceux qui les ont côtoyés, cet ouvrage plonge le lecteur dans le récit poignant des hommes amoureux de la nature et des traditions des Premières Nations. Si vous êtes intéressé par un exemplaire du livre, n’hésitez pas à communiquer directement avec : MAUD LIRETTE 121, rue des Ronces, Saint-Raymond, Québec G3L 2Y2 Tél. : 418-337-4482 Le livre est en vente de main à main au coût de 25 $ et de 31 $ par la poste. 62 HISTOIRES FORESTIÈRES AUTOMNE 2013 63 vincent collette Comment désigne-t-on l’ours noir en cri de l’Est ? Par Vincent Collette (Université Laval, CIERA) Vincent Collette détient une maîtrise en Anthropologie (Université Laval), et est doctorant en Linguistique (Université Laval). Il travaille pour la Commission scolaire crie, et est l’auteur du chapitre L’histoire de la baie James de 1600 à 1950 (in Histoire du Nord-du-Québec, Réjean Girard, ed., PUL). Il s’intéresse à la question des langues minoritaires et à leur documentation. L’ours est vénéré et craint par la plupart des peuples septentrionaux habitant le Canada, les États-Unis, la Russie, le Japon et les pays scandinaves (Hallowell, 1926). Dans plusieurs de ces cultures, l’ours est considéré comme le plus humain des animaux. Le chasser est donc une activité lourde de sens. Dans les cultures autochtones du Nord, l’ours est doté d’une psychologie complexe, qui n’est pas sans rappeler celle des humains : on le voit comme impatient, timide, féroce, docile. Il est dit de lui qu’il est curieux et intelligent, qu’il a une excellente capacité d’adaptation. Certains de ces aspects psychologiques prêtés à l’ours sont très bien représentés dans le mythe cri de L’ours et l’enfant (voir Tanner, 1979 : 148-149). En effet, ce mythe raconte comment un père retrouve, au moyen de la sorcellerie, son fils kidnappé par un ours. Toutefois, ce dernier, loin d’être un personnage maléfique, symbolise le grand-père protecteur et omniscient : il enseigne à l’enfant comment conserver les aliments, lui apprend à chasser et à reconnaitre les signes de la présence d’un ours – autant de connaissances qui lui serviront dans sa vie adulte de chasseur. Les représentations autochtones autour de l’ours s’intéressent particulièrement à sa physionomie anthropomorphique (Berres et coll. 2004 : 8) : il peut se tenir sur ses pattes arrières, et marcher seulement sur celles-ci au besoin. De plus, à l’instar de l’humain et du chimpanzé, l’ours a cinq doigts et se sert de ses pattes avant pour manipuler adroitement certains objets : couvercle de poubelle, fenêtre coulissante, essaim d’abeilles, etc. Ces rapprochements psychologiques et physiques avec les humains font de l’ours un médiateur cosmologique privilégié entre le monde des humains et celui de l’au-delà, et c’est pourquoi, chez les peuples algonquiens du Canada, la chasse à l’ours se module d’après un vaste répertoire de rituels (prescriptions, interdits) et de pratiques verbales (voir Black, 1998). Ce rapport particulier à l’ours se reflète dans le riche vocabulaire utilisé pour en parler. Dans les lignes qui suivent, je vais décrire et analyser certains des mots utilisés par les Cris de l’est de la Baie James pour désigner l’ours noir1. Ces mots nous ouvrent une fenêtre privilégiée sur l’univers symbolique dans lequel est pratiquée la chasse à cet animal chez les Cris. Le cri de l’Est2 est une langue autochtone qui appartient à la famille des langues algonquiennes, lesquelles sont parlées au Canada, aux États-Unis (et aussi au Mexique), des Rocheuses à l’océan Atlantique. La structure interne du mot cri est très complexe et je ne peux que donner ici certains des rudiments qui serviront à comprendre ma description. En outre, un verbe cri se traduit toujours par une phrase complète en français. Par exemple, 1 Il me semble important de rappeler aux lecteurs que les langues et cultures indoeuropéennes (IE ci-après) reposent, elles aussi, sur un fond cosmologique important. Par exemple, la racine IE *ber- « brun » a donné bear en anglais, alors que bruin provient du mot néerlandais pour « brun » (par l’entremise d’un poème en vieux néerlandais) (Weekley, 1967). Le mot grec arktos « constellation de la Petite et de la Grande Ourse » est la source du mot savant arctique, des prénoms comme Arthur (via le breton) ou Artemis, mais aussi des mots comme arc (l’arme) et archaïque. Le latin ursus « constellation de la Grande Ourse », qui est un calque du grec arktos, a donné le prénom féminin Ursula et le nom ours. 2 détails. 64 HISTOIRES FORESTIÈRES Le lecteur intéressé par la langue crie pourra consulter le site www.eastcree.org pour plus de vincent collette « yûtin » se traduit par « il vente »3. Par ailleurs, en cri, il est possible d’ajouter soit des préfixes ou des suffixes sur les verbes ou les noms (par exemple, mistâ-yûtin « il vente fort » ; yûtin-âkun « ça a l’aire venteux »). noir »7 ;), en référence à la couleur de son pelage. Dans la même lignée métonymique, on peut aussi entendre la circonlocution kâ-wîyipâch mîchim, qui signifie littéralement : « la nourriture (mîchim) qui est noire »8. Le premier détail qui frappe celui qui s’intéresse à la nomenclature du cri de l’Est utilisée pour désigner l’ours noir4 est que le mot « mashkw »5, généralement utilisé dans les autres langues algonquiennes pour désigner cet animal, y est absent, sauf à Waswanipi. Les Cris utilisent plutôt des noms comme chishâyâkw, qui signifie « grand (ou majestueux) porc-épic » en cri du Nord ou kâkûsh, qui signifie « petit porc-épic » en cri du Sud6. Le rapport entre l’ours et le porc-épic n’est pas clair pour tous les locuteurs. Il semble attribuable à la physionomie similaire des deux animaux : couleur du poil, forme du dos. Il existe aussi d’autres mots directement associés aux prescriptions rituelles entourant la division symbolique de la viande de l’ours durant les festins ; il s’agit des noms composés nâpâumîcim (litt. nâpâw « homme » + mîchim « nourriture ») et iskwâumîcim (litt. iskwâw « femme » + mîchim « nourriture »), qui renvoient respectivement aux parties supérieures (pattes postérieures, tête, cœur, etc.) et inférieures (pattes antérieures, fesses, intestin, etc.) d’un animal. Alors que ces deux derniers noms composés ne renvoient pas directement à l’ours, mais à n’importe quel gibier d’ « importance » incluant aussi le castor, l’orignal, le caribou ou le porc-épic, les noms nâpâmîchim (litt. nâpâ- « masculin » + mîchim « nourriture ») et iskwâmîchim (litt. iskwâ- « femelle » + mîchim « nourriture ») font uniquement référence à un ours noir mâle ou femelle, un peu comme si la chair de l’ours constituait la viande par excellence. Il faut préciser ici que les trois noms animés mashkw, chishâyâkw et kâkûsh réfèrent à la même entité dans la réalité, soit un OURS physique (qu’il soit méchant, docile, de pelage plus pâle ou plus foncé, etc.), mais que le générique mashkw n’a pas la même connotation que les deux autres. À l’instar, de Hallowell (1926 : 45), j’avance que chishâyâkw et kâkûsh sont d’anciens surnoms à forte connotation idéologique – ce que laissent entrevoir l’augmentatif chishây - et le diminutif -sh (qui a souvent une valeur d’affectivité dans les langues du monde) – qui devaient être reliés à une pratique ancestrale d’évitement du terme générique en présence d’un ours vivant pendant la chasse. Toutefois, puisque cette connotation ne semble plus palpable, ces noms sont considérés comme encore trop directs, et c’est pourquoi certains Cris utilisent des circonlocutions qui renvoient à une caractéristique physique de l’ours. Ainsi, j’ai noté le verbe kâ-wîyipisit (litt. « celui qui est 3 La longueur vocalique, qui est phonémique en cri, est indiquée par un accent circonflexe. La consonne ch est prononcée comme le ch- du mot anglais chips. En cri de l’Est, comme dans les autres langues algonquiennes, les noms et les verbes sont animés ou inanimés (ce qui couvre approximativement la distinction vivant/non vivant). Ainsi, un nom animé s’accorde avec un verbe animé. Pour ne pas compliquer la présentation, je n’indiquerai pas le genre animé ou inanimé, sauf si cela s’avère important pour mon propos. 4 Le code CN renvoie au cri du Nord parlé dans les communautés d’Eastmain, Wemindji, Chisasibi et Whapmagoostui, alors que cri du Sud, ou CS, est utilisé à Waskaganish, OujéBougoumou, Waswanipi et Mistissini. 5 En fait, maskw a un alternant court correspondant -shkw (CS) -skw (CN) ‘ours’ qu’on retrouve dans CN nâpâskw « ours mâle » (nâpâ- « mâle » + -skw « ours ») et wâpaskw « ours polaire » (wâp- « blanc » + -askw « ours »). Il existe aussi en CS, un autre nom opaque mihtâmin pour indiquer un « gros ours noir ». 6 (< chishây- « grand, majestueux » + -âkw « porc-épic ») (cn) ou (< kâkw « porc-épic » + -sh « diminutif ») (cs) Certains des traits comportementaux psychologiques de l’ours noir (qui sont connus autant des chasseurs cris que québécois) sont véhiculés dans le verbe niyânipiwishit « celui qui a l’habitude de se tenir debout de manière intermittente (ici et là) »9. J’ai aussi eu la chance de recueillir le verbe animé shâshâchistuw, qui signifie « il est nu-pieds », qui renvoie au fait que l’ours n’a pas de raquettes (communication personnelle avec George Shecapio). Cette désignation revêt un caractère comique pour les informateurs consultés, mais met aussi en lumière le fait que l’ours, comme animal aux qualités psychiques et physiques humaines, véhicule un bagage symbolique complexe, situé à la frontière entre nature et culture en étant un animal sans raquettes. 7 noire » Verbe issu d’une forme conjuguée du radical verbal animé wîyipisi- « être de couleur 8 Issue d’une forme conjuguée du radical verbal inanimé wîyipâ- « être un objet de couleur noire » 9 Mon analyse de ce verbe est la suivante : 1) nîpiwi- « il se tient debout » + -shi« diminutif verbal » (affection) ; 2) nâ-nipiwi-shi- (la réduplication de la première syllabe, soit ni-, indique l’idée d’ « intermittence ») ; et 3) niyâ-nîpiwishi- (l’insertion de -iy- qui est une marque de l’aspect grammatical « habituatif »). Le suffixe -t indique la 3e personne du singulier. AUTOMNE 2013 65 vincent collette Finalement, lors d’une expédition de chasse, l’ours peut être désigné, en fonction de l’âge estimé et du sexe, comme un grand-père (nimushum), une grandmère (nuhkum) ou un parent (nîchiyniw). Le lecteur intéressé par le sujet pourra consulter l’étude classique de Hallowell (1926 : 43 et ssq.) pour un recensement des stratégies linguistiques utilisées par les peuples de l’hémisphère nord pour désigner ou parler à l’ours. En conclusion, cet article avait pour but d’analyser les mots et les circonlocutions servant à désigner l’ours noir en cri de l’Est. Cette démarche nous permet de commencer à explorer la complexité de la relation intellectuelle et pratique entre les Cris et cet animal si important. L’étude du vocabulaire animal constitue une porte d’entrée dans ce domaine passionnant, aux ramifications interdisciplinaires importantes, à la croisée de l’anthropologie, de la linguistique comparative, de la mythologie et de l’archéologie. Bibliographie Berres, Thomas E., Stothers, David M. et David Mather (2004), Bear Imagery and Ritual in Northeast North America : An Update and Assessment of A. Irving Hallowell’s Work, Midcontinental Journal of Archaeology, 29 (1): 5-42. Black, Lydia T. (1998), Bear in Human Imagination and Ritual, Ursus, 10 :343-347 (A Selection of Papers from the Tenth International Conference on Bear Research and Management, Fairbanks, Alaska, July 1995, and Mora, Sweden, September 1995.) Hallowell, Irving A. (1926), Bear Ceremonialism in the Northern Hemisphere, American Anthropologist, 28 (1): 1-175. Tanner, Adrian (1979), Bringing Home Animals, Religious Ideology and Mode of Production of the Mistissini Cree Hunters. St-John: Memorial university of Newfoundland. Weekley, Ernest (1967), An Etymological Dictionary of Modern English, New York : Dover Publications, Inc. MERCI À NOTRE MEMBRE VAN BRUYSSEL 66 HISTOIRES FORESTIÈRES MERCI À NOS MEMBRES VAN BRUYSSEL AUTOMNE 2013 67 FORMULAIRE D’ADHÉSION Société d’histoire forestière du Québec NOUVELLE ADHÉSIONRENOUVELLEMENT Nom et prénom : Entreprise ou organisme : Adresse : Ville : Code postal : Téléphone : Télécopieur : Courriel (obligatoire) : Mot de passe temporaire pour le site web (obligatoire) : Commentaires et informations supplémentaires : Van Bruyssel (1 an 500 $) Membre régulier (1 an 45 $) Étudiant (1 an 25 $) Retraité (1 an 25 $) Chèque joint Faites parvenir votre formulaire d’adhésion dûment rempli avec votre paiement aux coordonnées suivantes. Formulaire également disponible sur le site internet : www.shfq.ca. Merci de votre soutien. Société d’histoire forestière du Québec 1000, 3e avenue, C.P. 52063, Québec (Qc) G1L 2X4 Téléphone : 418 454-1705 Courriel : [email protected] 68 HISTOIRES FORESTIÈRES