L`origine du monde 5

Transcription

L`origine du monde 5
-1-
L’origine du monde
Tradition et transgression dans le Lot1
I Tradition
Il y a quelques jours, je discutais avec une amie féministe de la génération de mes enfants. Nous
en venions à comparer notre époque (les années 2000-2010) - avec les époques antérieures – des
mythiques années 1960 aux années 1990 – et je lui posai cette question :
-
Est-ce que tu penses qu’aujourd’hui, les choses vont mieux ?
Iris me répondit oui sans hésiter.
-
Tu parles comme une vieille !
-
Comme une vieille ?
Et nous rigolâmes ensemble.
-
Explique toi.
-
Et bien tu vois, si je pose la question à une ancienne, elle me répondra probablement
-
qu’autrefois c’était beaucoup mieux et que le monde va mal… et ce ne sont pas seulement
des passéistes qui feront cette réponse mais aussi des révolutionnaires convaincus qu’il faut aller
vers une société plus juste, plus écologique… Déjà en 1976, Pier Paolo Pasolini écrivait que le
monde avait vieilli. Ce n’est pas le monde qui vieillissait mais lui, et pourtant il avait à peine
cinquante ans. Mais dire qu’aujourd’hui les choses vont mieux, c’est faire la même erreur,
inversée. S’imaginer, comme le disait Brassens, que les cons sont vieux alors que jeune ou vieux,
Quand on est con, on est con !
Mes enfants m’ont fait entendre l’autre jour une délicieuse chanson de Kamini que n’aurait pas
renié Brassens et qui s’appelle Parce Qu’On Est Cons… La connerie n’a pas d’âge et pas
1
Bien que ce travail soit une réflexion générale, je l’ai rédigé après avoir réalisé une petite enquête et tourné un film
documentaire sur ce thème dans le département du Lot, où je réside depuis 1999. Il sert aussi de fil conducteur au 10e
festival du documentaire engagé dont le thème est aussi tradition et transgression dans le Lot. Voir le film
documentaire portant le même titre que cet article, réalisé avec Philippe Arson et Pierre Fréjaville, et produit par La
parole a le geste.
-2d’époque, comme le bon sens, elle est la chose au monde la mieux partagée, de même pour
l’intelligence !
Précisons : il ne faut pas confondre tradition et traditionalisme, transgression et modernisme.
Les vieux identifient la tradition avec le passé et les jeunes la modernité avec le futur.
Or être traditionnel c’est n’être ni jeune ni vieux, ni passéiste ni futuriste, mais se situer « à mi
pente », dans le présent !
1) Essai de définition
Dans le prolongement de cette discussion, je voudrais proposer un essai de définition de la notion
de traditionnel.
Être traditionnel, c’est vivre avec l’origine toujours présente… avec ce corollaire, la tradition
dans son mouvement de présence au monde est fondamentalement transgressive, nous l’allons
montrer tout à l’heure !
Précisons notre essai de définition :
L’origine, dans une perspective linéaire, se situe dans le passé et donc, dans ce cas, rechercher
l’origine, c’est se situer dans un contexte non seulement passéiste mais religieux car cela suppose
qu’il y ait une origine des choses [de l’homme, du monde, des langues…].
Or si nous adoptons le point de vue du devenir et de la transformation permanente, le point de
vue de « rien en se perd, rien en se créé » peut être considéré, aujourd’hui, comme le point de vue
de la science. Il n’y a alors pas, absolument, d’origine et la question « Pourquoi y a t-il quelque
chose au lieu de rien ? » est un non sens puisqu’il y a toujours, il y a toujours eu et il y aura
toujours quelque chose.
C’est pourquoi d’ailleurs la Société internationale de linguistique a décidé de ne plus publier de
travaux sur l’origine des langues, sur « la langue première », considérant que ces recherches
n’étaient pas scientifiques… jusqu’à ce que, il y a peu, notre esprit critique envisage à nouveau
une réflexion sur les tout premiers mots…2.
2
Roman Jakobson, dans son article de 1962 "Why 'mama' and 'papa'?", Pourquoi papa et Maman, a contribué à
relancer cette recherche, in Jakobson, R. Selected Writings, Vol. I: Phonological Studies, pp. 538–545. The Hague:
Mouton.
-3La perspective que je propose d’une origine toujours présente est différente car elle ne se situe
pas dans un temps linéaire. Elle permet, me semble-t-il, de concilier le point de vue religieux et le
point de vue scientifique ou, pour le dire autrement, le mythe et la logique.
Si nous prenons, par exemple, le mythe chrétien de la transsubstantiation, chaque dimanche – et à
chaque fête importante - les Chrétiens assistent messe. Or qu’est-ce que la messe ? Ce n’est pas la
commémoration du sacrifice du Christ qui aurait eu lieu dans le passé, non, c’est vivre chaque
dimanche, et chaque fête rituelle, ce sacrifice au présent.
Tournons nous maintenant vers la cosmologie. Une des théories cosmologiques les plus
consensuelles est la théorie du Big Bang3. Pour vérifier cette théorie, les physiciens ne se
contentent pas d’équations, même si l’aspect mathématique est loin d’être négligeable, mais ils
observent le monde et, avec leurs outils de mesure, ils captent le rayonnement cosmique qui vient
des origines. Pour le dire autrement, avec le rayonnement cosmique, l’origine de l’univers est
toujours présente, elle n’est pas dans le passé.
Il y a un peu plus d’un siècle, devant des spectateurs stupéfaits, était dévoilée l’origine du
monde. Il ne s’agissait pas d’une expérience scientifique mais d’une expérience
phénoménologique : proposer au public une image de ce qu’il connaît pourtant très bien mais
qu’il n’avait, la plupart du temps, jamais vu de cette manière. Quelque temps avant sa mise en
évidence par les mathématiciens et les physiciens, un peintre avait peint… un trou noir4 !
Que l’origine du monde soit un sexe féminin, cela peut apparaître trivial voire grivois,
c’est d’ailleurs derrière cet aspect que se sont abrités les censeurs. Mais ce trou noir est bien le
premier dont le monde est sorti, tout au moins si par « monde » on entend le monde pensé et
vécu par les humains.
3
Je me suis toujours demandé pourquoi, dans une perspective scientifique, on disait Big Bang au lieu de Big Flash,
pourquoi l’audition précède-t-elle la vision alors même qu’il n’y a personne pour voir ou entendre ? Du point de vue
religieux, cela est plus cohérent : on ne peut pas regarder Dieu en face, Dieu n’est pas visible…
4
Il s’agit du fameux tableau peint par Gustave Courbet, en 1866. Ce tableau fit un tel scandale qu’il demeura
invisible pendant plus d’un siècle, il ne réapparut qu’en 1967… Il se trouvait alors chez le psychanalyste Jacques
Lacan qui, après avoir acquis le tableau en 1955 avec Sylvia sa femme, ancienne épouse de Georges Bataille - dont
nous verrons l’importance en ce qui concerne la théorie de la transgression ! – l’a caché derrière un tableau peint par
André Masson spécialement pour cet usage. Depuis 1995, il se trouve au musée d’Orsay (cf. L'Origine du monde,
film de Jean-Paul Fargier qui retrace l'histoire du tableau, Arte éditions, 2007).
-4Il y a dix sept ans, j’écrivais un texte intitulé le trou noir du social5. Le sexe dessin é et
peint par Gustave Courbet est bien ce trou noir dont on ne peut parler avant de l’avoir vécu.
Courbet devance Freud et le monde est prêt pour une nouvelle définition de l’origine. L’origine
est toujours présente en nous, dans notre corps de femme, avant et après la naissance.
Que l’origine soit femme a d’ailleurs quelque chose à nous dire sur l’origine de la culture.
Chris Knight, le chevalier des temps modernes, a développé dans son livre Blood relations les
relations entre les menstruations – le sang qui s’écoule du trou noir – et l’origine de la culture6, le
rouge et le noir !
Mais revenons à la théorie de l’origine toujours présente que j’ai proposée comme
nouvelle définition de la tradition. Pour mieux comprendre ma proposition, je vous propose un
petit détour du côté du temps, de cet a-priori de la perception humaine dont le philosophe
Bergson écrivait que pour exister, il fallait qu’il soit une invention !
2) Tradition et traditionalisme, temps linéaire, temps cyclique et temps présent
Rejeter la tradition comme un phénomène passéiste est un phénomène fréquent chez les
progressistes. Faire la critique du progressisme et analyser le mythe du progrès est devenu, pour
un certain nombre d’entre nous, une tache essentielle bien que le chemin soit encore long. Il ne
s’agit rien moins que d’articuler la théorie marxiste de la critique du capitalisme avec la théorie
écologiste. À savoir montrer comment le capitalisme est une société qui repose certes sur
l’exploitation de l’homme par l’homme, mais plus fondamentalement encore, sur l’exploitation
de la terre par l’homme. Alors que, dans les sociétés traditionnelles, celles dont Marx disait
qu’elles pratiquaient le « communisme primitif », la terre est un être vivant identifié à un ancêtre
[la terre est mère le plus souvent, existe-t-il, dans les mythologies des peuples traditionnels, des
terres pères ?].
Michel Boccara, Le trou noir du social ou les fondements mythiques de la société humaine ?, dans Mythologie,
psychanalyse et construction du social, op. cit. p. 477-498, voir aussi ma maîtrise de philosophie, La notion de gai
savoir, 1976, Université de Paris 1, dont le cœur est un chapitre sur l’orgasme féminin.
6
Chris Knight, dans Blood relations, menstruation and the origine of culture [(1991), 1995, New Haven, London,
Yale University Press] développe un mythe féminin de l’origine de la culture : au moment de l’émergence de
l’Homo sapiens, les femmes inventent les menstruations et corrèlent les saignement menstruels et les périodes de
chasse du gros gibier . « En raccourci, écrit Chris Knight, la culture a été une invention des femmes pour assurer la
nourriture des enfants » (cf. Michel Boccara, La part animale de l’homme, p . 130-133).
5
-5L’idéologie du progrès – que l’on peut considérer comme une idéologie spontanée des
savants selon l’expression de Louis Althusser – consiste à envisager que l’ordre du monde obéit à
un développement linéaire7, qu’il est soumis à un temps fléché. Et des physiciens contemporains
de proposer d’ailleurs cette conception du temps fléché comme un « progrès » essentiel à
l’histoire des sciences.
Or cette soumission au temps fléché ne va pas de soi. « Pour nous autres, physiciens
convaincus, la distinction entre passé et présent est une illusion même si elle est tenace » écrivait
Einstein à Michèle Basso.
Il nous faut donc distinguer plusieurs sortes de temps, voire accepter qu’il existe un
domaine où le temps n’existe pas, si on accepte la proposition de Bergson.
Nous avons d’ailleurs deux solutions : soit nous acceptons qu’il existe du « hors temps »,
ce que semblent confirmer certaines des observations les plus fines en liaison avec la théorie du
Big Bang8, soit nous élargissons la notion de temps.
Dans ce cas, il nous faut distinguer entre plusieurs espèces de temps :
a) le temps fléché, avec un passé et un futur, ce temps fléché est une découverte
importante,
b) le temps cyclique,
c) entre ces deux temps, le temps spiralé qui, selon la théorie développée par Engels dans
Dialectique de la nature, est le temps dialectique par excellence,
d) le temps présent.
C’est ce dernier qui va m’intéresser pour le mettre en rapport avec ma définition de
l’origine. Le temps présent peut être défini de (au moins) deux manières : soit comme une pure
fiction, dans la mesure où dès qu’un instant est là, il est déjà passé, soit, plus
phénoménologiquement , comme un moment où la pensée ne se dissocie pas de l’action, et ce
moment serait d’une durée moyenne de trois à quatre secondes9. Cette durée, à l’échelle humaine
peut apparaître comme très courte mais dans le temps du rêve, elle peut s’allonger
considérablement suivant certains témoignages10.
7
La spirale est une variante de la ligne : elle combine cercle et ligne mais elle progresse…
Une théorie contemporaine propose que, plus on se rapproche de T0, c’est-à-dire le moment où le Big Bang s’est
produit, plus le temps manifeste des fluctuations : une des possibilités c’est que le temps va manifester une tendance
à l’oscillation et que l’on atteindra jamais T0 – une sorte de paradoxe de Zénon à l’échelon du cosmos !
9
Daniel Stern, Le moment présent en psychothérapie, un monde dans un grain de sable, p. 61 et chapitre 3.
10
Roger Caillois cite l’exemple d’un rêve pendant lequel se déroule une existence humaine complète…
8
-6Mais on peut définir le temps présent encore d’une autre manière : comme une extase,
une sortie de l’être du temps fléché pour entrer dans ce que Héraclite et Nietzsche définissaient
comme le devenir, « le fleuve qui est et qui n’est pas le même, c’est-à-dire qui échappe à l’aporie
de « être ou ne pas être » d’Hamlet, de « l’être ou le non être » de Parménide11.
C’est, me semble-t-il, ce que Friedrich Nietzsche définissait avec une grande émotion
comme sa découverte principale et qu’il appelait l’éternel retour.
L’éternel retour ou la possibilité en vivant le moment présent de sortir du temps ou,
suivant mon second modèle, d’échapper au temps fléché.
3) Les sociétés modernes
Qu’est-ce qu’une société moderne ?
Si je définis une société traditionnelle comme une société qui a conscience de son origine,
qui vit avec son origine toujours présente, je définirais alors une société moderne comme une
société qui a refoulé son origine. Dire qu’elle a refoulé son origine se signifie pas qu’elle l’a
perdue, au sens où le premier objet serait un objet perdu par définition, mais, si je suis la
définition freudienne du refoulement, que son origine est devenue inconsciente et donc qu’elle
n’est plus accessible, que tout se passe comme si elle lui était devenue inconnue.
Précisément, ce mouvement qui consiste à projeter l’origine dans le passé est une des
conséquences du refoulement, à moins que cela ne se confonde avec le processus même du
refoulement. Ce mouvement qui consiste à vivre l’origine au présent, je l’appellerai mythique et ,
dans ce cas, c’est bien le mythe que nous refoulons, « nous », c’est-à-dire la société à laquelle
je/nous appartenons, la société française contemporaine. Le mythe nous est cependant restitué par
des êtres particuliers : les artistes, les enfants, les poètes…
Mais lorsque nous l’entendons ou que nous le voyons, il fait scandale. Nietzsche et
Courbet en ont fait l’expérience. Je n’irai pas beaucoup plus avant dans l’analyse des sociétés
modernes, je me bornerai à un pas de plus : ce qui caractérise cette conception du refoulement de
l’origine – ou du mythe – c’est ce qui nous apparaît comme le fondement même de la société
11
Parménide, par ailleurs précurseur de la conception scientifique d’un univers non créé, opposait strictement l’être
et le non être, il disait : « Que (l’être) est et qu’il n’est pas possible qu’il ne soit pas. Que (le non être) n’est pas et
qu’il est nécessaire qu’il ne soit pas. » (traduction de Giorgio Colli dans Nature aime se cacher (1988), L’éclat, 1994,
p. 174-175).
-7moderne : la science. Je n’entend pas m’opposer systématiquement à la science – je ne suis pas
un bâtisseur de systèmes – mais j’entend plutôt attirer l’attention sur l’importance de la critique
de science. On a trop tendance à considérer la science comme une sorte de religion qui aurait le
dernier mot sur tout… Mais je pense que la science, si elle veut grandir, doit échapper à cette
conception « primitive » d’une toute puissance. Tout n’est pas analysable scientifiquement et
nous devons critiquer cette tendance à le faire.
Une des critiques fondamentales à laquelle un scientifique peut s’exposer vis-à-vis de ses
pairs, c’est d’être accusé de ne pas être scientifique ! J’ai reçu, comme bien d’autres de mes
collègues, cette accusation et j’ai répondu : oui, bien sûr, vous avez raison, je ne suis pas que
scientifique. La science d’aujourd’hui doit accepter de ne plus être un savoir absolu, elle doit
refuser l’hégémonie du savoir scientifique sur les autres savoirs. Et donc il n’y a rien de plus
urgent, pour un scientifique, que de remettre en cause la théorie scientifique de l’origine et la
domination du temps fléché. Voilà un des challenges que doivent affronter les sciences humaines
d’aujourd’hui, qu’elles soient sociales, mathématiques ou physiques.
4) Mémoire vivante du Lot
Pour le sociologue que je suis se pose alors la question du réveil de la tradition :
aujourd’hui, la mémoire est à la mode et tous les gouvernements, qu’ils soient de « droite » ou de
« gauche », mettent l’accent sur le nécessaire exercice de mémoire auquel nous devons nous
livrer, en recensant les moments d’amnésie propres à chaque peuple : la guerre d’Algérie en
France, l’Esclavage en Europe, l’extermination des autochtones au Japon… Mais cette mémoire
est le plus souvent une mémoire morte. Qu’est-ce donc, pour l’historien ou le sociologue, qu’une
mémoire vivante, une mémoire au présent ?
Une mémoire au présent c’est, si je reprend ma définition du temps présent, une mémoire
qui n’est pas soumise au temps fléché, c’est-à-dire qui ne va pas chercher ses souvenirs dans le
passé pour les conserver intacts. Prenons un exemple historique pour mieux comprendre la
différence entre mémoire au présent, mémoire vivante et mémoire du passé, mémoire morte.
Un des personnages historiques les plus fondateurs pour la nation française est celui de
Jeanne d’Arc. Une histoire qui s’appuie sur la mémoire du passé proposera une Jeanne d’Arc
« éternelle » telle qu’elle a toujours été et qu’elle sera toujours mais une histoire au présent ne se
-8laissera pas prendre au piège du passé. Elle ne confondra pas son souvenir de Jeanne d’Arc avec
la Jeanne d’Arc éternelle. Ce qui fait de Jeanne d’Arc un personnage vivant, un souvenir
disponible pour la mémoire vivante, c’est son actualité aux différentes époques de notre histoire !
Ainsi , au début du 19e siècle, sous la restauration, les historiens « de gauche » revendiquent cette
fille du peuple « trahie par son roi et brûlée par l’église », et les néo-royalistes transforment
Domrémy, le lieu de naissance de Jeanne d’Arc, en lieu de culte ! D’ailleurs l’histoire de Jeanne
ne se limite pas à l’histoire de France : du poète Friedrich Schiller à l’historien Gerd Krumeich,
auteur de Jeanne d’Arc à travers l’histoire (1993), les Allemands font de Jeanne d’Arc une
sainte internationale.
Dans l’absolu, on pourrait dire que tout savoir est vivant à partir du moment où il est
mobilisé par la mémoire, mais il est des personnages ou des événements historiques qui ne nous
disent plus rien : nous lisons leurs récits dans les livres de classe, nous enregistrons les dates
marquantes et rien de plus.
Prenons un exemple plus récent et plus local : l’arrivée, après 1968, dans un certain
nombre de départements français d’une couche nouvelle de population que l’on a appelée les
néo-ruraux. Nous avons étudié la mémoire de cette arrivée dans la région de Saint-Céré et de
Sousceyrac, deux petites villes (ou gros villages) lotoises. Plusieurs films ont été tournés à cette
époque et témoignent, plus ou moins, de cette migration, de ce qu’un autochtone a appelé « la
révolution de 69 ».
Ces films sont revus aujourd’hui avec un regard amusé et permettent de proposer une
mémoire vivante de cette époque. Certes ces nouveaux venus ont chamboulé les habitudes, ils ont
installé de nouveaux rapports sociaux, une nouvelle idée de la culture, des relations amoureuses
aussi, ce qui n’était pas pour déplaire à certains même si la plupart affectaient d’être choqués12.
Si, dans les années 70, ces nouveaux venus avaient une autre idée de la culture et de
l’agriculture, il a fallu quelques décennies pour que ces idées soient mises en pratique.
Aujourd’hui, ce n’est plus seulement le côté scandaleux – le sexe ou la marijuana… – qui revient
mais son influence positive sur les mentalités : l’exigence d’une nouvelle relation à la nature,
alors même que celle-ci se détériore de plus en plus, le respect de l’environnement, de nouvelles
habitudes alimentaires… On perçoit mieux aussi les apports culturels.
12
Cf. le film L’origine du monde, produit par La parole a le geste, 2012.
-9L’association Arts Scènes et Compagnie développe, avec des enfants de migrants et de
lotois de souche, une mise en pratique des acquis de 68. L’imagination au pouvoir est le thème
choisi en 2012 et les enfants montent Peter Pan, à partir de l’adaptation de Loisel13, qu’ils vont
jouer dans quelques villages des alentours. La mémoire vivante c’est donc, pour résumer, Peter
Pan dans le Lot, l’imagination au pouvoir et l’écologie politique. Cette écologie politique qui
n’arrive pas à mettre en pratique ses idées au niveau national mais cela sort de notre
problématique.
Mais la mémoire vivante, c’est aussi Rocamadour, 4e site de la chrétienté proclament les
militants chrétiens de la région, qui poursuit aujourd’hui le rêve des Chrétiens d’hier.
Rocamadour se situe à une trentaine de kilomètres de Saint-Céré, pas très loin de la petite ville de
Gramat. C’est un site touristique, mais l’importance de la tradition chrétienne attire un tourisme
un peu différent.
L’origine du monde selon Roc Amadour, la pierre majeure, ou la pierre d’amour, suivant les
étymologies, savantes ou populaires, n’est pas exactement la même que celle de Courbet et
pourtant le mythe de l’Immaculée Conception a aussi à voir avec le mystère de notre naissance et
le passage par le trou noir de la féminité. Grotte et sexe de femme ne sont pas si éloignés que
cela, dans l’imaginaire poétique de Courbet – il a aussi peint des grottes – comme dans celui de la
chrétienté. Tous deux puisent leurs racines dans le grand mythe originel de la terre mère14.
Dernière étape dans notre quête de mémoire vivante : Teyssieu, entre Sousceyrac et Biars,
où nous rencontrons Loulou, une grand-mère de quatre vingt ans, ancienne institutrice, qui se
souvient des temps anciens. À la question « Quel est ton plus beau souvenir ? », elle évoque
immédiatement la mobilisation générale en 1939, c’est sa mère qui annonce la nouvelle dans le
restaurant pendant que les hommes cassent la croûte : « ‘Mes pauvres enfants, la guerre est
déclarée’, alors, commente Loulou, ça a été un silence de mort, je m’en souviens comme si c’était
aujourd’hui. » Elle avait sept ans et elle compris que rien ne serait plus comme avant. 1939 est
pour Loulou plus important que 1969. Cette date, avec le départ des hommes à la guerre, marque
13
Rappelons que Peter Pan est une histoire imaginée par Michael Barry, un auteur anglais du 19e siècle à partir de
l’archétype de l’enfance éternelle. Loisel est un auteur contemporain, un des maîtres de la nouvelle bande dessinée,
et adapte Peter Pan à un univers contemporain, tout en respectant le mythe originel.
14
Suivre cet archétype dans tous ses méandres n’est pas chose aisée. En témoigne, notamment, les recherches
récentes qui vont des représentations préhistoriques d’une féminité primordiale à la Vierge (cf. Marija Gimbutas, Le
langage de la déesse (1989), des femmes, 2005, Nicole Loraux, « Qu’est-ce qu’une déesse ? », dans Histoire des
femmes en Occident, tome 1 (1990), Perrin, 2002, Philippe Bugeaud, La mère des dieux, de Cybèle à la Vierge
Marie, Seuil, 1996).
- 10 l’entrée dans un nouveau monde pour la petite fille de sept ans qu’elle était alors et dont elle se
souvient avec nous au présent.
La mémoire au présent, ce n’est donc pas les souvenirs du temps passé, figés dans des
traditions qui ne reviendront plus, mais l’évocation des bouleversements de ces trois décennies
39-69 [comme je pourrais me souvenir aujourd’hui des décennies 1981-2011] qui scandent
l’histoire de ce petit bout de pays lotois. Je me souviens… écrivait Georges Perec en 69 et il se
plongeait alors dans un état quasi hypnotique15…
Car il y a toujours eu des gens comme les « bourrus16 » de 69 qui sont venus rallumer le
feu de l’origine dans les pays endormis. Georges, un de mes voisins de Lentillac, me raconte
l’histoire suivante, survenue au début des années 60 : C’est Frilou17, un gendarme de Saint-Céré,
qui arrête une bohémienne sur le marché. Alors toi, montre moi ce que tu as volé aujourd’hui ?
Ah, tu veux voir ce que j’ai volé ? et bien regarde. La femme soulève ses jupes et montre au
gendarme ébahi… l’origine du monde. Celui-ci, ne pouvant supporter une telle lumière, détourne
le regard et bat en retraite.
II Transgression
Passion pour celui qui a transgressé
Marina Tsvetaeva, Pouchkine et Pougatchev
Quoi de plus éloigné, apparemment, de la tradition que la transgression ? et pourtant…
Georges Bataille écrit que toute transgression ne peut avoir lieu que si l’on connaît les règles, que
la transgression est liée à la loi, qu’elle en est indissociable. Il rappelle comment, dans un grand
nombre de sociétés, la mort du souverain est suivie d’une période de transgression généralisée.
C’est une fête sauvage où toutes les règles sont enfreintes. Bataille, avec Caillois, appelle cela le
sacré « ce qui est sacré est précisément ce qui est interdit »18.
15
« D’où est venue l’idée des ‘je me souviens’ ? Des I remember de Joe Brainard. C’est le livre d’un jeune peintre
américain qui a rassemblé huit cent petits souvenirs personnels commençant chacun par ‘I remember’ » (« Ce qu’il
se passe quand il ne se passe rien », dans en dialogue avec l’époque, op. cit., 74-75).
16
Bourru, en patois lotois chevelu, c’est ainsi que l’on appelait les migrants de 69, les hyppies en langage de la ville.
17
Les noms sont ici des pseudonymes.
18
Georges Bataille, « La transgression », dans Histoire de l’érotisme, Œuvres complètes, vol. 8, p. 80), voir aussi
Roger Caillois, « Le sacré de transgression,, théorie de la fête », dans Œuvres, Quarto-Gallimard, 2008.
- 11 Il reprend sous une autre forme une idée du marquis de Sade : nul plaisir si grand qu’il soit ne
peut se comparer à celui que l’on prend à enfreindre la loi !
Transgresser c’est donc enfreindre les règles, et avec les règles, la loi. Pour comprendre le sens de
transgression, nous allons donc , comme le suggère Bataille, analyser les notions de règle et de
loi.
1) Les règles et la loi
a) Une loi qui ne se dissocie pas de sa transgression
La loi des Blancs change tout le temps disent les Australiens, et c’ets pourquoi ce n’est pas une
loi. Les Australiens ont l’idée d’une loi, originelle et permanente, qui jaillit dans les
manifestations les moins contrôlées de l’esprit humain et qui entre en vibration harmonique avec
les éléments : les plaines, les montagnes, les marais, les rochers, les arbres, les animaux, le vent,
la pluie, la neige, les nuages, le grésil, la foudre le tonnerre et leurs équivalents humains : la
poésie, l’amour, les passions, les rêves, l’improvisation…
Les éléments, la stikhija en langue russe, c’est-à-dire les forces indomptables de la vie et du
cosmos, les passions de la nature et de l’homme, ces forces cosmiques insoumises qui se
manifestent tant dans les phénomènes de la nature que dans les comportements humains. La
stikhija s’incarne dans les stikhi (les vers et la poésie)19 : les mots sont des éléments songe, après
moi, mon beau mensonge !
Cette loi élémentale est à la fois permanente et indépendante de l’esprit humain mais elle
s’incarne en lui et se manifeste comme bouleversement, passion, changement, trouble, inconnu,
nouveau, improvisation …
Par rapport à une telle loi, comment pourrait-il exister une transgression, ou alors la transgression
lui serait consubstantielle ? Les infractions à cette loi ne pourraient pas être de l’ordre d’une
transgression mais plutôt liées à un manque de respect, à une insuffisance du sujet humain, à sa
méconnaissance de la loi fondamentale.
Il existe une autre manière d’envisager la transgression, toujours du point de vue de la tradition :
c’est le point de vue de l’enfant terrible ou du trickster.
19
Voir l’introduction de Tzvetan Todorov aux récits et essais de Marina Tsvetaeva, Le Seuil, 2011, œuvres, tome II,
p. 14 et 20.
- 12 Le trickster est un personnage, généralement animal, lapin, lièvre ou coyote, surnommé par Carl
Gustav Jung et Károly Kerényi le fripon divin, dont le nom peut se traduire en français par « le
trompeur », « le farceur ». Il s’évertue à piéger celui qui a trop confiance en la fixité des choses,
leur « bonté » pour employer le langage de la morale. Un tel être pense que le « bien » existe et
qu’il suffit de le faire pour être dans le droit chemin. Mais ce bien peut se retourner contre lui ou
contre les autres : l’enfer est pavé de bonnes intentions !
L’enfant terrible prend systématiquement le contre-pied du bon sens : une tortue lui offre de le
faire traverser une rivière ? Au milieu du cours d’eau, il la frappe par jeu et la tortue, blessée,
coule le mettant par la même en péril… Il provoque ainsi une situation dangereuse qui va être
pour lui le levier pour découvrir du nouveau, inventer une nouvelle situation qui le sortira du
danger.
Comment expliquer le sens de ces traditions ?
La loi, dans ces récits, n’est qu’une harmonie apparente, la réalité profonde est imprévisible et
dérangeante : elle est la mort qui frappe l’être aimé alors que tout va bien, la tempête qui vient
ruiner la récolte qui s’annonçait prometteuse, l’absence de gibier dont on ne comprend pas le sens
si ce n’est en s’en attribuant la responsabilité et en cherchant une faute que l’on aurait commise…
La transgression fait ici partie de la loi, elle est compréhension de la nature profonde de la loi,
imprévisible parce qu’elle est ce champ de forces indomptables de la vie, injuste parce que la
justice est humaine et la loi naturelle : l’homme en décidant d’être injuste et imprévisible
s’identifie à la nature.
b) Les lois des Blancs
Par « les lois des Blancs » nous entendons la loi ou plutôt les lois des sociétés modernes, c’est-àdire les sociétés qui ont refoulé leur origine. La loi moderne est composé d’un corpus de lois qui
croit exponentiellement. Chaque jour, de nouvelles lois sont inventées – on dit votées – pour
essayer de prendre en compte les éléments nouveaux qui apparaissent, d’autant plus nouveaux
que leur origine est perdue et qu’ils ne reposent pas sur un socle ancien.
Dans la société moderne, ces lois, ces règles, ne sont plus dictées par la tradition, elles sont mises
en place par des hommes qui, sous couvert de défendre l’intérêt général, obéissent à des intérêts
particuliers.
- 13 Dans la mesure où la loi originelle se transforme en lois particulières, ces nouvelles lois
correspondent à de nouveaux intérêts particuliers. Le trompeur n’est plus un transgresseur
essentiel, c’est-à-dire qui rappelle l’essence de la loi, mais un transgresseur particulier qui
représente la révolte de groupes particuliers voire d’individus.
La société moderne se donne, pour représenter ses intérêts, des instances centralisatrices qui, sous
couvert de réguler les rapports sociaux, organisent la domination d’une partie sur les autres.
L’État est la forme contemporaine de cette centralisation dominatrice. Ce n’est probablement pas
la dernière et on voit déjà émerger une instance qui deviendrait indépendante des États et qui
représenterait le marché et les groupes qui en profitent : le FMI, la banque mondiale, l’OMC, la
banque européenne sont de telles instances supra-estatales.
L’État, en tant qu’instance centralisatrice suprême, voit se développer face à lui un fort
mouvement d’opposition qui va d’une opposition réformiste, on peut garder l’État mais il faut des
aménagements, à une opposition abolitionniste : l’État doit être supprimé car il ne joue pas, ou ne
joue plus son rôle de régulateur. La société moderne a cependant réagit à cette accusation en
produisant un nouveau corpus de lois qui en se déclarant universel correspond à la loi
fondamentale de la tradition. La déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen,
adoptée par l’assemblée constituante française en 1789, est sans doute une des entreprises les plus
remarquables pour revenir à une loi fondamentale. Mais cette déclaration, comme d’autres du
même genre, est davantage une déclaration de principes qu’un corpus de lois effectivement
appliquées.
La transgression, dans les sociétés modernes, se trouve donc dans une situation complexe
puisque, de la même manière que la loi change sans cesse, la transgression change également
continuellement : ce qui était transgressif hier ne l’est plus aujourd’hui, ce qui est transgressif
dans tel milieu ne l’est pas dans tel autre…
Ainsi un tableau comme l’origine du monde, éminemment transgressif jusqu’en 1967, est
aujourd’hui devenu banal devant l’avalanche de représentation sexuelles en tout genres,
consultables à tout moment sur nos petits écrans personnels.
On peut dire que transgression et règle sont interchangeables : la transgression, suivant les
points de vue, devient la règle et la règle devient la transgression.
Quoique l’on raconte
Y a pas plus de honte
- 14 A se refuser
Ni plus de mérite
D’ailleurs ma petite
Qu’à se faire baiser
chante Brassens dans la Ballade à celle qui veut rester pucelle.
Il n’y a donc plus, dans la société monde, ni règles ni transgression. Si la loi des Blancs change
tout le temps, la transgression n’est plus possible.
Poursuivant l’acte fondateur de Courbet, les artistes du 20e siècle ont utilisé le ferment de
la transgression pour construire un art nouveau. Or cet art nouveau est aujourd’hui ringard.
Comme le confiait André Breton à Buñuel en 1955 – l’année de ma naissance – aujourd’hui, le
scandale n’est plus possible20.
Mai 68 a renoué , pour quelques instants fugaces, avec la ferveur des surréalistes :
« Mai 68 offrait beaucoup de points communs avec le mouvement surréaliste : mêmes thèmes
idéologiques, même élan, même divisions, mêmes bras ouverts à l’illusion, même choix difficile
entre la parole et l’action. »
Buñuel aurait pu ajouter que le mouvement situationniste, un des déclencheurs du mouvement
étudiant de mai 68, descendait en droite ligne du mouvement surréaliste.
« Comme nous, continue Buñuel, les étudiants de Mai 68 ont beaucoup parlé et peu agit. Mais je
ne leur reproche rien. Comme aurait pu le dire André Breton, l’action était devenue presque
impossible comme le scandale21. »
Si donc j’ai pu analyser précédemment l’importance de retrouver l’origine du monde et de la loi,
je m’aperçois que la transgression est essentielle à la loi. Avec la dissolution des lois, on assiste à
l’impossibilité de la transgression. Il devient donc urgent de sortir de la modernité, non seulement
pour être de nouveau en contact avec notre origine mais aussi pour retrouver la force créatrice et
la joie de la transgression.
2) Comment réinventer la transgression ?
20
21
Luis Buñuel, Mon dernier soupir, (1982), Ramsey Poche cinéma, 2006, p. 146.
Idem, p. 152.
- 15 Aujourd’hui, l’État est devenu incapable de réguler le marché qu’une poignée d’ultralibéraux croit encore capable de se réguler lui-même. La grande majorité des libéraux n’a plus
beaucoup d’illusions mais sont devenus des profiteurs cyniques qui soutiennent le libéralisme
dans la mesure où il sert leurs appétits insatiables. Ils font appel sans crupules à la puissance
publique dès que le système ne fonctionne plus. On l’a vu lors de la récente crise bancaire qui a
nécessité la plus grosse intervention de l’Etat depuis la naissance du capitalisme ! Il n’y a donc
plus de salut public à l’intérieur de l’État, la seule solution que j’entrevois c’est le retour au local,
au petit groupe.
C’est au sein du petit groupe – small is beautifull – que l’on pourra reconstruire à la fois la
loi et la transgression. Essayons d’imaginer comment.
Aujourd’hui, la société mondiale est devenue trop grande, trop rapide, trop complexe…
elle est essentiellement aléatoire et le moteur de ces aléas est un moteur tordu : l’argent et son
« système » : le marché.
Donc la seule manière de sortir de cette impasse, c’est de reconstruire une société plus
locale, analogue aux petits groupes d’autrefois, un retour dialectique, comme disait Marx, au
communisme d’antan.
C’est dans ces petits groupes que l’on pourra reconstruire une loi, sortir de l’anomie – et
en même temps renouveler les pratiques transgressives. En effet on peut considérer la loi ou les
lois comme les invariants qui nous fondent et nous déterminent et la transgression comme le
clinamen, cette légère déviation qui, selon Lucrèce, permet au monde de se renouveler , c’est-àdire d’exister. Jarry, et après lui les Oulipiens ont repris le clinamen lucrécien, « cette petite
erreur sans laquelle aucun atome n’accrocherait les autres, sans laquelle donc le monde
n’existerait pas22. »
Mais quand tout dévie, rien n’est observable,
quand tout parle, rien n’est audible,
quand tout fait signe, rien ne signifie.
3) La transgression et son contraire
22
Georges Perec, « La maison des romans », dans En dialogue avec l’époque, éd. Métamorphoses Joseph K., 2011,
p.82.
- 16 a) le meurtre
Dans notre société délirante et déviante, la transgression a pris des formes monstrueuses,
prenant au mot la modernité, toujours plus vite, plus grand, plus complexe… Le meurtre qui était,
dans les sociétés traditionnelles, une manière de respecter l’autre, de ne pas exclure l’homme de
la nature dans laquelle il était plongé23, est devenu une industrie puis, dans un renversement
terrible, la recherche d’un absolu. Le terrorisme, tel qu’il s’est développé dans le dernier quart du
20e siècle, a repris le principe du meurtre d’État pour l’ériger en acte révolutionnaire qui s’est vite
retourné contre la révolution elle-même.
« Je me contentais, écrit Jean-Patrick Manchette, à propos de son roman Nada, publié en
1972, de mettre en garde les partisans sincères de l’Action directe et de la lutte armée, d’exposer
comment leur action, lorqu’elle est séparée de tout mouvement social effectif, sera utilisée par
l’État dans le cadre de ce que les gauchistes italiens appelaient alors « la stratégie de la tension ».
Un tel point de vue est caduc parce qu’il oublie étourdiement d’envisager la manipulation directe
du terrorisme par les services secrets de l’État, au besoin contre ses propres sujets… »
Mais Manchette oublie aussi autre chose : c’est l’État lui-même qui a inventé le terrorisme,
pour l’utiliser aussi bien au service de la réaction qu’au service de la révolution, comme à
l’époque de la Terreur. Tous les États sont terroristes et ont leur police secrète au dessus des lois.
Le meurtre donc ne peut plus être un élément transgressif, il est devenu un maillon de la loi
des Blancs, comme la prostitution est devenue un des piliers de la loi de l’Église24.
b) le sexe et l’amour libre
Comme l’écrit Henry Miller dans Le monde du sexe, il ne faut pas confondre le sexe et
l’amour, le baiser et baiser. Le sexe est un organe, masculin ou féminin, et une marchandise.
L’amour est quelque chose d’indéfinissable, elle a à voir avec la perte de l’identité et n’est pas
une marchandise.
23
Un bon exemple est le meurtre dans la société Jivaro où il est une des affaires la plus importante de la vie d’un
homme. Il est la transgression fondamentale reconnue par la tradition.
[On peut se poser la question si il est ou non transgressif, je pense qu’il l’est dans la mesure où il est meurtre gratuit,
sans rancœur et sans ressentiment]. Chaque homme recherche un bon ennemi et donc accepte de mourir de sa main
tout autant qu’il cherche à le tuer. Les chevaliers du Moyen âge ont « hérité » de cette conception du meurtre : mais
il y a déjà meurtre et meurtre, meurtre crapuleux et meurtre en combat loyal où on peut aimer son assassin.
24
On sait que l’Église, au 16e siècle, est tombée entre les mains de proxénètes : de mères maquerelles et de leurs
enfants. L’ordre moral ne pouvait aboutir qu’à la généralisation de la prostitution (voir Fernando Vallejo, La puta de
Babylona, Planeta, 2007).
- 17 Il est exact que l’amour peut se réaliser dans le sexe mais il est tout aussi exact que le sexe
se réalise souvent sans amour. Et il y a aussi de l’amour qui, si on ne doit pas exclure une
dimension sexuelle au sens large du terme, ne passe pas par un rapport sexuel.
Alors s’imaginer que le sexe est transgressif par essence c’est faire à peu près la même
erreur qu’avec le meurtre : très vite, après la première éruption, le mouvement de libération
sexuelle des années soixante a été rattrapé par la société de marché et est devenu aussi sordide
que le double standard victorien : il y a les mamans que l’on respecte, qui sont honnêtes, nous
font des enfants et n’ont pas de plaisir, et il y a les putains – peu importe qu’elles aient du plaisir
ou pas mais il faut au moins qu’elles simulent – qui sont là pour donner du plaisir et faire gagner
de l’argent aux hommes.
Et l’amour libre ? On court toujours après !
L’amour libre est un acte transgressif mais il est beaucoup plus difficile à réaliser qu’une
partouze ou une infidélité conjugale. Breton a écrit ce que je considère comme un des plus beaux
textes sur l’amour libre mais pratiquement, il n’a pas été à la hauteur, sinon ça se saurait !
Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux sourcils de nid d’hirondelles
Aux seins de glace
L’union libre d’André Breton fonctionne pour moi un peu comme le Je me souviens de
Georges Perec. Je peux me glisser dans son poème avec d’autres mots et éprouver le même
sentiment de liberté à les écrire que j’ai eu à lire et à dire le texte de Breton. Je me souviens de ce
récital de poésie, lorsque j’étais en classe de terminale au lycée, et que j’ai ouvert en récitant
Union libre d’André Breton. L’union libre peut se rechercher autant dans la fidélité à la femme
aimée que dans la relation avec une inconnue. Ce n’est pas une question de morale.
c) La morale
Quel rapport existe-t-il entre la transgression et la morale ?
Dans la mesure où il existe une morale, est-ce que transgresser ce n’est pas enfreindre cette
morale ?
Le problème avec la morale c’est que c’est un peu comme l’amour libre, on cherche toujours
une société, notamment une société moderne, qui aurait vraiment favorisé la morale comme ligne
de conduite parmi ses membres. Même les sociétés traditionnelles ont beaucoup de mal avec la
- 18 morale car la tradition est davantage un idéal qu’une norme. Vivre avec l’origine toujours
présente, ce n’est pas facile tous les jours même quand on est un autochtone américain ou un
aborigène australien.Si la morale était respectée, alors transgresser, ce pourrait être ne pas suivre
la morale. En effet la morale est une forme dogmatique de la loi. Prenons un exemple pris dans
les dix commandements : Tu ne convoitera pas la femme d’autrui. Il s’agit d’une proposition
morale. Supposons qu’il existe une société où cette règle est respectée. Dans ce cas je pense que
la transgression de cette règle est souhaitable : en convoitant la femme d’autrui je la rend libre
dans la mesure où, à cause de la morale, elle n’est pas libre d’être une femme convoitée.
Cependant, je dois respecter une règle importante – on voit bien que transgression ne signifie pas
absence de règle – je ne dois pas remplacer une règle morale par une autre règle morale qui serait
quelque chose comme : « tu convoitera la femme d’autrui ». Et la femme d’autrui, libre grâce à
ma convoitise, doit être aussi libre de répondre : merci de m’avoir convoitée mais je ne suis pas
intéressée. Et bien sûr je dois, hors de toute morale, respecter cette volonté. Car si j’identifiais
l’acte transgresseur avec la nécessité de m’approprier sexuellement cette femme, y compris
contre son consentement, alors je ne serai plus un transgresseur mais un violeur, un adepte d’une
morale de la violence, la fameuse « loi de la jungle » : je suis le plus fort et j’en abuse.
On voit bien ici comment l’acte transgresseur, s’il est amoral, n’est pas irrespectueux et n’est pas
violent. Ou plutôt il est violent contre la violence : celle qui consiste à attribuer une femme à
autrui et à l’empêcher de convoiter et d’être convoitée.
4) Gratuité, amour libre et transgression
Alors, fondamentalement, je pense que l’acte transgresseur le plus parfait, ce n’est pas
comme le disait Breton de sortir dans la rue avec un revolver et de tirer sur tout ce qui bouge25 –
une variante particulièrement stupide du terrorisme – mais plutôt de rechercher des actes qui sont
motivés essentiellement par l’amour et la gratuité, c’est-à-dire l’absence de compensation
monétaire ou de pouvoir. Bien sûr, je ne suis pas naïf au point de penser que de tels actes existent
absolument, mais je suis libre de penser qu’on peut s’en approcher. Dans un monde dominé par
l’argent et la contrainte, et qui de plus se masque derrière le concept de liberté, j’ai nommé la
25
La citation exacte, extraite du second manifeste du surréalisme, est : « L'acte surréaliste le plus simple consiste,
revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tout ce qu'on peut dans la foule. »
- 19 société libérale avancée, je propose de définir la transgression comme un acte d’amour libre et
gratuit.
Ce que sera un acte transgressif dans une société libérée de la contrainte et de l’argent, je
ne sais pas… comme je ne sais pas d’ailleurs si une telle société peut exister. Sans doute peut-on
s’en approcher si on accepte de laisser la société monde à l’arrière plan de nos vies pour investir
de petits groupes idiorrythmiques26. Idiorrythmique c’est-à-dire où chacun peut vivre à son
rythme sans emmerder son voisin et en profitant de ses copains et de ses copines.
Je ne définirais pas l’amour libre car je ne crois pas que cela soit définissable, c’est plutôt
une question de pratique, de vécu. Jusqu’ici, les sociologues se sont efforcés de définir des
concepts, il s’agit maintenant de les mettre en pratique.
26
Le terme de société monde est emprunté à mon ami Denis Duclos qui cultive l’utopie d’un partage équilibré entre
le global – la société monde – et le local – le familial. Idiorrythmique est un concept développé par Roland Barthes
dans son séminaire Vivre ensemble.

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