Rasta-Man et ses fantasmes octogonaux

Transcription

Rasta-Man et ses fantasmes octogonaux
I
Edwards paraissait immense dans son costume blanc
immaculé, avec ses bottes qui brillaient dans le soleil
embrasant ce milieu de matinée, en ce jour de châtiments
sur la plantation. autour de lui, sur l’esplanade qui servait pour ce genre de manifestations, toute une masse de
gens noirs, serviteurs et esclaves du maître de la plus
célèbre plantation de Jamaïque, attendait assise sur le sol
les cruautés du destin qui faisaient partie de leur vie.
John, le petit noir maigre et émacié, ne quittait pas des
yeux les bottes de son maître, comme s’il cherchait
quelque chose qu’il aurait oublié. Depuis des années,
chaque fois que le patron revenait d’angleterre, sa mission la plus importante et la première de la matinée était
de cirer les bottes que le maître porterait ce jour-là. Ce
dernier les contrôlait avant de les mettre, comme quelqu’un qui aurait étudié une amphore grecque aperçue
pour la première fois. il suffisait de la plus légère marque
de doigts ou d’une petite saleté qui aurait échappé au
cireur, pour que le patron lui administre deux coups de
fouets donnés avec une force peu commune. John ne
pouvait quitter les bottes des yeux, tandis que les gens
arrivaient et se répandaient sur l’esplanade, pour s’asseoir sur le sol, en faisant bien attention à laisser de la
place pour les condamnés et leurs bourreaux. Léandre !
Que diable se passe-t-il pour que les choses n’avancent
pas ? Je commence à m’ennuyer ou est-ce que toi aussi
tu voudrais une correction ? souffla Edwards, tandis que
son visage rougi par le tropique et boursouflé par les liba-9-
tions de la nuit précédente, montrait son indignation.
L’intendant, en toute hâte, s’approcha du centre de l’esplanade et fit avancer ceux qui devaient recevoir les châtiments, selon les critères du patron.
- Tonnerre de Dieu, dépêche-toi, nègre, ou je te
découpe à coups de fouet ! dit Léandre, faisant claquer
son fouet sur les épaules d’un jeune gaillard, de grande
taille et avec des muscles qui saillaient comme des
cordes sur son torse nu. Le jeune homme ne pouvait pas
faire avancer un vieux qui devait être supplicié et qui
pouvait à peine se mouvoir, traînant d’énormes fers que
ses pieds ne pouvaient soutenir.
- Léandre, ce n’est pas ma faute, cet homme ne tient
pas debout tellement il est vieux, et tellement il a peur,
murmura le garçon qui faisait office d’accompagnateur
et de bourreau.
Le rituel allait commencer, et produisait, comme toujours, de l’angoisse dans l’attente. Un silence sépulcral
tomba sur l’esplanade, devant le présage des cruautés,
quand cessa le bruit monotone que faisaient les fers au
passage des condamnés. Le blanc éleva la voix pour
dire :
- Nous allons châtier ces coquins comme ils le méritent, mais sans perdre de temps, car j’ai beaucoup à faire
aujourd’hui.
Le noir musculeux remua le vieux, qui tombait, pour
le placer face à Edwards, qui trônait sur un fauteuil avec
accoudoirs, protégé du soleil par une ombrelle que portait un tout jeune noir. il regarda de haut en bas le vieux
qui était devant lui, non sans une certaine curiosité.
- Sacredieu, qu’a fait ce nègre ? demanda-t-il avec
impatience. Le vieux ne regardait pas Edwards, son
regard était rivé sur le sol et rien ne semblait lui importer.
- 10 -
- il a volé des fruits de la plantation, expliqua
Léandre qui était un peu plus loin, avec le regard fixé sur
son maître, attendant la décision. Comme quelqu’un qui
compterait des bananes, celui-ci prononça :
- Qu’on lui coupe trois doigts de la main droite, afin
qu’il apprenne à ne pas toucher à ce qui ne lui appartient
pas. Le vieux, même s’il entendit, ne changea pas de
visage, laissant son regard dirigé vers le sol.
- oui patron, c’est ce qu’on va faire, dit Léandre.
« Tu as entendu ce qu’a dit le patron », cria-t-il, plus pour
que puisse l’entendre le noir vigoureux qui traînait
presque le vieux, car celui-ci n’entendait plus rien.
De la foule ne s’échappa pas le moindre murmure.
Tous étaient des âmes en peine, tannées par le tropique
et la sauvagerie de leurs maîtres, et trois doigts de la
main d’un vieux n’étaient pas suffisants pour les mettre
mal en point. on approcha le condamné d’une poutre qui
servait d’autel pour les sacrifices, on le força à mettre le
bras sur le tronc et d’un seul coup, le noir musclé qui
brandissait un énorme coutelas, lui trancha les trois
doigts de la main droite, comme l’avait ordonné
Monsieur Edwards. Le vieux eut le temps de voir ses
doigts qui restaient sur le madrier, tandis qu’il retirait son
bras, jusqu’à ce que la douleur le fasse s’évanouir.
- Sors-le vite de là, nègre imbécile. Nous n’allons
pas passer la journée à donner ce qu’ils méritent à ces
coquins, dit Edwards. on voyait clairement que
l’anglais était préoccupé par autre chose, et c’est ce
qu’ils pensèrent tous. « Ça doit être à cause de l’affaire
de la petite ».
- Vite, amène le suivant ! dit l’intendant à un autre
noir obséquieux, également immense et vigoureux,
comme celui qui à ce moment-là traînait le vieux incons- 11 -
cient, et essayait de le laisser parmi ses proches qui attendaient sur les bords de l’esplanade.
- Pourquoi est-il ici, celui-là ? cria le blanc.
- il a essayé de s’échapper vers la montagne avec les
marrons, mais nous l’avons arrêté à temps, cria Léandre.
Celui que l’on amenait devant Edwards pour écouter la
sentence, était un noir mince, jeune et vigoureux ; il
avançait la tête haute, promenant son regard au-dessus
de la foule. il ressemblait à une statue, essayant de garder la position et son air arrogant, même quand son
accompagnateur le poussait pour qu’il arrivât plus vite
devant le patron.
- Qu’on le marque au fer rouge, ce rebelle de merde,
dit Edwards courroucé de voir le visage de l’esclave qui
le défiait.
- La prochaine fois que tu essaieras de t’échapper,
nous te brûlerons vif, fut tout ce qu’il trouva à ajouter,
et il ordonna d’un geste que l’on se dépêchât. L’esclave
concerné ne se démonta pas et, à la différence du
vieillard, il se dressa autant qu’il le put et avec le plus
de dignité possible, handicapé par les fers, il fit demitour et se dirigea vers le lieu où se préparait l’instrument
de métal qui devait lui brûler les chairs. Le tintement des
fers que l’homme traînait était tout ce qui rompait le
silence de la matinée. Le feu crépitait quand on mit le
fer dans les braises, et que finirent de brûler les lambeaux
de chair de quelque malheureux qui était passé avant par
cet infamant rituel du marquage.
- Ne me pousse pas, malheureux ! Je vais y arriver
sans ton aide, dit le noir qui devait être marqué, regardant celui qui faisait le bourreau. Tu sais bien que nous
les akan-ashanti, ce n’est pas un blanc de merde, ni un
nègre misérable comme toi, qui va nous faire plier. Les
esclaves de Jamaïque et peut-être de toutes les nouvelles
- 12 -
indes conquises appartenaient à plusieurs tribus africaines. Certaines étaient pacifiques, d’autres rebelles et
endiablées. Celui qui était condamné à être baptisé au fer
rouge ce matin-là, appartenait au groupe des akanashanti, hommes redoutables et arrogants mais grands
travailleurs. Nombre de propriétaires de plantations n’en
voulaient pour rien au monde, car c’étaient les rebelles
par excellence, ceux qui tenaient en échec les anglais
dans les montagnes du centre de l’île, « cimarrones »
chez les Espagnols devenus « marrons » chez les
anglais ; dans une certaine mesure, les vengeurs de la
race qui, jusqu’à aujourd’hui, pullulent dans les montagnes de Jamaïque.
- attends que j’arrive, maudit, si tu ne veux pas que
je me transforme en anansi et alors, pour de vrai, je te
mangerai le foie, fils de pute, dit le condamné presque à
l’oreille de celui qui devait lui brûler les chairs. Ce dernier sursauta mais ne dit rien ; la menace d’ensorcellement avait fait son effet. À ce moment, il regrettait
intensément de devoir être celui qui marquerait le nègre
en faute. ils arrivèrent à l’endroit où le feu, avivé par un
noir maigre, en sueur, luisait immense devant les yeux
de la foule. La braise rougeoyante colorait la marque de
fer des Edwards.
D’autres esclaves s’approchèrent près du condamné
pour le soutenir, tandis que le bourreau, saisissant le fer
rouge, l’approcha du visage de la victime.
- Écartez-vous, imbéciles ! leur cria le supplicié, pendant que de ses yeux s’échappaient des étincelles. Vous
me prenez pour une mauviette, comme vous autres. Les
hommes s’éloignèrent laissant le condamné seul, tandis
que le fer marquait son front et qu’une odeur de peau
brûlée se répandait à l’entour. C’est à peine si la victime
émit un petit grognement de douleur, que l’on ne put
entendre de loin, et il resta bien droit avec des regards
- 13 -
de défi. En voyant l’arrogance de son esclave, Edwards
se sentit blessé dans son orgueil et ordonna :
- Fais-lui une autre marque sur l’épaule gauche !
ainsi il pourra s’en repentir toute sa vie, ce nègre du
diable.
Comme l’homme qui maniait le fer fut surpris, car
jamais on n’appliquait deux fois l’instrument infernal, il
s’arrêta pour regarder Edwards qui n’était qu’à quelques
mètres de la scène.
- Qu’attends-tu, cré nom ? À ne pas obéir, tu veux
sans doute que je retourne le fer contre toi, vociféra le
blanc. Celui qui faisait office de bourreau remit l’instrument dans la braise, attendant qu’il devienne rouge vif
et l’appliqua sur l’épaule gauche du noir arrogant. Cette
fois, celui-ci n’émit même pas de grognement, mais il
balaya du regard la foule des esclaves qui semblaient
souffrir en silence, plus que celui qu’on avait marqué
deux fois ce matin-là. La souffrance et l’orgueil qui
enflaient par instants, c’est tout ce qui resterait de ce sauvage événement.
Ce fut alors le tour du suivant pour le châtiment.
Sans même y penser, Edwards ordonna qu’on lui donne
vingt coups de fouet sur tout le corps, avec des verges
qui bientôt ne laissèrent pas un morceau de peau intacte
sur le pauvre homme. Personne ne se renseigna sur la
faute commise, tous étaient insensibilisés, et ils ne firent
qu’entendre le patron émettre la sentence. Quand la peau
du jeune homme qui recevait les coups ne fut plus qu’un
amas de lambeaux de chair, et que son corps ne fut plus
qu’une plaie vive brûlant sous le soleil de la matinée, la
foule de presque 300 personnes, en majorité esclaves,
commença à émettre un mugissement qui s’entendait de
très loin. Le corps tout entier ressemblait à une plaie sur
laquelle on appliqua du sel et du piment comme nouvelle
- 14 -
morsure. Les cris du jeune écorché vif et brûlé sans le
moindre pardon arrivaient jusqu’à la mer, et de là Dieu
seul sait jusqu’où. Les hurlements horribles, faisant écho
au mugissement de la foule durèrent le temps que le supplicié resta conscient. Quand il s’évanouit, ce fut à nouveau le silence qui dura jusqu’à ce que l’anglais élève
à nouveau la voix pour châtier vicieusement ceux qui faisaient sa fortune et lui procuraient des bénéfices, et qui
n’avaient jamais demandé à venir en amérique. avec le
temps qui passait, ils regrettaient davantage leur terre à
présent lointaine, qu’ils commençaient à appeler
« afrique », mot qui n’avait pas de sens pour eux quand
on les avait amenés.
Edwards vit le jumeau qui s’approchait, et il fit un
bond dans le fauteuil qui lui servait de trône et de chaire.
À tel point que le garçon qui était derrière lui et qui soutenait l’immense ombrelle, dut se pousser rapidement sur
le côté pour que son patron, furieux, n’emportât pas avec
lui ce qui le protégeait d’un soleil qui brûlait de manière
impitoyable.
- Faites avancer ce misérable ; j’aimerais le tuer de
mes propres mains, ce nègre fils de pute, ce salaud de
merde, criait le blanc hors de lui. Tu as déshonoré ma
maison, tu as profité de ce que je possède de meilleur et
de plus pur ! s’égosillait-il en proférant des insultes,
aveuglé par la colère, et avec une telle rapidité qu’elles
étaient difficiles à comprendre. Ce n’est pas moi qui te
tuerai, ce serait me salir les mains, mais je te ferai tuer
à petits feux, jusqu’à ce qu’il ne te reste qu’un fil de vie
qui s’échappera pendant que tu souffriras comme jamais
tu n’as pu l’imaginer, et pour que tu payes ce que tu dois,
et les injures continuaient de pleuvoir. Le visage rouge
de l’homme en colère prenait une teinte violette. La
fureur l’étouffait, l’air avait du mal à passer dans sa
gorge et il remuait les bras comme des ailes de moulin,
- 15 -
comme à la manière de quelqu’un qui voudrait chasser
un démon qu’il aurait rencontré sur son chemin.
- Tu es coupable de rébellion et de récidive, s’exclama-t-il, justifiant ainsi la peine de mort devant ses
esclaves, mais surtout devant sa conscience. Nous allons
te brûler vif, pas sur un bûcher mais dans la grande marmite, pleine d’huile bouillante, et en morceaux, nègre de
merde, s’exclama Edwards. Le jeune homme, de très
grande taille comme ceux de sa tribu, n’avait pas quitté
les yeux du sol depuis qu’on l’avait amené sur l’esplanade. Ses muscles vigoureux, sur un corps bien proportionné, donnaient l’impression d’une sculpture d’ébène,
qui se serait brisée de l’intérieur. Les formes étaient toujours là, mais les nerfs l’avaient abandonné. il ne restait
rien de la joie naturelle du camarade d’Élizabeth ; c’était
une loque et, pour le maître, ce n’était plus un être
humain. Son beau visage de Mandingue était à peine
visible, caché qu’il était par la masse de ses cheveux, et
son désespoir était tourné vers ceux qui le soutenaient à
peine.
La sentence fut proclamée, et tous se tournèrent vers
l’immense marmite où chauffait assez d’huile pour faire
cuire un homme. Edwards comme il ne l’avait jamais fait
avant restait derrière le condamné et les bourreaux qui
devaient le faire cuire. Ceux-ci le déshabillèrent, et le
levant à bout de bras, ils l’obligèrent à mettre les mains
dans l’huile bouillante. Les cris du garçon s’entendaient
de loin, pendant que ses parents et ses grands-parents
sanglotaient au milieu de la multitude, comme s’ils
imploraient leurs dieux. ils savaient que l’esprit était sur
le point de sortir du corps de Paul, et ils eurent peur de
ce en quoi il se transformerait.
- Laissez-le un peu plus comme ça pour qu’il
apprenne quelque chose avant de mourir, criait le maître
de tous les présents, s’inclinant sur la marmite, pour voir
- 16 -
comment brûlaient le mains du nègre qui avait osé les
poser sur le corps de sa petite fille, et voir les grimaces
de désespoir que faisait le garçon. après un moment pendant lequel sortaient à peine quelques murmures de la
marmite, on lui mit les pieds dans l’huile et peu à peu
on le plongea lentement. En peu de temps il ne restait
rien de lui ; c’était un être sans défense, déjà mort.
Malgré tout, on finit de l’enfoncer dans l’huile qui
bouillonnait furieusement.
Edwards, qui n’avait pas perdu un détail du sacrifice
de son esclave, fit demi-tour et commença à se diriger
vers l’immense maison qui lui servait de refuge et de
caserne, non sans avoir dit auparavant :
- Sortez-le maintenant, et remettez-le à ses parents
pour qu’ils l’enterrent. il avait complètement oublié que
les parents du jeune homme étaient deux des esclaves les
plus fidèles qu’il avait sur la plantation, et qui depuis
longtemps servaient toute sa famille avec dévotion et
loyauté.
Quand les sanglots s’apaisèrent, la foule se leva pour
entreprendre le retour vers le travail. ils avançaient sans
quitter des yeux le sol, et en silence ils cherchaient
quelque chose dont ils ne savaient pas encore ce que
c’était, mais qu’un jour ils découvriraient.
Tout avait commencé très tôt le matin, avec la prémonition de la grand-mère des jumeaux. Une armée de
gens allait et venait dans la maison, les uns recevant des
ordres, d’autres en donnant. C’étaient les esclaves de la
maison du maître où, cette nuit-là, était offerte une réception importante. La cuisine était une fourmilière dans
laquelle un grand noir au ventre proéminent et à la voix
de stentor criait, en poussait certains et en attrapait
d’autres par le bras, essayant de les rendre aussi efficaces
que possible. il ne voulait pas que le patron lui fasse des
- 17 -
reproches ou, comme de rares fois, lui promène un fouet
toujours disposé sur ses immenses épaules qui jamais ne
s’étaient redressées pour protester. Le faire, d’ailleurs,
n’aurait pas eu de sens. Sur une longue table, plusieurs
jeunes femmes, toutes vêtues de blanc avec une coiffe
sur la tête frottaient l’argenterie jusqu’à ce qu’elles puissent voir leurs visages bruns se refléter sur une surface
immaculée. Des jeunes gens courbés au-dessus
d’énormes jarres lavaient et relavaient les verres où
seraient servies les plus fines liqueurs. ils regardaient
mille et une fois le cristal, à la recherche de la plus petite
trace qui aurait pu échapper à l’eau, au savon et à la
patience de ceux qui contrôlaient soigneusement la vaisselle. À la fête précédente, une seule de ces traces avait
coûté une batterie de coups de fouet au présumé coupable. Les cuisiniers avec leurs énormes couteaux
hachaient des choses, en mélangeaient d’autres, mais
tous dans la grande cuisine qui ressemblait davantage à
la cour d’un grand couvent, prenaient très au sérieux leur
travail. Ce qui aurait pu équivaloir à la joie et au rythme
de la fête qui s’approchait, ce n’est en fait que l’acharnement d’une ruche où la reine se meurt et dont la disparition est proche. Dans les étages, betty la gouvernante
mettait la dernière main à la lingerie et aux vêtements
que revêtiraient les dames de la maison. avec sa
patience, elle communiquait son calme à celles qui se
sentaient perdues si elles avaient commis une erreur.
betty entendit une voix, à partir d’une des chambres à
coucher, et qui lui disait : « N’oublie pas qu’Élizabeth a
grossi, et qu’il faut que tu relâches sa robe à la ceinture ;
tu sais comment sont ces Français, ils taillent à la mesure
comme si on ne devait pas changer ; et ils ne rajoutent
pas de tissu pour faire des retouches. » La patronne faisait allusion à la robe qu’on avait commandée pour l’occasion depuis un an à Paris. Elle allait répondre quand
- 18 -
elle sentit que passait à côté d’elle le maître de la maison qui se dirigeait en hâte vers les escaliers. Elle comprit à sa façon de marcher que quelque chose n’allait pas
et que quelqu’un allait en payer les conséquences. Elle
se plongea alors dans ce qu’elle était en train de faire sur
la robe qu’elle retouchait, et essaya d’oublier ce qui se
passait.
- Combien de fois t’ai-je dit, nègre de merde, de ne
pas laisser de marques sur les bottes. Le fouet claqua
deux fois sur un pauvre petit noir tout maigre qui regardait le sol d’un air affligé. on n’entendit pas de réponse,
car il ne pouvait y en avoir. il n’y avait que la furie du
patron qui leva le bras avec le fouet en main pour attaquer de nouveau. Cette fois, il se contint, baissa le bras
lentement et dit comme toujours, la prochaine fois je te
fais fouetter jusqu’à ce que tu n’en puisses plus, fils de
pute.
Le soir tombait sur l’agitation de la maison.
Personne ne regardait par les fenêtres, pas même quand
ils s’approchaient des terrasses pleines de fleurs, pas
même pour jouir du crépuscule dans le lointain, des
superbes couleurs qui changeaient de minute en minute
dans cet horizon qui disparaissait à mesure que s’avançait la nuit. Le temps passait indifférent, très lentement,
pour tous ceux qui, angoissés, attendaient la fin de la
journée de travail et de peine, tous esclaves portant leur
condamnation sur leurs épaules, souvent maltraités par
des blancs acheteurs de libertés depuis des générations.
Pour d’autres, le temps était rapide, eux qui espéraient
voir leurs égoïsmes satisfaits, jouissant des envies qu’ils
allaient déclencher avec leurs désirs comblés comme des
illusions d’enfants mal élevés.
il était rare que la demeure des Edwards fût plus illuminée qu’au cours de cette soirée où ils recevaient leurs
invités, pour fêter les dix-huit ans de leur fille unique,
- 19 -
Élizabeth. Les attelages arrivaient sans cesse au pied de
l’imposant perron construit pour durer longtemps, et
déposaient les amis des maîtres qui paradaient tous ce
soir-là dans leurs habits de gala. Les femmes étaient
vêtues comme si elles s’étaient trouvées dans une soirée
londonienne et la chaleur leur importait peu. Elles gravissaient les marches en se dressant sur la pointe des
pieds, tandis que de la main gauche, dans un geste plein
de coquetterie, elles relevaient un pan de la robe pour
qu’elle ne traînât pas par terre. Et les hommes n’étaient
pas en reste en ce qui concernait l’élégance. De part et
d’autre de l’immense portail qui formait l’entrée de la
résidence, attendant les invités, il y avait deux statues
d’ébène vêtus comme des majordomes en grande cérémonie : les jumeaux Peter et Paul. Ces deux
Mandingues, énormes, fils de betty la cuisinière des
Edwards, gardaient le regard fixé sur le lointain, où à ce
moment-là se confondaient les champs de canne à sucre
et les cabanes misérables des esclaves, origine pourtant
de toute la fortune exhibée dans la fête. C’était l’époque
où les propriétaires des plantations venaient en
Jamaïque. La plus grande partie de l’année, ils passaient
du bon temps en angleterre, employant avec énergie
leurs moments de liberté, qui étaient les plus nombreux,
à jouir d’une vie sociale vide mais affairée, exigeante,
s’efforçant de dépenser l’argent qu’ils avaient accumulé
en quantité grâce à leurs propriétés dans l’île. beaucoup
d’années s’étaient écoulées depuis que Cromwell avait
chassé les Espagnols de Jamaïque. Les anglais avaient
fait du commerce du sucre et du trafic d’esclaves les éléments les plus productifs du monde capitaliste en formation à cette époque-là. La vie en angleterre n’était pas
facile pour le peuple. Le crime et le brigandage compensaient, pour beaucoup, la terrible inégalité sociale de
l’époque ; amateurs de châtiments corporels et de toutes
- 20 -
espèces de cruautés avec leurs compatriotes, qu’ils
considéraient plus ou moins comme des égaux, ils
avaient développé aux antilles leurs tendances sadiques
envers des êtres à propos desquels ils n’étaient pas tout
à fait persuadés que ce fussent des êtres humains.
La fête continua durant plusieurs heures. Le moment
le plus fort, ce fut quand Élizabeth, plus jolie que jamais,
fit son apparition dans la partie supérieure de l’escalier
qui donnait sur le grand hall de réception. L’orchestre
s’arrêta. La jeune fille, seule et en confiance, descendit
pour retrouver les amis de ses parents. Un brouhaha de
paroles anglaises, très collet monté, montra une joie un
peu retenue à féliciter la fille des Edwards. L’ambiance
légère des tropiques n’avait jamais contaminé les colonisateurs. L’ « establishment » pensait que si on adoptait
quelques-uns des traits les plus spontanés de races que
l’on considérait comme inférieures, ce serait la fin de la
supériorité impériale. Élizabeth, avec ses grands yeux et
son visage presque parfait et angélique fut satisfaite de
l’accueil qui lui était fait. Les serviteurs qui se déplaçaient dans le grand hall du palais, ralentissaient quelque
peu leur désir de servir les maîtres pour pouvoir regarder la jeune fille. Cette dernière avait gagné l’affection
des employés et des esclaves par ses actions qui, d’une
certaine façon, si elles ne parvenaient pas à faire oublier
les injustices du système, mettaient à tout le moins une
touche d’humanité sur leurs existences.
À deux heures du matin, les gens commencèrent à
prendre congé et à quitter cette magnifique soirée comme
seuls les Edwards savaient en donner. La nuit s’écoula,
tandis que la demeure restait vide. Élizabeth, encore
euphorique, après tant de danses et de compliments,
accompagnait jusqu’à la porte les invités qui partaient en
remerciant. Quand il ne resta presque plus personne en
dehors de ses parents et de quelques proches, en passant
- 21 -
près des jumeaux noirs, à la stature impressionnante, qui
gardaient la porte, elle leur fit un imperceptible petit
signe qui échappa aux personnes présentes, mais que les
jumeaux perçurent parfaitement. Les jeunes esclaves,
beaux comme le sont traditionnellement les Mandingues,
avaient le même âge qu’Élizabeth, et avaient été ses
compagnons de jeu depuis toujours.
Élizabeth, nue sur son lit, attendait anxieusement
l’apparition des jumeaux. Elle leur ordonna de se déshabiller et de la rejoindre sur le lit, où ils plongèrent tous
les trois.
- Pourquoi aujourd’hui, Élizabeth ? lui demanda
Peter. il est tard et il y a encore des gens éveillés. avec
un geste d’impatience, en partie dû à l’excitation, mais
aussi à ses envies et à ses fantaisies, elle les attira à elle.
Parfois ensemble, parfois l’un après l’autre, ils dépensèrent leur énergie dans le corps d’Élizabeth, qui se
confondait avec les draps. La blancheur de son corps
contrastait au milieu de la noirceur des jumeaux, tandis
que la jeune fille, avec une furieuse impatience, essayait
de se calmer, servie par les esclaves qui n’en finissaient
pas de la satisfaire.
Le jeu avait lieu tous les jours à certaines périodes,
depuis le moment où Élizabeth arrivait en Jamaïque.
Étant enfants, ils avaient eu de nombreuses occasions
d’établir une amitié qui se renforça avec les années. Les
jeux d’adultes, comme ceux de cette nuit-là, avaient
commencé un après-midi où Peter avait emmené la jeune
fille se promener sur les bords d’un des lacs qui ornaient
la plantation. La jeune fille avait ordonné au cocher d’arrêter la voiture si brusquement que les chevaux effrayés
remuaient nerveusement les pattes, ce qui avait coûté
bien des efforts à Peter pour les calmer.
- 22 -