L`Europe et la recomposition des Forums nationaux. Le cas français
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L`Europe et la recomposition des Forums nationaux. Le cas français
1 «L'Europe et la recomposition des Forums nationaux. Le cas français» Bruno Jobert Directeur de Recherche CNRS - CERAT-Institut d'Etudes Politiques de Grenoble Contribution pour la session de Turin de l'ECPR , 22-27 Mars 2002, Workshops 3, sous la direction de Claudio RADAELLI et de Vivien SCHMIDT A la fin décembre 2001, le Conseil d'Orientation des Retraites remettait au Premier Ministre le fruit de dix-huit mois de travaux collectifs et de concertation intense entre partenaires sociaux, experts et parlementaires. Au début de l'année 2002 le Conseil Economique et Financier de l'Union Européenne adressait une vive remontrance à la France, dénonçant son retard dans la réforme de son système de retraites. Les positions affichées dans ces deux documents étaient pour le moins opposées. Tandis que le premier faisait du système par répartition un "pilier du pacte social de la Nation", le deuxième regrettait les hésitations gouvernementales françaises. Certes le Conseil Européen ne va pas dans son avis au-delà d'une pression sur l'urgence de la réforme. Mais Antoine Matt et Philippe Pochet 1 ont bien montré que dans ce domaine, une coalition discursive favorable à une vaste ouverture des retraites à la capitalisation s'était formé autour du Comité de politique économique et du Conseil Ecofin, de la Banque Centrale et de groupes influents liés au patronat. A leurs yeux, le groupe des "sociaux" de formation plus récente ne fait pas encore contrepoids au niveau européen Ces dissonances ne peuvent être interprétées en termes d'intervention exogène de l'Union Européenne sur le débat de politique publique français. Après tout, le gouvernement allemand avait bien su éviter une mise en garde par ce même conseil de sa politique économique. On peut donc supposer que le Ministre des Finances français représenté dans ce Conseil n'a 1 MATT (Antoine), POCHET Philippe), "Les pensions en Europe", Revue Belge de Sécurité Sociale, 2001. 2 pas exercé une résistance convaincue à cette mise en cause, et ceci d'autant moins que ses services ont continué à travailler sur des hypothèses proches de celles avancées par Ecofin et assez éloignées des stratégies esquissées par la concertation sociale. Aussi bien peut-on interpréter cette intrusion de l'Europe dans ce débat comme le résultat de pressions d'acteurs nationaux —en l'occurrence le ministre des Finances, les Assurances dont les dirigeants exercent une influence majeure sur le principal syndical patronal— qui se sont exclues de la concertation nationale ou qui en récuse les conclusions. Les dissonances entre le discours issus de la concertation et celui émis par les ministres des Finances européens reproduiraient ainsi les différends classiques entre administrations sociales et financières et les réseaux qui leurs sont attachés. Si cette hypothèses est exacte, la question qui se pose alors est de savoir dans quelle mesure le recours à l'Europe a modifié les règles du débat de politique publique et avec lui la conduite des politiques nationales. A partir de l'étude du cas français on suggère ici que l'intégration européenne a contribué d'abord, dans une première phase à institutionnaliser la déconnection entre les domaines de politique publique et favoriser ainsi le confinement de la politique monétaire et macro économique. Ce processus trouve son origine dans la conjonction de plusieurs courants, transformation dans l'urgence d'un régime de régulation en crise, poursuite d'un modèle élitiste de modernisation etc… Son analyse implique un détour conceptuel : comme l'exemple fournit en exergue le montre, le débat public est lui même alimenté par des controverses et des discussions qui se déroulent sur un ensemble différencié de scènes publiques. On montrera que celles-ci sont caractérisées par des modalités d'action différentes selon qu'y prévaut plutôt l'argumentation ou la négociation. Ce qu'on appelle un Etat constitue ainsi une architecture complexe de forum et d'arènes régulant des domaines segmentés de l'action publique. La question à laquelle cet article veut répondre est de savoir en quoi l'intégration européenne a modifié ces agencement nationaux de forum et d'arènes et avec eux la conduite des politiques publiques. 1/ APPROCHE DE LA DIFFÉRENCIATION ÉTATIQUE 3 Pour tous les observateurs des politiques publiques, l'image d'un Etat fermement coordonné par son gouvernement est un mythe qui résiste mal à l'examen. Ce qui se laisse voir dès le premier regard c'est la diversité des orientations sectorielles et la segmentation des actions publiques. Cette différentiation cruciale de l'Etat renvoie à la fois aux domaines et aux modalités d'action de l'Etat. La différenciation de l'Etat peut être vue, avec Pierre Muller2, comme participant à un processus plus global de différenciation fonctionnelle où les secteurs sont corégulés par l'Etat et une profession. Plus récemment, les approches par les réseaux et la gouvernance ont montré comment des constellation différentes d'acteurs et de modèles d'action structuraient divers domaines d'action publique. Les typologies des régimes de politiques publiques ont tenté d'établir les articulations entre plusieurs politiques. Ainsi les régimes Etat-providence suggèrent un lien entre les différentes politiques sociales de la famille à la santé et à l'emploi. Mais ces travaux n'éliminent pas la réalité d'une différenciation forte des Etats par domaines et enjeux sociaux. La régulation de ces secteurs, de ces domaines d'action s'opère à travers des institutions structurées autour de deux modalités d'action politique : l'argumentation et la négociation. Celle-ci constitue une deuxième axe de différenciation des politique. A l'opposé de Risse3 nous n'opposons pas des situations d'argumentation fondées sur l'échange désintéressé et rationnel à des situations de négociation caractérisées par confrontation des intérêts et des rapports de force. L'argumentation est pour nous un moment des relations de pouvoir qui caractérisent toute politique publique. En effet, l'incertitude est une dimension constitutive de la relation de pouvoir, comme l'avaient très bien vu Michel Crozier et ses émules de la sociologie des organisations. Celle-ci résulte du fait que tous les acteurs d'un système organisé y compris les détenteurs de l'autorité sont incapables de prévoir tout à fait le comportement des autres acteurs. Du coup les protagonistes de l'action sont souvent incertains sur les voies qui satisferont le mieux les intérêts contradictoires dont ils sont les porteurs de même que sur les forces qui mobiliseront leurs interlocuteurs, alliées ou adversaires; 2 3 MULLER (Pierre), JOBERT (Bruno), l'Etat en action, Paris, PUF, 1987 RISSE, "Let us argue" in International Organizations, 2000. 4 Cette incertitude sur les rapports de pouvoir se double d'une incertitude sur les règles institutionnelles qui permettront de stabiliser les transactions entre les acteurs. En effet il n'existe pas un équivalent de la monnaie pour l'échange politique. Découvrir les principes et les recettes qui permettront de nouer des compromis institutionnalisés ne va pas de soi. Ceci exige un double travail d'invention intellectuelle et de socialisation qui ne se confond pas avec l'affrontement ordinaire de la négociation. On dira ainsi qu'en France la négociation sur la réduction du temps de travail a été bloquée dans les années 80 tant qu'elle est apparue comme un peu à somme nulle où le patronat avait tout à perdre (réduction du temps de travail sans baisse des salaires). Sa relance dans les années 90 ne résulte pas seulement d'une injonction légale, elle s'appuie sur une réinterprétation du problème : la RTT a été associée à une thématique de l'aménagement du temps de travail. Dans ce cadre le compromis impulsé par le politique permet d'échanger cette réduction avec une plus grande flexibilité dans la gestion du temps de travail. C'est la définition de la situation qui rend possible l'institutionnalisation du compromis. On appellera ici référentiel cette représentation structurée qui stabilise la transaction entre les protagoniste d'une politique publique. L'enjeu du débat de politique publique n'est donc pas la vérité mais l'hégémonie c'est-à-dire la capacité pour un groupe ou une coalition sociale d'imposer une vision du monde qui oriente à son profit les principes de l'échange public institutionnalisé. La production de ces référentiels ne coïncide pas toujours avec les processus de négociation et de décision. Le plus souvent cette production se réalise à travers un double détour : la transformation des répertoires d'action, la sélection parmi ceux-ci des éléments pertinents pour un référentiel. L'un et l'autre de ces processus peuvent s'institutionnaliser dans des scènes particulières. La production des répertoires émerge à la fois des forums scientifiques, de cercles d'experts et des forums professionnels. Elle est alimentée aussi par des intellectuels qui visent des publics plus vastes et se regroupent soit autour d'un media —revues, journaux— soit autour de club, thinks tanks et autres laboratoires de pensée. La sélection des éléments pertinents des forum par ces répertoires relève plus des forums de la concertation sociale et des communautés épistémiques directement en prise sur la décision. 5 Derrière la façade unifiée de l'Etat émerge donc l'image d'un ensemble doublement différencié de secteurs et de domaines d'action à la régulation lesquels opèrent un dispositif articulé de forum et d'arènes. Il s'agit bien cependant d'un ensemble puisqu'aucune de ces composantes ne peut vivre en autarcie. L'allocation entre eux des ressources politiques induit une hiérarchie entre ces secteurs et segments ; de plus les interférences entre politiques ont une influence majeure sur leur performance respective. Aussi bien faut-il voir l'espace des politiques publiques nationales comme un ensemble différencié et structuré. C'est à partir de ce double constat que l'on discutera de l'impact de l'européanisation sur la conduite des politiques publiques 2/ L'EUROPE COME PROJET ET COMME LEVIER Dès le début des années cinquante modernisation et européanisation sont deux thèmes qui sont fréquemment associés dans le discours de l'élite française. La trajectoire des leaders de ces élites en témoigne, comme celle de Jean Monnet du Plan au Traité de Rome ou celle de Jacques Delors de la rénovation des relations sociales en France dans les années 70 à l'ancrage européen de la nouvelle stratégie française de désinflation compétitive de 1983 et à la relance à l'Europe à la tête de la Commission. Pour ceux-là, l'Europe est tout à la fois une fin et un levier de changement. Le grand dessein européen, c'est d'abord bien sûr un projet de pacification d'un continent bouleversé par la guerre, un rempart contre le communisme mais c'est aussi une perspective qui permet de détourner son regard d'ambitions passées déçues; il s'agit de tourner la page d'une France frileuse qui avait conduit à la défaite de 1940, il s'agit aussi de faire le deuil d'un empire colonial qui donnait à la France un statut de grande puissance et d'oublier au plus vite les aléas d'un décolonisation réalisée à contrecoeur. Plus tard en 1983 quand les lampions de la fête socialiste se sont éteints et avec eux les promesses de "changer la vie", l'Europe est apparue comme un grand dessein susceptible d'apporter du sens à l'action publique. Mais ce grand dessein européen a été aussi un levier de changement sur cette élite issue des hauteurs de l'Etat qui a conduit la modernisation de l'économie française. On sait que certains auteurs comme David Soskice4 ne pouvant classer la France 4 HANCKÉ(BOB), SOSKICE (David), ,Coordination and Restructuring in large French Firmes, Discussion paper WZB Berlin, Mars 1996. 6 ni dans les régimes de politique économique coordonnée ni dans les régimes de marché ont suggéré que ce pays pouvait être considéré comme "elite-led economy". De fait, cette élite s'est adossée à la construction européenne pour imposer à des acteurs sociaux rétifs, voire hostiles, une modernisation des relations économiques. Il s'agit là d'une tactique ancienne que l'on retrouve aussi bien pour la CECA, le Traité de Rome qui ont été plutôt imposés à des partenaires sociaux réticents. 3/ LE GRAND TOURNANT DE 1983 La même stratégie de changement s'est répétée en 1983, aboutissant à un tournant radical des politiques économiques de la France. Mais l'imbrication des politiques nationales et européennes prend un tour nouveau dont nous voudrions ici prendre la mesure. Il s'agit de comprendre ici comment on en est venu à cet ancrage européen d'une politique nationale et quel effet cela a eu sur la conduite des politiques publiques. On montrera le paradoxe qui conduit des leaders autrefois promoteurs du modèle d'une politique contractuelle à mettre en place un ensemble de règles et d'institutions qui protège la politique économique et financière des pressions des groupes d'intérêt et des variations des gouvernements et ouvre ainsi la porte à des interprétations néolibérales des politiques publiques. Le grand tournant de 1983 que nous évoquons ici représente bien plus qu'une réponse d'urgence à une crise ; ce qui est en cause ce n'est pas seulement une relance keynésienne effectuée à contretemps, c'est surtout le consensus inflationniste qui caractériserait le modèle de régulation à la française. En effet, la France a connu durant les années d'après guerre une forte croissance couplée avec une forte inflation des revenus nominaux ponctuée par des dévaluations successives. "Charles Maier has shown that satifying the demand of all groups and letting the resulting inflation determine the relative value of these money assets is an old trick in French Politics" Pour Zysman5, l'inflation permettait de sortir du dilemme entre la promotion de l'économie moderne et le soutien spécifique à certains groupes 5 ZYSMAN, Government markest and growth, Oxford, Martin Robertson, 1983. 7 De fait les tentatives régulières pour mettre en place des politiques des revenus fondées sur une négociation globale ont toujours fait long feu 6. L'extrême division des partenaires sociaux, la faiblesse de leur recrutement a rendu impraticable la négociation tripartite néocorporatiste même si cette voie était considérée par une grande partie de l'élite modernisatrice comme la plus souhaitable. La France des "Trente Glorieuses" a adopté ainsi un modèle de régulation étrange où l'ajustement finale des multiples mesures dirigistes était plutôt confié à la main invisible du marché que prédéterminé par un Etat dirigiste surplombant la société. Les premières années de pouvoir socialiste furent celles du désenchantement pour cette fraction qui rêvait de parachever lors cette "grande société" dont les traits avaient été dessinés dix ans plus tôt par Jacques Delors alors principal conseiller de Jacques Chaban Delmas. On a expliqué ailleurs pourquoi et comment ce courant social démocrate n'avait pas su se structurer comme courant unifié au sein du parti socialiste et comment les timides tentatives de concertation du début du gouvernement socialiste pour la réduction du travail, la modernisation des relations professionnelles ou les revenus avait fait long feu 7. Or la nouvelle conjoncture internationale semble fermer la porte à la poursuite de l'ajustement par l'inflation et le déficit public Dès lors si ni la concertation sociale n'était envisageable pas plus que la poursuite de l'inflation, c'était aux gouvernements à prendre l'initiative de recettes restrictives. La France avait connu dans le passé ces cures d'austérité et de sagesse. Celles-ci étaient passagères et le pays renouait ensuite avec ses anciennes habitudes. A partir de 1983 au contraire une politique de "désinflation compétitive" s'impose avec une stabilité sans précédent sur plus d'une décennie8. L'hypothèse qui sera défendue ici sera que l'ancrage européen de plus en plus marqué par des politiques monétaires a rendu possible une forme d'autonomisation accrue de ce domaine de politique. Celui ci a exercé une influence contraignante sur les autres secteurs de politique, tout en étant luimême moins exposé à leur pression. 6 JOBERT (Bruno), Le social en Plan, Paris, Les Editions Ouvrières, 1981 JOBERT B., THERET B ., "La consécration républicaine du néo-libéralisme" in JOBERT (Bruno) (dir.), Le tournant néolibéral en Europe, Paris, L'Harmattan, 1994. 8 LORDON (Frederic), Les quadratures de la politique économique : les infortunes de la vertu, Paris, Albin Michel, 1997. 7 8 Cette stabilité ne peut être lu comme la "victoire" d'un mouvement néolibéral sur une gauche désarçonnée. Ces socialistes ne se sont pas convertis aux préceptes de la Nouvelle Droite, même si l'editorial du Financial Times du 20 avril 1988 avait attribué la "palme du monétarisme" à François Mitterrand. Dans l'esprit de ses promoteurs, l'intégration européenne était conçue sur le modèle du déséquilibre créateur: l'intégration monétaire, les dérégulations nationales étaient la première étape vers la reconstruction au niveau européen d'un modèle de régulation inspiré par les expériences de la social-démocratie et de l'économie sociale de marché. L'équation politique de Jacques Delors à la frontière de la social-démocratie et du christianisme social correspond bien à cette perspective. IV - LA SERVITUDE VOLONTAIRE Il n'en reste pas moins que pour d'autres protagonistes de la politique française et européenne ce qui n'était qu'une étape pour les leaders politiques est devenue une fin ultime. En effet dès le milieu des années soixante-dix, des changements profonds affectent la science économique officielle en France et, avec elle, les savoirs et les croyances des hauts-fonctionnaires. Il y a à la fois une transformation des forum scientifiques et du contenu de la socialisation des élites. Dans la science économique française, ce ne sont pas les universitaires qui dominent la science économique mais les ingénieurs économistes d'Etat ; c'est dans les forums scientifiques qu'ils dominent et notamment l'ENSAE qui forme le grand corps des administrateurs de l'INSEE, que s'opère dans les années soixante-dix un changement fort de paradigme sous la houlette d'Edmond Malinvaud. L'objectif de ces nouvelles équipes est d'inscrire plus fortement les recherches entreprises dans le mainstream de la science économique mondiale dominée alors par les approches néo-classiques. Le retournement théorique qui s'opère alors est bien synthétisé par leur chef de file qui explique comment les économistes, après avoir instruit pendant des années la théorie de la défaillance des marchés en était venu à réfléchir plutôt sur la défaillance des gouvernements9 (Malinvaud). Ce nouveau programme 9 MALINVAUD 9 de recherche, incarné notamment dans la théorie du choix public implique un nouveau regard sur les institutions. Les élus toujours à la recherche des voix seraient incapables de résister dans les périodes électorales aux demandes multiples qui les assaillent. Les bureaucrates ne rêveraient que d'agrandir leur domaine en collusion avec les groupes d'intérêts particuliers. Les acteurs principaux de la politique publique convergeraient ainsi dans des coalitions dépensières. Il en résulterait, comme la Commission Trilatérale l'avait indiqué dès cette époque une surcharge de l'Etat. Trop de démocratie tuerait la démocratie. Pour éviter cette éventualité il faut donc protéger les institutions occidentales contre elles-mêmes et trouver les moyens de limiter cette quête effrénée de la rente qui menace de rendre ingouvernable les démocraties. La posologie la plus courante est bien connue : il faut restituer au marché toutes les activités qu'il peut assurer. Mais c'est son corollaire qui nous intéresse ici : le bon fonctionnement du marché ne va pas sans la mise en place de règles et d'institutions telle la monnaie. Si ce sont les gouvernements, les politiciens qui mettent en place ces institutions ils tendront à les biaiser dangereusement pour satisfaire leurs clients. Le bon gouvernement sera donc celui qui se dessaisira volontairement de ces actions publiques indispensables pour les confier à des institutions indépendantes et favorables au marché. Si les ingénieurs économistes de l'INSEE ont contribué d'abord à l'émergence de mathématisation modèles néo-classiques paraissaient un gage où de la formalisation scientificité, ces et la nouvelles formulations ont également contribué à modifier les vues des acteurs plus directs des politiques économiques. Jean-François Kesler10 signale ainsi la diffusion du modèle libéral dans la formation des hauts fonctionnaires de l'ENA. De même, la Direction de la prévision qui avait été avec le Commissariat au Plan un des pôles d'une gouvernance de macro-économistes souvent opposés aux orthodoxes des finances a été purgée de ses contractuels et déviants et investie par les fonctionnaires économistes formés dans ce nouveau paradigme. Il est intéressant de noter que cette unification des points de vue au sein du ministère des Finances n'a pas empêché de vastes divergences quand il a fallu décider du maintien de la France dans le Système Monétaire 10 KESLER (Jean-François), L'ENA, la Société, l'Etat, paris, Berger-Levrault, 1985). 10 Européen en 1983. La petite histoire de cette grande décision pour le Franc fort doté d'une parité fixe avec le mark raconte qu'aucune solution évidente ne ressortait des simulations par les modèles. Les experts étaient divisés et c'est le président qui a tranché en faveur d'une solution qui assurait une place honorable à la France dans l'Europe. Il serait donc tout à fait inexact de présenter cette décision cruciale comme la victoire d'une coalition discursive libérale. On ne voit d'ailleurs pas pourquoi une politique de parité fixe serait plus ou moins néo-libérale. La décision du gouvernement socialiste ne correspond pas à la mise en oeuvre d'une idéologie libérale. D'ailleurs l'une des stratégies les plus constantes du président Mitterrand est d'encourager la coexistence sur un même terrain de plusieurs groupes et cercles d'experts porteurs de scénarios différents et de préserver ainsi son pouvoir de choix. Il a pu jouer ainsi d'une image ambiguë : il affirmait vouloir "changer la vie" face au "peuple de gauche", mais ses affiches électorales présentaient un notable bienveillant sous fond de village traditionnel, ou encore entouré d'experts et de hauts fonctionnaires respectés incarnant la "force tranquille". Cette pluralité des répertoires symboliques et techniques a constitué une ressource importante au moment où il fallu changer de cap. Pour les socialistes l'enjeu majeur n'était plus avec cette crise de mettre en oeuvre leur programme mais tout simplement de prouver leur capacité à gouverner, après 25 ans d'opposition, en évitant par exemple, l'humiliante mise sous tutelle par le F.M.I. L'influence de conversion des élites administratives et des experts économiques convertis à l'orthodoxie néoclassique n'a pas joué tant sur la conception d'un arrangement de crise mais plutôt dans sa réinterprétation. L'autonomisation de la politique financière d'étape qu'elle paraissait dans la construction européenne se transforme en sa propre fin. Comme Nicolas Jabko11 le montre, la norme de la parité fixée pouvait faire apparaître la France comme un membre subordonné, une Zone Mark en formation. Dès lors, la récupération d'une part de souveraineté passait plutôt par une poursuite de l'intégration financière, la libéralisation des mouvements de capitaux rendant encore plus l'urgente l'unification monétaire. C'est ici que la conversion des élites financières à l'orthodoxie va prendre sa signification. D'une part les négociation multiples qui s'engagent 11 JABKO (Nicolas), In the noma of the Market: how the European Commission paved the way fir monetary union,Journal of European Publics Policy, septembre 1999, p. 475-495. 11 pour la formation du grand marché comme pour la politique monétaire, sont l'occasion de faire émerger au niveau européen des réseaux d'experts en contact régulier; le voyage à Bruxelles devient une routine très fréquente pour l'élite financière de l'Etat français dès la fin des années 80 alors qu'elle reste une démarche inhabituelle pour les hauts-fonctionnaires du social. Nos entretiens suggèrent que les interactions régulières ont favorisé la formation d'un langage commun, voire de communautés épistémiques qui ont pesé sur les orientations ultérieures de ces politiques. Celles-ci peuvent être caractérisées par un effort systématique pour faire échapper les régulations financières et monétaires à la versatilité des politiciens: l'indépendance de la Banque Centrale, les critères de Maastricht, le pacte de stabilité institutionnalisent ainsi une forme de dessaisissement volontaire du politique. Celle-ci est en phase avec le référentiel des élites financières françaises. Comme nous l'ont répété plusieurs hauts fonctionnaires des Finances, l'intégration européenne permet de mettre à distance des groupes sociaux dont les demandes pouvaient entraver la modernisation de la société. Les gouvernements de droite n'avaient pas pu venir à bout du problèmes des sureffectifs dans des secteurs importants de l'industrie. Au début des années 80 les firmes françaises figuraient parmi les plus endettées du G5 12 La flambée des taux d'intérêt et la politique anti-inflationniste ont contraint celles-ci à une modernisation à marche forcée visant à dégager par ellesmêmes une marge de ressources propres. L'élite modernisatrice qui avait pris la commande de nombre de grands groupes industriels à l'occasion des nationalisations a entrepris alors une stratégie sociale originale dont Bob Hancké et David Soskice13 ont montré les principes. Celle-ci comportait l'éviction d'une portion importante des salariés peu qualifiés qui avaient formé les fers de lance des grèves dans les années soixante-dix., un renforcement de la qualification de la main-d'oeuvre restante et la mise en place de formes décentralisées de consultation des salariés. Les spécialistes des relations industrielles ont décrit comment cette modernisation des entreprises ne s'identifie pas à une modernisation libérale. Ils ont montré une situation paradoxale où le déclin extrême des syndicats 12 TADDEI, (Dominique), CORIAT (Benjamin), Made in France, Paris : Librairie Générale de France, p. 31). 13 HANCHÉ, SOSKICE, ibid. 12 n'empêche pas l'expansion de formes d'implication des salariés dans la gestion des entreprises. Ces stratégies sociales étaient d'autant plus difficiles à mettre en oeuvre qu'elles allaient à l'encontre de l'image de la grande entreprise publique identifiée à l'emploi stable et au progrès social. Le fait que le gouvernement de droite de Barre n'ai pas été en mesure de toucher à ce pacte social et a légué de ce fait à la gauche ce problème épineux des sureffectifs montre la difficulté de la tâche. Cette modernisation rude, affaiblissant le noyau syndical, aggravant le chômage n'aurait sans doute pas résisté aux secousses qu'elle a engendrées si les contraintes qui la justifiait n'avaient été ancrées dans cet engagement européen. Ces analyses suggèrent que l'influence de l'Europe sur la formation des référentiels domestiques ne peut que rarement s'étudier en terme d'imposition, mais elle offre des canaux d'expression et d'affirmation nouveaux à des courants d'idées nationaux et transnationaux. Elle peut aussi modifier les arbitrages et les ajustements entre ces courants. Globalement l'intégration européenne fait office de référentiel global pour les États Nations. Non que l'Europe soit porteuse d'une vision du monde puissante, incorporant les différentes facettes de la vie sociale. Le modèle social européen reste encore un objet mal identifié. Mais les contraintes que les États nationaux se sont eux-mêmes imposées, exercent à leur tour une influence structurante sur les référentiels des politiques publiques. V - PRÉVALENCE DE LA NEGOCIATION, ETIOLEMENT DU DEBAT PUBLIC L'européanisation inégale des politiques publiques, la dépolitisation de fait du champ des politiques financières qui en résulte a donc favorisé l'expansion en France d'un référentiel de marché au-delà de cette sphère. Ces effets de politisation sont encore renforcés par la prévalence de l'intergouvernementalisme dans la conduite de l'action publique européenne en effet ; or l'intergournementaliste se fonde principalement sur la négociation entre gouvernements nationaux. Celle-ci engendre par contrecoup l'atonie et l'évidement du débat public. 13 La négociation par paquet est un trait bien connu du travail intergouvenernemental européen (p. ex. Liebfried et Pierson) 14. Elle consiste élaborer des ensembles équilibrés de concessions et d'avantages réciproques entre l'ensemble des acteurs. Il en résulte un double effet de dépolitisation. D'une part les compromis élaborés par les experts nationaux et communautaires sont d'une telle complexité que les gouvernements euxmêmes hésitent à peser sur les équilibres ainsi atteints. Que dire alors du citoyen européen qui a du donner son consentement en bloc à un traité de Maastricht où se mêlaient des dispositions sur la citoyenneté, l'unification monétaire mais aussi des critères bien particuliers de gestion économique? L'évidement du débat public est encore renforcé par les tactiques nationales qui tendent à imputer à la technocratie bruxelloise la responsabilité de mesures impopulaires. La réforme de la PAC, analysée par Eve Fouilleux15, constitue un bon exemple de ces jeux complexes ; tandis que le ministre continuait à sacrifier au rituel de la concertation avec les organisations agricoles, ses experts participaient à la formulation d'une autre politique par la Commission. Le résultat de ces travaux étaient ensuite présenté comme un oukase de Bruxelles. De même, selon certains observateurs, l'élite dirigeante des grands services publics de réseau prendrait appui sur les négociations européennes pour accélérer les processus de privatisation en France. Ici aussi, la défense crispée du service public à la française par les gouvernements masque peut être la défection des élites dirigeantes du secteur. L'Europe serait l'occasion de rompre les pactes sociaux qui les liaient aux salariés de ces services et entreprises et d'amorcer des carrières plus prestigieuses au sein de ces entreprises. Les difficultés de la communication linguistique comme celle d'une négociation multipolaire conduisent également les acteurs de l'Union à privilégier un répertoire d'action particulier qui laissera moins de place au débat qu'à des régulations automatiques, des critères quantitatifs préalables et la mobilisation de la règle. Le développement de formes souples de coordination est-elle un moyen 14 15 de rétablir un meilleur équilibre entre l'argumentation et la LIEBFRIED (Stefan), PIERSON (Paul), European Social Policy, Washington, Brookings, 1995. FOUILLEUX 14 négociation ? L'analyse de Jean-Claude Barbier (1998) sur les stratégies européennes de l'emploi permet d'en douter. L'emploi fait partie en effet de ces domaines où devrait prévaloir une coordination douce, fondée sur un étalonnage commun des expériences en vue de sélectionner parmi elles les cas édifiants, les bonnes pratiques. Mais les catégories utilisées relèvent plus de l'idéologie molle que d'un cadrage cognitif rigoureuse. « Si l'on veut cependant considérer que les politiques européennes de l'emploi se réfèrent à des valeurs, celles-ci sont d'une généralité telle qu'elles en perdent presque tout contenu normatif opératoire ; ce sont des « valeurs » bien particulières si elles permettent d'englober, au sein même de la même « valeur » des dispositifs normativement contradictoires en matière de politiques sociales. Prenons l'exemple d'une « valeur » très générale qui paraît informer le premier « pilier » de la stratégie européenne de l'emploi depuis 1997 : il s'agit du caractère désirable pour les personnes d'être « incluses » dans le marché du travail. Cette croyance normative communautaire, rend axiologiquement « compatibles » les politiques britanniques et françaises à l'égard des jeunes, qui sont pourtant fondées sur des orientations contradictoires. Ainsi, le programme New Deal pour les jeunes britanniques est-il fondé sur une conception du travail contraignante voire, dans une certaine tradition libérale, punitive, ce qui se traduit par le fait que les jeunes refusant les propositions du service public de l'emploi perdent leurs allocations de chômage ; de même, ce programme est construit sur la croyance normative qu'il est souhaitable que les jeunes trouvent des emplois sur le marché « ordinaire » du travail (ses résultats effectifs le montrent). Au contraire, le programme des « Nouveaux services/Emplois jeunes» en France est construit sur des croyances normatives opposées : l'État doit aider les jeunes en créant des emplois publics temporaires de longue durée et les jeunes du programme y rentrent volontairement. Par ailleurs, loin de mettre au premier plan l'emploi comme forme unique de l'intégration sociale, le système français a, depuis de longues années, été organisé sur la base de taux très bas d'activité pour les jeunes (scolarisation). De tels exemples de conflits de valeurs, masqués sous des valeurs générales apparemment fédératrices et consensuelles, peuvent être trouvés 15 dans d'autres lignes directrices et piliers de la stratégie européenne de l'emploi. On peut donc se demander quelle « prise » réelle peut avoir une action publique communautaire aussi lointaine des valeurs et des réalités nationales, fondée sur des algorithmes et des images si vagues. Ce problème se pose également quant à la possibilité de l'objectivation des « effets » des fonds structurels, qui ont, pourtant, l'avantage d'être accompagnés d'une redistribution non négligeable (transferts intra-communautaires) ». Il semble bien que les premiers exercices de coordination cognitive dans le domaine de l'emploi ait plus conduit à une juxtaposition d'approches nationales qui chacune interprétait à sa manière les catégories imposées par le cadre européen. Une comparaison franco-britannique de mise en forme dans les piliers et les lignes directrices (1998) Piliers Plan britannique (extraits) Plan français (extraits) Employability/ Capacité d'insertion professionnelle New Deal pour les jeunes de 18-24 ans Dans les 5 ans, « nouveau départ » pour les chômeurs (jeunes et adultes) New Deal pour les chômeurs : mobiliser le service de de longue durée adultes l'emploi, lancer le programme TRACE pour les jeunes, Activation de développer les Plans locaux l'Employment Service d'insertion Entrepreneurs/ Esprit d'entreprise Mesures pour les petites entreprises et le « self-employment » Employment zones et territorial employment pacts Exploiter les possibilités de création d'emplois : programme des « emplois-jeunes » Réduction de la pression fiscale Adaptability/ Adaptabilité Modernisation de Réduction de la durée l'organisation du travail (texte du travail à 35 heures des partenaires sociaux) ; rendre des contrats de travail plus adaptables 16 Source : Barbier, 1998 Il faudrait cependant savoir si on n'est pas là devant des situations d'apprentissage où, d'une année sur l'autre, l'incitation à l'explicitation et à l'argumentation se fera plus forte. La tentation des experts provenant de pays non retenus comme incarnant une bonne pratique ne sera-t-elle pas d'attirer l'attention sur des phénomènes qui pourraient inciter à d'autres choix ? Ne pourrait-il alors pas se développer des débats qui permettraient d'enrichir effectivement le cadre cognitif des politiques nationales ? Une telle hypothèse a peu de chances de voir le jour si seuls des experts liés aux gouvernements en place contribuent à l'élaboration des plans nationaux. Si ce cas prévaut, la logique de l'évitement est la plus vraisemblable ; chacun se tient à son récit et s'abstient de poser les questions qui fâcheraient. Jusqu'ici le débat de politique publique français n'a pas fait écho à ces laborieux travaux de la coordination souple. Peut-être leur entrée dans les forums nationaux se fera-t-elle indirectement par transformation des approches des experts français impliqués dans ces interactions ? L'exemple de la lutte contre la pauvreté dans les années 80 illustre ce type de processus. Il s'est formé ainsi dans les années 80 une communauté épistémique européenne des experts dans ce domaine et la bataille a été incertaine entre la thématique britannique de la lutte contre la pauvreté et la thématique française de l'exclusion (Room, 1985). Parallèlement, la commission favorisait la concertation sociale avec les associations volontaires de lutte contre l'exclusion et renforçait leurs capacités d'action par la conduite d'opérations expérimentales. L'inflexion des politiques nationales par l'européanisation s'est faite ainsi par le soutien à la construction d'un nouveau champ d'action. La mise en comparaison a fourni un argumentaire puissant en faveur de la diffusion de modèle de revenu minimum garanti dans les pays qui n'en disposait pas encore. De même l'impulsion européenne a consolidé des acteurs sociaux associatifs (comme ATD Quart monde) qui n'avait qu'une place mineure dans les dispositifs nationaux de protection sociale. Le cas du service public déjà mentionné plus haut est un autre exemple de ces révisions intellectuelles induites par la mise en comparaison des sociétés européennes. Ici une initiative est venue d'une association 17 française « Réseaux Services Publics ». Celle-ci faisait le diagnostic que la stratégie visant seulement à retarder les processus de libéralisation des grands services publics était vouée à l'échec. Plutôt que de s'arquebouter sur la défense du modèle français de service public, cette association a entendu impulser avec des partenaires européens des débats sur les principes qui permettraient de refonder la légitimité de l'idée de service public en Europe. « Réseaux Services Publics » anime ainsi un Comité Européen de Liaison sur les Services d'Intérêts Généraux (CELSIG) qui réunit des syndicalistes, des membres d'ONG, des inventaires, des fonctionnaires dans une concertation informelle au niveau européen. On sait comment la reconnaissance de ces services comme élément du modèle européen, a progressé durant les années 90 (Bauby). Ce qui nous paraît important ici c'est de marquer que cet effort de refondation européenne du service public a conduit ses auteurs à proposer en retour une modification profonde des référentiels français du service public. Dans la recherche d'une base commune aux différentes cultures européennes, c'est plutôt la référence à la citoyenneté qui leur paraît constituer le bon point de rencontre. Le service public doit donc définir des modes de régulation qui garantissent sa relation à ses différents publics. On est loin ici de la défense sans inventaire du monopole public et loin aussi d'une définition descendante de l'intérêt public. L'intégration européenne ne peut donc pas être identifiée à l'imposition dans toutes les sociétés européennes d'un consentement résigné aux contraintes du marché. Elle constitue un processus diffus de mise en communication des sociétés que la composent. Cette mise en communication influe sur la conduite des débats constitutifs des référentiels de politique publique. Par les comparaisons qu'elles inspirent, elle nourrit les attentes pour un ajustement par le haut des conditions sociales. La situation des autres pays devient une référence plus présente dans les débats politiques nationaux et la perspective qui légitime la poursuite de l'intégration. Ceci explique sans doute la plus forte mobilisation des électeurs aux élections européennes dans les États du Sud. Mais ce potentiel d'enrichissement des débats nationaux par l'Europe est largement stérilisé par la prévalence extrême de la négociation intergouvernementale dans la conduite des politiques européennes. Le double jeu de l'accord fondé sur des paquets et du report du blâme sur les instances européennes tend à rendre illisible les stratégies adoptées. Les coordinations 18 douces fondées sur l'échange d'expériences et la sélection des « good practises » souffrent de leur dépendance vis-à-vis des experts nationaux. La transnationalisation des débats est beaucoup plus avancée dans les cercles d'experts que sur les forums publics. C'est pourtant à elle qu'on a dû avoir recours quand il a fallu élaborer la charte des droits fondamentaux. CONCLUSION L'influence de l'Europe sur les idées et les référentiels des politiques nationales doit peu au rôle des institutions européennes dans la production des idées. L'Union européenne n'est pas un pôle majeur dans la concurrence que se livrent les États et les Institutions internationales pour la conquête de l'hégémonie. Le très inégal développement des arènes de la négociation et des forums de la délibération au niveau européen limite les ambitions possibles des institutions européennes comme entrepreneur idéologique. L'influence de l'Europe sur la formation des référentiels nationaux de politiques passe par la restructuration des forums de politique qu'elle impulse. L'autonomisation des politiques financières et monétaire consolide dans chaque pays le poids de réseaux d'experts et d'une élite économique acquise au néolibéralisme gestionnaire. Celle-ci trouve dans l'Europe, des instruments et des arguments pour prévenir l'intrusion d'autres acteurs dans sa sphère d'action. C'est à partir de cette contrainte auto-administrée que l'Europe contribue à structurer le référentiel national. Mais ces contraintes mêmes constituent une incitation forte à débattre, y compris dans les domaines éloignés de la monnaie et de la macro-économie. Il s'agit de savoir quelles politiques sont compatibles avec ce noyau de politique considéré désormais comme intangible. Les tentatives pour formuler une réponse européenne, transnationale à cette question sont restés très limitées. L'européanisation des forums de la rhétorique politique est encore à venir comme en témoigne, à gauche, les succès limités des concertations concurrentes impulsés par l'internationale socialiste ou par les tenants de la Troisième Voie. Pour les politiques de protection sociale, l'Europe a servi plutôt d'argumentaire pour faire passer des réformes nationales, mais on est loin dans ces domaines de la formation d'une communauté cohérente d'expertise transnationale. De plus le Conseil des Ministres des Finances continue à 19 affirmer —au nom des grands équilibres— sa volonté d'impulser les réformes de la protection sociale concurrençant ainsi les initiatives de recherches des "bonnes pratiques" impulsées par les ministres des affaires sociales. Les effets des politiques de coordination souple sur les débats nationaux reste à établir. L'action de l'Europe paraît plus significative dans les domaines encore mal balisés par les États. Elle a contribué ainsi a la maturation des réseaux d'experts comme à la consolidation d'acteurs sociaux aussi bien le domaine de l'écologie que de la lutte contre l'exclusion. Mais il reste une dimension capitale de l'européanisation dont l'étude, à ma connaissance, reste à faire. Il s'agirait de saisir l'effet de l'européanisation sur les conceptions populaires de la justice sociale. La conversion des élites économiques aux vertus du marché se prolonge-t-elle par un consentement plus résigné des citoyens dans le caractère insurmontable de ces contraintes ? Ceux-ci acceptent-ils aussi le creusement des inégalités que laisse prévoir la poursuivre d'une intégration négative ? Nous avons proposé ci-dessus des arguments qui plaident en faveur d'une thèse inverse : le consentement à l'intégration européenne serait au contraire gagé par l'espoir pour les citoyens des États les plus développés de préserver l'essentiel de leurs acquits sociaux et pour les autres par la perspective de rapprocher leur condition de celle des premiers. Si cette hypothèse est exacte, les progrès de l'intégration politique iraient de pair avec un renforcement des pressions vers plus d'égalité. On comprend mieux alors la sainte alliance du chauvinisme et du neolibéralisme — doctrinaire ou gestionnaire — que dénonçait Wolfang Streeck16. 16 STREECK W., « Public power beyound the Nation State », in Boyer R., Drache D., States against Markets, London, Routledge, 1996.