L`Europe et la recomposition des Forums nationaux. Le cas français

Transcription

L`Europe et la recomposition des Forums nationaux. Le cas français
1
«L'Europe et la recomposition des
Forums nationaux.
Le cas français»
Bruno Jobert
Directeur de Recherche CNRS - CERAT-Institut d'Etudes Politiques de
Grenoble
Contribution pour la session de Turin de l'ECPR , 22-27 Mars 2002,
Workshops 3,
sous la direction de Claudio RADAELLI et de Vivien SCHMIDT
A la fin décembre 2001, le Conseil d'Orientation des Retraites remettait
au
Premier Ministre le fruit de dix-huit mois de travaux collectifs et de
concertation intense entre partenaires sociaux, experts et parlementaires.
Au début de l'année 2002 le Conseil Economique et Financier de
l'Union Européenne adressait une vive remontrance à la France, dénonçant
son retard dans la réforme de son système de retraites. Les positions affichées
dans ces deux documents étaient pour le moins opposées. Tandis que le
premier faisait du système par répartition un "pilier du pacte social de la
Nation", le deuxième regrettait les hésitations gouvernementales françaises.
Certes le Conseil Européen ne va pas dans son avis au-delà d'une pression sur
l'urgence de la réforme. Mais Antoine Matt et Philippe Pochet 1
ont bien
montré que dans ce domaine, une coalition discursive favorable à une vaste
ouverture des retraites à la capitalisation s'était formé autour du Comité de
politique économique et du Conseil Ecofin, de la Banque Centrale et de
groupes influents liés au patronat. A leurs yeux, le groupe des "sociaux" de
formation plus récente ne fait pas encore contrepoids au niveau européen
Ces dissonances ne peuvent être interprétées en termes d'intervention
exogène de l'Union Européenne sur le débat de politique publique français.
Après tout, le gouvernement allemand avait bien su éviter une mise en
garde par ce même conseil de sa politique économique. On peut donc
supposer que le Ministre des Finances français représenté dans ce Conseil n'a
1
MATT (Antoine), POCHET Philippe), "Les pensions en Europe", Revue Belge de Sécurité
Sociale, 2001.
2
pas exercé une résistance convaincue à cette mise en cause, et ceci d'autant
moins que ses services ont continué à travailler sur des hypothèses proches
de celles avancées par Ecofin et assez éloignées des stratégies esquissées par
la concertation sociale.
Aussi bien peut-on interpréter cette intrusion de l'Europe dans ce débat
comme le résultat de pressions d'acteurs nationaux —en l'occurrence le
ministre des Finances, les Assurances dont les dirigeants exercent une
influence majeure sur le principal syndical patronal— qui se sont exclues de la
concertation nationale ou qui en récuse les conclusions.
Les dissonances entre le discours issus de la concertation et celui émis
par les ministres des Finances européens reproduiraient ainsi les différends
classiques entre administrations sociales et financières et les réseaux qui leurs
sont attachés.
Si cette hypothèses est exacte, la question qui se pose alors est de
savoir dans quelle mesure le recours à l'Europe a modifié les règles du débat
de politique publique et avec lui la conduite des politiques nationales.
A partir de l'étude du cas français on suggère ici que l'intégration
européenne a contribué d'abord, dans une première phase à institutionnaliser
la déconnection entre les domaines de politique publique et favoriser ainsi le
confinement de la politique monétaire et macro économique. Ce processus
trouve son origine dans la conjonction de plusieurs courants, transformation
dans l'urgence d'un régime de régulation en crise, poursuite d'un modèle
élitiste de modernisation etc… Son analyse implique un détour conceptuel :
comme l'exemple fournit en exergue le montre, le débat public est lui même
alimenté par des controverses et des discussions qui se déroulent sur un
ensemble différencié de scènes publiques. On montrera que celles-ci sont
caractérisées par des modalités d'action différentes selon qu'y prévaut plutôt
l'argumentation ou la négociation. Ce qu'on appelle un Etat constitue ainsi
une architecture complexe de forum et d'arènes régulant des domaines
segmentés de l'action publique. La question à laquelle cet article veut
répondre est de savoir en quoi l'intégration européenne a modifié ces
agencement nationaux de forum et d'arènes et avec eux la conduite des
politiques publiques.
1/ APPROCHE DE LA DIFFÉRENCIATION ÉTATIQUE
3
Pour tous les observateurs des politiques publiques, l'image d'un Etat
fermement coordonné par son gouvernement est un mythe qui résiste mal à
l'examen. Ce qui se laisse voir dès le premier regard c'est la diversité des
orientations sectorielles et la segmentation des actions publiques. Cette
différentiation cruciale de l'Etat renvoie à la fois aux domaines et aux
modalités d'action de l'Etat.
La différenciation de l'Etat peut être vue, avec Pierre Muller2, comme
participant à un processus plus global de différenciation fonctionnelle où les
secteurs sont corégulés par l'Etat et une profession. Plus récemment, les
approches par les réseaux et la gouvernance ont montré comment des
constellation différentes d'acteurs et de modèles d'action structuraient divers
domaines d'action publique. Les typologies des régimes de politiques
publiques ont tenté d'établir les articulations entre plusieurs politiques. Ainsi
les régimes Etat-providence suggèrent un lien entre les différentes politiques
sociales de la famille à la santé et à l'emploi. Mais ces travaux n'éliminent pas
la réalité d'une différenciation forte des Etats par domaines et enjeux sociaux.
La régulation de ces secteurs, de ces domaines d'action s'opère à
travers des institutions structurées autour de deux modalités d'action
politique : l'argumentation et la négociation. Celle-ci constitue une deuxième
axe de différenciation des politique.
A
l'opposé
de
Risse3
nous
n'opposons
pas
des
situations
d'argumentation fondées sur l'échange désintéressé et rationnel à des
situations de négociation caractérisées par confrontation des intérêts et des
rapports de force.
L'argumentation est pour nous un moment des relations de pouvoir qui
caractérisent toute politique publique.
En effet, l'incertitude est une
dimension constitutive de la relation de pouvoir, comme l'avaient très bien vu
Michel Crozier et ses émules de la sociologie des organisations. Celle-ci
résulte du fait que tous les acteurs d'un système organisé y compris les
détenteurs de l'autorité sont incapables de prévoir tout à fait le comportement
des autres acteurs. Du coup les protagonistes de l'action sont souvent
incertains sur les voies qui satisferont le mieux les intérêts contradictoires
dont ils sont les porteurs de même que sur les forces qui mobiliseront leurs
interlocuteurs, alliées ou adversaires;
2
3
MULLER (Pierre), JOBERT (Bruno), l'Etat en action, Paris, PUF, 1987
RISSE, "Let us argue" in International Organizations, 2000.
4
Cette incertitude sur les rapports de pouvoir se double d'une
incertitude sur les règles institutionnelles qui permettront de stabiliser les
transactions entre les acteurs. En effet il n'existe pas un équivalent de la
monnaie pour l'échange politique. Découvrir les principes et les recettes qui
permettront de nouer des compromis institutionnalisés ne va pas de soi. Ceci
exige un double travail d'invention intellectuelle et de socialisation qui ne se
confond pas avec l'affrontement ordinaire de la négociation. On dira ainsi
qu'en France la négociation sur la réduction du temps de travail a été bloquée
dans les années 80 tant qu'elle est apparue comme un peu à somme nulle où
le patronat avait tout à perdre (réduction du temps de travail sans baisse des
salaires). Sa relance dans les années 90 ne résulte pas seulement d'une
injonction légale, elle s'appuie sur une réinterprétation du problème : la RTT a
été associée à une thématique de l'aménagement du temps de travail. Dans
ce cadre le compromis impulsé par le politique permet d'échanger cette
réduction avec une plus grande flexibilité dans la gestion du temps de travail.
C'est la définition de la situation qui rend possible l'institutionnalisation
du compromis. On appellera ici référentiel cette représentation structurée qui
stabilise la transaction entre les protagoniste d'une politique publique.
L'enjeu du débat de politique publique n'est donc pas la vérité mais
l'hégémonie c'est-à-dire la capacité pour un groupe ou une coalition sociale
d'imposer une vision du monde qui oriente à son profit les principes de
l'échange public institutionnalisé.
La production de ces référentiels ne coïncide pas toujours avec les
processus de négociation et de décision. Le plus souvent cette production se
réalise à travers un double détour : la transformation des répertoires d'action,
la sélection parmi ceux-ci des éléments pertinents pour un référentiel. L'un et
l'autre
de
ces processus peuvent
s'institutionnaliser dans des scènes
particulières.
La production des répertoires émerge à la fois des forums scientifiques,
de cercles d'experts et des forums professionnels. Elle est alimentée aussi par
des intellectuels qui visent des publics plus vastes et se regroupent soit
autour d'un media —revues, journaux— soit autour de club, thinks tanks et
autres laboratoires de pensée.
La sélection des éléments pertinents des forum par ces répertoires
relève plus des forums de la concertation sociale et des communautés
épistémiques directement en prise sur la décision.
5
Derrière la façade unifiée de l'Etat émerge donc l'image d'un ensemble
doublement différencié de secteurs et de domaines d'action à la régulation
lesquels opèrent un dispositif articulé de forum et d'arènes. Il s'agit bien
cependant d'un ensemble puisqu'aucune de ces composantes ne peut vivre en
autarcie. L'allocation entre eux des ressources politiques induit une hiérarchie
entre ces secteurs et segments ; de plus les interférences entre politiques ont
une influence majeure sur leur performance respective. Aussi bien faut-il voir
l'espace des politiques publiques nationales comme un ensemble différencié et
structuré. C'est à partir de ce double constat que l'on discutera de l'impact de
l'européanisation sur la conduite des politiques publiques
2/ L'EUROPE COME PROJET ET COMME LEVIER
Dès le début des années cinquante modernisation et européanisation
sont deux thèmes qui sont fréquemment associés dans le discours de l'élite
française. La trajectoire des leaders de ces élites en témoigne, comme celle de
Jean Monnet du Plan au Traité de Rome ou celle de Jacques Delors de la
rénovation des relations sociales en France dans les années 70 à l'ancrage
européen de la nouvelle stratégie française de désinflation compétitive de
1983 et à la relance à l'Europe à la tête de la Commission.
Pour ceux-là, l'Europe est tout à la fois une fin et un levier de
changement. Le grand dessein européen, c'est d'abord bien sûr un projet de
pacification d'un continent bouleversé par la guerre, un rempart contre le
communisme mais c'est aussi une perspective qui permet de détourner son
regard d'ambitions passées déçues; il s'agit de tourner la page d'une France
frileuse qui avait conduit à la défaite de 1940, il s'agit aussi de faire le deuil
d'un empire colonial qui donnait à la France un statut de grande puissance et
d'oublier au plus vite les aléas d'un décolonisation réalisée à contrecoeur. Plus
tard en 1983 quand les lampions de la fête socialiste se sont éteints et avec
eux les promesses de "changer la vie", l'Europe est apparue comme un grand
dessein susceptible d'apporter du sens à l'action publique. Mais ce grand
dessein européen a été aussi un levier de changement sur cette élite issue des
hauteurs de l'Etat qui a conduit la modernisation de l'économie française. On
sait que certains auteurs comme David Soskice4 ne pouvant classer la France
4
HANCKÉ(BOB), SOSKICE (David), ,Coordination and Restructuring in large French Firmes,
Discussion paper WZB Berlin, Mars 1996.
6
ni dans les régimes de politique économique coordonnée ni dans les régimes
de marché ont suggéré que ce pays pouvait être considéré comme "elite-led
economy". De fait, cette élite s'est adossée à la construction européenne pour
imposer à des acteurs sociaux rétifs, voire hostiles, une modernisation des
relations économiques.
Il s'agit là d'une tactique ancienne que l'on retrouve aussi bien pour la
CECA, le Traité de Rome qui ont été plutôt imposés à des partenaires sociaux
réticents.
3/ LE GRAND TOURNANT DE 1983
La même stratégie de changement s'est répétée en 1983, aboutissant
à un tournant radical des politiques économiques de la France. Mais
l'imbrication des politiques nationales et européennes prend un tour nouveau
dont nous voudrions ici prendre la mesure. Il s'agit de comprendre ici
comment on en est venu à cet ancrage européen d'une politique nationale et
quel effet cela a eu sur la conduite des politiques publiques.
On montrera le paradoxe qui conduit des leaders autrefois promoteurs
du modèle d'une politique contractuelle à mettre en place un ensemble de
règles et d'institutions qui protège la politique économique et financière des
pressions des groupes d'intérêt et des variations des gouvernements et ouvre
ainsi la porte à des interprétations néolibérales des politiques publiques.
Le grand tournant de 1983 que nous évoquons ici représente bien plus
qu'une réponse d'urgence à une crise ; ce qui est en cause ce n'est pas
seulement une relance keynésienne effectuée à contretemps, c'est surtout le
consensus inflationniste qui caractériserait le modèle de régulation à la
française. En effet, la France a connu durant les années d'après guerre une
forte croissance couplée avec une forte inflation des revenus nominaux
ponctuée par des dévaluations successives. "Charles Maier has shown that
satifying the demand of all groups and letting the resulting inflation determine
the relative value of these money assets is an old trick in French Politics" Pour
Zysman5, l'inflation permettait de sortir du dilemme entre la promotion de
l'économie moderne et le soutien spécifique à certains groupes
5
ZYSMAN, Government markest and growth, Oxford, Martin Robertson, 1983.
7
De fait les tentatives régulières pour mettre en place des politiques des
revenus fondées sur une négociation globale ont toujours fait long feu 6.
L'extrême division des partenaires sociaux, la faiblesse de leur
recrutement a rendu impraticable la négociation tripartite néocorporatiste
même si cette voie était considérée par une grande partie de l'élite
modernisatrice comme la plus souhaitable. La France des "Trente Glorieuses"
a adopté ainsi un modèle de régulation étrange où l'ajustement finale des
multiples mesures dirigistes était plutôt confié à la main invisible du marché
que prédéterminé par un Etat dirigiste surplombant la société.
Les
premières
années
de
pouvoir
socialiste
furent
celles
du
désenchantement pour cette fraction qui rêvait de parachever lors cette
"grande société" dont les traits avaient été dessinés dix ans plus tôt par
Jacques Delors alors principal conseiller de Jacques Chaban Delmas.
On a expliqué ailleurs pourquoi et comment ce courant social
démocrate n'avait pas su se structurer comme courant unifié au sein du parti
socialiste et comment les timides tentatives de concertation du début du
gouvernement socialiste pour la réduction du travail, la modernisation des
relations professionnelles ou les revenus avait fait long feu 7. Or la nouvelle
conjoncture
internationale semble fermer la
porte à
la
poursuite de
l'ajustement par l'inflation et le déficit public
Dès lors si ni la concertation sociale n'était envisageable pas plus que
la poursuite de l'inflation, c'était aux gouvernements à prendre l'initiative de
recettes restrictives. La France avait connu dans le passé ces cures d'austérité
et de sagesse. Celles-ci étaient passagères et le pays renouait ensuite avec
ses anciennes habitudes.
A
partir
de
1983
au
contraire
une
politique
de
"désinflation
compétitive" s'impose avec une stabilité sans précédent sur plus d'une
décennie8. L'hypothèse qui sera défendue ici sera que l'ancrage européen de
plus en plus marqué par des politiques monétaires a rendu possible une forme
d'autonomisation accrue de ce domaine de politique. Celui ci a exercé une
influence contraignante sur les autres secteurs de politique, tout en étant luimême moins exposé à leur pression.
6
JOBERT (Bruno), Le social en Plan, Paris, Les Editions Ouvrières, 1981
JOBERT B., THERET B ., "La consécration républicaine du néo-libéralisme" in JOBERT
(Bruno) (dir.), Le tournant néolibéral en Europe, Paris, L'Harmattan, 1994.
8
LORDON (Frederic), Les quadratures de la politique économique : les infortunes de la vertu,
Paris, Albin Michel, 1997.
7
8
Cette stabilité ne
peut être lu comme la "victoire" d'un mouvement
néolibéral sur une gauche désarçonnée. Ces socialistes ne se sont pas
convertis aux préceptes de la Nouvelle Droite, même si l'editorial du Financial
Times du 20 avril 1988 avait attribué la "palme du monétarisme" à François
Mitterrand. Dans l'esprit de ses promoteurs, l'intégration européenne était
conçue sur le modèle du déséquilibre créateur: l'intégration monétaire, les
dérégulations nationales étaient la première étape vers la reconstruction au
niveau européen d'un modèle de régulation inspiré par les expériences de la
social-démocratie et de l'économie sociale de marché. L'équation politique de
Jacques Delors à la frontière de la social-démocratie et du christianisme social
correspond bien à cette perspective.
IV - LA SERVITUDE VOLONTAIRE
Il n'en reste pas moins que pour d'autres protagonistes de la politique
française et européenne ce qui n'était qu'une étape pour les leaders politiques
est devenue une fin ultime.
En effet dès le milieu des années soixante-dix, des changements
profonds affectent la science économique officielle en France et, avec elle, les
savoirs et les croyances des hauts-fonctionnaires. Il y a à la fois une
transformation des forum scientifiques et du contenu de la socialisation des
élites.
Dans la science économique française, ce ne sont pas les universitaires
qui dominent la science économique mais les ingénieurs économistes d'Etat ;
c'est dans les forums scientifiques qu'ils dominent et notamment l'ENSAE qui
forme le grand corps des administrateurs de l'INSEE, que s'opère dans les
années soixante-dix un changement fort de paradigme sous la houlette
d'Edmond Malinvaud. L'objectif de ces nouvelles équipes est d'inscrire plus
fortement les recherches entreprises dans le mainstream de la science
économique mondiale dominée alors par les approches néo-classiques. Le
retournement théorique qui s'opère alors est bien synthétisé par leur chef de
file qui explique comment les économistes, après avoir instruit pendant des
années la théorie de la défaillance des marchés en était venu à réfléchir plutôt
sur la défaillance des gouvernements9 (Malinvaud). Ce nouveau programme
9
MALINVAUD
9
de recherche, incarné notamment dans la théorie du choix public implique un
nouveau regard sur les institutions. Les élus toujours à la recherche des voix
seraient incapables de résister dans les périodes électorales aux demandes
multiples qui les assaillent. Les bureaucrates ne rêveraient que d'agrandir leur
domaine en collusion avec les groupes d'intérêts particuliers. Les acteurs
principaux de la politique publique convergeraient ainsi dans des coalitions
dépensières.
Il en résulterait, comme la Commission Trilatérale l'avait indiqué dès
cette époque une surcharge de l'Etat. Trop de démocratie tuerait la
démocratie. Pour éviter cette éventualité il faut donc protéger les institutions
occidentales contre elles-mêmes et trouver les moyens de limiter cette quête
effrénée de la rente qui menace de rendre ingouvernable les démocraties. La
posologie la plus courante est bien connue : il faut restituer au marché toutes
les activités qu'il peut assurer. Mais c'est son corollaire qui nous intéresse ici :
le bon fonctionnement du marché ne va pas sans la mise en place de règles et
d'institutions telle la monnaie. Si ce sont les gouvernements, les politiciens
qui mettent en place ces institutions ils tendront à les biaiser dangereusement
pour satisfaire leurs clients. Le bon gouvernement sera donc celui qui se
dessaisira volontairement de ces actions publiques indispensables pour les
confier à des institutions indépendantes et favorables au marché.
Si les ingénieurs économistes de l'INSEE ont contribué d'abord à
l'émergence
de
mathématisation
modèles
néo-classiques
paraissaient
un
gage
où
de
la
formalisation
scientificité,
ces
et
la
nouvelles
formulations ont également contribué à modifier les vues des acteurs plus
directs des politiques économiques. Jean-François Kesler10 signale ainsi la
diffusion du modèle libéral dans la formation des hauts fonctionnaires de
l'ENA. De même, la Direction de la prévision qui avait été avec le
Commissariat au Plan un des pôles d'une gouvernance de macro-économistes
souvent
opposés aux orthodoxes des finances a été purgée de ses
contractuels et déviants et investie par les fonctionnaires économistes formés
dans ce nouveau paradigme.
Il est intéressant de noter que cette unification des points de vue au
sein du ministère des Finances n'a pas empêché de vastes divergences quand
il a fallu décider du maintien de la France dans le Système Monétaire
10
KESLER (Jean-François), L'ENA, la Société, l'Etat, paris, Berger-Levrault, 1985).
10
Européen en 1983. La petite histoire de cette grande décision pour le Franc
fort doté d'une parité fixe avec le mark raconte qu'aucune solution évidente
ne ressortait des simulations par les modèles. Les experts étaient divisés et
c'est le président qui a tranché en faveur d'une solution qui assurait une place
honorable à la France dans l'Europe.
Il serait donc tout à fait inexact de présenter cette décision cruciale
comme la victoire d'une coalition discursive libérale. On ne voit d'ailleurs pas
pourquoi une politique de parité fixe serait plus ou moins néo-libérale. La
décision du gouvernement socialiste ne correspond pas à la mise en oeuvre
d'une idéologie libérale. D'ailleurs l'une des stratégies les plus constantes du
président Mitterrand est d'encourager la coexistence sur un même terrain de
plusieurs groupes et cercles d'experts porteurs de scénarios différents et de
préserver ainsi son pouvoir de choix. Il a pu jouer ainsi d'une image ambiguë
: il affirmait vouloir "changer la vie" face au "peuple de gauche", mais ses
affiches électorales présentaient un notable bienveillant sous fond de village
traditionnel, ou encore entouré d'experts et de hauts fonctionnaires respectés
incarnant la "force tranquille". Cette pluralité des répertoires symboliques et
techniques a constitué une ressource importante au moment où il fallu
changer de cap. Pour les socialistes l'enjeu majeur n'était plus avec cette crise
de mettre en oeuvre leur programme mais tout simplement de prouver leur
capacité à gouverner, après 25 ans d'opposition, en évitant par exemple,
l'humiliante mise sous tutelle par le F.M.I.
L'influence de conversion des élites administratives et des experts
économiques convertis
à l'orthodoxie néoclassique n'a pas joué tant sur la
conception d'un arrangement de crise mais plutôt dans sa réinterprétation.
L'autonomisation de la politique financière d'étape qu'elle paraissait dans la
construction européenne se transforme en sa propre fin.
Comme Nicolas Jabko11 le montre, la norme de la parité fixée pouvait
faire apparaître la France comme un membre subordonné, une Zone Mark en
formation. Dès lors, la récupération d'une part de souveraineté passait plutôt
par une poursuite de l'intégration financière, la libéralisation des mouvements
de capitaux rendant encore plus l'urgente l'unification monétaire.
C'est ici que la conversion des élites financières à l'orthodoxie va
prendre sa signification. D'une part les négociation multiples qui s'engagent
11
JABKO (Nicolas), In the noma of the Market: how the European Commission paved the way
fir monetary union,Journal of European Publics Policy, septembre 1999, p. 475-495.
11
pour la formation du grand marché comme pour la politique monétaire, sont
l'occasion de faire émerger au niveau européen des réseaux d'experts en
contact régulier; le voyage à Bruxelles devient une routine très fréquente pour
l'élite financière de l'Etat français dès la fin des années 80 alors qu'elle reste
une démarche inhabituelle pour les hauts-fonctionnaires du social. Nos
entretiens suggèrent que les interactions régulières ont favorisé la formation
d'un langage commun, voire de communautés épistémiques qui ont pesé sur
les
orientations
ultérieures
de
ces
politiques.
Celles-ci
peuvent
être
caractérisées par un effort systématique pour faire échapper les régulations
financières et monétaires à la versatilité des politiciens: l'indépendance de la
Banque
Centrale,
les
critères
de
Maastricht,
le
pacte
de
stabilité
institutionnalisent ainsi une forme de dessaisissement volontaire du politique.
Celle-ci est en phase avec le référentiel des élites financières françaises.
Comme nous l'ont répété plusieurs hauts fonctionnaires des Finances,
l'intégration européenne permet de mettre à distance des groupes sociaux
dont les demandes pouvaient entraver la modernisation de la société. Les
gouvernements de droite n'avaient pas pu venir à bout du problèmes des
sureffectifs dans des secteurs importants de l'industrie. Au début des années
80 les firmes françaises figuraient parmi les plus endettées du G5 12
La
flambée des taux d'intérêt et la politique anti-inflationniste ont contraint
celles-ci à une modernisation à marche forcée visant à dégager par ellesmêmes une marge de ressources propres.
L'élite modernisatrice qui avait pris la commande de nombre de grands
groupes industriels à l'occasion des nationalisations a entrepris alors une
stratégie sociale originale dont Bob Hancké et David Soskice13 ont montré les
principes. Celle-ci comportait l'éviction d'une portion importante des salariés
peu qualifiés qui avaient formé les fers de lance des grèves dans les années
soixante-dix., un renforcement de la qualification de la main-d'oeuvre
restante et la mise en place de formes décentralisées de consultation des
salariés.
Les spécialistes des relations industrielles ont décrit comment cette
modernisation des entreprises ne s'identifie pas à une modernisation libérale.
Ils ont montré une situation paradoxale où le déclin extrême des syndicats
12
TADDEI, (Dominique), CORIAT (Benjamin), Made in France, Paris : Librairie Générale de
France, p. 31).
13
HANCHÉ, SOSKICE, ibid.
12
n'empêche pas l'expansion de formes d'implication des salariés dans la
gestion des entreprises.
Ces stratégies sociales étaient d'autant plus difficiles à mettre en
oeuvre qu'elles allaient à l'encontre de l'image de la grande entreprise
publique identifiée à l'emploi stable et au progrès social. Le fait que le
gouvernement de droite de Barre n'ai pas été en mesure de toucher à ce
pacte social et a légué de ce fait à la gauche ce problème épineux des
sureffectifs montre la difficulté de la tâche. Cette modernisation rude,
affaiblissant le noyau syndical, aggravant le chômage n'aurait sans doute pas
résisté aux secousses qu'elle a engendrées si les contraintes qui la justifiait
n'avaient été ancrées dans cet engagement européen.
Ces analyses suggèrent que l'influence de l'Europe sur la formation des
référentiels
domestiques
ne
peut
que
rarement
s'étudier
en
terme
d'imposition, mais elle offre des canaux d'expression et d'affirmation
nouveaux à des courants d'idées nationaux et transnationaux. Elle peut aussi
modifier les arbitrages et les ajustements entre ces courants. Globalement
l'intégration européenne fait office de référentiel global pour les États Nations.
Non que l'Europe soit porteuse d'une vision du monde puissante, incorporant
les différentes facettes de la vie sociale. Le modèle social européen reste
encore un objet mal identifié. Mais les contraintes que les États nationaux se
sont eux-mêmes imposées, exercent à leur tour une influence structurante sur
les référentiels des politiques publiques.
V - PRÉVALENCE DE LA NEGOCIATION, ETIOLEMENT DU DEBAT PUBLIC
L'européanisation inégale des politiques publiques, la dépolitisation de
fait du champ des politiques financières qui en résulte a donc favorisé
l'expansion en France d'un référentiel de marché au-delà de cette sphère.
Ces effets de politisation sont encore renforcés par la prévalence de
l'intergouvernementalisme dans la conduite de l'action publique européenne
en
effet ;
or
l'intergournementaliste
se
fonde
principalement
sur
la
négociation entre gouvernements nationaux. Celle-ci engendre par contrecoup l'atonie et l'évidement du débat public.
13
La négociation par paquet est un trait bien connu du travail
intergouvenernemental européen (p. ex. Liebfried et Pierson) 14. Elle consiste
élaborer des ensembles équilibrés de concessions et d'avantages réciproques
entre l'ensemble des acteurs. Il en résulte un double effet de dépolitisation.
D'une
part
les
compromis
élaborés
par
les
experts
nationaux
et
communautaires sont d'une telle complexité que les gouvernements euxmêmes hésitent à peser sur les équilibres ainsi atteints. Que dire alors du
citoyen européen qui a du donner son consentement en bloc à un traité de
Maastricht où se mêlaient des dispositions sur la citoyenneté, l'unification
monétaire mais aussi des critères bien particuliers de gestion économique?
L'évidement du débat public est encore renforcé par les tactiques
nationales qui tendent à imputer à la technocratie bruxelloise la responsabilité
de mesures impopulaires.
La réforme de la PAC, analysée par Eve Fouilleux15, constitue un bon
exemple de ces jeux complexes ; tandis que le ministre continuait à sacrifier
au rituel de la concertation avec les organisations agricoles, ses experts
participaient à la formulation d'une autre politique par la Commission. Le
résultat de ces travaux étaient ensuite présenté comme un oukase de
Bruxelles. De même, selon certains observateurs, l'élite dirigeante des grands
services publics de réseau prendrait appui sur les négociations européennes
pour accélérer les processus de privatisation en France. Ici aussi, la défense
crispée du service public à la française par les gouvernements masque peut
être la défection des élites dirigeantes du secteur. L'Europe serait l'occasion
de rompre les pactes sociaux qui les liaient aux salariés de ces services et
entreprises et d'amorcer des carrières plus prestigieuses au sein de ces
entreprises.
Les difficultés de la communication linguistique comme celle d'une
négociation multipolaire conduisent également les acteurs de l'Union à
privilégier un répertoire d'action particulier qui laissera moins de place au
débat qu'à des régulations automatiques, des critères quantitatifs préalables
et la mobilisation de la règle.
Le développement de formes souples de coordination est-elle un
moyen
14
15
de
rétablir
un
meilleur
équilibre
entre
l'argumentation
et
la
LIEBFRIED (Stefan), PIERSON (Paul), European Social Policy, Washington, Brookings, 1995.
FOUILLEUX
14
négociation ? L'analyse de Jean-Claude Barbier (1998) sur les stratégies
européennes de l'emploi permet d'en douter.
L'emploi fait partie en effet de ces domaines où devrait prévaloir une
coordination douce, fondée sur un étalonnage commun des expériences en
vue de sélectionner parmi elles les cas édifiants, les bonnes pratiques. Mais
les catégories utilisées relèvent plus de l'idéologie molle que d'un cadrage
cognitif rigoureuse.
« Si l'on veut cependant considérer que les politiques européennes de
l'emploi se réfèrent à des valeurs, celles-ci sont d'une généralité telle qu'elles
en perdent presque tout contenu normatif opératoire ; ce sont des « valeurs »
bien particulières si elles permettent d'englober, au sein même de la même «
valeur » des dispositifs normativement contradictoires
en matière de
politiques sociales.
Prenons l'exemple d'une « valeur » très générale qui paraît informer le
premier « pilier » de la stratégie européenne de l'emploi depuis 1997 : il s'agit
du caractère désirable pour les personnes d'être « incluses » dans le marché
du travail. Cette croyance normative communautaire, rend axiologiquement «
compatibles » les politiques britanniques et françaises à l'égard des jeunes,
qui sont pourtant fondées sur des orientations contradictoires. Ainsi, le
programme New Deal pour les jeunes britanniques est-il fondé sur une
conception du travail contraignante voire, dans une certaine tradition libérale,
punitive, ce qui se traduit par le fait que les jeunes refusant les propositions
du service public de l'emploi perdent leurs allocations de chômage ; de même,
ce programme est construit sur la croyance normative qu'il est souhaitable
que les jeunes trouvent des emplois sur le marché « ordinaire » du travail (ses
résultats effectifs le montrent). Au contraire, le programme des « Nouveaux
services/Emplois
jeunes»
en
France
est
construit
sur
des
croyances
normatives opposées : l'État doit aider les jeunes en créant des emplois
publics temporaires de longue durée et les jeunes du programme y rentrent
volontairement. Par ailleurs, loin de mettre au premier plan l'emploi comme
forme unique de l'intégration sociale, le système français a, depuis de longues
années, été organisé sur la base de taux très bas d'activité pour les jeunes
(scolarisation).
De tels exemples de conflits de valeurs, masqués sous des valeurs
générales apparemment fédératrices et consensuelles, peuvent être trouvés
15
dans d'autres lignes directrices et piliers de la stratégie européenne de
l'emploi.
On peut donc se demander quelle « prise » réelle peut avoir une action
publique communautaire aussi lointaine des valeurs et des réalités nationales,
fondée sur des algorithmes et des images si vagues. Ce problème se pose
également quant à la possibilité de l'objectivation des « effets » des fonds
structurels,
qui
ont,
pourtant,
l'avantage
d'être
accompagnés
d'une
redistribution non négligeable (transferts intra-communautaires) ».
Il semble bien que les premiers exercices de coordination cognitive
dans le domaine de l'emploi ait plus conduit à une juxtaposition d'approches
nationales qui chacune interprétait à sa manière les catégories imposées par
le cadre européen.
Une comparaison franco-britannique de mise en forme dans les piliers
et les lignes directrices (1998)
Piliers
Plan britannique (extraits)
Plan français
(extraits)
Employability/
Capacité
d'insertion
professionnelle
New Deal pour les jeunes de
18-24 ans
Dans les 5 ans,
« nouveau départ » pour les
chômeurs (jeunes et adultes)
New Deal pour les chômeurs : mobiliser le service de
de longue durée adultes
l'emploi, lancer le programme
TRACE pour les jeunes,
Activation de
développer les Plans locaux
l'Employment Service
d'insertion
Entrepreneurs/
Esprit d'entreprise
Mesures pour les petites
entreprises et le
« self-employment »
Employment zones et
territorial employment pacts
Exploiter les
possibilités de
création d'emplois :
programme des «
emplois-jeunes »
Réduction de la pression
fiscale
Adaptability/
Adaptabilité
Modernisation de
Réduction de la durée
l'organisation du travail (texte du travail à 35 heures
des partenaires sociaux) ;
rendre des contrats de travail
plus adaptables
16
Source : Barbier, 1998
Il faudrait cependant savoir si on n'est pas là devant des situations
d'apprentissage où, d'une année sur l'autre, l'incitation à l'explicitation et à
l'argumentation se fera plus forte. La tentation des experts provenant de pays
non retenus comme incarnant une bonne pratique ne sera-t-elle pas d'attirer
l'attention sur des phénomènes qui pourraient inciter à d'autres choix ? Ne
pourrait-il alors pas se développer des débats qui permettraient d'enrichir
effectivement le cadre cognitif des politiques nationales ? Une telle hypothèse
a peu de chances de voir le jour si seuls des experts liés aux gouvernements
en place contribuent à l'élaboration des plans nationaux. Si ce cas prévaut, la
logique de l'évitement est la plus vraisemblable ; chacun se tient à son récit
et s'abstient de poser les questions qui fâcheraient.
Jusqu'ici le débat de politique publique français n'a pas fait écho à ces
laborieux travaux de la coordination souple. Peut-être leur entrée dans les
forums
nationaux
se
fera-t-elle
indirectement
par
transformation
des
approches des experts français impliqués dans ces interactions ?
L'exemple de la lutte contre la pauvreté dans les années 80 illustre ce
type de processus.
Il s'est formé ainsi dans les années 80 une communauté épistémique
européenne des experts dans ce domaine et la bataille a été incertaine entre
la thématique britannique de la lutte contre la pauvreté et la thématique
française de l'exclusion (Room, 1985). Parallèlement, la commission favorisait
la concertation sociale avec les associations volontaires de lutte contre
l'exclusion et renforçait leurs capacités d'action par la conduite d'opérations
expérimentales. L'inflexion des politiques nationales par l'européanisation
s'est faite ainsi par le soutien à la construction d'un nouveau champ d'action.
La mise en comparaison a fourni un argumentaire puissant en faveur de la
diffusion de modèle de revenu minimum garanti dans les pays qui n'en
disposait pas encore. De même l'impulsion européenne a consolidé des
acteurs sociaux associatifs (comme ATD Quart monde) qui n'avait qu'une
place mineure dans les dispositifs nationaux de protection sociale.
Le cas du service public déjà mentionné plus haut est un autre
exemple de ces révisions intellectuelles induites par la mise en comparaison
des sociétés européennes. Ici une initiative est venue d'une association
17
française « Réseaux Services Publics ». Celle-ci faisait le diagnostic que la
stratégie visant seulement à retarder les processus de libéralisation des
grands services publics était vouée à l'échec. Plutôt que de s'arquebouter sur
la défense du modèle français de service public, cette association a entendu
impulser avec des partenaires européens des débats sur les principes qui
permettraient de refonder la légitimité de l'idée de service public en Europe. «
Réseaux Services Publics » anime ainsi un Comité Européen de Liaison sur les
Services d'Intérêts Généraux (CELSIG) qui réunit des syndicalistes, des
membres d'ONG, des inventaires, des fonctionnaires dans une concertation
informelle au niveau européen. On sait comment la reconnaissance de ces
services comme élément du modèle européen, a progressé durant les années
90 (Bauby). Ce qui nous paraît important ici c'est de marquer que cet effort
de refondation européenne du service public a conduit ses auteurs à proposer
en retour une modification profonde des référentiels français du service public.
Dans la recherche d'une base commune aux différentes cultures européennes,
c'est plutôt la référence à la citoyenneté qui leur paraît constituer le bon point
de rencontre. Le service public doit donc définir des modes de régulation qui
garantissent sa relation à ses différents publics. On est loin ici de la défense
sans inventaire du monopole public et loin aussi d'une définition descendante
de l'intérêt public.
L'intégration européenne ne peut donc pas être identifiée à l'imposition
dans toutes les sociétés européennes d'un consentement résigné aux
contraintes du marché. Elle constitue un processus diffus de mise en
communication des sociétés que la composent. Cette mise en communication
influe sur la conduite des débats constitutifs des référentiels de politique
publique. Par les comparaisons qu'elles inspirent, elle nourrit les attentes pour
un ajustement par le haut des conditions sociales. La situation des autres
pays devient une référence plus présente dans les débats politiques nationaux
et la perspective qui légitime la poursuite de l'intégration. Ceci explique sans
doute la plus forte mobilisation des électeurs aux élections européennes dans
les États du Sud.
Mais ce potentiel d'enrichissement des débats nationaux par l'Europe
est
largement
stérilisé
par
la
prévalence
extrême
de
la
négociation
intergouvernementale dans la conduite des politiques européennes. Le double
jeu de l'accord fondé sur des paquets et du report du blâme sur les instances
européennes tend à rendre illisible les stratégies adoptées. Les coordinations
18
douces fondées sur l'échange d'expériences et la sélection des « good
practises » souffrent de leur dépendance vis-à-vis des experts nationaux.
La transnationalisation des débats est beaucoup plus avancée dans les
cercles d'experts que sur les forums publics. C'est pourtant à elle qu'on a dû
avoir recours quand il a fallu élaborer la charte des droits fondamentaux.
CONCLUSION
L'influence de l'Europe sur les idées et les référentiels des politiques
nationales doit peu au rôle des institutions européennes dans la production
des idées. L'Union européenne n'est pas un pôle majeur dans la concurrence
que se livrent les États et les Institutions internationales pour la conquête de
l'hégémonie. Le très inégal développement des arènes de la négociation et
des forums de la délibération au niveau européen limite les ambitions
possibles des institutions européennes comme entrepreneur idéologique.
L'influence de l'Europe sur la formation des référentiels nationaux de
politiques passe par la restructuration des forums de politique qu'elle impulse.
L'autonomisation des politiques financières et monétaire consolide dans
chaque pays le poids de réseaux d'experts et d'une élite économique acquise
au néolibéralisme gestionnaire. Celle-ci trouve dans l'Europe, des instruments
et des arguments pour prévenir l'intrusion d'autres acteurs dans sa sphère
d'action.
C'est à partir de cette contrainte auto-administrée que l'Europe
contribue à structurer le référentiel national. Mais ces contraintes mêmes
constituent une incitation forte à débattre, y compris dans les domaines
éloignés de la monnaie et de la macro-économie. Il s'agit de savoir quelles
politiques sont compatibles avec ce noyau de politique considéré désormais
comme intangible. Les tentatives pour formuler une réponse européenne,
transnationale à cette question sont restés très limitées. L'européanisation des
forums de la rhétorique politique est encore à venir comme en témoigne, à
gauche, les succès limités des concertations concurrentes impulsés par
l'internationale socialiste ou par les tenants de la Troisième Voie.
Pour les politiques de protection sociale, l'Europe a servi plutôt
d'argumentaire pour faire passer des réformes nationales, mais on est loin
dans ces domaines de la formation d'une communauté cohérente d'expertise
transnationale. De plus le Conseil des Ministres des Finances continue à
19
affirmer —au nom des grands équilibres— sa volonté d'impulser les réformes
de la protection sociale concurrençant ainsi les initiatives de recherches des
"bonnes pratiques" impulsées par les ministres des affaires sociales. Les effets
des politiques de coordination souple sur les débats nationaux reste à établir.
L'action de l'Europe paraît plus significative dans les domaines encore mal
balisés par les États. Elle a contribué ainsi a la maturation des réseaux
d'experts comme à la consolidation d'acteurs sociaux aussi bien le domaine de
l'écologie que de la lutte contre l'exclusion.
Mais il reste une dimension capitale de l'européanisation dont l'étude,
à
ma
connaissance,
reste
à
faire.
Il
s'agirait
de
saisir
l'effet
de
l'européanisation sur les conceptions populaires de la justice sociale.
La conversion des élites économiques aux vertus du marché se
prolonge-t-elle par un consentement plus résigné des citoyens dans le
caractère insurmontable de ces contraintes ? Ceux-ci acceptent-ils aussi le
creusement des inégalités que laisse prévoir la poursuivre d'une intégration
négative ?
Nous avons proposé ci-dessus des arguments qui plaident en faveur
d'une thèse inverse : le consentement à l'intégration européenne serait au
contraire gagé par l'espoir pour les citoyens des États les plus développés de
préserver l'essentiel de leurs acquits sociaux et pour les autres par la
perspective de rapprocher leur condition de celle des premiers. Si cette
hypothèse est exacte, les progrès de l'intégration politique iraient de pair avec
un renforcement des pressions vers plus d'égalité. On comprend mieux alors
la sainte alliance du chauvinisme et du neolibéralisme — doctrinaire ou
gestionnaire — que dénonçait Wolfang Streeck16.
16
STREECK W., « Public power beyound the Nation State », in Boyer R., Drache D., States
against Markets, London, Routledge, 1996.